Chantal Delourme
Paris Ouest nanterre
Are not our lives too short for that full utterance which through all our stammerings is of course our only and abiding intention1?
A la fin du Chapitre IV, moment structurel clé puisqu’il marque le passage d’une narration omnisciente à la prise en charge du récit par la voix de Marlow, le personnage-narrateur de Marlow est introduit en ces termes : « And later on, many times, in distant parts of the world, Marlow showed himself willing to remember Jim, to remember him at length, in detail and audibly » (24). « To remember... audibly » : je voudrais faire entendre dans l’adverbe l’ambiguïté de la modalisation qui porte à la fois sur la qualité orale du récit de Marlow qui détermine la deuxième grande unité structurelle du roman, mais aussi sur l’importance de la voix comme matériau mémoriel, empreinte plutôt qu’objet, convoqué par l’anamnèse. C’est à dire que je voudrais prendre en compte la part que joue la voix dans la diégèse, la façon dont elle s’écrit, s’objective, se construit à travers l’énoncé narratif. Ce faisant, je me détournerai d’une part des approches narratologiques de la voix comme inscription de l’instance sujet et d’autre part — en tout cas dans un premier temps — de celles qui ont traité la question de l’oralité ou de la voix sous le seul angle de son articulation à l’écrit, le plus souvent dans une approche derridienne2. Non pas pour revenir à un phonocentrisme naïf mais pour interroger la part de la voix dans un roman qui ne cesse d’en mettre en scène les accents et les pouvoirs.
Quant à l’horizon de cette étude, je l’esquisserai par deux citations formulées dans les deux cas comme des questions qui ouvrent un certain champ épistémologique du 20e siècle à un nouveau paradigme : l’une empruntée au champ de la psychanalyse par le biais de Paul- Laurent Assoun, lequel fait « du geste capital de l’abandon de l’hypnose », avec Charcot, pour « the talking cure », avec Freud, un passage « des puissances du regard » au « pouvoir de la voix3 ». L’autre formulée dans le champ de la philosophie par Philippe Lacoue-Labarthe dans son chapitre « l’Echo du sujet » : il y poursuit une « question », celle de la compulsion autobiographique et de la hantise musicale et fait de celle-ci un moyen de mettre en cause le dispositif privilégié de la théorie du sujet à savoir son « instrument qui de Platon à Lacan, est un instrument spéculaire4 ». Son essai interroge en effet les croisements entre le reflet et la résonance et ce qui pourrait se tramer entre l’écho de la voix et une identité pré-spéculaire. Avec Conrad, au moment où le roman vient sonder la scène de la subjectivité qui supplante celle du personnage-héros et l’ouvrir à tous ses éclats ainsi qu’au rapport à autrui, ce choix en passe par une fascination pour le pouvoir de la voix. L’écriture du roman semble alors anticiper ce changement de paradigme5. Il y aurait chez lui coïncidence entre la voix, son interrogation sur l’homme au milieu de ses semblables et les enjeux interprétatifs de l’écriture fictionnelle.
Il y a alors dans ma démarche le choix d’un paradoxe à venir interroger Lord Jim, qui a été célébré pour ses liens avec une esthétique impressionniste, pour le placer sous le sceau de la voix. Ou bien peut-être faudrait-il revenir sur la première partie de la citation célèbre de la préface de The Nigger of the Narcissus et s’attarder sur « to make you hear » : « My task which I am trying to achieve is, by power of the written word, to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see6. »
En effet, tout nous y invite, ne serait-ce que parce que le monde de la mer chez Conrad est un monde sonore : ordres criés, coups sourds qui viennent ébranler le navire, c’est par la voix, le son que se guide le bateau ou qu’il s’éveille au péril. Parce que le monde des ports, des hôtels, de la justice sont des théâtres de voix, de rumeurs, de vociférations, des partitions sonores animées par les rapports dialectiques entre voix et silence. Parce que de nombreuses scènes du roman se passent la nuit, que ce soit le naufrage, les combats dans Patusan, les trahisons, et oscillent entre cacophonie et aphonie : les personnages se guident, s’identifient, lisent leur monde par le biais des voix dont est souvent dramatisée la structure d’appel7. Parce que la narration s’alimente, se construit selon la régie des voix. Si bien que la voix porte le récit tout entier, à travers les différentes façons dont elle s’articule à « ce qui arrive », à l’accident. Lorsque les paradigmes de la diégèse et les traits formels du roman ont ainsi tous trait à la voix, cela laisse entendre la part que joue celle-ci dans le désir dont se soutient l’écriture.
La première mention de la voix dans sa dimension phénoménale et corporelle (« his voice was deep, loud » 7) apparaît dans le portrait inaugural de Jim : on pourrait y reconnaître la fonction indiciaire de la voix propre au roman réaliste. La voix dénote le personnage, atteste de son ipséité par le biais de son pouvoir identificateur : mieux que tout autre indice, elle semble porter tout entière et à elle seule la dimension de l’être. On trouve une convocation de cet être subsumé par la voix chaque fois que Marlow dit « his voice spoke », « his voice fell », écho à la formule illusoire de Valéry « la voix, c’est moi », mais sous une forme radicalement différente puisque chez Conrad, c’est la présence et le pouvoir de l’autre, quand ils prennent les traits de Jim, se traduisent par la voix. On rencontrera ce facteur d’identification inaugurale de l’autre chaque fois qu’un personnage naît au monde du livre : Stein est défini par « his quiet and humorous voice », Blake par « an abusive and strained voice » (115)8. Mais il se dit déjà plus : la voix et l’énoncé sont alors soudés l’un à l’autre, le dit, inséparable du dire (« an abusive voice », « a humorous voice »), s’incarne à travers la voix. Le récit de Marlowe résiste à la coupe qui pourrait s’opérer là, à l’entame entre la voix et le dit et dit tout au contraire l’adhérence de la voix à la phrase. D’autre part, les voix sont souvent rapportées à un lieu, mais au point que le rapport s’inverse et qu’un lieu se définit à sa façon d’être habité par une voix, de s’instancier comme habitus acoustique dont l’écho se transporte jusqu’au présent de narration de Marlowe. Ainsi les bureaux de Egström Blake sont-ils habités par la voix de la jérémiade qui devient la structure d’emprise du lieu : « an abusive, strained voice […], a sort of scathing and plaintive fury. The sound of that everlasting scolding was part of the place like the other fixture » (115). Il apparaît déjà que le lien entre récit et voix va au-delà des fonctions mimétiques indiciaire et expressive et que si tel est le cas, c’est parce que la voix n’est pas un prédicat du personnage ou d’un lieu mais bien plutôt la dimension essentielle de l’expérience comme rapport à l’autre : Conrad ne l’écrit pas comme la Voix toujours déjà perdue, ou plutôt c’est comme si cette perte était convertie en lien à un personnage, à un lieu, ce qui l’habite au point d’en définir l’être. Ce qui s’écrit alors par le biais de cette essentialisation imaginarisée, c’est le pouvoir de résonance de la voix. Comme si à ne pas être perdue mais à ne pas pouvoir ne pas l’être, l’adhérence de/à la Voix ne cessait de se dire.
Deux scènes dans le premier tiers du roman vont en déterminer l’enjeu : celle de la justice (Jim doit répondre de son manquement à son devoir face à des juges) et une scène d’hospitalité où s’articule un rapport énigmatique entre écrit et la voix absente au cœur d’un silence tourmenté.
Si la structure entière du roman semble se rapporter à la question de la voix, c’est parce que le personnage de Marlow intervient à un moment précis, celui où la part de la voix se construit dans une scène agonistique qui oppose deux modes d’énonciation : le logos tel qu’il s’énonce dans la scène juridique où Jim est jugé pour son manquement au code de conduite du marin et l’énonciation de Jim, voix accidentée, traversée de sautes intonatives, trouée de silences et de saccades, affectée par un bégaiement. Plusieurs travaux ont déjà observé que le conflit se jouait au niveau de deux régimes de phrase, deux univers de phrase qui ne trouvaient pas à s’articuler, faisant état alors de ce que François Lyotard appelle un « différend » : « le tort vient de ce que le dommage ne s’exprime pas dans le langage commun du tribunal et que cela donne naissance à un différend9 ». Mon étude s’inscrit dans le sillage de ces lectures10 mais je voudrais montrer comment la question de la voix ou de son absence s’y articule. Marlow intervient dans le récit au moment où non seulement un tort n’arrive pas à s’articuler mais plus encore où un tort est fait à la voix : celle-ci devrait tout entière se subsumer dans l’énoncé, effacer ce qui se joue dans ses sautes et ses cassures.
