Charlotte Gould
PRISMES, Paris 3 - Sorbonne Nouvelle
Se pencher sur la question de la voix en art peut d’abord sembler une entreprise anecdotique, le second domaine, celui que l’on qualifie généralement de visuel, étant peu souvent animé d’une voix. Les pratiques contemporaines permettraient à cet égard l’introduction d’une nouveauté, l’œuvre qui parle, lorsqu’elle est vidéo, lorsque des artistes de plus en plus nombreux se font cinéastes (Steve McQueen, Sam Taylor-Wood) ou encore dans certains types d’installations. Or, nous allons voir que cette relation qui peut paraître antinomique, ou pire pour qui tente de la décrire, inexistante, se révèle en fait fondamentale, et ce, non pas purement dans le domaine contemporain, mais pour l’art depuis l’origine.
Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à l’art britannique, même si l’histoire de l’art dans son ensemble et un contexte contemporain internationalisé devront bien sûr être pris en considération. Certaines spécificités britanniques peuvent ainsi attirer notre attention et celle qui va introduire notre sujet est pour ainsi dire « parlante » en dépit de son silence effectif. Parmi les genres spécifiques à l’art britannique, on trouve en effet les Conversation Pieces, portraits de groupe informels, souvent familiaux, et de petit ou moyen format. The Cholmondeley Family (1732) de William Hogarth en est un des exemples paradigmatiques. Cette peinture de genre a, dès le dix-huitième siècle, singularisé l’art britannique et l’a démarqué de ses pendants continentaux. A la peinture d’histoire, ou à la mythologie, l’art britannique répondait par des scènes plus domestiques, révélatrices de préoccupations différentes des mécènes ou simples acheteurs du pays soucieux d’exposer scènes édifiantes ou représentations de leur domaine (jardin, chevaux et femme compris) au sein même de leur demeure. Le genre évoluera ainsi au dix-neuvième siècle vers la peinture narrative victorienne, peinture qui « raconte » une histoire chez William Holman Hunt ou William Powell Frith dont le Derby Day (1858) ou The Railway Station (1862) se lisent presque tels des livres, de gauche à droite. Convoqué à titre de témoin lors du fameux procès Ruskin contre Whistler, Frith s’était présenté comme « auteur » de ces tableaux, sur un mode presque littéraire ; ce qui ferait ici de sa voix de peintre une voix narrative. Or, ce que T.S. Eliot a appelé, au sujet de la poésie que l’on lit « dans sa tête », une « imagination auditive » peut alors y être à l’œuvre qui fera entendre des voix au spectateur.
En effet, ces voix de la peinture ne sont pas que des histoires narrées. Un chapitre de De la représentation de Louis Marin s’intitule « Aux marges de la peinture, voir la voix » et il y affirme ceci : « Donner à voir la voix ce serait l’étrange entreprise, et peut-être le comble de l’entreprise nommée représentation1. » On peut se demander quelle est cette voix qui serait si centrale à la peinture. Et l’on peut alors penser à ces représentations anciennes où des phylactères faisaient parler les personnages, principalement bibliques, de la peinture. S’ils ont disparu, ce n’est pas que la peinture s’est tue, c’est qu’ils ont été remplacés par une forme picturale de loquacité. La thèse de Stéphanie Katz soutenue en 2002 et intitulée La Représentation de la voix en peinture, figures de l’infigurable présente ainsi l’Annonciation des textes sacrés comme scène paradigmatique de la figure vocale. C’est cette représentation, thème privilégié de l’art chrétien, qui fonde, pour le monde occidental, les représentations à venir, et cette fondation se fait sur un mode vocal plutôt que purement visuel. Stéphanie Katz remarque ainsi : « Point paradoxal de la représentation par définition, la figure vocale de l’Annonciation dans laquelle toutes les visibilités à venir vont puiser leur légitimité, se révèle comme premier défi de l’image. »2 Si l’Annonciation est ce miracle de l’incarnation rendue possible par la voix, elle pose la voix comme étant à l’origine du visible et appelle, en art, la création d’une voix plastique, visible plutôt que lisible sur les phylactères : ne voit-on pas, dans de nombreuses Annonciations, Marie se détourner d’un livre pour prêter l’oreille à l’ange Gabriel ? Mais, figure même de ce qui échappe au regard, à la fois son et sens, la voix va creuser un écart, un trou, aux confins de sa double nature afin de se faire voir quand elle ne peut se faire entendre. Et cela, tout au long de l’histoire de la peinture pour servir d’angle mort définitoire, de marge où s’élabore l’image, où elle naît. Stéphanie Katz l’explique ainsi : « Véritable laboratoire de l’invisible, la voix est la zone d’ombre hors champs à travers laquelle s’élaborent les métamorphoses de l’image3. »
Mladen Dolar, dans son article « The Object Voice », souligne ce statut de la voix et la façon dont elle fonctionne en continuité avec l’image : « ultimately, we hear things because we cannot see everything. »4 Se dessine alors la figure enfantine et magique du Cheshire Cat d’Alice in Wonderland dont ne subsistent que le large sourire et la voix (de philosophe) alors que disparaît son corps : la voix en lieu et place de l’image.
