Elisabeth Angel-Perez
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), VALE (EA 4085)
Au théâtre, art ventriloque s’il en est, la voix pose la question double de l’incarnation et de la « décarnation ». « Signature intime du comédien », « peau du langage », pour reprendre les mots bien connus de Roland Barthes dans Le Grain de la voix, la voix porte le texte dans un ailleurs de la littérature : la scène. La voix au théâtre donc, remembre la trace, redonne corps, sinon chair, au signal, au spectral. Elle est toujours miracle d’incarnation (par nature, le théâtre fait entendre la voix des morts sur le mode de la prosopopée) et triomphe de décarnation : elle présente et absente l’énonciateur, par sa présence à la fois victorieuse et battue.
Le théâtre, art de la vue (thea), est le lieu où le corps vu porte la voix de l’autre. Il représente par excellence l’utopie du poète1, le lieu où, pour citer Christine Savinel, le poète parvient à « désencombrer la voix poétique de ce qui en elle n'est pas elle, et notamment de l'identitaire » : « La condition théâtrale correspond en effet pleinement au rêve d'un dégagement immédiat. Le théâtre offre cette matrice de la scène, telle que l'analyse André Green dans Hamlet et « Hamlet », cette clôture libératrice qui permet aux voix de se vivre comme toujours autres »2. En effet, si la schize liminale au théâtre – dire « je » pour nier son « je » – permet de se débarrasser de l’identitaire, elle ouvre sur un jeu de voix, sur une nécessaire polyphonie, qui seule permet de dire faire advenir le sujet. Ce sont précisément ces voix « déprises », ces voix « qui jouent à être autres » que travaillent les auteurs dramatiques comme Martin Crimp ou Sarah Kane. Données en spectacle, ces voix « déprises » permettent, seules, de dire l’intime. Au théâtre, l’extime devient le lieu de l’intime.
Martin Crimp attache une importance toute particulière à la voix et s’il n’est pas le seul (on pense à Sarah Kane dans ces deux derniers textes, Mark Ravenhill, dans Product ou Pool (No Water), David Hare dans ses expériences verbatim, ou encore Caryl Churchill et ses textes hoquetants3), il le fait de manière pionnière et convaincante. A l’heure où le « InYerFace » donne à voir4, lui, Crimp, entouré de quelques autres, fait le pari de donner à entendre : il opère un retour vers un théâtre presque racinien dans lequel pour le dire avec Barthes, dans Sur Racine, « le faire se vide, le langage se remplit »5…
Martin Crimp commence à écrire pour le théâtre au début des années quatre-vingt. Parallèlement à ses premières pièces pour la scène, Living Remains (1982), A Variety of Death Defying Acts (1985), il écrit pour la radio (Three Attempted Acts, Definitely the Bahamas). Loin d’être anodin, l’épisode radiophonique met déjà en avant l’attention toute particulière que Crimp accorde à la voix, attention qui ne fera qu’aller croissant dans toute son œuvre et qui culmine dans l’opéra Into the Little Hill (2006), fruit de sa collaboration avec le compositeur britannique George Benjamin. C’est également en « auditeur » de la langue et en musicien, que Crimp aborde les traductions qu’il effectue à partir du français : Molière, Marivaux, Ionesco, Genet, Koltès, ses auteurs de prédilection sont des enchanteurs de la langue et c’est la texture, la tessiture de la matière sonore, que Crimp s’attache à transposer.
