Poétique de la voix romantique : du timbre à l’outre-sens

Christine Berthin

Université Paris Ouest-Nanterre

  1. De la voix, Barthes dit qu’elle est un phénomène proprement inthéorisable, dans une logique du supplément, de l’entre-deux, entre corps et discours. La voix est le lieu privilégié de la différence qu’aucune science n’épuise1, lieu du chassé-croisé entre l’autre et le même. Il faut alors recourir aux mythes pour espérer tout au plus évoquer les contradictions qui la composent. Les mythes de la voix s’accordent tous. A l’unisson, il sont mythes de l’origine et de l’originarité. Le son est né dans dans la nuit des temps, dans la nuit de l’âme et à l’aube de l’humanité. Ainsi, la caverne de Platon est-elle habitée non seulement par les ombres des objets promenés au dehors mais encore par l’écho des voix des porteurs. De fait, traditionnellement, le schème auditif et nocturne précède le schème visuel et lumineux.  « Bien avant que l’écriture fût inventée, bien avant même que la figuration pariétale fût pratiquée, quelque chose a été produit qui distingue fondamentalement l’homme de l’animal : la reproduction intentionnelle d’un rythme : on trouve sur certaines parois de l’époque moustérienne des incisions rythmiques2. » Cette antériorité du sonore, du rythme sur l’image, doit être associée au nocturne. C’est dans le noir que les premières parois ont été décorées, parce que, comme le fait remarquer Pascal Quignard, « l’écho est la voix de l’invisible3 ». Puis, il y a plus de 20 000 ans, armés de lampes confectionnées à l’aide de la graisse des animaux qu’ils ont tués et dépecés, les hommes pénètrent dans les grottes sombres et en décorent les parois de grandes images de chasse. Quignard voit là l’origine de l’art comme résonance, comme musique : les grottes paléolithiques sont des instruments de musique dont les parois ont été décorées. Le visuel n’était qu’une excroissance du sonore. Pour Quignard4, ces cavernes ne sont pas « des sanctuaires à images », mais « des chambres à échos », des « résonateurs nocturnes peints dans l’invisible ». L’écho est le lieu du double sonore qui donne au miroir visuel sa profondeur.

  2. Pour comprendre la voix, il faut peut-être alors, selon la formule de Lacoue-Labarthe, « remonter de Narcisse à Écho5 », ce mythe fondateur de la voix comme résonance, et ainsi, remonter du sujet spéculaire, à ce que J-L. Nancy appelle un « sujet résonant 6 ». La voix phonique, attribut du sujet de la visée, donne accès à la voix ontologique. « L’expérience de la résonance est celle où dans le silence on entend résonner son propre corps, son souffle, son cœur et toute sa caverne retentissante7. » A l’instar de Narcisse, nul n’entend jamais sa voix que renvoyée par Écho. Narcisse ne peut explorer sa propre image que par la profondeur de la réverbération de ses propos par Écho transformée en rocher. Toute scène d’énonciation se donne comme scène d’écoute. La voix implique donc un renvoi au corps, à un écho qui articule problématiquement un dedans et un dehors comme espace du sujet. Elle renvoie le sujet à son intériorité au sens d’une  présence à soi en décalé parce qu’elle rebondit du creux de la cage thoracique aux parois vibrantes de la gorge, à la cavité buccale et  pour venir s’échouer et rebondir dans le tympan de l’oreille, cette autre caverne sonore. Cette notion de résonance comme approche du sujet est ce qui lie les termes de mon titre. Le timbre de la voix en effet, est sa marque, sa qualité sonore, ce qui fait sa spécificité intime, ce qui est la matérialité même d’une voix. Le timbre à l’origine est le tambour, peau tendue sur une colonne creuse qui renvoie le son à lui-même en le renvoyant au tympan de l’oreille, cet autre tambour8. Dans l’écriture, une voix se fait entendre et se donne à l’écoute non pas dans la signification mais dans « l’outre-sens », terme par lequel Jean-Luc Nancy désigne le  sens qui passe outre la signification. L’outre sens est le non-codé, le non encore encadré, le non-signifiant. Il touche à l’affect et non au concept, au corps et non à  la pensée et vise l’incommunicable d’un son impossible.

  3. La voix est l’organe timbre d’un corps qui ne se dit que dans la résonance du silence. De l’écriture de Coleridge à celle de Beckett, de la voix romantique à la voix  de l’Innommable, je vais tenter de proposer un parcours de la voix poétique comme tentative d’expression de la subjectivité  prise entre résonance et écho. Nous verrons comment le rythme et la métrique qui pour Coleridge donnent le timbre de la voix poétique s’incarnent textuellement et métaphoriquement dans une scène d’écoute où le murmure de la voix humaine rejoint le bruissement du monde pour transporter le sujet, sujet de l’écoute et sujet de la hantise, dans un monde infra-linguistique. Keats aussi met en scène l’écoute par laquelle la voix littérale se réfracte pour atteindre en échos démultipliés la certitude ontologique d’une présence à soi toujours à venir.  C’est cette certitude qui se refuse dans le monde trop bavard et trop bruyant de l’Innommable, enfermé dans la prison d’un corps qui ne résonne plus.

La notion de untranslatableness : du mètre de « Christabel » au « moan » de Geraldine.