Dans la scène de justice11 en effet, la partition vocale et auditive se distribue selon un mode singulier. La parole des juges y est parole sans voix, énonciation désincarnée, décorporéisée12. De même que le front du magistrat est de marbre, sa voix est égale, confondue aux unités distinctes des mots, et à la soudure de la phrase et du logos, de la « phraséologie » : logos déshabité, détimbré, elle glisse vers le machinique, se voit dotée de cette pure extériorité que peut avoir le son ou le bruit simplement entendu, dépourvu pour l’oreille de Marlow de sens et de résonance13. La loi, manifestée dans ses dimensions épistémique, politique et juridique par la scène, y est davantage réduite à la fonction d’un code. Enoncé sans énonciation, entendue et observée mais non écoutée, elle est dramatisée comme une parole sans voix : instanciée par un logos indifférent, elle n’ouvre sur la différence d’aucune autre scène, ne construit aucune altérité ni celle du rapport à autrui, ni celle du rapport à soi. Elle requiert un mode d’enchaînement des questions et des réponses visant à combler les lacunes et à restituer une prédication pleine, un logos où toute la lumière serait faite par le biais d’une phrase complète, selon un principe de succession réglé entre le fait, l’énoncé qui en fait le récit, et le jugement qui en décide. Phrase qui restituerait le code de conduite de la mer que Marlow figure comme une phrase continue, non accidentée14. Même la structure du dialogue et son montage pragmatique n’y sont qu’instrumentaux puisqu’ils sont tout entiers subsumés dans l’équation a priori entre factuel et vrai. Le Fait, La Raison, la Vérité en sont à la fois le destinateur et le destinataire, contribuant ainsi au montage d’un savoir doxique et à la façon dont la communauté s’y conforte. Elle ne peut faire place aux pauses, aux accidents de la voix, au parasitage corporel du bégaiement qui hystérise le saut du jeune Jim, à l’écho d’un gémissement entendu ou des cris redoutés (« the things he could not tell the court » 55). Le régime de discours propre à la scène de justice est présenté comme une parole sourde figurée par l’image d’un marteau qui cogne une boîte de fer : « The examination of the only man able and willing to face it was beating futilely round the well-known fact, and the play of questions upon it was as instructive as the tapping with a hammer on an iron box, were the object to find out what’s inside » (38). L’image de ce marteau martelant l’espace d’un secret ou d’une réserve plutôt qu’il n’y donne accès est l’opposé du corps résonant et du régime de l’écoute : le récit à la fois disqualifie l’instance de la loi et réitère le différend qui l’oppose à la scène de la subjectivité, et partant sans nul doute au discours littéraire. Le code de la justice y est représenté comme ne visant qu’à l’application de la loi, « to come down upon the consequences » (35), signale un arbitraire maquillé par une mise en scène qui, comme telle, trahit la scène de justice si celle-ci ainsi que le suggère Derrida doit toujours être scène où s’interrogent les critères du jugement plutôt que ne s’y appliquent mécaniquement les peines : « on ne peut commencer par la question “qu’est-ce que juger ?”, dès lors qu’il faut commencer, sans savoir, sans assurance sans préjugé, par la question “comment juger ?”, l’absence de critère est la loi. Si les critères étaient simplement disponibles, si la loi était présente là devant nous, il n’y aurait pas de jugement15. »
La voix accidentée, qui dans le roman met en crise les critères de jugement, n’y a pas son lieu, son effacement est censé concourir à la construction d’un logos monologique alors même que le narrateur dénonce ironiquement la possibilité de transformer les échos que la voix a incorporés en régime de phrase cognitive : « he could have reproduced the moaning of the engineer for the better information of these men who wanted facts » (23). La parole sans voix se doit de proposer des réponses qui à la fois servent un but et sont insignifiantes comme si là où le logos ne répondait pas de la voix, et de son incarnation, il ne pouvait y avoir de sens que sous la forme de la répétition d’une phrase attendue. S’éclipsent alors à la fois le sens de l’être et celui de l’être en commun. Le logos entretient un dire tout en le tuant, le menant à son extinction et insinue l’oeuvre de mort dans l’organe de la voix : la bouche n’est que sensation de poussière ou d’eau de mer, deux images qui sensorialisent la mort et disent l’ambiguïté de l’élément marin16. L’instance de la loi, représentée en ces pages sous son jour le plus fonctionnaliste est ainsi évidée, mortifère, force de sanction dramatisée comme un mourir à la voix mais non de convocation.
On voit l’importance de la voix du narrateur qui ne se réduit pas à un dispositif textuel. Si ainsi qu’il a été suggéré17, Marlow peut assumer la position de « témoin » par qui le différend trouve à s’articuler, ce n’est pas du seul fait de son statut de narrateur mais par la médiation orale de son récit. Cette médiation orale est plus qu’une simple médiation : elle est une mise en résonance du récit dont la parole, l’esprit et le corps de Marlow se font le lieu ou le médium tant dans la réception du récit de Jim que dans le propre récit de Marlow à ses auditeurs. Le récit s’élabore par la voix elle-même souvent accidentée du narrateur, non pas en mimétisme ventriloque mais en écho, en champ de réverbération de la voix de Jim. Entre la voix et l’écoute se jouent de très nombreuses transactions, car les questions de Marlow relèvent plus souvent d’un donner à entendre que d’un dire, d’un écho qui ouvre une aire de résonance aux mots de Jim. Tantôt l’écoute de Marlow est l’occasion d’un entendre se dire pour Jim qui relance sa propre voix ou qu’il ignore lorsqu’elle le pousse dans ses retranchements; tantôt la voix de Marlow articule des segments de phrase sur les silences de Jim, le plus souvent par une langue figurale, ou bien elle interroge son propre désir celui de son écoute, de son récit. Tantôt la phrase de Marlow se suspend et laisse résonner une aire d’écoute qu’aucune parole ne prend en charge. Non seulement le récit de la voix est toujours celui d’une écoute mais la voix est ainsi toujours écrite à deux voix qui sont modulées par les accidents de l’une l’autre, indéfiniment affectées l’une par l’autre, tissée à la trame de l’intersubjectivité. Non pas seulement le mode de l’aliénation mais sur celui d’une énonciation hospitalière qui ne cessera de donner à entendre ses propres investissements imaginaires. Il n’y aura ainsi jamais de terme au différend, ni au témoignage qui l’articule. Celui-ci ouvrira la question du jugement et de la connaissance de soi autant que d’autrui à « a dispute impossible of decision if one had to be fair to all the phantoms in possession » (59). L’intrigue ne cesse de se développer depuis le dialogue des voix, des différentes valeurs de la scène qu’elles instaurent plus que des énoncés. L’énoncé de ce fait bascule pleinement du côté de l’énonciation et de son écoute : l’enjeu de l’énoncé dans la diégèse, c’est l’événement de son énonciation vocale.
Or il est une autre scène, qui me semble représenter comme le double inversé de celle où se joue le différend entre deux régimes de phrase. Double inversé en ce que tout d’abord, il ne s’agit pas de voix mais de silence. C’est comme si le silence qui se donnait à entendre dans chacun des sauts heurtés de la voix de Jim se déployait ici dans une unité narrative, faisant passer le saut compressé du bégaiement de l’unité du mot à celui d’une unité du récit. La scène, objet du chapitre XV, se déroule après le procès : Marlow part à la recherche de Jim et le ramène dans sa chambre d’hôtel. Jim ne prononce pas un mot de cette scène mais son silence est intensément écouté par Marlow qui s’active à écrire des lettres. Le silence n’y est pas une absence de voix mais bien plutôt le théâtre silencieux d’un corps affecté, « phrase affect », dirait Lyotard, faite corps : les signes de ce corps expressif sont indices de ce qui se dérobe et s’agite au plus secret. Signes infimes à la fois visibles ou audibles et pourtant muets, « sounds » d’un pur pâtir dont l’exprimé reste encrypté : « those who have kept vigil by a sickbed have heard such sounds in the stillness of the night watches, sounds rung from a racked body, from a weary soul » (105). Le corps est rivé au silence de l’affect et peut-être à l’abîme de la mort, ainsi que les impressions de Marlow le donnent à entendre. Les mots « vigil », « night watches » suggèrent que l’écoute veille, se fait pure résonance, sans attente, sans jugement, ne se détourne pas devant la nuit du sens qui se loge dans le corps-pathos.