La déprise identitaire constitue le point nodal de toute la dramaturgie de Crimp. De manière inaugurale, c’est la posture même de l’auteur qui est pensée sur le mode de la « déprise » : dans un court texte qui porte le titre antiphrastique de « Four Imaginary Characters », Crimp décrit ainsi la figure de l’auteur qu’il est :
THE WRITER
One night, in a wide bed, I can hear breathing. I’m terrified, because I should be alone. My body goes rigid as I listen, until I realize that what I can hear is probably the coolant churning in the refrigerator. I turn over in the bed to face the other way and go back to sleep, and that’s when I discover the Writer. He’s lying beside me, smiling, his eyes wide open and blank, like the aperture of a camera. It’s an unpleasant surprise. And when I ask him what he thinks he’s doing, just what he thinks he’s doing in my bed, his answer is not reassuring. ‘I’ve come to spend my life with you,’ he says. He goes on to explain that certain people, certain people like myself, are selected to be inhabited by writers. I’m not sure I like this word ‘inhabited’. ‘What do you mean ?’ ‘Well,’ says the Writer, ‘we writers identify people who have nothing inside, who are dead inside — if you’ll pardon me saying so — and we move into them the way a hermit crab moves into an empty shell.’ ‘What makes you think I’m dead inside ?’ I ask. ‘Why else should I be here?’ says the Writer, stroking my cheek. This is clearly a bad dream. I roll away from his repulsive finger and fall deeply asleep. In the morning I’m alone again, thank God, only there’s this faint buzzing sound coming from the bathroom. I push open the door : it’s the Writer. And what’s more, he’s using my electric toothbrush.6
Thématisée dans ses pièces de facture plus classique, comme le diptyque très pintérien que constituent The Country et The City, la déprise identitaire informe la poétique des pièces les plus expérimentales, telles que Attempts on Her Life, ou la trilogie Face to the Wall7. Dans ces textes qui semblent s’improviser à mesure, les acteurs du drame qui s’énoncent ne sont jamais présents sur scène. Seuls les narrateurs configurent leur histoire et tâchent de la faire exister.
La poétique de Crimp est aisément reconnaissable : ses textes, qui jouent et rejouent de la répétition, se développent par suite d'insensibles progrès, à l'échelle d'une scène comme de l'œuvre tout entière : les thèmes effleurés ici sont repris là, faisant du texte en son entier une métaphore de l'errance existentielle des personnages. Le langage est le lieu où les personnages se disent, s'inventent et se rendent réels. Comme dans la pratique psychanalytique, verbaliser, vocaliser, vociférer, c’est faire exister. La voix a vocation ontologique : le « traitement » que « subit » Anne dans la pièce du même nom (The Treatment, 1993) se déroule en deux temps : il s’agit d’abord pour Anne de mettre en voix sa propre histoire pour ensuite advenir en tant que sujet pour elle-même et pour les autres :
TriCeCa. An office.
Anne Jennifer and Andrew. Andrew smokes.
Jennifer
So he comes right over to you.
Anne
He comes right over to me.
Jennifer
He comes over to you. I see.
Anne
And he sticks tape over my mouth.
Jennifer
OK. Why?
Anne
To silence me. He wants to silence me.
Jennifer
To silence you.
Anne
Yes.
Jennifer
Good. What kind of tape?
Anne
Sticky tape. The kind of sticky tape you use for securing cables.
Jennifer
Good.
Anne
D’you know the kind I mean.
Jennifer
We know the kind you mean.
Anne
The kind with a silver back. Sometimes silver, sometimes it’s black.
Jennifer
Silver is good. The glint of it. That’s good. (The Treatment, 1)
Les producteurs de cinéma à qui Anne est venue raconter son histoire, et qui portent, dans le texte de Crimp, le nom maïeutique de « facilitateurs », mettent à leur tour en voix l’histoire d’Anne, sur le mode de la reprise stichomythique, à la fois pour lui permettre de se reconnaître (il s’agit là d’une sorte d’équivalent vocal du stade du miroir) et pour l’en déposséder. La mise en voix du texte de l’autre, grâce à des techniques telles que le style indirect libre par exemple, constitue à la fois un miroir sonore qui lui est tendu pour qu’elle puisse y contempler sa propre image et un véritable meurtre métaphorique. Anne sera, à la fin de la pièce, tuée par balle. Ce que Crimp donne à voir, et à entendre, c’est bien l’impossible « être propre » du sujet, l’impossible être en soi et pour soi, qui à l’image du texte postmoderne, recycle l’autre dans sa propre matière. La situation décrite par la diégèse, on le voit, dépasse de beaucoup le cadre étroit de la pièce et métaphorise l’état du sujet parlant dans son ensemble.