  1. Commentant dans Biographia Literaria la question de l’authenticité des voix narratives dans les Lyrical Ballads composées par Wordsworth, Coleridge donne à la métaphore classique de la voix poétique comme synonyme de l’identité profonde du poète un trait nouveau et une définition proprement romantique : la voix est, dans un texte, l’insaisissable qui ne s’imite pas. Toute voix est unique dans son rapport à l’Etre. « But WORDSWORTH where he is indeed Wordsworth, may be mimicked by Copyists, he may be plundered by Plagiarists; but he cannot be imitated, except by those who are not born to be imitators9. » La tautologie qui va de « WORDSWORTH »,  « a capital fellow », de l’essence de Wordsworth donc, à son identité patronymique (« he is indeed Wordsworth »), met en avant le fait  que le contenu de sa poésie peut être copié et plagié. En revanche, ce qui fait la spécificité de cette poésie, ce qui fait que cette voix se distingue entre mille comme celle du seul Wordsworth  est qu’elle ne peut être imitée. La voix, ce lieu où se cache l’essence volatile du sujet, n’est perceptible que par la façon dont tout à la fois elle résiste à l’appropriation et y invite, sous forme de faibles échos, par imitation. C’est l’intraduisibilité, où, en langue Coleridgienne, the « untranslatableness » d’un texte, c’est-à-dire l’impossibilité de le traduire « in words of the same language without injury to the meaning » (BL : 2, 142) qui fait la spécificité d’une voix, d’un style. La voix n’est pas une affaire de contenu. On ne peut plagier que des contenus et donc le plagiat est le crime d’indifférence à la voix. La voix n’est pas un effet de signification : « be it observed that I include in the meaning of the word not only its corresponding object, but likewise the character, mood, and intention of the person representing it », continue Coleridge à propos de la voix de Wordsworth. Coleridge raffine plus loin cette définition : « character, mood and intention » forment l’ensemble des « passions » spécifiques à chaque individu. (BL : 2, 142) C’est le non-signifiant dans le poème qui est la source de l’identité poétique d’une voix. C’est donc dans la matérialité du signifiant qu’il faut chercher la voix. « Untranslatableness » amène alors Coleridge à réfléchir sur ce qui dans la forme poétique est le plus éloigné du signifié et donc le plus insignifiant dans un texte poétique : le mètre, le rythme seul dit l’individualité d’une voix poétique. Le mètre est la plus ineffable des propriétés linguistiques, « a yeast, worthless or disagreeable in itself that gives vivacity and spirit to the liquor with which it is proportionally combined10 ». L’esprit du texte réside dans cette matière qui fait lever et retomber ce texte, en cadence. Le mètre en effet trouve son origine dans la combinaison des contraires : « the interpenetration of passion and will , of spontanous impulse and voluntary purpose. » (BL : 2, 65, en italique dans le texte) Il est l’expression rythmique d’un corps qui compose entre pulsation, battement somatique et résistance disciplinée. Le mètre bat au rythme de la passion, terme qui revient constamment sous la plume de Coleridge, ou pourrait-on dire de l’affect, dans le retour parfaitement contrôlé et en mesure de ce que Coleridge appelle « unmeaning repetitions, habitual phrases and other blank counters » (BL : 2, 57). Nous retrouvons là notre mythe de la caverne originaire : le mètre est le principe même de la répétition, chambre d’échos où le battement du cœur, cet organe-timbre du romantisme, vient s’échouer dans l’oreille qui la réfracte, dans la récurrence d’un rythme, dans une cadence  et l’accord entre un dedans et un dehors. Le mètre, « a pattern of semantically empty repetition11 », intensifie l’affect en échos, donnant toute sa profondeur à la voix intérieure car, précise Coleridge, « the property of passion is not to create; but to set in increased activity » (BL : 2, 57).

  2. De fait, Coleridge lui-même fut victime d’un des plus célèbres cas de plagiat de l’ère romantique et « Christabel », poème longtemps inachevé qui connut plus de 10 ans d’existence orale, faisant l’objet de nombreuses récitations avant sa publication, se laisse lire comme le fantasme d’une voix qui se transmet, affirmant ainsi son individualité et son intraduisibilité. Coleridge lui-même invite cette interprétation dans son introduction de 1818 à ce texte dont la première partie écrite en 1797 a été récitée à Scott, entre autres, en 1804. Scott, totalement hanté par Christabel, l’avait mémorisé et récité à Byron, avant de publier The Lay of the Lost Minstrel dont Dorothy Wordsworth dit qu’il porte une ressemblance frappante, jusque dans l’emploi des mêmes mots, avec le texte de Coleridge, au point qu’on pourrait parler « d’imitation inconsciente ». Coleridge publie donc « Christabel » avec en introduction un appel à l’honnêteté de Scott et Byron  qui seuls peuvent le laver de l’accusation de plagiat en reconnaissant leur dette vis-à vis de ce texte-matrice. Pour se faire, il explicite la façon dont le mètre de Christabel fonctionne :

I have only to add that the meter of Christabel is not properly speaking, irregular, though it may seem so  from its being founded on a new principle: namely, that of counting in each line the accents, not the syllables. Though the latter may vary from seven to twelve, yet in each line the accents will be found to be only four. Nevertheless, this occasional variation in number of syllables is not introduced wantonly, or for the mere ends of convenience, but in correspondence with some transition in the nature of the imagery or passion12.

  1. L’essence de Christabel est dans sa diction, dans la manière dont s’y articulent scansion et pulsion et plus précisément dans la façon dont cette diction devient contagieuse. La voix est en fait ce qui dans ce texte vient hanter le lecteur ou l’auditeur, entre « diction » et « dictation ». Le mètre de « Christabel » dans sa régularité mais aussi et surtout son irrégularité motivée et matinée d’affect (ou « passion », selon Coleridge), est l’expression de l’individualité d’une voix et donc d’un sujet qui n’existe que dans la récurrence de ses accents.

  2. Dernier refuge de l’identité, marque profonde du sujet dans sa singularité, la question du mètre qui définit pour Coleridge l’essence d’une voix poétique devient dans « Christabel » l’objet d’une poétique de la voix. Conçue comme « ce qui sonne d’une gorge humaine sans être langage, ce qui sort d’un gosier animal ou d’un instrument quel qu’il soit, voire du vent dans les branches : bruissement auquel nous tendons l’oreille13 », la voix se met en scène comme hantise. Le pouvoir vampirique de la cadence, du mouvement, du rythme de la voix intérieure qui se transmet sous forme de hantise est précisément ce qui est mis en scène dans le texte lui-même, texte qui raconte la contamination de Christabel par Geraldine, la femme serpent. On pourrait y lire l’histoire de la hantise que Coleridge-Geraldine  exerce sur Scott et Byron (qui seraient alors Christabel), hantise fondatrice pour la voix Coleridgienne. « Christabel » est le drame d’une voix à laquelle on n’échappe pas parce que son origine purement fantomatique ne relève pas de l’articulation langagière mais du bruissement. La scène de transmission commence par un moment d’écholalie, moment matriciel, où le mètre voit le jour dans sa cadence unique. Dans « Christabel », l’écholalie n’est pas tant une maladie du sujet sans voix propre, condamné à répéter les mots ou les sons d’autrui, que la prémisse à l’expression d’une voix par le rythme, moment de naissance donc pour le sujet et moment mimétique de la genèse du poème. Il y a, en ouverture du texte, les douze coups de minuit dont le son se répercute dans les cris confondus des animaux. Il est impossible de distinguer le chant endormi du coq de l’appel hypnotique des hiboux : « Tu—Whit! to—whoo! » (1 : 3), et le hurlement de la chienne logée sous le rocher vient en écho décuplé reprendre le hululement de la chouette : les quatre accents forts du tristement célèbre Tu—Whit Tu—whoo, qui a fait en son temps coulé tant d’encre scandalisée, devenant les 16 temps d’un « howl » qui contient « owl » (1 : 12). Le paysage  purement sonore se creuse en système d’échos qui font glisser la parole vers l’onomatopée, cette frontière où le mot n’est plus le signe arbitraire d’un système signifiant, mais un son qui reproduit la chose et se confond avec le bruit du monde.