Si les personnages de la peinture narrative britannique ou des Conversation pieces gardent le plus souvent la bouche close, nous avons vu que leur mutisme n’est pas celui du tableau qui les représente. Des tableaux plus contemporains où les bouches sont ouvertes confirment ce rôle fondateur de la voix pour l’image. En incarnant cette voix, certains artistes démontrent que son impossible représentation est aussi à la fois le comble de la représentation et ce qui fait avancer la représentation, ce qui guide ses expérimentations. Le Cri (1893) d’Edvard Munch montre cette bouche grande ouverte et le titre de l’œuvre renvoie à un son auquel nous n’avons pas accès. Slavoj Zizek a commenté ainsi ce fameux tableau dans Organs without Bodies : « The scream is silent, a bone stuck in the throat, a stoppage that cannot be vocalized and can express itself only in the guise of a silent visual distortion, curving the space around the screaming subject5. » Il signale bien une expression plastique de la voix dans la courbure des lignes qui entourent la figure centrale. On pourrait ajouter à cela les figures en arrière-plan qui semblent entendre ce cri, l’écoute étant, elle, représentable par la figuration, ou du moins la projetons-nous sur elle. Mais c’est la non-figuration qui nous intéresse ici, tout comme elle nous intéresse chez Francis Bacon dans sa série sur le Pape Innocent X, dont Head VI (1949) et Study after Velasquez, Portrait of Innocent X (1953), où un cri, et donc la voix, émane d’un trou que le noir (mélange de toutes les couleurs en peinture) creuse dans la toile. L’hégémonie du regard renaît ici grâce à cette voix muette en ce que cette béance de la toile renvoie à la nature picturale de l’œuvre, une œuvre qui subit l’influence (ou est-ce la concurrence) de la photographie et qui reproduit ses stries comme résultant d’une mauvaise fixation. Ce délitement pictural que produit le cri révèle une cécité de la peinture qui se fait alors loquace. Le fait que ce tableau soit l’hommage de Bacon au Portrait du Pape Innocent X (1650) de Diego Velasquez suggère en sus que la voix qui fait avancer la peinture est aussi la voix des conversations qu’entretiennent (parfois par-delà les siècles) les artistes entre eux.
La voix qui s’exprime dans le titre au discours direct Bonjour M. Courbet (Gustave Courbet, 1854) semble ne provenir d’aucun des protagonistes. Si c’est cette deuxième partie de son titre (la première est La Rencontre) que l’on retient surtout, c’est parce qu’elle suscite l’étonnement et l’interrogation : qui prononce donc cette salutation ? Personne dans cette représentation, si ce n’est l’artiste lui-même se saluant comme ambassadeur du réel dans son propre tableau (la réalité du lien qu’il scelle à cette époque avec son mécène Alfred Bruyas). La voix est encore une fois présentée plus que représentée dans ce dialogue que Peter Blake, dans un travail post-moderne de reprise, établit à la fois avec son prédécesseur Courbet et avec son contemporain Hockney dans The Meeting, Have a Nice Day Mr. Hockney (1983). Transposant la ruralité de Courbet sur le bitume de Venice Beach, Californie, Blake s’y représente lui-même, accompagné d’Howard Hodgkin et saluant David Hockney chez qui les deux britanniques séjournaient alors, invités à Los Angeles pendant l’année 1979. Nous entrons ici dans des petites scènes, des fictions confirmées par la voix qui s’exprime dans de tels titres. Or, la voix elle-même est déjà une sorte de fiction. Pour Zizek :
It is such a fictionalized partial object that also serves as the support of voice. In his advice to young composers, Richard Wagner wrote that, after elaborating the contours of the musical piece one wants to compose, one should erase everything and just focus one’s mind on a lone head floating freely in a dark void and wait for the moment when this white apparition starts to move its lips and sing. This music should be the germ of the work to be composed. Is this procedure not that of getting the partial object to sing? It is not a person (a subject)—the object itself should start to sing6.