Dans ce théâtre qui joue sur la répétition, la reprise, la hantise, où le texte fait sans cesse retour et progresse par points de capiton, Crimp rend explicite le dialogisme inhérent à tout acte de parole. La langue, telle que Crimp la donne en spectacle, reflète parfaitement cette aliénation. La langue dont nous héritons est celle d’autrui et les mots qui y sont mobilisés restent imprégnés de l’usage qu’en a fait autrui (« je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne », écrit Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre). De plus, tout discours se construit en tenant compte de celui à qui il s’adresse et ma langue prend en charge ses attentes et, pour tout dire, sa nature. Ce phénomène du dialogisme passif de la langue, mis en lumière par Bakhtine8, résulte de ce que mon discours émane donc finalement toujours d’autrui. Dans ce théâtre de la réappropriation, les personnages doivent toujours se mettre en bouche les mots de l’autre. Crimp rend patent cette abdication du grand projet romantique d’une unité intrinsèque du sujet : si la langue est habitée par l’autre, seule la voix demeure le lieu de l’être propre. Crimp partage alors avec Sarah Kane et d’autre dramaturges post-artaudiens amateurs de glossolalie le projet de trouver une langue qui échapperait à l’aliénation originelle, à ce dialogisme à la fois constituant et mortifère, cette « parole soufflée », pour le dire avec Derrida, qui l’empêche d’accéder à ce qui lui est propre.
La quête de cet être propre, de ce sujet en soi et pour soi, continue d’animer l’écriture de Crimp dans une pièce qu’il rédige quatre ans plus tard mais, que l’on peut lire comme la suite de The Treatment. Les dix-sept scénarios d’Attempts on her Life (1997) se donnent comme des « exercices de style » à la mode de Raymond Queneau et des pratiques de l’OuLiPo, dans le but de cerner le personnage fantomatique d’Anne qui n’apparaît jamais. Véritable Arlésienne, Anne se trouve recomposée par la pièce-rhapsodie qui donne de son identité, sur le mode satirique, toute une série de variations : terroriste, voiture, superstar ?
She’s the girl next door
She’s the fatal flaw
She’s the reason for
The Trojan War.
She is royalty
She practices art
She’s a refugee
In a horse and cart.
She’s a pornographic movie star
A killer and a brand of car
A KILLER AND A BRAND OF CAR! (Attempts on her Life, 59)
Lipogramme théâtral, pièce « lipoprosopique », Attempts on her Life correspond à ce que Perec avait imaginé faire en tentant d’adapter La Disparition au cinéma, sous le titre d’un projet qui ne vit jamais le jour, intitulé Signes particuliers : néant9. De la forme attendue du drame, il ne reste plus que la trace : langue en éclats, vestige de personnage (Crimp parle d’ « absence de personnages »), bribes d’intrigues multiples, pour le dire avec T. S. Eliot, autant de « fragments pour étayer les ruines » de son identité10, relayés et rapportés par la voix des autres. La pièce met en scène le sujet postmoderne disloqué (au sens propre de parler de manière disjonctive), qui peine à trouver un lieu scénique suffisamment déconstruit où se dire dans toute sa nature fragmentée :
It's theatre — that's right — for a world in which theatre itself has died. Instead of the outmoded conventions of dialogue and so-called characters lumbering towards the embarrassing dénouements of the theatre, Anne is offering us a pure dialogue of objects: of leather and glass, of Vaseline and steel; of blood, saliva and chocolate. She's offering us no less than the spectacle of her own existence, the radical pornography — if I may use that overused word — of her own broken and abused — almost Christ-like — body.11
Ce qui dans cette pièce retient plus que tout l’attention, c’est la spectralisation du personnage réduit à une instance vocale qui, de plus, n’est pas la sienne propre. Le personnage n’est pas là pour parler de lui et la question se pose de savoir s’il existerait sans les autres pour le vocaliser ou s’il n’accède à l’existence que dans la voix de l’autre. C’est ce paradoxe que Crimp radicalise à l’extrême dans le livret d’opéra qu’il compose pour George Benjamin, Into the Little Hill.