Tis the middle of the night by the castle clock,

And the owls have awakened the crowing cock;

Tu—whit! Tu—whoo!

And hark again! The crowing cock;

How drowsily it crew.

 

Sir Leoline, the Baron rich,

Has a toothless mastiff Bitch:

From her Kennel beneath the Rock

She makes answer to the clock

Four for the quarters and Twelve for the hour

Ever and aye, by Shine and Shower

Sixteen short howls, not overloud:

Some say, she sees my Lady’s Shroud. (1 : 1-13)

  1. Pourtant, ce qui apparaît dans la répétition des cris inarticulés, qui s’orchestre en un babille rythmé, qui s’organise en pieds réguliers comme des coups de cloches est bien un « who », un pronom relatif sujet, au creux de la première strophe. La scène d’énonciation est une scène d’écoute par mise en relation, en circuit. Le rythme qui insiste devient alors principe métrique dans la strophe 2 qui reprend en fait mot pour mot la définition que Coleridge donne du mètre de « Christabel » dans l’introduction : « Four for the quarter and twelve for the hour » répond en écho à « in each line the accents will be found to be only four and the syllables between 7 and 12 ». La voix poétique s’élève avant et à l’encontre du sens dans la matérialité de l’étoffe sonore du monde qui s’organise en motifs et le sens n’est qu’un après coup. Le poème dit bien son origine purement orale de sons qui se répondent et s’organisent. Lorsque Christabel rencontre Geraldine dans la forêt, c’est un gémissement qui vient frapper son oreille dans un écho:  « It moaned as near, as near can be / And what it is she cannot tell. » (I : 36-7)  Geraldine n’existe pas, elle est la voix fantomatique, « a hollow voice »  (I : 210), pure oralité venue du fond des temps, qui va s’incarner en Christabel, prendre corps en elle : « In the touch of this bosom there worketh a spell, / Which is lord of thy utterance Christabel » (I : 267-8). La voix fantomatique est le bruit qui tinte toute parole de son origine nocturne, hors du système signifiant. Christabel possédée se fait alors ventriloque de cette autre en elle, comme le montre le rêve du barde : « For in my sleep, I saw that dove, / That gentle bird, whom that dost love /  And call’st by thy own daughter’s name-- / Sir Leonide! I saw the same /  Fluttering, and uttering fearful moan, among the green herbs in the forest alone. » (II : 531-5) Christabel possédée par une voix qui n’est pas la sienne devient Philomène à la langue coupée condamnée à ne plus faire sens, simple écho d’un gémissement, d’un murmure venu de la nuit de l’âme. Elle meurt au langage et ne fonctionne plus dans le symbolique. L’intraduisibilité de la voix renvoie à la matérialité, au bruissement,  et à la corporalité, qu’elle inscrit dans l’insignifiant du texte, à l’encontre même de la signification. On peut donc parler d’une dimension « infra-textuelle» de la voix, antérieure au mot, en soubassement du texte, qu’il faut peut-être examiner plus avant dans l’interrogation fondamentale qu’elle soulève : comment alors être et avoir la voix dans le langage ?

Quête et perte de LA voix : « Darkling I listen »

  1. La voix de Geraldine incarne ce qui dans le langage ne parle pas. Elle se situe dans l’infra-linguistique. Dans sa pure poéticité, elle est la « corporéité du parler14 ». N’étant pas du côté du symbolique, elle semble « hallucinée15 », pour reprendre une expression de Barthes. Elle est la marque d’un sujet humain dont la castration imaginaire va s’intérioriser pour lui permettre de jouir fantasmatiquement de son corps unifié. Ainsi la voix poétique portée par le rythme, le mètre, relève-t-elle du champ de la signifiance. Elle est la marque de l’immédiateté. Elle est le moi et le monde sans médiation, sans décalage. N’ayant pas pour finalité de porter un message, elle n’est pas soumise à la double articulation du langage. De l’ordre de la vibration et du murmure, la « Mingled measure » de Kubla Khan ou le « moan » de Geraldine lancent le « mouvement » et la cadence. Ils incarnent la musique et le chant de l’être même, toujours à contretemps de l’écriture. Née dans les espaces secrets du corps, cette musique est le présent d’un impossible rapport à la présence.

  2. Mais cette voix poétique, voix absolue et originaire, ne se donne, dans le symbolique, que sur le mode de la perte ou du fantasme. On peut songer pour l’approcher à un épisode des Confessions (VIII) où Rousseau s’endort, à Venise lors d’un concert:  « je m’endormis bien plus profondément, dit-il, que je ne l’aurais fait dans mon lit. Les airs brillants et bruyants ne me réveillèrent point ; mais qui pourrait exprimer la sensation délicieuse que me firent la douce harmonie et les chants angéliques de celui qui me réveilla. Quel réveil, quel ravissement, quelle extase quand j’ouvris au même moment les oreilles et les yeux ![…] Je voulus avoir ce morceau : je l’eus et je l’ai gardé dans ma mémoire. C’était bien la même note, mais ce n’était pas la même chose. Jamais cet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut, le jour qu’il me réveilla16. » Pour Rousseau, la voix du castrat donne la puissance d’un idéal d’immédiateté : la voix est l’union de la note et de la chose. Cet idéal ne peut être vécu par l’auteur des Confessions que sur le mode du rêve éveillé, dans le moment paradoxal de l’éveil, entre conscience et inconscience. Et bien sûr, cette voix ne peut qu’être que la voix d’un castrat : devenu homme, mais resté enfant, il chante dans l’éternel présent d’une présence pleine, sans manque. Cette voix idéale n’est pas une voix en creux qui résonne. Elle est la voix pleine de l’outre-sens. Elle appartient à un autre régime de l’être et du temps. Cette voix est celle qui correspond aux « unheard melodies » de l’ « Ode à l’Urne Grecque » qui joue à l’esprit et non à l’oreille ses chants inouis, « ditties of no tone ». De la voix au chant, c’est donc la présence comme fantasme qui se fait entendre.