Voilà chez Zizek la reprise de ce que Gilles Deleuze appelle « l’organe sans corps », une spectralité au service de la voix comme de la musique. Chez Zizek encore : « This notion of the partial object that starts to talk is also the site of forceful ideological investments, especially with regard to the way the male gaze endeavours to counter the fundamental hystericity (lie, lack of a firm position of enunciation) of the feminine speech. »7 Cette énonciation féminine qui n’est pas ancrée, Zizek la trouve en particulier chez Diderot, dans Les Bijoux indiscrets, où le vagin est un « instrument à corde et à vent », le sexe qui parle y est alors entendu littéralement. Cette figure du sexe qui parle est commune et l’on retrouve des vagins bavards dans les populaires Monologues du vagin (1996) d’Eve Ensler qui choisit pour la couverture d’une des éditions de sa pièce une bouche maquillée non pas horizontale, mais verticale, vagin-bouche ou bouche-vagin ? Les controverses qui ont entouré la pièce et les débats autour de sa validité féministe ont ainsi tourné autour d’une question posée par son titre, celle de savoir qui parle, femme ou vagin ? Une division sexuelle place en tout cas la voix du côté féminin au même titre que la musique. De 1649 à 1660 les puritains d’Oliver Cromwell firent ainsi interdire la musique dans les églises anglicanes et détruire les orgues (organs). L’iconoclasme réformiste avait déjà fait passer à la chaux des statues autrefois colorées (la couleur aussi est du côté féminin), couleurs qui avaient jusqu’alors eu pour fonction de « faire parler » l’art religieux aux croyants8. S’établit alors un lien entre couleur et voix : en effet la couleur, souvent victime des attaques des chromophobes, a parfois été dénigrée parce que jugée indicible.
Beaucoup d’images contemporaines sont sous-tendues par un son ou une voix. Etabli à Londres, Christian Marclay relie dans son travail cinéma, musique, vidéo et photographie. Artiste contemporain, il est un des pionniers de la manipulation d’un ensemble de tourne-disques, précédant ainsi les disc-jockeys. Ses assemblages de pochettes de disques qui créent des images nouvelles et frappantes ont influencé la culture populaire et son exposition récente à la galerie Art et Essai de l’université Rennes 2 (« Snap! ») se concentrait sur sa pratique photographique et proposait une série de clichés, muets donc, mais renvoyant à la sphère musicale, notes de musique, graffiti, onomatopées, hygiaphones, et bien sûr, ces vinyles qui sont au cœur de son art. Cornelia Parker créa en 1996 Negatives of Sound, vinyles râpés méticuleusement et compressés entre des plaques de verre, ainsi que Pornographic Drawings, piles de vidéos pornographiques contrefaites saisies par les douanes que l’artiste a dissoutes en encre noire avant d’utiliser celle-ci pour créer des symétries évocatrices des tests de Rorschach. L’œuvre de Tacita Dean intitulée Trying to Find the Spiral Jetty (1997) est en fait un enregistrement audio de sa quête malheureuse pour trouver l’œuvre mythique et difficilement accessible de Robert Smithson. Dans ces exemples, la voix se fait tri-dimensionnelle, elle devient à la fois temps et espace.
Trois expositions relativement récentes ont mis en avant la relation entre art et son ou art et voix : Voice Over: Sound and Vision in Current Art au South Bank Centre de Londres en 1998 ; With Hidden Noise: Sculpture, Video and Ventriloquism à Leeds en 2004 (une allusion à une œuvre de Duchamp) et Voice & Void à Vienne en 2007.9 A chaque fois, il s’agissait d’évoquer la sculpture animée d’une voix. Fut ainsi présentée Box With Sound of its Own Making (1961) de Robert Morris, œuvre qui émet les bruits enregistrés lors de sa propre fabrication. Le travail d’un autre Américain, Tony Oursler, s’imposa également aux commissaires d’exposition. Ses sculptures, souvent des poupées dans des environnements domestiques, animées par une image vidéo et discutant ou s’adressant aux spectateurs sur un mode souvent inquiétant, sont des sculptures dans lesquelles une voix est projetée. Ceci permet de définir le travail d’installation d’Oursler comme sculpture ventriloque. La ventriloquie évoquée dans l’un de ces titres d’exposition apparaît d’autant plus facilement que le spectacle de ventriloque est associé à la naissance de la télévision en Grande-Bretagne dont les premières images furent celles de pantins de ventriloques et plus spécifiquement le Stooky Bill de John Logie Baird dans les années dix-neuf-cent-vingt. La télévision, modèle pour le travail artistique de la vidéo, ne suggère-t-elle pas en effet la fascination que peut exercer l’association de l’image et du son ?
