Espaces de la réserve dans l'oeuvre de Graham Swift
Résumé
Le récit swiftien inscrit dans sa facture un silence qui peut être mis au compte de l’impuissance ou de la défaillance, mais qui constitue par ailleurs une des ressources du texte. Il faut attendre le septième roman de Swift pour trouver dans son œuvre un narrateur que l’on puisse dire réservé : George Webb, le détective à l’écoute se donne comme l’image inversée de l’enquêteur trop avide de vérité (celui-là même qu’il fut jadis, celui qu’incarne, mieux que tout autre, Prentis, le narrateur du deuxième roman de Swift). Travaillée par la béance de l’origine et le défaut de l’ordre symbolique, la fiction de Swift se trouve ainsi hantée à l’inverse par le spectre terrifiant d’une parole qui se voudrait sans faille et sans réserve. Faute de constituer une position subjective assumée par un narrateur – une disposition d’esprit – la réserve s’impose chez Swift comme disposition d’espace. Il s’agit de considérer dans la diégèse les espaces de vie et de circulation dans lesquels se reflètent le régime narratif et l’économie de la parole (système de retenue et de réservoirs dans les Fens de Waterland ; espace de commerce et d’échanges, d’avoir et de dettes dans le Londres de Last Orders). La distribution formelle du récit et la disposition de la scène énonciative ménagent des écarts, condition d’un jeu qui s’affirme également grâce au travail des mots : dans la façon dont le récit se déplie, se répète et s’espace, le texte swiftien nous offre une résistance qui signale l’infinie réserve de sens à laquelle il puise ainsi que l’énergie pulsionnelle qui l’alimente. La réserve à laquelle le texte est tenu s’impose pleinement comme disponibilité : ce qui est retenu est offert, et inversement. Elle relève d’un « mi-dire » où ce qui est dit et ce qui est tu sont indissociables. A maints égards, c’est à la lumière du motif omniprésent de la dette que la fiction de Swift nous invite à rendre compte d’un reste que la parole n’épuise pas – dette insolvable que chacun contracte en venant à la vie et en entrant dans le langage ; mais elle suggère aussi que c’est dans ce qu’elle crée et invente à partir de rien que la parole trouve son énergie et ses ressources, dans ce qui se donne alors même – du fait même – qu’on ne l’a pas.
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