Vol. 12 No 1 (2020): Le Singulier
Le singulier appelle la distinction, la différenciation. Repérer une singularité, c’est souligner ce qui marque l’objet appréhendé comme autre, comme impossible à contenir dans des catégories préétablies. Si le singulier est ce qui semble pouvoir n’être appréhendé qu’en lui-même, la coexistence, l’« être-avec », sont les conditions de son appréhension. Étudier la singularité, ce peut être pointer du doigt l’exceptionnel, faire de l’adjectif singulier un euphémisme traduisant l’intuition d’une altérité radicale ou désigner ce que, par manque de reconnaissance, l’on exclut. Le singulier, s’il ne peut, pour Jean-Luc Nancy, être pensé que dans sa relation à l’être-avec, ne semble pouvoir être réduit à du tout autre. Giorgio Agamben, en évoquant une « singularité quelconque », détachée de toute appartenance identitaire et d’une société qui pourrait la reconnaître, en évoquant la singularité de « l’être qui vient », évoque aussi l’impossibilité de réduire le singulier à une position et la nécessité de l’accepter comme advenue.
Dans le champ de la littérature, il s’agira à la fois d’appréhender la singularité d’un style, d’une voix, d’une écriture, et d’envisager comment chaque nouvelle œuvre donne lieu au monde, se fait singulière « origine » d’un monde toujours en partage. Comment la création d'un personnage de fiction singulier permet-elle, par exemple, d'interroger la normalité, voire de la mettre en déroute, en suggérant une autre manière d'être au monde, de voir le monde ? Comment la littérature peut-elle représenter l’événement dans la singularité de ce qu’il ne répète pas ? La littérature, en tant qu’elle crée, à partir d’un langage commun, une parole singulière, témoigne de la manière dont le langage se singularise, créant du singulier à partir de signes qui, dès leur apparition, ne laissent « aucune chance de rencontrer quelque part la pureté de la “réalité”, de l’“unicité”, de la “singularité” » (J. Derrida, De la Grammatologie, 139). Comment la littérature devient-elle, par la singularité de son idiome, le lieu privilégié d’une interrogation profonde de nos fondements ontologiques et sociétaux, et d’une réaffirmation de « l’être-avec » de multiples singularités ? Comment la singularité d’une écriture, qui ne peut être réduite à un discours supplémentaire sur le monde, déroute-t-elle les tentatives de récupération qui pèsent sur le littéraire ?
— Numéro coordonné par Amélie Ducroux et Marie Olivier