Avec le livret d’opéra de Into the Little Hill (2006), Martin Crimp fait aboutir une quête qui le taraude depuis bien des années et surtout depuis Attempts on her Life : la quête de la représentation de l’espace intérieur et du sujet. A l’inverse de Keats sur la pointe des pieds « Upon a little hill »12, c’est le « Into » qui intéresse Crimp. Cependant, et c’est un paradoxe, chez Crimp, peu d’arias, peu de moments où le personnage déverse son trop plein sur le mode de la confession ou du monologue : l’espace intérieur semble ne pouvoir se dire que depuis une position extérieure. Comme si l’intime ne pouvait être que parlé par l’autre, ou mieux, ici, chanté par l’autre. Car cette quête de l’intériorité qu’il entreprend sur un mode original des Attempts on her Life et Face to the Wall semble ici trouver un point d’aboutissement : le mode lyrique. Deux phénomènes donc, à analyser : d’une part le passage de la voix parlée à la voix chantée, et ensuite, le recours nécessaire au chant de l’autre. Alors que dans Attempts, le texte tout entier – comme la Salomé de Wilde – est tendu par une musicalité intérieure qui se tisse au hasard des mots, avec Into the Little Hill, la texture musicale bascule dans le lyrique. Into the Little Hill est un texte « tonal » qui passe à l’acte. George Steiner, dans Langage et silence, prenant appui sur l’exemple de Salomé, montre que le genre tonal consiste précisément en ces œuvres qui contiennent dans leur poétique même les modalités de leur mise en musique13. Cependant, avec le livret de Crimp, tout repose sur le déséquilibre entre l’intériorité exprimée et la voix qui la chante. Tout se passe donc comme si le « not-I » du texte — le fait de ne pas dire « je » ou de ne pas le chanter — était la condition sine qua non à l’expression du sujet et comme si la voix excentrée, dont le timbre n’exprime donc pas le sujet, était la seule façon dans l’œuvre d’avoir précisément accès à ce sujet. L’intime doit en quelque sorte être « extimé », pour reprendre le mot de Jean-Pierre Sarrazac, pour être atteint.
Crimp et Benjamin décident conjointement que le thème retenu serait celui du Joueur de flûte de Hamelin14:
The original story is the famous one of the Rattenfänger von Hameln. George and I exchanged lists of possible themes and stories — circled round them for a while — until it was me who returned to one which was, I seem to remember, on George's very first list. It suited us both, being well-known enough to offer an unbreakable narrative, but also — like a myth — terse and unexplained enough to allow each of us — first me — then George — to intervene in our own particular ways. In fact, in order to have no preconceptions about what the story signifies, I went to the earliest English-language source, which is a brief and entirely neutral “digression” in Richard Verstegen's A Restitution of Decayed Intelligence (1605). This is where I discovered the “little hill” of the title15.
Crimp compose donc, à partir de ce matériau bien connu, une parabole politique à double entrée : topique, d’abord, puisqu’il s’agit de repenser une situation politique de crise sur fond de racisme, et générale ensuite sur le pouvoir de la musique qui « ouvre (les) cœurs aussi facilement que vous ouvrez une porte » : « With music I can open a heart/as easily as you can open a door/and reach right in16 ». Crimp pratique ce dont il est coutumier : la réécriture des classiques. Déjà son Misanthrope, bien plus qu’une traduction, était une réécriture, et l’exercice était porté à son paroxysme avec Cruel and Tender, une tragédie sur la guerre en Irak qui réécrit Les Trachiniennes de Sophocle :
On the other hand my play Cruel and Tender—derived from a play by Sophocles—is a re-writing (and here the palimpsest image is more useful). Re-writing means that Sophocles' play is occasionally legible, but has been mostly sacrificed—for better or for worse—to my own purposes. And the same thing could be said of the text of Into the Little Hill17.