  3.  Je voudrais évoquer à travers l’exemple de Keats la voix romantique comme objet d’une quête impossible. « Ode to a Nightingale » me servira de tremplin à l’examen de ce locus romantique de la voix impossible ou « unheard melody17 ». La voix y est d’abord littérale. Elle est la voix de l’oiseau  qui donne naissance par l’écoute et l’écho au désir de devenir métaphoriquement la nuit et le chant qu’elle porte. Il se joue dans cette ode un drame que l’on pourrait appeler « drame du devenir rossignol », oiseau de la nuit, « the nightingale ». Le texte en fait correspond très précisément au moment d’entre-deux où Rousseau entend le chant du castrat : moment entre le sommeil et l’éveil où le moi n’est plus ou pas encore, où donc il est possible d’être la musique, « esse in voce » selon l’expression de Saint Augustin. Moment de la nuit de l’âme en tout cas qui correspond au minuit de « Christabel » ou à la quête nocturne de « Kukla Khan ». « Ode to a Nightingale » est donc aussi « Ode to the Night », cette nuit où s’effacent les limites spatio-temporelles et les limites du sujet plus tout à fait voué à la spécularité mais ouvert à la résonance. C’est dans l’obscurité des cavernes préhistoriques, ne l’oublions pas, qu’est née la voix comme puissance confirmatrice du sujet. Mais « Ode to the Night » doit en fait se lire, dans sa première moitié (strophes 1 à 6) comme « Ode to a Nighting », un devenir nuit ou plutôt flux unitaire dans une écoute sans bornes. La voix de l’oiseau se déploie dans l’espace infini, espace qui nie tout espace pour devenir puissance d’accueil. Il n’y a pas de rapport à la voix qui ne soit rapport amoureux, dit encore Barthes, pas de rapport à la voix qui ne soit fusionnel et donc d’essence nocturne pour Keats. Le désir de fusion est généré par la voix de l’oiseau, analogon de la voix poétique : « I will fly to thee, / Not charioted by Bacchus and his pards, / But on the viewless wings of poesy » (vers 31-3). La voix du Rossignol a la puissance d’un « nighting » : puissance nocturne de pénétrer tout lieu (« Through verdurous glooms and winding mossy ways » (v. 40)), et de pénétrer tout espace, intérieur comme extérieur, celui de la conscience comme celui de la nature environnante, pour les annuler dans une continuité sonore. La nature devient chant  et le chant se fait monde ou « melodious plot » (v. 8), selon l’expression de Keats. Le visible vient s’abîmer dans une nuit unitaire, une « tendre nuit » (v.35) où s’effacent les limites.   « I cannot see what flowers are at my feet » (v. 41) explique le poète. Nous sommes en-deçà du visible. La voix se fait écho de l’invisible, et le dehors écho du dedans. De façon tout à fait étonnante, dans « Ode to a Nightingale », il n’y a en fait aucun son, en tout cas pas dans le moment central, dans les strophes 4, 5 et au début de la strophe 6. Au contraire, c’est le silence insistant d’une césure qui marque le moment de fusion entre le moi poétique et l’oiseau à l’unisson, vers 35 : « Already with you! Tender is the night ». A ce point du poème qui est marqué par la disparition du « thou », de l’oiseau donc, nous atteignons ce que Derrida appelle « la voix absolument basse de la vie solitaire de l’âme 18 », voix monologuée, sans visée communicative. Il n’y a là que les effets du son, comme si le chant dans sa pureté ne pouvait passer par l’écran du signifié. Il n’y a que des souffles, « with the breezes blown » (v. 39), qui eux-mêmes ne sont perceptibles que par les parfums qu’ils transportent et les essences dont ils sont chargés. Les parfums de fleurs en concert se répondent dans la strophe 5 dans un texte qui tout entier s’est  fait gosier tendu vers le ciel. Dans les 4 premières strophes, le chant du rossignol, condensé en « Thou […] .Singest of  summer in full-throated ease » (v. 10), creuse par échos mimétiques dans le texte une gorge d’où le son, substance purement liquide, se déverse.  « Full-throated ease » est repris, strophe 2, par « deep-delved earth » (v. 12). La terre est comme une gorge dans laquelle coule à flots le chant qui enivre. Ce chant est un vin :  « a draught of vintage » (v. 11), puis « a beaker full of warm South » (v. 15). L’ivresse remonte de la gorge à la bouche au vers 18 ( « and purple-stained mouth »). Puis elle s’échappe et se dissout dans l’espace infini : l’expression « fade away » (v. 20) devient par écho « fade far away » (v. 21), puis au vers 31 « away, away ». Dans la nuit de la strophe 5, tandis que la voix se fait chant à gorge déployée entre « Tender is the night » et « Darkling I listen », il n’y a donc a proprement parlé plus qu’un écho qui s’évanouit en un silence. Étrangement, la voix est d’autant plus présente qu’elle s’est déléguée à d’autres phénomènes sensibles, comme si c’était dans le déplacement, la substitution, bref, en fin de compte l’absence qu’elle se manifestait avec le plus d’éclat.