En effet, menant Jim à sa chambre (« I steered him into my bedroom »), Marlow est d’abord le capitaine mais ensuite simplement le veilleur de ce pur pâtir. Il ne se place pas sous la loi de ce silence mais s’en fait l’hôte, y expose son écoute tendue, tourmentée, y prête sa propre résonance. Il donne lieu, par cette chambre, à ce qui ne se parle pas : à la coupure d’avec la communauté qu’opère la sanction de la défaillance, à la béance de l’identité, à la fascination/terreur pour l’abîme. Il donne lieu à un silence qui n’est pas adressé, Jim n’adresse pas son silence à Marlow pas plus qu’il n’en est le sujet — il en serait bien plutôt l’effet —, ainsi que le souligne le contraste avec la structure d’adresse des lettres qu’écrit Marlow. Toutefois, ne disant rien, ne demandant rien, n’étant pas l’objet d’une adresse, Marlow s’en fait le destinataire, comme si tout silence de même que toute parole « appelait » cette veille comme « réponse, même s’il ne rencontre que le silence pourvu qu’il ait un auditeur18 ». Par la présence hospitalière de son écoute, « qui respecte son mutisme en matière d’adresse19 », il se fait l’hôte de l’impossibilité de parler de Jim. Cette place prise inaugurera la demande réitérée de Jim, demande d’être cru20 : à savoir non pas que ses mots soient acceptés pour le vrai, ni même qu’ils soient entendus comme énoncés, mais que soit entendu à travers eux son interminable démêlé avec les mots et les identifications, la sincérité de son désir de sens que porte sa voix, jusque dans les constructions fantasmatiques qui l’entravent. Ce qui semble se construire ici, et par quoi Joseph Conrad anticipe les essais de Freud, c’est la scène intersubjective d’un transfert.
Toutefois, il convient d’interroger plus précisément comment s’articule l’écrit et le silence dans cette scène. Tout d’abord, elle fait figure de miroir inversé de nombreuses scènes. Elle est le miroir inversé de la scène de justice : alors que dans la scène de justice le différend se joue, a lieu mais n’a pas de lieu dans la mesure où il n’est pas entendu, dans cette chambre d’hôtel, il lui est donné un lieu d’asile. Elle est aussi le miroir inversé de toutes ces scènes qui dans la littérature font de la parole l’orée de la subjectivité et de l’écoute l’effet de la parole : ici bien au contraire, l’écoute du silence est la condition de possibilité moins de la parole que de la voix dans son inaliénable singularité — l’écoute engendre la voix. C’est dans le silence préalable de l’écoute, dans l’aire de silence qui lui est donnée que peut se fabriquer l’exigence de la voix, sans doute son l’aliénation mais aussi la responsabilité qui s’y joue puisqu’elle est exigence à tenter de répondre de soi, à laquelle Jim se soustrait quelque temps. De cette condition du silence qui vient exposer le langage à la parole (sous la condition de la voix chez Conrad), on peut trouver trace dans la citation suivante de Benjamin :
le dialogue tend au silence et celui qui écoute est d’abord celui qui fait silence […]celui qui écoute a conduit le dialogue à la lisière de la langue et celui qui parle a créé le silence d’une nouvelle langue dont il est le premier, lui à se mettre à l’écoute […] faire silence est la frontière intérieure du dialogue21.
Elle est également le miroir inversé des scènes où la mort, le néant sont le destinataire de la voix faisant de la finitude une damnation (j’y reviendrai). On peut y voir enfin une figuration de ce que l’écrit se voue au silence de la voix : s’il est inscription de la parole muette, de l’effacement de la voix, il a vocation d’en inscrire toutes les valeurs, les modalités de la perte tout autant que l’insistance fantomale. C’est également comme si ici les mots de l’écrit (les lettres de Marlowe) faisaient parade, contenaient le point de fascination qui tout entier retient Jim ; l’opposition entre d’une part l’écrit affairé du scribe, qui maintient la possibilité de la chaîne signifiante, qui s’inscrit dans le temps, reconnaît la dette et la communauté en répondant aux lettres en souffrance et peut se projeter dans le futur et d’autre part Jim rivé à l’accident de la chaîne signifiante et au hors temps de l’affect y est à son plus extrême. L’ensemble du récit ne cessera de les nouer l’un à l’autre : là même où l’écrit se prête à la résonance des trouées de la chaîne signifiante, il les borde, inscrit leurs traces. Enfin il faudrait entendre dans l’image de Marlow en « scribe » , dont l’objet emblématique est le stylet une figuration d’un « style » qui fera de maintes façons de la lettre (dans tous les sens du terme) le graphe du silence et suppléance de l’effacement de la voix : il est celui par lequel, ainsi que l’énonce Jean François Lyotard, s’articulent « deux silences à fonction inverse, le silence du bruit, de l’imaginaire, et le silence de la structure, du symbolique22 ».
À partir de ces deux scènes, on comprendra mieux les enjeux du récit de la voix. Un des enjeux est par la voix de ré-articuler le logos au corps, sans doute au prix de le désarticuler et de le déborder lorsque la voix le cède au cri ou au souffle du soupir, mais de toute façon de l’incarner comme si c’était dans cette incarnation jusque dans le débord du corps par rapport à la parole que s’interrogeait l’attestation de l’humain, précisément à sa limite même.
En effet, l’anamnèse qui conduit le récit de Marlow, la remémoration de leurs rencontres, des paroles de Jim qui ont toutes lieu à la suite du naufrage du Patna, fait une très large part au récit de sa voix et de toutes les modulations, inflexions voire sautes intonatives, et accidents qui l’affectent. L’accent est mis sur la corporéité de la voix, sur sa dimension phénoménale qui très souvent fait l’objet du récit : la voix y a statut d’événement et le doublage vocal des énoncés rappelle le dire à la voix qui le supporte. La voix-corps porte toutes les inscriptions passionnelles, les inflexions du mépris, de l’amertume, de la haine, mais aussi de l’enthousiasme23. On pourrait trouver dans ce lien entre parole, voix et passion un écho du nouage qui marque l’histoire de la pensée de la voix depuis Aristote jusqu’à Rousseau qui des inflexions passionnelles de la voix faisait la langue originaire des poètes. Mais ce serait sans prendre en compte deux traits spécifiques à l’univers conradien : l’accent tantôt dramatique, tantôt presque clinique mis sur la corporéité de la voix et d’autre part ce qui se trame autour de l’accident de la voix. L’objet n’est pas cette voix expressive de la peine et du plaisir d’Aristote, ni cette voix pleine lyrique et morale de Rousseau mais celle d’un discord entre la passion et la parole, à savoir — on l’a déjà indiqué — la voix affectée.
La voix est par où la parole s’incarne dans Lord Jim, ou plutôt la parole n’est qu’à s’incarner : elle est chevillée au corps au point que l’orchestration du corps est tout entière sous l’emprise de la voix. En une inversion du mystère de l’incarnation, le corps se fait alors théâtre pantomime tantôt grotesque24, tantôt pathique25 de « the utterance » : les pathemata ne sont pas qu’affaire d’énoncés mais d’un corps qui est à la fois conducteur et chambre de résonance et l’intrication des énoncés, du récit de la voix et du corps, si centrale à l’écriture conradienne, favorise les contaminations des effets entre corps et parole26. Expressivité sémantique et somatique sont chevillées l’une à l’autre et le corps matérialise, théâtralise, donne à voir aussi bien qu’à entendre la dimension locutoire et illocutoire de la parole : « He bawled his wish, his desire, his determination to go to bed » (33). La gradation sémantique se veut mimétique de l’intensité d’une voix qui finira en cri : « I heard him yell » (33). Lorsque le récit de la voix précède l’énoncé, voire se substitue à lui, le vouloir dire s’incarne : l’intention de signifier est d’abord un corps affecté qui dramatise le surgissement du vouloir dire, son débat inépuisable chez Jim. Ce n’est pas tant le corps en tant qu’expressif, le langage corporel, qui compte mais l’empreinte du vouloir dire, du désir de signifier, de la lutte avec le langage à même le corps comme si le désir de sens se faisait pulsion. À travers la voix, se jouent les démêlés avec les mots selon cet ajustement incessant de Jim autour de ce qui est en cause et qu’il ignore, mêlé à la reprise tout aussi incessante d’identifications imaginaires, « the truth writhing within him » (51). Ces démêlés impliquent une âme-parole-incarnée, la tension d’une pensée-corps qui déborde sur la scène du dit : la fabrique du sens se fait dans ces accents corporels, ces sursauts, qui prennent en charge toutes les forces qui entravent et accidentent le dire : « I was startled. “It must be awfully hard,” I stammered confused by this display of speechless feeling. “It is—hell” he burst out in a muffled voice » (50) ; l’oxymore entre éclat et assourdissement (burst out / muffled) déborde sur l’énoncé lui-même fendu par un tiret, lui donne une matière voix-corps. Dans les intervalles de la lettre, le tiret se fait pneumo-graphe d’intensités conflictuelles, de souffles réprimés, d’une pulsion qui charrie le corps dans les mots.