Sous la plume de Martin Crimp, l’histoire devient celle d’un Premier Ministre qui cherche à se faire réélire et promet au peuple de débarrasser le pays de ces rats, même s’il sait bien que les rats ne font aucun mal à personne. Rien n’est dit sur l’identité de ces rats, mais une lecture politique du sujet s’impose, favorisée par l’interlude où l’on apprend que les « rats » portent des vêtements, des valises et des bébés hurlants dans leurs bras. Sur cette promesse, et à point nommé, un étranger surgit. Il a ceci de particulier qu’il est un musicien qui n’a pas d’yeux, pas de nez, pas d’oreilles. Il propose au Ministre de le débarrasser des rats en échange de quelque argent. Le marché conclu, les rats disparaissent en effet de la ville et le Premier Ministre est comme de bien entendu réélu. Toutefois, comme dans le texte source, il décide de ne pas acquitter sa dette auprès de l’étranger et de dépenser l’argent en question à acheter du fil barbelé et de l’instruction ("barbed wire and education"). L’étranger conduit alors les enfants « au cœur de la petite colline ».
La figure centrale de ce conte est bien le Premier Ministre. Pour autant, George Benjamin opte pour un opéra de chambre pour ensemble musical et 2 voix féminines : contralto et soprano. Il incombe à ces deux voix de chanter tous les rôles tour à tour, c’est-à-dire essentiellement ceux, réduits, de la mère, du musicien, de la foule, mais bien sûr aussi celui du Ministre. Le Ministre ne se trouve donc jamais chanté par une voix qui lui corresponde biologiquement: une voix masculine, autrement dit. Ce sont les voix de femmes, excentrées donc, qui le racontent et/ou donnent à entendre ses mots. Dès le début de l’œuvre, on entend penser le Ministre (« and thinks », 8) avant de se trouver aux prises avec le drame intérieur qui le secoue : la deuxième partie se déroule en effet sur le mode de la tempête sous un crâne, à l’intérieur de la tête du Ministre (« Inside the Minister’s head », part II, 28) et une aria chantée conjointement par deux voix de femmes donne à entendre la lutte et le remords (1 there is no other sound / 2 there is another sound, 28) qui secouent le Ministre.
VI Inside the Minister’s head (1)
2 Under a clear sky
the Minister steps from the limousine
—re-elected—
reaches over the metal fence
to shake hands with the crowd.
What’s that sound ? The grateful shriek of the people.
And that ?
Pause.
1 There is no other sound.
2 There is another sound.
1 There is no other sound.
2 There is another sound : the sound of his heart. The sound of the Minister’s heart humming in the Minister’s head under the clear May sky. Listen.
Inside the Minister’s head (2)
1 + 2 Kill them they bite
kill them they steal
kill them they take bread take rice
take—bite—steal—foul and infect—
damage our property
burrow under our property
rattle and rattle the black sacks.
Kill and you have our vote18.
Dans Into the Little Hill, Crimp oscille entre ses deux manières :
I have consciously developed two methods of dramatic writing: one is the making of scenes in which characters enact a story in the conventional way - for example my play THE COUNTRY - the other is a form of narrated drama in which the act of story-telling is itself dramatised - as in ATTEMPTS ON HER LIFE, or FEWER EMERGENCIES, recently produced by Vienna's Burgtheater. In this second kind of writing, the dramatic space is a mental space, not a physical one. (No. 23 - 10/2006, Ensemble Modern Newsletter)
De même que dans Attempts on her Life, ou Face to the Wall, le régime textuel retenu par Crimp pour Into the Little Hill est a priori celui du récit pour le théâtre, c’est-à-dire le mode épique post-brechtien. Les personnages qui parlent ne sont jamais ceux qui agissent et, tel le chœur de la tragédie antique retravaillé par Brecht (on pense au Cercle de craie caucasien par exemple), les voix racontent et commentent, mettent l’action et le pathos à distance dans un spectacle qui est plus celui, métathéâtral, de la pièce elle-même en train de s’écrire que celui de la diégèse de la pièce. Le suspense est alors relocalisé au niveau métatextuel et non plus au niveau de la diégèse : il s’agit moins de savoir comment finira l’histoire que d’avoir l’assurance que la pièce réussira à s’écrire. Les voix racontent et l’épique prend le pas sur le dramatique. La seule action (« drama »), c’est le langage qui lutte pour s’énoncer.
