Chantal Delourme
Université de Paris Ouest Nanterre
Que la voix soit un objet de fascination, tant pour la littérature, la philosophie, la psychanalyse ou la critique littéraire, c’est ce dont assurément témoigne ce volume tant dans la variété des mediums artistiques qu’il convoque que dans les études qui le composent et les appareils critiques qui les informent. Sans doute doit-elle ce pouvoir à ce qu’elle est à la fois condition de possibilité de la parole, et en même temps ce qui s’en soustrait sauf à revenir la hanter ou à en hanter le récit, le visuel ou la scène opératique ou théâtrale sous bien des formes. D’où cet étrange pouvoir qui la rend insituable, peut-être même « inthéorisable » ainsi que le suggère Roland Barthes, alors même que les mythes s’en saisissent et que ses valences métaphoriques se font proliférantes. Dans son expression phénoménale, elle semble porter la dimension la plus singulière de l’être dont la fiction viendra déployer dans un luxe de modulations infinies les formes les plus variées, des plus ténues au plus extrêmes jusque dans le cri elle avoue le destin de la pulsion qui est le sien, précisément là où il abolit la parole. Mettant en résonance le corps et l’espace sonore par lequel elle porte son écho qui lui fait retour, elle se fait modulation de différences pures, d’une présence à soi qui toutefois lui revient comme autre, comme l’empreinte sonore d’un avoir été. Elle porte ainsi en elle l’adhérence d’une présence — et de ce fait là même de sa perte — avec laquelle tous les modes de représentation ont partie liée pour mieux en imaginariser le récit là où le régime de la lettre en contresigne le défaut.
La fiction, le théâtre tendent inlassablement à la convoquer dans sa dimension phénoménale sous le régime de l’un, du singulier, déployant alors toute la richesse de la langue pour convoquer dans l’horizon des signes ce rassemblement dans l’unique, que ce soit le singulier de la voix humaine ou le fantasme de la langue dite maternelle. Dans l’expressivité de la voix du personnage, de l’acteur, et sa fonction d’indice de l’unique, l’art et la littérature trouveraient une de leurs matrices d’évocation et d’invocation allant parfois jusqu’à prêter à la voix la matière fantasmatique — ainsi dans le théâtre de Martin Crimp — d’une subjectivité intime à laquelle la langue dans son aliénation constituante ferait obstacle. Ou bien elle viendra encore s’inscrire par défaut lorsqu’elle disparaît comme support et vecteur du singulier sous la dimension prescriptive des énoncés telle que l’analyse Florence Schneider dans son étude de Paul Muldoon.
Cette singularité que poursuit la langue à travers le récit de la voix, on la retrouve lorsque ses masques littéraires et poétiques viennent se subsumer sous le nom de voix poétique. Les travaux de Christine Berthin et Catherine Bois consacrés à la poésie romantique dans ce recueil portent la trace de ce reversement de la dimension de la voix sur son versant métaphorique comme épitome du singulier tant dans le corps des poèmes que dans la littérature critique des poètes eux-mêmes où la voix poétique tend à s’hypostasier dans l’unique, l’inimitable, d’une diction, d’un style. L’article de Catherine Bois ouvre sur les propositions, nombreuses et contradictoires, par lesquelles la philosophie et la critique littéraire ont à travers l’histoire articulé cette question de la voix et du poème, pour s’intéresser aux modalités différentes de l’incarnation de la voix lyrique chez Wordsworth et Blake ainsi qu’à leurs enjeux théologico-politiques. Christine Berthin, elle, aborde la voix poétique romantique comme ce qui porte l’écriture à la limite de champ du signifiable, l’expose à cette forme de l’impossible qu’est l’intraduisible et, dans sa tessiture métrique, la traverse de la résonance corporelle d’un affect, autant de modes de l’outre-sens. De cette hypostasie de la voix, on trouvera un autre régime dans l’article de Françoise Kral consacré à la fiction « diasporique », puisque la multiplicité des rapports que les émigrants peuvent entretenir avec la langue maternelle et leurs diverses expériences de l’entre-langues s’y trouvent subsumées comme voix diasporique.
Le cinéma, quant à lui, porte dans son histoire même la trace d’un rapport problématique entre l’image et la voix, mais pour mieux, ainsi que le montre Dominique Sipière, solliciter les effets de discord et de raccord entre ce qui se donne à voir et ce qui se donne à entendre. Le discord entre la voix et sa source déploie ainsi des effets dont le ressort peut être clinique et/ou esthétique. Il n’est jusqu’à cet art « purement » visuel qu’est la peinture qui ne soit habité, traversé par la présence de la voix, dont elle capte les effets sur les corps et dans la dramatisation de l’espace, tendant ainsi depuis ses effets à la rendre au voir, à en figurer les lieux spatiaux et corporels à défaut de l’avoir lieu, ainsi que le montre Charlotte Gould. Les installations de l’art contemporain se proposent cependant de renouer avec l’avoir lieu mais non sans en solliciter (ainsi, dans des sculptures ventriloques) l’inquiétante « étrangèreté ».