Mais le récit de la voix peut aussi bien porter les parcours de la pensée, les inflexions du désir de comprendre, les intuitions de sens chez Stein. La voix extériorise, théâtralise les infimes variations de la vie intérieure : « His voice leaped extraordinarily strong, as though away in the dark he had been inspired by some whisper of knowledge. “I will tell you! For that too there is only one way.” » (129) Chez Conrad, il n’y a pas de dissociation entre le dit qui relèverait de l’esprit et la voix qui en serait le support sensible : une intuition se métaphorise en murmure, l’âme, l’esprit parlent par la voix qui en amplifie les accents. Le récit sonde la nature de la voix depuis ses effets, dont un est sa capacité à brouiller la division entre esprit et corps, entre immatériel et matériel. La voix phénoménologique, celle de la conscience, voix intérieure, non phonatoire propre au discours intérieur se trouve ainsi exprimée par le biais, ou par la métaphore de la voix phénoménale faite souffle. Ce qui est en jeu c’est sans doute moins l’effet de présence, que de donner voix soufflée à un monde intérieur, à une âme, un esprit.
Dans le cas de Jewel, la valorisation de la voix s’accompagne d’une désémantisation du discours, d’un effacement de son contenu : elle est la pure expressivité d’un soupir, d’un gémissement27. Cette expressivité pneumatique, corporelle, cette prévalence d’un mode de l’exprimer sur le dit devient générique du registre mélancolique de la romance. La romance s’y décline sur le mode d’un timbre, d’une note dont le melos transcenderait la division des voix : « their soft murmurs reached me, penetrating, tender, with a calm sad note in the stillness of the night, like a self-communion of one being carried in two notes » (169). La romance y est dotée d’une voix paradoxale en ce qu’elle est à la fois intérieure et extérieure, muette et phonatoire, manifestation et résonance, mais elle est aussi la seule voix dans le roman qui tende vers un devenir musical, associant pathos et melos : « to dwell in the sunshine like a tremulous, subdued, impassioned note » (169).
Si la voix se fait ainsi, dans son rapport au corps, théâtre de la scène locutoire et de celle de l’avoir lieu du sens, elle se voit également accorder une dimension dramatique en tant que scène intersubjective. C’est ainsi que sont souvent mis en scène les dialogues entre Marlow et Jim, qui ne sont pas des échanges de propos mais des récits de deux voix-corps à la fois conductrices du frayage du sens et entre-écoutées, entre-affectées. Le récit de cette voix- corps trouble, effraye mais aussi enchante la parole anamnésique de Marlow : la voix, les inflexions de ses accidents sont un trésor d’expressivité et de corporéité subtile qui se déploient dans des images immatérielles : « “Did I?” he interrupted in a strange access of gloom that seemed to envelop him from head to foot like the shadow of a passing cloud. He was wonderfully expressive after all. Wonderfully! » (140) Il arrive qu’une scène de dialogue ne soit plus une scène (au sens de Genette) ni même un récit de paroles mais un drame de voix donnant lieu à une scène « de communicabilité, de transitivité des affects28 » : c’est comme si les voix alors venaient dramatiser les embarras, les freins, les surinvestissements de l’inexprimé plus encore que de l’exprimé. Au lieu de doubler l’exprimé, les inflexions corporelles de la voix attestent de ce qui le déborde, l’excède, de l’outre-dire dans une sorte d’emphase expressionniste mais qui a ce paradoxal effet de confisquer à la fois l’expressivité du dit (les mots ne sont pas rapportés) et même celle des valeurs de la voix (colère, peur, honte ?).
De dramatique, le récit de la voix s’infléchit alors vers le clinique : le récit de Marlow ausculte (il faut entendre l’origine auris du verbe) tous les accidents de la voix empêchée, les suspens, les saccades, les souffles courts, tous les troubles de l’enchaînement dont attestent aussi les modes d’adresse : « He drew quick breaths at every few words and shot quick glances at my face, as through in his anguish he were watchful of his effect ; he was not speaking to me, he was only speaking before me » (59). Il note les symptômes de ce corps qui enregistre comme les ondes de choc, les coups sourds de l’empêchement de la voix comme s’il était chambre de résonance des mots ou de l’aphonie, et ce faisant écrit ainsi ce corps de la voix privilégié chez Conrad. Lorsque la voix se fait hoquet, elle tend vers le bruit en-deçà de l’articulation, rend le corps à une phénoménalité brute où les accents corporels l’emportent sur le sens. Ou bien encore l’étranglement de la voix est imaginarisé par Marlow dans ses données les plus corporelles qui rendent compte des accidents de l’appareil phonatoire : « This is, I suppose, what people mean by the tongue cleaving to the roof of the mouth. “Too dry” was the concise expression he used in reference to this state » (54). De même plus tard, les ironies cruelles de son destin y sont figurées comme un corps étranger qui vient étouffer la gorge, inversant l’excorporation de la voix en une incorporation forcée. C’est à même l’appareil phonatoire que pour Jim viennent se loger les différentes forces en jeu dans l’impossible à dire. L’équivalence entre symboliser et assimiler s’écrit ici en termes corporels et l’angoisse ne cesse de se décrire à travers ses effets somatiques, affectant la gorge, « ce lieu corporel qui relie le sujet au monde29 ». Le récit de la voix interroge, sonde le corps de la voix et l’aphasie est alors rendue comme une mécanique de l’appareil phonatoire qui se bloque, qui s’assèche, un hoquet qui se fige. C’est comme si la voix accidentée retournait la parole à son lieu corporel, aux différentes formes mécaniques et dynamiques de ses blocages et de ses flux et tentait ainsi de donner un lieu à ce qui se joue dans son accident. À vouloir ne s’être pas perdue sous l’effet de la coupe signifiante, elle réinvestit le corps. C’est aussi bien le flot heurté de la voix empêchée qui fait l’objet du récit et prend la place de la représentation de la parole : « And then at the moment of taking leave he treated me to a ghastly muddle of dubious stammers and movements, to an awful display of emotions » (95) ; la mémoire de Marlow est rivée, plaisir et trouble mêlés (« he treated me », « awful display »), à ces moments et sa propre parole est marquée dans sa propre pulsation vocale heurtée par la force même de l’empêchement, s’en fait l’effet. L’écriture du corps de la voix oscille entre deux régimes cliniques, celui du physiologique et celui de la symptomatologie ; entre les deux, une fantasmatique marine qui fait de la gorge un chenal (« his gullet »), de la bouche une voie barrée. L’élément marin qu’écrit et qui écrit le texte s’insinue dans le réinvestissement du corps par la voix.
Clinique, le récit l’est aussi lorsqu’à travers la voix corporelle, il poursuit le discord entre passion et parole et suit les lignes de faille entre la voix et le vouloir dire, la voix et le dit. Le récit de la voix porte ainsi à la fois les marques d’une inscription romantique (la voix porte l’empreinte de l’âme ou de l’esprit) et une inscription pré-moderniste (la voix, c’est la division du sujet). Le récit de la voix devient le site privilégié de tous les accidents internes à la parole en tant qu’elle est portée par la voix et de tous les conflits qui s’y jouent. Elle porte toutes les cassures, toutes les scissions intimes de l’être affecté : conflits entres les tourments de l’âme et la voix qui porte ses énoncés face aux juges — « while his utterance was deliberate, his mind positively flew » (23). Conflit de la voix qui tente de se soumettre à la rationalité de la parole (« his voice sounded reasonable ») mais qui vient buter sur la résistance du corps à articuler les mots de la honte : « he shivered as if about to swallow some nauseous drug ... “jumped,” he pronounced with a convulsive effort, whose stress, as if propagated by the waves of the air, made my body stir a little in the chair » (80). La symbolisation éprouvante de l’affect de la honte est relayée par le récit des convulsions de la voix corporelle qui porte trace de ce qui ne vient pas s’inscrire et dont l’effet sur autrui se propage par l’image matérielle/immatérielle des ondes. Conflit également lorsqu’elle donne à entendre un affect différent de l’énoncé. Dans ce cas l’expressivité de la voix, du paraverbal s’oppose au sens de l’énoncé et c’est à la fois un dit et un non-dit le contredisant qui se font entendre : « something in the sound of that quiet tone of his warned me to be on my defence » (46). Expression d’un calme qui recèle une grande violence, la voix est elle-même fendue, doit être entendue sur son envers : elle peut masquer, mentir, elle brouille, ou agit comme un barrage qui réprime jusqu’au moment où jaillit un éclat — « From our tone we might have been discussing a third person, a football match, last year’s weather » (50). La voix corporelle n’est plus dans ces cas l’accompagnement expressif du dit ni même garantie d’une authenticité en tant que « matière du corps qui désigne la résonance intime de la personne30 » ; au contraire, portant à elle seule tout l’éclatement de la scène pré-moderniste de la subjectivité, elle fait dissonner le dit, soit en le masquant, soit en le trahissant, le plus souvent en le trouant, ou bien en le débordant. Le corps est le seul lieu où se rassemble encore cette diffraction de l’être, avant qu’il ne reconnaisse deux décennies plus tard son hors-lieu dans le langage.