Cependant, avec Into the Litle Hill plus encore que dans Attempts on her Life ou la trilogie, l’hypotypose, conjuguée au style indirect libre permettent de récupérer le pathos exilé par la narration. Crimp va plus loin dans sa méthode de délégation des voix : contrairement à ce qui se produit dans Attempts on her Life ou dans les dramaticules dont le régime textuel de prédilection est le récit à la troisième personne, Into the Little Hill confie aux deux voix le rôle de raconter et de jouer le rôle du Ministre dans un entrelacs qui permet souvent de glisser subrepticement du mode épique au mode dramatique. Le discours indirect libre glisse vers le style direct et un « je » se donne à entendre : le livret ne se contente pas, comme dans The City par exemple, de juxtaposer les deux « méthodes » dont parle Crimp, il les superpose. On pourrait appliquer à l’opéra de George Benjamin et Martin Crimp ce que Danielle Cohen-Levinas dit du lied : « le poème dans le Lied n’est pas un dire porté par la voix, mais un agir »19. On dira peut être aussi qu’il y a confusion entre récitatif et aria20, dans l’abolition de ce qui en principe constitue le mode de fonctionnement d’un opéra classique : le récitatif, repathétisé, devient aria.
Dans Into the Little Hill, le Ministre (voix métonymique du peuple, puisqu’il en est l’élu) et le Musicien (voix métaphorique), se trouvent tous deux — et ce sont les seuls personnages du drame dans ce cas — privés d’une voix immédiate. L’intériorité — celle du Ministre ici — n’est accessible que par une médiation (« he says »), dans un mouvement qui confirme l’exil du sujet sur la scène post-beckettienne (Not I). « Depuis les années 1950, écrit Jean-Pierre Sarrazac, le théâtre s’arroge donc enfin un pouvoir dont on pouvait croire qu’il resterait, sous les espèces du « monologue intérieur », le privilège du roman : extérioriser le débit mental des personnage, extravertir le soliloque » et plus loin « …le personnage monologuant qui s’impose aujourd’hui sur nos scènes possède cette particularité qu’il parle en se taisant : « Je suis, avoue un héros de Dostoïeski, un maître dans l’art de parler en silence, toute ma vie j’ai parlé en me taisant et j’ai vécu en moi-même des tragédies entières sans prononcer un mot »21. Si le monologue de Shakespeare semble remplir précisément cette fonction, il n’empêche que le théâtre naturaliste des siècles intermédiaires dédiés à la pièce bien faite et à la vraisemblance, a plus ou moins éradiqué cette pratique de la scène. Comme ressuscité, « Le soliloque des nouvelles dramaturgies, ajoute J.-P. Sarrazac, monte d’un corps muet. Il est, littéralement, transcrit du silence » (Ibid.). Crimp prolonge le projet beckettien : non seulement il permet au personnage de théâtre de se retrouver dans le monologue intérieur (voir Rockaby, par exemple), forme qui semblait une fois pour toutes honnie au théâtre, mais il le fait chanter, à une ou deux voix nécessairement autres, non immédiates, non biologiquement vraisemblables (un peu comme dans Eh Joe de Beckett), à partir du silence : de même que Bob Wilson compose sur un mode quasi opératique Le Regard du sourd (1970), avec Crimp, c’est plutôt l’opéra du muet.