Comme chez Blake ou Courbet, la série de photographies de Gillian Wearing intitulée Signs That Say What You Want Them to Say, not Signs that Say What Someone Else Wants you to Say et réalisée entre 1992 et 1993 s’appuie sur un titre qui renvoie à la voix, dans ce cas-ci une multiplicité des voix de la rue londonienne. Dans Signs…, des gens accostés dans les rues de Londres présentent à l’appareil photo de Wearing des feuilles sur lesquelles ils ont inscrit leurs pensées du moment. La photographie la plus connue de cette série représente un parfait Golden Boy probablement sollicité en pleine City qui, de manière à la fois surprenante et prémonitoire, tient une affichette sur laquelle il a écrit « I’m desperate ». Pour ces personnages aphones, il y a matérialisation de la voix. Les documents semblent traversés par ces feuilles de papier portant l’inscription qui devient leur titre dans la série. Elles font de la photographie une image, un véritable tableau, mais viennent aussi la nier, se présentant comme des morceaux de papier photographique non exposé. A chaque fois, et en dépit du naturalisme de ces compositions, c’est le support qui pose question plutôt que le constat social. Les photos transpercées par ce qui est leur contraire (l’absence d’impression sur un document blanc) sont niées dans leur fonction et subissent un transfert typologique. Le travail de Rodrigo Oliveira à partir de celui de Wearing, The Gap Between Landscape and Portrait (After Wearing) (2006) éclaire la question de la voix dans le travail de la première sur le mode de la conversation engagée avec elle. Le film non-exposé chez Wearing est ici exposé par sa propre image et questionne le format photographique (portrait ou paysage) en le mettant en abyme. La place de la voix est bien ici celle de l’interrogation du support.
60 Minutes Silence (1996), autre œuvre majeure de Wearing, propose une transformation de la photographie en sculpture grâce à la durée, une longue pose des personnages plus généralement associée à la peinture. Cette pose picturale, sa durée, sont d’ailleurs à l’origine du remplacement des policiers par des acteurs. C’est alors, au même titre que l’immobilité (relative car le spectateur patient verra quelques policiers vaciller brièvement), le silence, l’absence de voix qui permet la transvaluation entre film et peinture dans une approche contemporaine caractéristique de ce que Rosalind Krauss appelle « the post-medium era », ère de l’indifférentiation du support.
Dans d’autres travaux, Wearing utilise masques, doublage et voix-off pour questionner la notion d’identité et de confession, et ce sont les échanges de voix qui font œuvres. 2 into 1 (1997) organise l’échange des voix de deux adolescents avec celle de leur mère alors que chacun évoque ses relations avec l’autre génération. Le playback parfaitement doublé ne réduit pas le fossé qui les sépare mais rend le récit de leurs difficultés, et parfois de leur cruauté, d’autant plus poignant. L’adulte parlant avec une voix d’enfant et l’enfant avec une voix d’adulte est aussi l’un des ressorts de l’étrangeté qui parcourt son œuvre. La série Confess all on Video. Don’t Worry You Will Be in Disguise. Intrigued? Call Gillian (1994) est, comme l’indique son titre, composée de séquences où des gens masqués confessent ce dont ils ont le plus honte, les témoignages allant du futile au tragique. Ici, des voix qui auraient suffi à témoigner sont incarnées, mais ce sont des non-visages qui les portent, masques plastiques parfois ridicules sur lesquels les lèvres ne bougent pas.
