Vol. 15 No 1 (2023): Le Toucher
Si l’expérience tactile se situe en dehors des mots, et peut même en constituer un substitut, la rhétorique du toucher appartient au langage ordinaire. Le toucher est un « trope quelconque », inscrit dans les tournures communes de l’affect, de la pensée et de la communication. C’est à ce titre, selon Jacques Derrida, que le toucher présuppose d’emblée son absence. Dès lors que le toucher compose un « corpus » de figures, l’immédiateté de sa présence est interrompue : « il n’y a pas ‘le’ toucher ». Réfutant l’intuition du sens commun et l’entrelacs phénoménologique, Derrida, après Jean-Luc Nancy, arrime le toucher à l’intouchable.
Cette approche figurale du toucher désigne le texte littéraire comme une modalité privilégiée de l’haptique, tout en l’éloignant du toucher proximal. La littérature, au même titre qu’une technologie haptique, met en œuvre diverses formes de toucher virtuel. Faut-il pour autant réduire le toucher à une figure ? Dans le texte littéraire, la limite entre métaphore et métonymie tactiles est d’ailleurs souvent floue : comment renouveler cette compréhension rhétorique du toucher ? Tout en mesurant l’apport des théories poststructuralistes de l’haptique proposées par Jacques Derrida et Jean-Luc Nancy, ce numéro vise à réévaluer les manières dont le texte littéraire appréhende « le toucher » comme une expérience sensible et affective à part entière. La littérature restitue et imagine des récits incarnés, des scènes haptiques, des corps touchants et touchés où l’enveloppe de la peau évoque, jusque dans « l’intimité du muqueux » (Luce Irigaray), une présence corporelle réflexive.
— Numéro coordonné par Marie Laniel et Caroline Pollentier