Si la mise en voix apparaît comme le chemin le plus direct pour entrer en résonnance avec soi-même, lorsqu’on s’est perdu de vue — et on pense ici à Artaud et au liens étroits qu’il met en avant entre la voix et l’inconscient —, la question du passage à la voix chantée reste entière. On trouve chez Hegel dans l’Esthétique22 des éléments de réponse : « La tâche principale de la musique consiste donc, non à reproduire les objets réels, mais à faire résonner le moi le plus intime, sa subjectivité la plus profonde », ce qu’il explique en amont par le fait que « Seule l’intériorité sans objet, la subjectivité abstraite se laisse exprimer par les sons. Subjectivité abstraite qui est un moi entièrement vide, sans autre contenu ». Chez Crimp, le passage à la voix chantée parachève le mode tonal poursuivi dans Attempts on her Life ou Face to the Wall, relève sans doute de l’increvable désir de mettre en signe l’intime, de cette nécessité de retrouver un lieu archaïque — animal — qui seul pourrait dire l’affect ou l’intériorité. Dans Vox clamans in deserto, Jean-Luc Nancy23 insiste, à travers la voix du chien qui aboie au loin, sur le « modèle naturel » en quelque sorte de la voix qui fait éclore l’archaïque à l’intérieur de ce qui a été intellectualisé. Chez Crimp, la voix chantée est aussi la quête de ce lieu premier, lieu de l’inconscient, lieu du désir, de la Chose (lieu de la Mère ?). On peut sans doute voir, dans la voix excentrée de Crimp, la quête d’une « voix au-delà du chant » pour reprendre le joli titre de Danielle Cohen-Levinas : « ni présence à soi, ni perte du sujet, mais un tremblé esthétique, un timbre singulier, reconnaissable par-devers toutes les extinctions auxquelles l’art musical n’a pas manqué d’être convié24 ».
Crimp donne à la voix de l’autre, à la voix autre, la mission de vocaliser, vociférer l’intime. Seule la voix excentrée permet de cerner le sujet et de tenter de venir à bout de l’aporie-martyre si bien exprimée par Sarah Kane dans 4 :48 Psychosis : « It is myself I have never meet, whose face is pasted on the other side of my mind ». S’il n’est pas sans rappeler le dispositif chorique brechtien, le partage des voix qu’opère Martin Crimp dans Into the Little Hill repathétise un discours qui n’est donc jamais le sien en propre. La voix de l’autre se donne comme une sorte de métacorps25 qui donnerait à entendre une subjectivité repaysagée. Ce que Crimp affirme par ces expériences vocales parlées, psalmodiées ou chantées (de Attempts on Her Life à Into the Little Hill), c’est à la fois le nomadisme constitutif du sujet et le refus d’un essentialisme de la voix qui exprimerait lyriquement l’être-là du sujet. L’aria devient le lieu d’une polyphonie et surtout la polyphonie devient le lieu de l’aria.
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1 D. Jean, La Scène utopique : le théâtre des poètes modernistes, Yeats, Eliot, Auden.
2 C. Savinel, « “D’une voix dégagée…” : les paradoxes du lyrisme chez Emily Dickinson, Jorie Graham, Michael Palmer », 158, et aussi sur le site de revues.org. (http://www.revues.org), 5.
3 Caryl Churchill qui donne à entendre la voix moribonde d’un système linguistique en faillite (bégaiement dans Not Not Not Not Enough Oxygen, thanatographie du langage dans Blue Heart, etc.)
4 Le concept est développé par Aleks Sierz, dans son livre éponyme.
5 R. Barthes, Sur Racine, 66.
6 M. Crimp, « Four Imaginary Character », Martin Crimp : Plays 1, viii.
7 Sous le titre global de Face to the Wall, se regroupent trois formes courtes (Whole Blue Sky, Face to the Wall et Fewer Emergencies), écrites à des périodes différentes entre 2000 et 2006 et, hormis Whole Blue Sky, à l’origine non destinées à former une trilogie. Les metteurs en scène, français tout particulièrement (Marc Paquien et Hubert Colas), ont donné à ces pièces une unité de ton que Crimp revendique maintenant tout à fait.