La voix peut aussi se faire transmetteur de la signification artistique. Elle est en art à la fois le sens et son support, la modalité de sa transmission. L’Ecossais Douglas Gordon a parfois utilisé le son seul, comme dans son installation au titre particulièrement adapté à notre sujet Something Between my Mouth and Your Ear (1994), pièce sonore qui réunit les principales chansons du hit parade de 1966, année où Gordon se trouvait dans le ventre de sa mère et a pu percevoir ces tubes. Dans son ouvrage Tubes10, Peter Szendy analyse d’ailleurs cette parole à la fois personnelle et universelle qu’est le tube, chanson qui ne parle que d’elle-même, que de cette voix intérieure qu’elle tend à devenir du fait même de son efficacité, quand, obsédante, elle se fait vers d’oreille (« Parole, parole, parole », « Can’t Get You Out of my Head », etc.). Dans Through a Looking Glass (2000), Gordon isole la scène la plus célèbre de Taxi Driver (1976) et fait répéter à Robert De Niro, de manière décalée et sur deux écrans se faisant face, la question « You talking to me? », voix qui finit par se répondre après avoir interpellé le spectateur. Gordon travaille beaucoup à partir d’un matériau cinématographique — 24 Hour Psycho (2000) est probablement son œuvre la plus connue, étalement de la projection du film d’Hitchcock sur une journée entière — et ce domaine est riche dans la manière dont il utilise la voix. Mais nous ne ferons que renvoyer ici au travail fondateur de Michel Chion sur la voix au cinéma et ses analyses du rideau derrière lequel, dans le Magicien d’Oz (1939), dans Singing in the Rain (1952) ou encore dans Mulholland Drive (2001), se cache un locuteur inattendu, et où la révélation de la source de la voix est un choc. Le fait que dans le travail filmique, image et son sont enregistrés séparément, contrairement à la vidéo pour laquelle ils sont enregistrés ensemble, confirme par une spécificité technique cette trame classique du cinéma.
Ceci n’empêche pas Zizek, dans On Belief, d’appliquer cette séparation centrale et signifiante à toutes les voix, incluant le hors-cinéma :
What we have to renounce is thus the commonplace notion of a primordial, fully constituted reality in which sight and sound harmoniously complement each other: an unbridgeable gap separates forever a human body from "its" voice. The voice displays a spectral autonomy, it never quite belongs to the body we see, so that even when we see a living person talking, there is always a minimum of ventriloquism at work: it is as if the speaker’s own voice hollows him out and in a sense speaks “by itself”, through him11.
La ventriloquie que nous venons d’évoquer peut servir de métaphore dans l’analyse du rapport entre artiste et œuvre, en tant que perçus par un spectateur. Etre ventriloque c’est parler de telle sorte que la voix semble provenir d’une source autre. L’artiste projetterait ainsi sa voix dans l’objet artistique. Dans Art and Ventriloquism, David Goldblatt utilise la notion d’ecstasis, au sens d’être en dehors de soi-même, et insiste sur le fait que le ventriloque s’efface et fait semblant d’écouter sa marionnette pendant qu’il parle sans bouger les lèvres. L’exemple le plus fameux est celui d’Edgar Bergen (1903-1978) et Charlie McCarthy (qui connurent leurs plus belles années à la radio !). La ventriloquie repose sur ce présupposé qu’il s’agit d’une illusion sans tromperie, les spectateurs savent qui parle en réalité (le ventre de Bergen, ventri-loqui). La marionnette est alors un piège pour l’œil, au même titre que les bouches qui s’animent sur un écran de cinéma alors que le son vient des côtés de l’écran. La philosophie de la vision s’est beaucoup penchée sur ce phénomène qui nous fait croire si facilement à cette illusion et donc à cette façon que nous avons de faire fonctionner ensemble le visible et l’auditif (même s’il existe également une ventriloquie à distance dans laquelle la voix du ventriloque est différente car projetée, mais où intervient surtout une mise-en-scène et un travail de regards). La théorie artistique de Goldblatt, appuyée sur une telle métaphore, permet à l’auteur de se dégager de l’opposition traditionnelle entre intention et interprétation et d’établir un nouveau mode de conversation entre artiste, œuvre et spectateur. C’est la manière dont les œuvres nous parlent (ne demande-t-on pas : « cela te parle-t-il ? ») qui se trouve éclairée d’une manière nouvelle : l’œuvre est cet objet inanimé que son spectateur met en branle, et la voix avec laquelle elle nous parle est la nôtre.