  4. Paradoxalement, le chant n’est que là où on ne l’entend pas, dans l’étonnant  « Darkling I listen » de la strophe 6 qui dit la rencontre empathique avec la voix de l’oiseau. « Darkling I listen » a tout l’air d’un oxymore. Le dehors et le dedans, l’autre et le même y sont confondus et transcendés. « Darkling », à la fois adverbe et adjectif, incarne aussi à l’oreille un processus : le processus du devenir « nighting-ale », donc la jouissance fantasmatique d’un corps uni et total, monde-oiseau et moi fusionnés dans une voix où harmonie et mélodie sont confondues. « Darkling » exclut « I listen » qui suggère une séparation entre le sujet, le moi poétique, et l’objet de son désir, l’oiseau dans la nuit. « Darkling » évoque le gosier qui déverse le chant, et « listen » est l’oreille qui accueille le chant. « Darkling » qualifie à la fois l’oiseau et le poète tous deux compris dans la nuit, faits de nuit, devenant nuit. « Listen » en revanche annonce l’autre. Et de fait on pourrait dater de la perfection de ce « darkling I listen » le moment où le chant est perdu et l’oiseau s’éloigne, moment de la séparation vécu comme une chute avec le retour du « thou », irrémédiablement coupé du « I » aux vers 68-9 : « Still thou sing, and I have ears in vain— / To thy high requiem become a sod ». C’est cette séparation qui est reprise en échos aux vers 81-2 : « Forlorn! the very word is like a bell / To toll me back from thee to my sole self! ».

  5. Mais avant que tout bascule, « Darkling I listen » est l’instant unique de la résonance, oreilles et gosier ouverts en même temps et sans décalage dans le devenir du chant. « Darkling I listen » sonne dans la perfection d’un écho, en fait moins qu’un écho et mieux qu’un écho,  de « ling » à « lis » au milieu desquels le « je »,  « I », n’est plus aucun sujet particulier, mais un « sujet traversé », un lieu où « vibrent d’un même battement le déploiement sonore et son reploiement simultané, dans l’aller-retour de la résonance, » et dans un  double mouvement de « tension et rebond19 ». Dans « Ode to a Nightingale », ce n’est pas une voix individuelle que l’on entend, mais LA voix.  Et LA voix « ontologique », « résonante » désocialisée, a forcément partie liée avec le silence qui seul offre à l’écoute l’insaisissable tension-rebond où, dans une extase sonore, le sujet se fonde dans l’évanouissement. La résonance ouvre au soi, et la nuit à une lumière intérieure . « Darkling I listen » cache aussi dans ses plis sonores « Darling-Glisten, » qui, dans une lecture transsegmentale pour l’œil et non l’oreille devient un bel oxymore chromatique où l’évanouissement du moi est le signe de la rencontre avec le tout dans l’extase de l’écoute.

  6. La perte de LA voix d’ailleurs se traduit par le retour DES voix dans la dernière partie de l’Ode qui soudain se fait bruyante et où voix et oreilles sont irrémédiablement séparées : « Still thou sing, and I have ears in vain. » (v. 69) Le poète n’est plus et n’a plus la voix. Au lieu de cela, il entend une voix  dans la nuit qui s’achève et qui n’est donc plus la grande nuit romantique éternelle de l’unité atteinte. « The voice I hear this passing night was heard / In ancient days by emperor and clown » (v. 63-4) inverse totalement l’expérience du « darkling I listen ». « I hear », annule « I listen ». De fait, la voix, qui n’est plus alors qu’une voix de rossignol, se trouve à présent prise dans la gangue du symbolique. Elle est un son qui fait sens par les récits et légendes dont elle a fait l’objet (strophe 7). Cette voix de rossignol, culturellement codée, n’est plus le Son du Sens. Elle n’est, pour reprendre une distinction de J.-L. Nancy, que le sens du son. Cette voix-là, parle du temps et de la mort. Elle s’incarne en un chant mortuaire, un requiem, un glas. Elle est prise dans le logos, qui marque l’inaccessibilité de LA voix, de la phoné.

  7. L’ensemble de l’œuvre poétique de Keats se laisse lire comme la tension entre la voix et les voix. Nulle part ailleurs que dans « Ode to a Nightingale » pourtant, on ne trouve l’équivalent de ce « darkling I listen » de la voix ontologique qui se donne dans sa résonance. Nulle part, sauf peut-être dans « The Eve of Saint Agnes » où le héros, Porphyro, pénètre dans la chambre de Madeline endormie et, prenant le « luth creux » de la jeune fille, « played an ancient ditty long since mute » dont la mélodie se fond dans le rêve de Madeline. « A ditty of no tone », ce chant ne peut s’entendre que les yeux fermés, signe que les oreilles, elles, sont bien ouvertes mais sur autre chose que le visible. C’est dans «  l’âme » d’un instrument, techniquement ce petit cylindre de bois placé entre le fond et la table d’harmonie qu’il soutient, que viennent se réverbérer les vibrations sonores. Porphyro, qui joue du luth creux de Madeline « close to her ear, touching the melody », atteint donc l’âme de Madeline. Abîmée dans son rêve, elle devient corps sonore, tympan, âme du luth qui vibre tout près au creux de son oreille. Madeline rencontre dans ce chant non l’autre, Porphyro, mais le même et l’autre dans une même vibration. (strophes 33-34). Le rapport amoureux entre Porphyro et Madeline a lieu là, dans le son du luth fondu dans le rêve unitaire où, pour reprendre en l’adaptant l’expression de Rousseau, « c’était bien les notes et c’était la même chose ». Mais le retour du spéculaire (« her eyes were open ») marque la fin de cette unité de la résonance entre la note et la chose :

There was a painful change, that night expell’d

The blisses of her dream so pure and deep

At which Madeline began to weep

And moan forth witless words with many a sigh ;

While still her gaze on Porphyro would keep ; (strophe 34)  

  1. Madeline naît au langage à son réveil et meurt ainsi à l’être. Du passage de la voix dans le rêve, il ne reste que les traces d’affect qui s’inscrivent dans le dysfonctionnement du langage de Madeline : « witless words » (strophe 43). Et peut-être que seule cette « voix confuse », voix mutique qui se marque par les dérèglements du langage,  permet l’accès à cet autre mode de l’être que le rêve avait laissé entrevoir. Madeline, comme Christabel, soupire, gémit, murmure, comme s’il y avait sous le langage cet autre niveau inaccessible, plus primitif, plus primordial et perdu pour le sens. La « voix confuse » se dit toujours « bouche fermée ».