8 Dans un texte de 1929, Bakhtine écrit : « Aucun membre de la communauté verbale ne trouve jamais des mots de la langue qui soient neutres, exempts des aspirations et des évaluations d'autrui, inhabités par la voix d'autrui. Non, il reçoit le mot par la voix d'autrui, et ce mot en reste rempli. Il intervient dans son propre contexte à partir d'un autre contexte, pénétré des intentions d'autrui. Sa propre intention trouve un mot déjà habité. » Cité par T. Todorov. Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique, 77.
9 Voir B. Magné « Signes particulier : Néant, par Georges Perec », 61.
10 T. S. Eliot, The Waste Land, v. 430.
11 M. Crimp, Attempts on her Life, 50-51.
12 J. Keats, « I stood tip-toe upon a little hill », 1884.
13 George Steiner parle de ces œuvres poétiques qui ne prennent toute leur signification que lorsqu’elles sont mises en musique », et ce parce que les « valeurs musicales et leurs aboutissants sont déjà explicites dans le langage ». (Langage et silence, 54)
14 Le Joueur de flûte de Hamelin est une légende allemande, transcrite notamment par les frères Grimm. Elle évoque le désastre de la ville de Hamelin en Allemagne, supposé être intervenu le 26 juin 1284. En cette année serait venu dans la ville un dératiseur. Les gens de Hamelin lui promirent une prime pour les débarrasser des rats qui infestaient la ville. L'homme prit sa flûte et attira, par sa musique, les rats qui le suivirent jusqu'à la rivière Weser qui arrose la ville, où ils se noyèrent. Bien que la ville fût ainsi libérée des rongeurs, les habitants revinrent sur leur promesse et refusèrent de payer le joueur de flûte.Il quitta la ville, mais revint quelques semaines plus tard. Lorsque les habitants se rendaient à la messe, il joua de nouveau de sa flûte, attirant cette fois les enfants de Hamelin. Cent garçons et filles le suivirent hors de la ville jusqu'à une grotte, qui se referma derrière eux. Selon certaines versions, seuls deux enfants échappèrent à la mort.Le plus vieux récit en anglais est celui de Richard Rowland Verstegan, un antiquaire et polémiste religieux, descendant hollandais, dans son ouvrage Restitution of Decayed Intelligence (Anvers, 1605). Malheureusement, il ne mentionne pas ses sources. Il y évoque les rats et l'idée que les enfants perdus se retrouvèrent en Transylvanie. Bizarrement, la date du drame est complètement différente de celle donnée plus haut : 22 juillet 1376. Le récit de Verstegan est intégré aux Wonders of the Visible World (1687) de Nathaniel Wanley, la source d'inspiration première du poème bien connu de Robert Browning (voir infra).
15 « Interview with Martin Crimp », No. 23 - 10/2006, Ensemble Modern Newsletter, consulté en ligne le 20 février 2010 : http://www.ensemble-modern.com/php/konzertkritiken.php?L=e&suchID=97&first=0
16 Ibid., 14.
17 Ibid.
18 M. Crimp, Into the Little Hill, 28-30.
19 D. Cohen-Levinas, La Voix au-delà du chant, 43.
20 La mélodie du récitatif vise à se rapprocher au maximum du débit de la parole et de ses inflexions. Sa fonction est, dans un opéra de permettre à l'action d'avancer. En effet, lors d'un air (ou aria), le déroulement dramatique s'interrompt et le temps réel du dialogue parlé n'est pas respecté. Une aria (air en italien, pluriel arie ou arias) désignait à l'origine, toute mélodie expressive, souvent (mais pas toujours) chantée. On utilise maintenant ce terme presque uniquement pour décrire un genre musical pour une voix, souvent avec l'accompagnement d'un orchestre. Le contexte le plus répandu pour une aria est probablement l'opéra.
21 J.-P. Sarrazac, L’Avenir du Drame, 130.
22 G. W. Freidrich Hegel, L’Esthétique, 3ème volume, 322.
23 J.-L. Nancy, Vox Clamans in Deserto, 4-17.
24 D. Cohen-Levinas, op. cit., 15.
25 J’emprunte, en le dévoyant quelque peu, ce concept à Danielle Cohen-Lévinas, op. cit., 41.