On rencontre dans l’histoire de l’art des ventriloques représentés. En 1990, Jeff Wall photographie A Ventriloquist at a Birthday Party in October 1947, image nostalgique des divertissements d’autrefois, mais également étrange, comme abordée du point de vue inquiet des enfants qui assistent, sidérés, au spectacle. Paul Klee, André Breton, Asta Gröting, Philippe Parreno ont représenté ou fait intervenir des ventriloques. Cela représente bien sûr une occurrence classique de culture populaire représentée par une culture savante, mais peut-être aussi l’allégeance à, ou une reconnaissance de, ce que l’art doit à la ventriloquie, ne serait-ce qu’en termes d’éclairage. Le thème controversé de la voix et de la ventriloquie, surtout pour les féministes et certains déconstructionnistes qui l’ont associée à la doxa, prend pourtant chez Goldblatt la forme d’un paradigme pour aider à une lecture non dogmatique de l’art.
Le ventriloque fait partie du spectacle et il s’agit de prétendre qu’il y a conversation, mais le ventriloque se parle à lui-même. Le format classique de la dispute ou de la moquerie vis-à-vis du ventriloque va à la fois renforcer l’illusion et créer l’humour car cette illusion n’est pas complète (en effet, une illusion parfaite rendrait caduc le spectacle dans lequel les spectateurs compatiraient trop fortement avec le ventriloque insulté). Il y a oscillation entre les deux à la manière dont Rauschenberg déclarait « Painting relates to both art and life [...] (I try to work in that gap between the two)12 », ni complètement dans la vie, ni complètement ailleurs. Mais Goldblatt renvoie aussi à Martin Heidegger et à sa conférence de 1931 « L’Origine de l’œuvre d’art », où ladite origine de l’œuvre est l’artiste, mais aussi où l’origine de l’artiste est l’œuvre d’art. L’œuvre d’art est alors un substitut de l’artiste, elle est presque l’artiste et parle en son nom. C’est ainsi que Goldblatt voit le work-in-progress comme un dialogue qui s’engage entre œuvre (un objet inanimé faut-il le rappeler) et artiste. Mais si l’on demande « que me dit cette œuvre, est-ce qu’elle me parle ? », on ne peut avoir de réponse complète si l’on ne prend en compte que la voix de l’artiste, comme si on ne prenait en compte que ce que dit Bergen dans le spectacle de ventriloquie, sans prendre en compte Charlie. Voilà alors deux positions, l’artiste par rapport à l’œuvre et le spectateur par rapport à l’œuvre, qui reflètent la triangulation marionnette-ventriloque-spectateur.
Goldblatt cite Nietzsche qui évoque un phénomène qui ressemble bien à une ventriloquie de la pratique artistique : « At bottom, the aesthetic phenomenon is quite simple: all one needs in order to be a poet is […] to live surrounded by hosts of spirits. To be a dramatist all one needs is the urge to transform oneself and speak out of strange bodies and souls13. » Mais on peut aussi considérer l’artiste comme le réceptacle d’autres voix, ce qui n’en fait pas nécessairement le meilleur interprète de ses œuvres. Chez Nietzsche encore, dans Le Gai savoir (1882), cette solitude nécessaire de l’artiste ou du philosophe (souvent comparés, la philosophie étant une forme d’invention artistique), est une situation idéale qui lui permet de se parler à lui-même et d’inventer, comme le ventriloque, de nouvelles voix. Une fois finie, pour Nietzsche, l’œuvre d’art se retourne contre son auteur, comme la marionnette contre celui qui l’anime et qu’elle se plaît à moquer. Souvent, elle dit des choses que le ventriloque ne dirait jamais et à propos desquelles il fait mine de s’offusquer. Cela correspondrait en fait à une vision anthropomorphique du monde : ce que recherche le philosophe n’est alors pas la vérité, mais la transformation du monde en homme, et donc en être loquace (quand pour une plante, au contraire, tout le monde est plante).
Les projections entreprises par Marcel Duchamp de titres comme In Advance of the Broken Arm (1915) sur des objets du quotidien donnent à ces derniers des sens nouveaux en fonction de la manière vocale dont ils sont exprimés : non-sens, ambiguïté, ironie, humour, etc. Lorsque, dans son article Ceci n’est pas une pipe : Sur Magritte (1973), Michel Foucault se penche sur le tableau de René Magritte La Trahison des images (1929), il s’emploie quant à lui à entendre ce que dit le tableau ; il s’attache alors au processus de l’effacement du ventriloque.