Mmmmm résonne antérieur à la voix, dans la gorge, à peine effleurant les lèvres du fond de la bouche, sans mouvement de langue, juste colonne d’air poussé de la poitrine dans la cavité sonore, la caverne de la bouche qui ne parle pas20.

  1. En ce sens, la voix confuse est la marque de ce qui refuse d’être introjecté et accepté comme perdu : la phoné première et qui donc ne trouvera sa place dans le logos que sur le mode du dysfonctionnement : « wiltless words », onomatopées, et écholalie.

  2. L’oreille de Madeline est le chemin de son âme. A l’instar du gosier du Rossignol et du luth de Madeline, d’autres figures keatsiennes résonantes tentent de contenir la voix perdue dans le brouhaha des voix. Dans la poésie de Keats, les scènes de retour nostalgique et fantasmatique au langage mutique où le sujet se replie sur le son comme voie d’accès à un autre mode d’être abondent. Toujours, il s’agit de se remplir la bouche pour éviter de rencontrer le vide, comme dans « Ode on Melancholy » par exemple, où le poète est celui qui fait éclater la joie, telle la chair d’un fruit mûr  contre son palais par la puissance de ses mots: « him whose strenuous tongue / can burst Joy’s grape against his palate fine »(v. 27). Alors, il peut chanter, la bouche pleine, cette ode à la mélancolie. Toujours, il s’agit de colmater le vide initial qui fonde le sujet parlant. Ainsi, le coquillage que l’on trouve par exemple dans « On the Sea », « the very smallest shell » (v. 6) lové au creux de la bouche d’une caverne sous-marine, analogon à la fois de la bouche et de l’oreille fait résonner les murmures éternels de la mer en chant des « sea-nymphs » (v. 14). Mais cette résonance n’est possible qu’à force de « feasting », « feeding », « glutting » qui disent bien l’origine fantasmatique de cette rencontre avec la voix : fantasme d’incorporation et fantasme de régression tout à la fois. Le sujet devient cavité pleine de son nourrie de voix jusqu’à l’écœurement. Il retrouve alors en lui-même l’enfant, l’in-fans, cette part originairement non-parlante de l’être qu’il a fallu mettre à mort pour entrer dans le langage et dont le murmure hante tout texte.

  3.  Loin donc d’éclater dans l’évidence de sa plénitude, la voix romantique conduit soit au fantasme régressif, soit au silence. Elle s’abîme dans l’écriture qui ne peut en rendre compte car l’écriture, activité silencieuse, inscrite dans le temps,  est arrachement au sonore. Gosier, luth et coquillages fonctionnent chez Keats comme autant de prothèses fantasmatiques qui visent à prolonger la voix humaine en voix de l’être, en voix poétique. La voix s’y donne comme supplément. Ne peut-on d’ailleurs avancer qu’il est le propre de tout instrument de musique d’être une prothèse de la voix, chargée d’aller plus loin, vers LA voix idéale derrière toute voix vouée à la mort à la mue, ou à l’écriture.

  4. La voix romantique, en fin de compte, est une voix vouée à se taire  tandis que le sujet se défait. C’est sans doute ce qui ressortirait d’une étude de la voix chez Schumann, si on avait eu le temps de la faire, Schumann dont l’importance est précisément d’avoir porté la voix romantique à ses limites. Charles Rosen qui utilise à propos de Schumann l’expression keatsienne de « unheard melodies » montre comment la voix ne sert plus à donner la ligne mélodique21. La voix se détache, se dissocie de la situation musicale. Elle ne fait plus corps avec l’expérience musicale. La mélodie d’ailleurs ne se situe ni dans l’accompagnement ni dans la voix mais passe de l’un à l’autre, entre voix et piano, créant un autre niveau d’accès au son, niveau purement polyphonique et donc intangible. La voix participe ainsi à la production d’un son impossible, d’un son inaudible et techniquement irréalisable qui annonce la dissolution du sujet romantique, et l’impossibilité de se constituer en sujet. L’écho donne le sens d’une présence qui ne s’inscrit que sur le mode de l’interstice et de l’asymptote. Avec Schumann, la voix se fait inassignable et ne semble appartenir à personne. Cette voix détachée et vouée à l’écho inaugure la modernité.

Beckett : le retour des voix

  1. Je voudrais pour terminer évoquer brièvement l’écriture de Beckett et les interrogations qui la sous-tendent : comment se saisir comme sujet quand il ne reste que les mots ? Comment concilier le désir du silence de l’intimité atteinte et le bruit du je qui parle ? Quel est au fond le rapport entre l’être et le langage ? Le silence est-il la vie ou la mort du sujet ? Est-il le bruit de LA voix ou le signe de son tarissement ? A travers une humanité réduite et conduite à la limite de ses capacités d’être, de dire et de bouger, l’écriture de Beckett se laisse lire comme une tentative de traquer la voix  dans son dernier retranchement, jusqu’au « silence infiniment producteur du tumulte verbal22 ».