En effet, la voix s’accidente également lorsqu’elle le cède à l’inarticulé, ouvrant le champ hors parole de l’humain qui vient s’éprouver à sa limite même, et se fait corps traversé de souffles, de cris, d’énergies : non plus support de la parole, hors langage, elle est expression d’affects qui saisissent le corps et explorent les limites de l’humain. L’écriture de Conrad sait en convoquer non seulement toute la gamme mais bien plus encore tout le pouvoir de résonance, de réverbération. Accents corporels infimes du soupir, tantôt communication muette des âmes tantôt circulation du spectral. Partition sonore proche d’un requiem (dont elle reprend la structure ternaire), au moment de la mort de Dain Waris qui se creuse de silence puis s’enfle dans la démesure d’un grand cri de douleur, « a great fierce cry », avant que les chants rituels ne viennent se glisser dans les intervalles des cris des pleureuses. Liens et fractures déploient en effet leurs causes et leurs effets dans des événements de voix dans ce roman. Mais aussi accents amplifiés d’un rire amer qui secoue le corps tout entier, et qui constitue un régime tonal qui traverse tout le roman. Ce qui fait alors objet de récit ce sont les ondes de ce rire amer non pas parce qu’elles remplissent l’espace sonore mais parce qu’elles ouvrent une aire de silence dans le brouhaha des voix. Le rire est comme le bégaiement du corps-voix et du lieu dont l’affect d’auto-abjection (« falling like a blight on all the merriment » 63) résonne à travers le silence pour se répercuter dans l’infime tintement d’une cuillère qui se fait l’écho d’un cri non exprimé. Ce cri sera repris en écho plus tard lorsque les lèvres n’articulent plus le vouloir dire mais sont le lieu de passage du corps pulsionnel. Nombreux dans le roman, les cris rejoindraient cette phoné dont Aristote dit qu’elle est commune aux hommes et aux animaux, mais pour l’homme elle est le trou par lequel le corps tout entier s’échappe, le gouffre d’ombre du délirant qui poursuit et pénètre l’âme de celui qui l’entend, la bascule de l’être qui s’abîmerait dans l’asymbolisable : « there are no words for the sort of things I wanted to say. If I had opened my lips just then I would have simply howled like an animal » (77). Le rire ou le cri ne sont pas tant l’opposé du silence : comme l’écrit Lacan, le cri « fait le gouffre par où le silence se rue31 ». Si le corps se fait pur frayage du cri, l’ouverture des lèvres (« if I had opened my lips ») devient le lieu d’une béance réduisant le locuteur à n’être « que le silence de cette voix qui hurle en lui32 ». L’écrit le décrit en particulier par le biais de ses effets sur autrui ainsi mené à pressentir lui aussi l’abîme de l’humain et l’inscrit dans l’intervalle des aposiopèses : « “and sang out together—like this.” ... A wolfish howl searched the very recesss of my soul » (35).
Corps médium de la terreur, de la douleur, de l’angoisse et de l’inarticulable, ou voix corporelle médium de l’inexprimé : la voix se détourne du nouage romantique entre voix et vouloir-dire. En effet, de quoi est expressive cette voix-corps le plus souvent si ce n’est de l’inexprimé qui double, déborde les mots, comme si la voix et ses accents expressifs épaississaient les mots d’un silence qu’entend Marlow33 et que souvent il imaginarise ? Marlow fait résonner l’ombre du dire de Jim, ce manque à dire ou l’outre du dire qui le double. Au lieu de souder la valeur expressive du dit et du dire, la voix accidentée ne cesse de signaler ce qui échappe au dire : l’incarnation accidentée du dire devient ainsi le lieu d’un autre mystère, lorsqu’elle signale ainsi ce qu’elle tait, ce qui reste muet, se fait trace signifiante d’un signifié manquant ou du hors signifiable. Elle devient alors le symptôme de ce qui s’inexprime et de sa résonance dans le corps : résonance sourde des mots prononcés par l’autre lorsqu’elle trace son sillage dans le frisson glacé d’un corps et le souffle d’un soupir : « He shuddered profoundly, as if a cold finger-tip had touched his heart. Last of all he sighed. » (54) Ce qui est outre le dire s’inscrit dans l’écho de la langue figurale de Marlow, la résonance des aposiopèses et des questions suspendues, des tirets qui font trace des forces sourdes qui œuvrent dans le manque à dire.
Mais il faut peut-être encore interroger la valeur de ces graphèmes, traces d’une énonciation sans énoncé, d’une énonciation pure. Ils sont en effet dramatisation de la coupe signifiante. On pourrait penser que tous ces accidents, « ces intervalles silencieux de la chaîne signifiante34 », seraient à placer du côté du silence et en cela seraient l’autre de la voix. Toutefois le concept psychanalytique de voix nous permet d’articuler la question de ces intervalles silencieux à celle de la voix en prolongeant l’interrogation sur cette énonciation pure, sur ce qui se joue en elle. Cette énonciation pure serait ce que désigne Jacques Lacan lorsqu’il écrit : « la voix est l’altérité de ce qui se dit35 ». Ce n’est pas la voix phonatoire phénoménale avec sa résonance sonore, mais la voix en tant que « résonance pure de toute sonorité », « pure résonance où ne résonne rien d’autre que cette résonance elle-même36 », effet d’une « énonciation vide de tout contenu ». Mais en tant qu’elle résonne, elle est aussi « ce qui justement appelle à poursuivre l’énoncé dans l’acte d’énonciation37 ».
L’accident de la voix n’est donc pas seulement son défaut, sa défaillance, ou cet outre dire qui borde la parole ou l’excède et dont le corps affecté serait la scène. En tant qu’objet a toujours déjà perdu, il est aussi l’occasion de l’inlassable recommencement de la parole, à chaque énonciation inaugurale et qui voue la phrase à l’interminable, au plus à dire. Plus encore, si l’on en croit Bernard Baas qui relit Lacan, en tant que « résonance absolument silencieuse et muette », il serait « la pure voix », « le fond essentiel de la voix ».
Alors que le récit d’une voix ne se construit pas nécessairement sur une scène d’écoute actualisée (les soliloques qui occupent les récits du 20e sont là pour en attester), le récit de la voix entendue et remémorée que propose Lord Jim ouvre de part en part sur la scène intersubjective de l’écoute. « Entendre et écouter », écrit Jean Luc Nancy, « chaque couple sensoriel comporte ainsi sa nature simple et son état tendu, attentif et anxieux38 ». Lord Jim brouille quelque peu cette opposition : il est vrai, l’écouter semble l’emporter sur l’entendre, que ce soit dans la façon dont les auditeurs de Marlow se disposent à l’écoute de son récit, ou la façon dont celui ci se raconte comme auditeur de Jim. L’écoute y est même parfois définie comme apparemment intransitive (ainsi que le suggère l’absence de complément d’objet), mais pour ouvrir sur une scène plus large que celle du vouloir-dire et du dit, parfois proche de la troisième oreille : « I listened », dit Marlow, « I listened with concentrated attention, not daring to stir in my chair » (51). S’il est un impressionnisme d’ailleurs dans le roman, c’est donc autant un impressionnisme de l’écoute, de l’oreille, ainsi qu’en atteste l’oscillation entre le visible et l’écoute, la conversion du voir en écouter39. Celle-ci est sollicitée, ne serait-ce qu’à travers les multiples « shades of expression » (47) qui ponctuent le roman. On pourrait encore trouver trace métaphorique de l’écoute dans les images spatiales qui font de la nuit40 ou des fonds marins41 des milieux sonores, des lieux de résonance : métaphores de corps résonants et capteurs de vibrations que cela soit l’oreille ou la matrice. Quant à « l’entendre », il n’y est pas plus réduit à « sa nature simple » de perception ou à la construction d’un sens : en effet, entendre dans ce récit, quand il s’agit d’entendre des voix ou d’entendre la voix, ouvre à toute la question des pouvoirs de la voix dans l’imaginaire, de son pouvoir affectant, de son pouvoir d’« impressions », comme si c’était à elle que s’alimentaient les mondes troublés des terreurs, des visions, des illusions.