Mais en dehors de toutes ces fonctions définitoires facilitées par l’image du ventriloque, Goldblatt suggère également un pendant négatif à ce mouvement d’extraction de soi-même. Si le ventriloque continue la discussion, mais en employant la voix de la marionnette, il y a alors auto-plagiat, c’est-à-dire un recyclage par l’artiste de sa propre voix, quelque chose qui est parfois appelé style (mais qui ne propose pas de progrès ou d’avancée esthétique). Ne reproche-t-on pas à certains de profiter d’un statut d’artiste qui a déjà expiré ? La question se pose également aujourd’hui au sujet de certains artistes pratiquant le branding, travail répétitif d’épuisement de signes « signés ». Damien Hirst, artiste de la série (voire de la série de séries avec ses dot paintings) revendique en tout cas la transformation de son nom en marque : son visage et son nom supplantent ainsi ses œuvres, mais ceci afin de mettre en lumière le dispositif artistique actuel et la question du style comme négation de la voix.
Jasper Johns a créé en 1983 Ventriloquist, diptyque qui s’inscrit dans sa Bathtub Series, qui elle-même fait suite à sa série Voice de la fin des années soixante. On trouve dans la somme de ses écrits et entretiens collectés par Kirk Varnedoe cette citation : « Painting can be a conversation with oneself and, at the same time, it can be a conversation with other paintings. What one does triggers thoughts of what others have done or might do14. » Il fait alors référence ici à la fois à la voix de la vie et du quotidien, mais aussi à la lithographie de Barnett Newman de 1961, Untitled, citée picturalement dans son propre tableau. Ce genre de conversations permettraient donc de dire les choses de manière détournée en faisant passer la voix par un autre objet que soi, par une marionnette dans le cas du ventriloque. L’identité double du ventriloque, à la fois l’homme et sa marionnette, la voix effacée et la voix projetée, offre un parallèle éloquent à cette position ambiguë de l’artiste. Les gonds peints en trompe-l’œil au centre du tableau (encore un travail d’illusion) en font un diptyque qui renvoie à cette dualité (ils furent inspirés à Johns par le Myself Torn to Pieces de Duchamp). Cette dualité offre un dépassement de la singularité et une oscillation de l’identité qui n’est pas une et entière mais projetée et qui différencie la voix quotidienne de la voix artistique.
Dans une série de dessins humoristiques parus sur la période 1946-1947 dans le magazine P.M., Ad Reinhardt proposait une lecture politique de la réception critique de l’art moderne, parodiant à cet effet les simplifications auxquelles l’art est soumis dans les médias de masse. Son dessin le plus connu se compose de deux vignettes. Un homme s’esclaffe tout d’abord à la vue d’un tableau abstrait : « Ha ha. What does this represent? » Une incompréhension à laquelle le tableau répond, furieux, par une autre question : « What do you represent? » Reinhardt donne alors à l’art, grâce à une bulle de dessin-animé, une voix pour se défendre et pour se faire objet politique tout en préservant son autonomie.
La question de la voix est au cœur de la question de l’appréhension des œuvres ; elle réaffirme qu’on ne parle pas simplement pour les œuvres ou sur elles, mais avec elles. Centrale pour identifier leur origine qui n’est jamais strictement nationale, elle guide également les explorations qui annoncent leur devenir, explorations qui prennent bien souvent la forme de conversations.
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1 L. Marin, De la représentation, 330.
2 S. Katz, La Représentation de la voix en peinture : figures de l’infigurable, 89.
3 Ibid, 382.
4 M. Dolar, « The Object Voice », 93.
5 S. Zizek, Organs Without Bodies: Deleuze and Consequences, 169.
6 Ibid., 170.
7 Ibid.
8 Voir à ce sujet J Lichtenstein, La Couleur éloquente.
9 M. Archer, Voice Over: Sound and Vision in Current Art. S. Feeke et J. Wood. With Hidden Noise: Sculpture, Video and Ventriloquism. T. Trummer dir. Voice & Void.
10 P. Szendy, Tubes : la philosophie dans le Juke-Box.
11 S. Zizek. On Belief, 57.
12 R. Rauschenberg, « Untitled Statement », D.C. Miller, ed., Sixteen Americans, 58.
13 F. Nietzsche, The Birth of Tragedy, 55-5. (Cité par D Goldblatt).
14 J. Johns, Writings, Sketchbook Notes, Interviews, 233.