  2. Pour Beckett, il ne suffit pas pour rencontrer la voix d’aller sous le visible et le lisible, de retrouver la poésie derrière la prose, l’homme personnel sous les concepts et les mots, l’in-fans derrière le langage. Il faut trouver ce point où la résonance ne s’accroche pas à quelque chose qui reste finalement encore à atteindre ou à retrouver. L’enjeu de la voix est peut-être la rencontre avec le « pur point d’énonciation, où ce qui se dit relève d’une faculté de dire en-deçà du dit23 ». La voix doit entendre et produire son propre silence pour se saisir et s’annuler. Tout se réduit à la voix. « C’est entièrement une question de voix, toute autre métaphore est impropre24 », explique l’Innommable à plusieurs reprises. Parler de soi pour pouvoir se taire telle est la tâche que s’assigne l’Innommable et qui est au cœur de l’ensemble de l’œuvre de Beckett. Les textes de Beckett se situent dans ce lieu incertain qu’est l’espace d’un sujet qui articule problématiquement un dedans et un dehors25. Une voix y parle, mais sans jamais parvenir à être monologique, tant elle est habitée par d’autres voix, par les mots des autres, par des personnages qui font que la personne toujours échappe. « C’est peut-être cela que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être  ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince, comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre […] » remarque l’Innommable (160). L’espace du sujet est un espace  traversé, un espace sans profondeur. S’il est comme une peau tendue entre deux caisses de résonance, le monde et le for intérieur, il n’appartient ni à l’un ni à l’autre. L’un comme l’autre en fait ayant perdu leur identité sonore, l’un comme l’autre étant mondes plats, aplatis, « deux faces », dit l’Innommable. Dans L’Innommable, la voix est chargée d’un désaffect qui met en contact le dedans et le dehors dans un espace plat et sans intimité. Avec cette peau tendue entre deux espaces aplatis, nous voici loin de l’âme-luth  de Madeline qui, l’instant d’un rêve au moins, se saisit comme lieu de résonance. Il n’y a pas assez de profondeur, pas de creux dans cet espace du sujet beckettien et donc pas de musique. Réduit à sa plus simple expression, l’Innommable, boule lisse, encombré que de lui-même, immobilisé dans sa jarre, n’émet aucun son lorsque la tenancière de la gargote qui lui sert de point d’ancrage « profitait de ce qu’il avait la bouche à découvert pour y enfoncer un morceau de mou ou un os à moelle » (L’Innommable, 69). Bien qu’il ne soit qu’une voix, ou plutôt parce qu’il est tant de voix, il lui manque LA voix. Il lui manque le souffle qui remonte de la profondeur des poumons (devenu le mou de la tenancière) et qui vient s’exhaler en chant dans le creux de l’os (ici os à moelle). Les premières flûtes avaient partie liée avec la mort. Elles étaient faites d’os vidés.

  3. « Ils m’ont gonflé de leurs voix, tel un ballon. J’ai beau me vider, c’est encore eux que j’entends » (64). Se vider des mots et des voix pour arriver à l’essentiel, telle est la tentative sans cesse renouvelée de l’Innommable qui toujours ne rencontre que le trop plein, l’inévitabilité de la citation, des histoires, des mots qui délient le sujet. Se débarrasser des métaphores et des images, de la chair des mots, se vider pour se saisir et s’annuler, se vider de ce « for intérieur » trop extérieur pour aller à la rencontre du silence semble relever dans le texte d’un désir de mort. C’est ce désir, ou plutôt cet état de mort, qui se laisse lire dans « Echo’s Bones » où le narrateur cherche à prendre, dans le corps d’un texte réduit à une simple ossature, les échos, « muffled revels », dont résonne un corps en déliquescence « as the flesh falls » :

asylum under my tread all this day

their muffled revels as the flesh falls

breaking without fear or favour wind

the gantelope of sense and nonsense run

taken by the maggots for what they are26.

  1.   D’Écho, Ovide dit qu’il ne lui reste « que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher. Depuis, cachée dans les forêts, elle ne se montre plus sur les montagnes ; mais tout le monde l’entend ; un son, voilà tout ce qui survit d’elle27. » Il ne lui reste plus que la voix et les os et c’est ainsi qu’elle existe pleinement. L’écho donne l’être humain dans son insoutenable condition: un être sans voix propre car un être de langage. Le langage a lieu dans le temps. Il dit l’avoir-été d’une voix. L’écho est ce décalage, ce mouvement du renvoi qui fonde le sujet parlant dans l’impossible immédiateté du maintenant de la voix. Dans « Echo’s Bones » le souffle et la vibration se font bruits de corps. La voix n’est qu’un ensemble de sons. Il n’y a pas de pause où se reconstruire dans ce texte. Il n’y a pas non plus d’images, et au fond assez peu de mots. Il n’y a que les os, les articulations  du langage et le son étouffé des boyaux qui se vident, ersatz de la voix qui disparaît. Le sujet parlant n’est pas, ne peut pas être le sujet vivant.

  2. En fin de compte, la question de la voix comme horizon de la question de l’être et du langage est peut-être une interrogation sur la mort. L’Innommable n’a d’autre issue que le silence, c’est-à-dire la mort. Mais ce silence est-il le silence de la voix qui s’éteint parce qu’elle s’atteint et donc n’a plus besoin du langage ou celui du langage qui supprime la voix ?  Le silence est cette « porte ouverte » des dernières lignes du texte : « si elle s’ouvre, cela va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne saurai jamais ». « Dans le silence on ne sait pas. »  Tandis que l’Innommable se fait de moins en moins visible, se dépouille de plus en plus de ses attributs non indispensables à l’expérimentation en cours, le texte tente avec plus ou moins de succès de se dépouiller aussi de sa chair. Il perd sa ponctuation, les pauses se font plus rares, le rythme plus haché, le souffle court. Il perd aussi son « organisation » en  vagues où la voix  prolifère, s’emballe, parfois se fait violente, puis retombe, bégaie et se répète. Dans le long paragraphe sur lequel s’inachève le texte, il y a surtout des murmures, des bruits en échos, plus éloignés que les voix. Ces bruits ne sont pas LA voix, ils ne sont plus tout à fait une voix.  Ils sont  l’avoir-lieu du langage dans un vouloir-dire qui n’indique pas la volonté d’un sujet et ne vise pas un objet déterminé. Il ne s’agit plus de parler ou de se taire, ni de l’impossibilité de dire ou de l’impossibilité d’atteindre le fond de ce silence pour en venir à bout. Le langage est sa voix, et il n’y a rien d’autre. « Il faut donc continuer », dit L’Innommable.