Ce qui est en jeu, c’est également un renouvellement radical de la scène de la conscience et en particulier de la conscience morale métaphorisée, depuis Saint Augustin jusqu’à l’impératif catégorique de Kant, par l’injonction d’une voix42. Chez Conrad, l’agôn de la conscience morale se met en scène à travers le pouvoir des voix sur la scène imaginaire de la subjectivité et c’est sur plusieurs articulations de la voix à la scène de l’imaginaire que je voudrais désormais m’attarder.
L’une de ces articulations a trait à ce qui se joue dans « entendre des voix ». Si les voix entendues sont le médium du pouvoir de hantise de l’expérience, c’est qu’elles portent toute la dialectique de l’extériorisation/intériorisation de l’événement, et des identifications imaginaires qui les font osciller. Désoriginées et immatérielles, elles sont pourtant portées par la pluie, semblent traverser l’espace : « Did I tell you that I had heard shouts? No? Well, I did. Shouts for help ... born along with the drizzle » (82). En tant que sons et que pouvoirs, elles se propagent dans l’espace et dans le temps, investissent toute la scène subjective, brouillent les pôles pragmatiques et le rapport sujet/objet. Désamarrées, elles dérivent en effet hors des cadres pragmatiques de l’interlocution, sont parlées par celui qui les entend et qui, jusqu’au présent de la remémoration, n’est plus qu’écoute. Entendre des voix, c’est en fait entendre une voix qui erre et ne connaît pas son lieu, une voix non plus logée dans la conscience mais devenue atopique, ainsi qu’il est dit à propos de Jim lui-même : « like a ghost without a home to haunt » (53). Voix de l’Autre qui du bord de l’outre-tombe viennent instancier la honte, la terreur, la faille du sujet, elles attestent de ce qui parle le sujet et que lui pourtant extériorise. Inaltérables, réitérables, elles sont comme incorporées par la voix de Jim qui voudrait se faire l’écho de cette voix entendue, prêter sa voix tout entière à cette captation imaginaire, à son assujettissement à l’instance de l’Autre. Entendre des voix, se prêter à leur pouvoir de hantise, c’est se laisser intimer par la résonance de la voix de l’Autre. La voix se laisse parasiter par l’adhérence de l’illusion, elle est voix impropre, se prête à être parlée, s’écrit comme aliénée.
Des voix entendues qui n’existent pas, aux voies du malentendu : il n’y a qu’un pas que Jim franchit. Ainsi Jim croit avoir été le référent d’une phrase qui s’en prenait à un chien, « the wretched cur », et l’impute à un autre locuteur puisqu’il accuse Marlow de l’avoir prononcée. La scène des voix imaginaires là encore dérègle la scène des voix pragmatiques : « But I heard », proteste Jim ; « I haven’t opened my lips in your hearing », se défend Marlow. Médium conducteur des investissements imaginaires, l’énoncé a cette étrange propriété d’être parlée par plusieurs voix : par celle qui l’a prononcée, par celle qui l’aurait prononcée, par celle, intérieure, de celui qui l’entend. Sous l’effet de la résonance intime et des conflits intérieurs qui en créent le sens, l’extériorité est intériorisée puis à nouveau extériorisée (« I heard ») selon la plasticité fantasmatique propre au malentendu. Jim se pense à la fois le référent et le destinataire d’une voix (« you meant me to hear » 47) et d’une insulte dont il est en fait le seul locuteur : il y a entendu ce qui l’intimait, le parlait lui et le mal entendre de la voix parle alors la division du sujet. Jusque dans les dernières pages du roman, Jim ne cessera d’entendre par la voix de l’autre ce qui s’ignore de lui, l’écho de sa propre voix accidentée : ainsi lors de sa confrontation avec Brown, les questions de celui-ci viennent-elles raviver par l’aphasie cette fixation sourde qui rive son identité à sa division.
On retrouve inscription de ce pouvoir imaginaire de la voix, non pas uniquement sur le mode de la hantise, mais chaque fois que l’écoute d’une voix relève d’une sorte d’hypnotisme vocal : les personnages semblent alors recueillir les mots et leur enchantement imaginaire sur les lèvres mêmes, à ce seuil articulatoire du corps et de la parole, à même le lieu corporel de la profération. Jim et plus tard Jewel font l’objet du récit d’une même écoute sidérée : « “Never existed—that’s it, by Jove” he murmured to himself. His eyes fastened upon my lips, sparkled » (40) ; « She would listen to our talk; her big clear eyes would remain fastened on our lips, as though each pronounced word had a visible shape. » (169) Le moment de la captation auro/spéculaire écrase l’espace entre le corps qui profère les mots et leur écoute si bien que le personnage est intimé, s’entend à la source même des mots d’autrui et de l’Autre à travers lui. L’aliénation à l’Autre est alors complètement consentie, comme un engendrement à l’autre, une co-naissance à son corps parlant, à l’effet de sa voix. Il n’est pas étonnant que la description de la voix de Jewel porte état de cet engendrement de la voix à la voix même de l’autre : « Her mother had taught her to read and write. She had learned a good bit of English from Jim, and she spoke it most amusingly, with his own, clipping, boyish intonation. » (169) La voix entendue s’insinue dans la voix propre qui incorpore l’objet de désir confondu avec sa voix, se faisant androgyne. Le pouvoir de la voix relève alors du régime convocatoire de l’être parlé par l’objet du désir. La convocation de l’être s’éprouve alors non pas dans son être séparé mais sous ce régime de noces vocales.
Mais ce n’est pas que sur le mode de la hantise ou sur le mode de l’enchantement convocatoire que la voix ouvre à l’imaginaire : c’est aussi parce qu’elle recèle un pouvoir évocatoire qui relève d’elle plus que des mots. Ce pouvoir évocatoire est le véritable matériau mémoriel que sollicite le récit anamnésique de Marlow. L’expressivité de la voix, le tissage entre sens et la chair des mots portée par la voix sont le fil d’or qui relie les intériorités et constitue le matériau de la mémoire et l’écheveau du temps subjectif : « at this distance of time, I could not recall his very words. I only remember that he managed wonderfully to convey the brooding rancour of his mind into the bare recital of events » (66). Mais plus singulier, c’est comme si ce pouvoir évocatoire tenait à une sorte de régime minimal de l’articulé que rappellent les verbes « muttered », « mumbled » : comme s’il fallait que la voix estompe l’articulation de l’énoncé, en soit le grain murmuré pour que l’entendre devienne une condition du pouvoir imaginaire, de la vision : « his few mumbled words were enough to make me see the lower limb of the sun leaving the line of the horizon » (76). Articulation minimale, lèvres murmurantes : on est là loin des modèles de la rhétorique car le pouvoir évocatoire de la voix tiendrait à son effacement, se jouerait là où un souffle minimal, à peine plus qu’un soupir se parle, se met en mots. Parole soufflée proche d’un souffle inspiré depuis lequel se fabrique la vision de celui qui l’entend : « he spoke in a subdued tone; the whisper of his conviction seemed to open before me a vast and uncertain expanse as of a crepuscular horizon on a plain at dawn » (130). On a l’impression chez Conrad que la voix n’est pas là pour soutenir la parole mais bien plutôt que la parole est là pour faire exister la partition de la voix et faire le récit de ses effets, comme si la voix était le timbre de l’imaginaire, la matière sonore dans laquelle se tissent les illusions mais aussi les visions, les rêves. Il faut que la voix de Jim s’amenuise ou s’accidente pour faire entendre dans la voix la doublure de l’inconnu, du rêve. Car le pouvoir évocatoire de la voix est une initiation à l’inconnu : lorsque Marlow prête l’écoute à l’intonation, « just the intonation in that phrase » (47), plutôt que les mots et même que les « slightest shades of expression », il se met à l’écoute de l’ombre qui double la parole de Jim. Il n’y a pas de réponse à lui apporter si ce n’est par une intuition car elle est exposition à un inconnu qui au même moment expose le locuteur (« a single word had stripped him of his discretion » 48). Au delà des mots, les inflexions de la voix ont le pouvoir d’évoquer et de faire pressentir à autrui une altérité irréductible figurée comme « the shifting rents in a thick fog » (47). La voix de l’autre initie alors paradoxalement au semblable, telle une singularité proposant le mystère de son altérité.