Mais plus encore, les textes littéraires sont le plus souvent portés vers ce point dont on ne sait trop s’il est en amont ou au-delà de l’articulation de la voix à la texture de la parole mais qui constitue à la fois son impossible et son objet, son objet en tant qu’impossible donc, la où la voix tend vers la Voix dans sa dimension « pure » sans doute mais également paradoxale puisque cette pureté tiendra cette fois-ci à l’effacement de tous les traits du singulier. « Pure » serait alors à entendre comme une certaine dimension transcendantale, comme condition de possibilité. Cette tension vers la Voix se narrativise ou se dramatise selon d’innombrables variantes : elle bascule du côté du corps livré au régime pulsionnel du cri, fût-il d’effroi ou de jouissance, gouffre d’ombre dont un récit comme celui de Lord Jim ne cesse de cerner les bords. Au théâtre, elle problématise le rapport au singulier et au corps (selon le régime d’une « déprise » comme le suggère Elizabeth Angel-Pérez dans son article sur le théâtre de Martin Crimp) puisqu’à la fois elle le sollicite mais l’habille d’un masque ; ou bien elle peut en passer par le décrochement du lien de l’identification, mise en échec de l’intention de dire comme le suggère Isabelle Alfandary dans son article sur le théâtre de Gertrude Stein. L’écriture dramatique de Stein semble alors tout entière tendue, à travers les glissements phonématoires qui en constituent le cours, vers la captation de la voix dont la matérialité sonore du signifiant se fait alors le vecteur dans son renoncement même à la mimésis, quand elle ne tend pas vers la voix chantée. La voix tend alors vers la voix « pure », régime de la pure présence à soi du signifiant, trace de son fantasme.
Liée à la dimension du désir en son lien avec la perte, que ce soit en sa figure comme objet — ou sujet — singulier, en son lien avec les ressorts imaginaires qu’elle éveille dans ses pouvoirs de hantise, jusqu’en son évanouissement dans la jouissance, la voix est tout autant, voire de ce fait même, liée à celle de la responsabilité. Les éclairages proposés sur cette valence de la voix sont nombreux et paradoxaux. Dans certains récits, comme celui de Lord Jim, les voix à travers lesquelles s’incarne l’histoire se trouvent affectées de leur propension à témoigner ou non d’une responsabilité éthique, qui est autre que de se placer sous le sceau de la loi, et du statut de la personne juridique, ainsi que le montre la scène de jugement. Dans d’autres textes, la voix se met en scène en ce qu’elle n’aurait pas à répondre, mais sans doute y a-t-il différence entre ce choix de ne pas répondre, qui est selon Derrida le trait propre de la littérature, laquelle est pour autant paradoxalement la condition de l’adresse et l’impossibilité de répondre en sa négation même de la reconnaissance de l’adresse, de la place de l’autre qui est le régime de la jouissance, là où la voix vient soit faire écho à l’angoisse soit la susciter.
Cette question de la responsabilité trouve plusieurs échos qui la prolongent dans ce numéro de Tropismes : elle ressurgit soit par l’amplification de la dimension prescriptive associée à des voix comme dans le poème de Muldoon, ou à l’inverse par le biais des voix porteuses d’un dire iconoclaste dont Héliane Ventura, reprenant le concept grec de parrhesia, suit certaines manifestations dans la nouvelle canadienne contemporaine. Elle est reprise dans l’interrogation que propose Mathieu Duplay sur des formes opératiques consacrées à la représentation d’événements historiques. La voix, dont il lit le singulier seuil d’indifférenciation entre l’animal et l’humain à la lumière d’une esthétique aristotélicienne dont il faudrait repenser les termes, se fait instrument d’une interrogation sur la puissance performative de la représentation opératique. L’article met en lumière les ressorts innombrables des concordances et discordances entre le texte opératique et une mimesis « historique », entre la parole et le chant, entre le chant et la mélodie instrumentale, tantôt servant, tantôt se détournant, tantôt mettant en crise la mimesis aristotélicienne entendue comme puissance de l’être. Reste la question de l’événement comme l’incalculable ou l’impossible salutaire.
Ainsi qu’en témoignent ces articles et en particulier celui de Christopher Robinson, et irrémédiablement soudée à la question précédente de la responsabilité, la pensée de la voix humaine ne cesse également de solliciter, depuis Aristote jusqu’à Giorgio Agamben, la présence de son autre dont une des figures est l’animal ; elle ramène en effet de façon insistante à ce seuil entre l’animal ou l’humain qui peut tantôt se penser en termes de partage ou de départage selon les dimensions et les valences que l’on convoque sous le terme d’animal. Christopher Robinson poursuit les entre-jeux entre partage et partage entre voix humaines et voix animales dans certaines des figures clés du Paradise Lost de Milton, et ce faisant montre à quel point les arts autant que la philosophie ne cessent de venir donner forme narrative ou figurale à la découpe signifiante — ou à son déni — que l’entrée dans le langage opère dans ce qui relève dans la voix d’un fantasme de la présence à soi, dimension que la voix est singulièrement apte à susciter.