Conclusion

  1. Il faut continuer. Tel est l’impératif éthique de l’Innommable. Il faut dire encore, quelque soit le dit qui est toujours un mal-dit, un indicible, un non-dit. Il faut accepter la division que recèle le dit et l’amoindrissement du monde qu’offre le langage. En cette obligation absolue d’exprimer  réside la nécessité de ne pas oublier le deuil.  En 1937, avant la Trilogie et après « Echo’s Bones », Beckett parle de la nécessité de « forer des trous dans le langage ». Forer des trous dans le langage n’est pas sans rappeler deux pratiques peut-être pas si distinctes que cela : il y a d’abord la construction d’un instrument de musique. C’est un vide qui génère la musique, un vide qu’entoure une caisse, et le timbre de l’instrument réside dans la façon unique dont chaque instrument résonne. Il y a aussi certains rites funéraires dont Levi-Strauss nous fait le récit. Les Bororos du Brésil, explique Claude Jamain, font bouillir leurs morts jusqu’à ce que les os se détachent de la chair, assurant ainsi que le mort ne pourra revenir, que son image est pour toujours abolie28. Ce rite dit bien le passage de Narcisse à Écho, de l’image d’un être au timbre de sa voix. Une fois l’os totalement gratté et vidé, il est transformé en flûte. Des trous y sont forés par lesquels la voix amie est conservée. Forer des trous est une affaire de deuil. Il faut accepter et transmuer la perte en chant funèbre. L’écho est l’expérience de ce deuil de l’unité. Écho est Narcisse qui jamais ne s’atteint.  Il faut accepter qu’au fond l’être ultime ne se donne que dans la mort, et sous forme d’écho lointain, d’écho du passé. Forer des trous dans le langage c’est donc en faire un lieu de résonance de l’ultime silence. Le langage est une caisse de résonance pour les morts, pour le monde et le sujet à jamais absents. Mais, comme le rappelle J.-M. Rabaté forer des trous, « to bore » holes, laisse aussi entendre « born », les deux termes ayant la même racine29. Quelque chose naît  des trous du langage qui parfois abolit le langage, et permet donc de donner l’être comme présence, le temps d’une écoute. « Darkling I listen », la voix s’élève, creusant et évidant, évitant les mots. Ces moments sont des moments de beauté fulgurante qui retombent bientôt dans la gangue des mots où ils s’abîment. La voix appelle peut-être son lecteur à « prêter l’oreille » à ces moments-là, à peine audibles derrière le brouhaha du langage. Onomatopée, écholalie, murmures, « witless words » et battements d’un cœur dans un rythme unique disent bien le refus de la voix de rester lettre morte mais aussi l’impossibilité d’échapper au langage. Mais parfois le langage meurt dans l’outre-sens, pour un instant. Un chant s’élève au-delà des mélodies. Alors, perdue ou hallucinée, entre deuil et mélancolie, la voix fait résonner le thrène.  

Ouvrages cités

Badiou, Alain. Beckett : l’increvable désir. Paris : Hachette, 1995.

Barthes, Roland. L’Obvie et l’obtus : essais critiques : III. Paris : Seuil, 1982.

Beckett, Samuel. Collected Poems in English and in French. New York : Grove Press, 1977.

Beckett, Samuel. L’Innommable. Paris : Minuit, 1977.

Coleridge, Samuel Taylor. Poetical Works. Ed. Ernest Hartley Coleridge. Oxford : Oxford University Press, 1980.

Coleridge, Samuel Taylor. Biographia Literaria. 2 vol. Ed. James Engell et W. Jackson Bate. Princeton : Princeton University Press, 1983.

Derrida, Jacques. La Voix et le phénomène. Quadrige. Paris : PUF, 1967.

Jamain, Claude. Idée de la voix. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2004.

Keats, John. Poetical Works. Ed. H. W. Garrod. Oxford : Oxford University Press, 1978.

Lacoue-Labarthe, Philippe. Le Sujet de la philosophie : typographies I. La Philosophie en effet. Paris : Aubier Flammarion, 1979.

Nancy, Jean-Luc. A  l’écoute. Paris: Galilée, 2002.

Ovide. Les Métamorphoses. Ed. Jean-Pierre Neraudau. Trad. Georges Lafaye. Paris : Folio Classiques, Gallimard, 1992.

Quignard, Pascal. La Haine de la musique. Paris : Folio,Gallimard 1996.

Rabaté, Dominique. Poétique de la Voix. Paris : José Corti, 1999.

Rabaté, Jean-Michel. La Pénultième est morte : spectographies de la modernité. L’Or d’Atlante. Paris : Champ Vallon, 1993.

Rosen, Charles. The Romantic Generation. Londres : Harper Collins, 1996.

Russet, Margaret. « Meter, Identity, Voice: Untranslating Christabel ». SEL 43.4 (2003) : 773-97.

1  R. Barthes, « La musique, la voix, la langue », L’Obvie et l’obtus, 247.

2  R. Barthes,op. cit.,  « Ecoute », 220.

3  P. Quignard, La Haine de la musique, 149.

4 Voir  P. Quignard, ibid.148

5  P. Lacoue-Labarthe, Le Sujet de la philosophie : typographies I, 227. Dans « L’Écho du sujet », Lacoue-Labarthe montre comment la musique permet de dépasser la distinction du visible et de l’audible et donc de remettre en cause le dispositif spéculaire qui de Platon à Lacan est au cœur de la théorie du sujet. La question de la voix, telle que je souhaite l’aborder ici s’inscrit donc dans une réflexion sur la notion de pré-spéculaire, sur ce qui précède l’image de soi. Elle est indissociable de la question de l’écoute.

6 .J.-L. Nancy, A l’écoute, 44

7  J.-L. Nancy, ibid.

8  J-L. Nancy, ibid., 82

9  S. T.  Coleridge, Biographia Literaria: 2, 142. Les références à cet ouvrage seront données directement dans le texte.

10  BL : 2, 67 cité par M. Russett, “Meter, Identity, Voice: Untranslating Christabel”,  776.

11  M. Russett, 787. Les références à cet ouvrage seront données directement dans le texte.

12  S. T. Coleridge, Poetical Works, 214-15.

13  J-L. Nancy, op.cit., 45.

14  R. Barthes, « Écoute », 220.

15  R. Barthes, ibid.

16  Cité par C. Jamain, Idée de la voix, 27.  

17  J. Keats, Poetical Works. Les références seront données directement dans le texte.

18  J. Derrida, La Voix et le phénomène, 22.

19  J’emprunte ces formules à J.-L. Nancy, op.cit., 45.

20  J.-L. Nancy, op. cit., 49.

21 Voir  sur cette question  C. Rosen, The Romantic Generation.

22  A.  Badiou, Beckett : l’increvable désir, 25.

23  A. Badiou, Ibid., 14.

24  S. Beckett, L’Innommable, 160. Références directement données dans le texte.

25  Voir  D. Rabaté, Poétique de la Voix, 247.

26  S. Beckett, Collected Poems in English and in French, 28.

27  Ovide, Les Métamorphoses, III, 383-410, 119.

28  C. Jamain , op. cit., 254

29  J.-M. Rabaté, La Pénultième est morte : spectographies de la modernité, 229.