Enfin, cette inscription imaginaire se loge parfois dans le timbre même de la voix. Ecouter la voix accidentée prend en effet une autre forme très particulière lorsque l’accident ne fait pas buter la voix, mais est comme incorporé à son timbre même. L’accident de la voix connaît ainsi une autre de ses figures dans tout ce qui se trame autour de Jewel, Jim et du motif de « sealed lips ». Les lèvres scellées sont liées à un tort qui n’a jamais pu être articulé à savoir ce tort qu’a été tout entière la vie de la mère puisque jusqu’à la mort même elle est l’affect inarticulé des larmes : « don’t want to die crying », s’exclame Jewel lorsqu’elle évoque les dernières heures de sa mère. À travers Jewel se pose la question du legs d’un différend, que l’on pourrait appeler ici le legs de l’inconsolé introduit par la première mention de la tombe de la mère de Jewel et l’évocation de son ombre « with sealed lips » (165). La voix de Jewel pourtant articulée ne répare pas le tort et c’est à cela qu’elle doit son pouvoir de hantise : sa voix porte dans le logos le timbre de l’inconsolé, le différend se jouant non pas dans les troubles de l’enchaînement mais dans le timbre de la voix qui est lui vecteur de ce qui reste outre le dire. Il se manifeste dans le tremblement qui caractérise la voix « tremulous », le hoquet d’un souffle qui rappelle un sanglot : « a sobbing catch of her breath » (178), « the sobbing labour of her breath » (190). L’affect est comme encrypté dans la voix même, dans le souffle même plus encore que dans les mots. Dans la représentation de la voix de Jewel, se tisse au plus serré le lien entre voix et perte, entre voix et spectralité. Le spectral de l’inconsolé s’y fait souffle, anima qui circule depuis la tombe. La voix vouée au spectral est dotée d’une nature paradoxale puisqu’elle s’estompe en un souffle inaudible (« she paused the time to draw an inaudible breath » 187), qu’elle préserve une intensité la même où elle s’éteint (« we subdued our tones to a mysterious pitch » 187), qu’elle creuse la parole même de la passion d’un silence. Si elle se creuse ainsi en elle-même, elle ne perd pas pour autant en pouvoir illocutoire et s’insinue dans l’oreille de l’autre : « after a time the strange still whisper wandering dreamily in the air stole into my ears » (187) ; mais si c’est ainsi, c’est qu’elle semble vouer les lèvres à être scellées : « there is no word that on my lips could render the effect of the headlong and vehement whisper, of the passionate tones, of the sudden breathless pauses » (183). Plus encore que support de paroles et que médium de l’inconsolé, elle en devient la figure symptômale même en ce qu’elle est incorporation de la perte à même la voix, écrin mélancolique de l’objet vivant maintenu comme perdu. Puis, lorsqu’après la mort de Jim Marlow rencontre à nouveau Jewel, cette parole soufflée s’est transformée en une minéralisation de la voix, comme si dans le cas de Jewel l’affect prenait dans la voix pour la déshabiter, s’y inscrivait au point de la minéraliser, de s’y cristalliser ainsi que son nom qui devient son destin en témoigne : jusqu’au soupir qui y est minéral, se fait souffle de pierre, conjugue « geste d’air et geste de pierre43 » : « She breathed out, hard and still, as a statue might whisper » (189). Lorsque Marlow écoute Jewel, c’est à nouveau dans sa voix plus que dans ses mots qu’il entend toute la minéralisation de la perte : « I heard it all, listening with amazement, with awe, to the tones of her inflexible weariness » (207). Abîmée sur son objet, la voix de l’inconsolé irradie l’absence, le vide, la négation de l’autre, fait taire tout autre voix, se fait sourde : « my own voice seemed to me muffled, lost in an irresponsive immensity » (208). Elle déparle, désadresse et les lèvres prennent en charge une subjectivité habitée par la seule absence, parlent sous le sceau du silence : « she asked with her lips only », lèvres mues pour une parole muette, « sealed lips ». La résonance de la voix s’y confond avec le sens qui s’éteint et un sujet déshabité. Mélancolique, tombeau du moi, la résonance de la voix de Jewel est « un sens résonant44 » l’absence. De la voix toujours déjà perdue que la psychanalyse érige en « objet a », à la parole crypte de la voix perdue — car c’est comme voix que Jim avait été aimé — dont elle accueille l’absence, la voix est vouée à un destin spectral et comme telle rencontre son destin dans l’écrit.
Mais l’incorporation de la perte à même la voix, ne peut-elle pas se lire comme incorporation mélancolique de la langue, voire de la voix maternelle ? En effet Jewel parle à la fois « her native dialect » transmis par sa mère et un anglais d’adoption transmis par Jim. Le rapport à la langue mère se minéralise par son biais en une voix devenue crypte de l’objet perdu. C’est sur ce paradoxe d’un timbre qui ne saura jamais donner voix aux larmes, à la perte que s’achève le roman puisque les derniers mots évoquent Jewel dans la maison de Stein : « and the poor girl is leading a sort of soundless, inert life in Stein’s house » (246). Il faudrait lire alors le roman et son régime de dissémination du spectral comme la poussière minérale de cette perte.
La voix dans le roman est également le pivot de l’interrogation sur l’humain que Conrad partage avec l’épistémologie de son temps : « in each case, écrit Marlow, all I could see was merely the human being ». Cette interrogation prend une dimension ontologique, anthropologique et historique.
La voix comme épreuve de la condition ontologique dans toute sa nudité, trouve sa formule narrative la plus crue dans le récit de l’agonie d’un des compagnons de Brown : victime accidentelle d’une des balles tirées dans la nuit, il devient pure plainte. Toute engagée dans le mourir, la plainte ne connaît que des modulations, des inflexions et même le silence qui parfois l’interrompt ne la fait jamais cesser puisqu’elle est alors comme visitée du silence à venir. C’est une voix que la parole hante encore mais pour être privée de l’intelligible. Si cette voix est entendue, c’est comme un bruit « his noise » dont il faudrait faire taire le scandale : aucun ne s’en fera le destinataire, sauf à y entendre sa propre mort à venir (« all the others think too much of the hereafter » 224). Lorsque le blessé peut articuler une demande d’eau, sa demande n’aura pour toute réponse que celle de la mort à venir par l’eau de la noyade : « at last, the tide flowed, silencing the plaint and the cries of pain » (224). La scène reprend ainsi en écho une autre scène au moment du naufrage, scène de malentendu entre Jim et un passager, où dans une voix aux accents de désespoir d’un des passagers réclamant de l’eau, Jim avait lui cru entendre l’eau de la noyade à venir (57). L’eau vive de la parole est ainsi doublée de l’eau de la noyade, comme si à l’appel que portait la voix il y avait une terrifiante alternative entre la possibilité d’une réponse, et celle de l’absence de toute réponse, du seul néant d’être. Si la mort est en place de destinataire de la voix, il n’y a peut-être pas de fiction plus inconsolée que celle-là, qui instancie la phrase affect selon ce régime de ce que Freud appèlerait la désaide. Un abandon de dimension ontologique livrant l’appel de la voix au néant.
Cette angoisse ontologique se noue parfois à la voix du récit et à son pouvoir de hantise : ainsi le récit des derniers temps de Jim est en effet recueilli par Marlow auprès d’un mourant : mais ce mourant est comme un double infernal de Marlow ou de celui dont Walter Benjamin dit qu’il « emprunte son autorité à la mort » et fait « du récit de sa vie une réalité transmissible de savoir ou de sagesse45 » — « he began again feebly, at first, but working himself up with incredible speed into a fiery utternace of his scorn » (227) ; c’est comme si se jouait dans sa voix pleine de haine et de force de nuisance des noces avec la mort plutôt que contre elle. Sorte de mort-vivant hurlant l’outre-tombe, il double sa parole d’une puissance mortifère ainsi qu’en témoigne l’ambiguïté de articulo mortis dans la phrase suivante : « this triumph in articulo mortis, this almost posthumous illusion of having trampled all the earth under his feet ». A l’article de la mort, « with the very hand of Death upon his throat » (219), ou articulant la puissance de la pulsion de mort à même sa parole au moment où la mort désarticule la voix : elle fait en effet déjà son œuvre sur les lèvres bleues (221), sur la voix haletante, étranglée par les crises d’asthme et la main de la mort laisse la marque de sa syncope au milieu d’un mot46, s’insinue dans la chaîne signifiante. Les syncopes, les hoquets sont portés par une bouche déjà ouverte sur le néant, littéralisant l’étymologie du mot « agony » : « with open mouth in his miserable and awful agony before he got his speech back after that fit » (221). Tantôt l’écoute de Marlow se prête à l’effet de cette voix et imaginarise le monde de Brown selon sa voix, comme si un monde était plus à l’image d’une voix que d’un regard : « listening to his pitiless, panting voice I could imagine how he must have looked at it from the hillock, peopling with images of murder and rapine » (220). Tantôt elle se fait apotropaïque : elle se détourne alors des effets de mort, fait entendre comme le revers de la voix, se mettant alors par la mémoire à l’écoute de ce que fut chez Brown le destin de sa voix, à savoir la conjonction de son désir avec la mort jusque dans sa version de la romance. La lettre de Marlow prend en charge ce récit placé sous le double sceau de la finitude et de la damnation de la pulsion de mort, lui donne résonance mais en même temps le médiatise et le pacifie par son propre récit.
Pourtant cette dimension ontologique fait encore retour sur une forme non pacifiée dans le récit de la mort de Jim jusque dans la dernière page. C’est en effet comme extinction de la voix qu’est figurée chaque séparation d’avec Jim puis sa mort : chaque séparation d’avec lui est le moment d’une adresse testamentaire suivie d’une séparation d’avec sa voix — « I heard an indistinct shout, “You-shall-hear-of-me”. Of me, or from me, I don’t know which » (146) ; « Jim at the water’s edge, raised his voice, “tell them ...” he began. [...] Tell who ?... “No. Nothing.” » (199) La séparation d’avec la voix s’apparente à ce que Roland Barthes appelle le fading de la voix : « le fading de l’autre se tient dans sa voix. La voix supporte, donne à lire et pour ainsi dire accomplit l’évanouissement de l’être aimé, car il appartient à la voix de mourir47. » Lorsque le fading de la voix se rejoue au moment de la mort de Jim, c’est sur un mode très singulier, comme s’il mourait à sa propre voix avant que de mourir : « Then with his hand over his lips he fell forward, dead. » (246) Dans ce geste simple, fini et troublant, d’une main qui clôt les lèvres, qui choisit de taire, sans doute Jim agit-t-il, énonce-t-il qu’il se reconnaît dans cette mort qu’il se donne. Il se fait aussi miroir des lèvres scellées de Jewel et se fond à l’inconsolé. Le corps y performe à la fois une énonciation et une signification : en effet, il performe alors la racine « mu » dont Lyotard rappelle qu’elle connote les lèvres fermées pour signaler qu’on se tait : « de cette racine procèdent murmurer mugir, mystère et le bas latin muttum qui a donné en français le mot48 » et le mot mutisme. Une vie, c’est une voix tout autant que le mystère qui la traverse à travers les mots qu’elle porte, mais c’est aussi dans le cas de Jim un désir de mutisme, un désir de l’accident qui va au devant de son heure ainsi que l’avait évoqué Marlow plus tôt dans le roman : « the desire of peace waxes stonger as hope declines, till at last it conquers the very desire of life » (56).
Ce motif des lèvres scellées liées à la condition de l’être prend également une dimension antrophologique : ainsi la rupture de la communauté humaine que représentent la défaillance de Jim et l’abandon des passagers est figurée par l’extinction de leurs voix, une fois de plus par l’image de leurs lèvres scellées : « not a sound was heard when the gun boat ranged abreast, as if all that multitude of lips had been sealed by a spell ». Comme si ces bouches closes qui attestaient de la rupture de l’éthique, ramenaient à un temps anthropologique, ce temps primitif de la préhistoire qui caractérise le moment du naufrage : « “I did not think any spot on earth could be so still,” he said. You could not distinguish the sea from the sky; there was nothing to see and nothing to hear. Not a glimmer not a shape, not a sound. » (71) Mots auxquels Marlow fait écho plus tard : « When our ship fails you, your whole world seems to fail you; the world that made you, restrained you, took care of you. » (75) Par la figure de ces lèvres scellées, la voix ou plutôt ici son accident sous la forme de sa perte ouvre à la question de l’entrée dans l’histoire : elles donnent à entendre l’articulation du temps historique, culturel au primitif qui, chez Conrad comme chez Virginia Woolf, lui est toujours contemporain. De même, la voix de Jewel scellée sur le spectral d’une vie soustraite aux autres, marquée par cette faillite de l’éthique qu’incarne le personnage de Cornélius, ouvre pour Marlow sur l’appréhension de ce que signifierait sa perte : cette voix c’est celle d’un « impertubable monotone », voix déshabitée, désaffectée, privée de l’humain. Le « monotone impertubable » devient chez Conrad la figure vocale du hors temps de l’histoire figuré comme retour au chaos : « the chaos of dark thoughts I had contemplated for a second or two beyond the pale » ; « for a moment I had a view of the world that seemed to wear a vast and dismal aspect of disorder » (187). Ce chaos n’est plus alors celui de l’affect noué à l’insignifiable, mais le hors temps auquel voue la faillite de l’éthique, « the awful penalties of its failure » (52). Les lèvres scellées, témoignant de l’accident de la voix sous la forme de la privation, marques d’un tort à jamais inarticulable, figurent les moments où le temps historique s’enraye et initie à un désastre illimité.
Dans cette perspective anthropologique, il est peut-être moins surprenant de voir à quel point l’histoire elle-même s’incarne à travers des voix. Si elle est condition matérielle, c’est chez Conrad d’abord à travers les personnages-voix qui en sont les figures49. Le temps historique s’incarne ainsi dans les voix des personnages qui sont « the grotesque, belated versions of the early forms of colonialism50 » : Gentleman Brown, Chester and Holy Terror, Robinson et Cornelius sont ainsi dotés de voix qui incarnent les effets des Maîtres Discours de l’Empire, à savoir l’association entre « trading indistinguishable from the commonest forms of robbery » (155). Ce sont aussi des voix de l’écrit, empruntant au grotesque dickensien et même au-delà au régime des humeurs propres à la tradition de la satire : voix sanguines, voix bilieuses (« sour tone »175), renvoyées du côté de l’animal, « croaking », « growling », « snorting », attestant d’une nature dont Marlow rappelle que : « it is not se very far from the surface as we like to think » (240). Si ce sont aussi des voix théâtrales renvoyées du côté de « the performance », ce n’est pas seulement parce qu’elles sont duplices, (« he shouted with a sort of bullying deference »101), ni même parce qu’elles sont fabriquées pour leurs effets illocutoires — « wheedling tones » (175), « whined coaxingly » (195) —, mais parce que ce sont des voix possédées par leur jouissance réifiante et ne visant que la possession et son pouvoir de néantisation : « he would scream », « he would shriek in a final outburst » (172). La voix de Holy Terror Robinson se fige en un rire sénile, dont la lettre restitue l’écho grotesque d’une identité aliénée : « He! he! he! laughed the Ancient. ... He! he! he! ..... » (101). Les voix sont alors expressives d’un corps qui se fait l’instrument d’un Maître Discours, et d’un désir tendu vers l’accident de la néantisation, autre figure de l’inhumain : « a sort of expiring voice » (175).
Comment entendre dans ce contexte cette voix métaphorique, « the voice of fame », associée à Lord Jim dans l’épisode de Patusan ? Voix à travers laquelle seraient réconciliés « la voix », « le logos » et le « faire », voix qui serait responsable et comptable et sous l’effet de laquelle se constituerait une communauté, ainsi qu’en atteste la foi en la parole de Jim. Patusan est alors décrit comme l’espace d’une gloire, défini par « the reach of the voice [of fame] » (163). La définition de cette « voice of fame » est paradoxale : elle n’est pas l’effet du récit des hauts faits allégorisé par « the trumpeting of the disreputable goddess » (163) mais elle est gloire marlowienne qui abrite le silence, l’inexploré, « the mystery on the lips of whispering men » (163). L’évocation de cette gloire convoque une potentialité mythique soulignée par la consonance qui se tisse entre un paysage anhistorique ou figurée comme « colossal Presence » et Jim, par l’effet de tableau qui accompagne les évocations des habitants de Patusan, par l’adhésion magique que ceux-ci prêtent à la parole de Jim. Cette voix de la gloire serait l’expression incarnée du pouvoir du rêve, dont Marlow défend qu’il peut attester d’une « faith mightier than the laws of order and progress ». La voix de Jim devenue performative que le récit étrangement nomme « his usual voice », deviendrait la figure d’un Idéal qui aurait trouvé dans Patusan son lieu et son heure. Mais l’idiome de Marlow contribue à démystifier ce potentiel mythique qui réinstaurerait le pouvoir du jeune blanc. L’idéal est trahi par toutes les résonances du naufrage qui continuent de déterminer sourdement le destin de Jim et dont la voix accidentée constitue le symptôme. Il est ainsi trahi, et avec lui la gloire, par la scène subjective ou plus encore l’Autre scène figurée par la métaphore d’une voix qui demande le sacrifice de l’objet d’amour, « the call of his exalted egoism » : « But we can see him, an obscure conqueror of fame, tearing himself out of the arms of a jealous love at the sign, at the call of his exalted egoism. » (246) L’interruption du mythe se joue à la double articulation de l’histoire et de la scène de l’identité.
Maîtres discours invalidés par les voix qui les incarnent, potentialités mythiques rejouées mais démystifiées, on voit comment la voix supporte toute l’interrogation épistémologique du roman puisque c’est à la voix plus qu’au discours encore qu’est adressée la question de la responsabilité.
Lord Jim nous invite à penser le récit comme un désir de voix, jusque dans les terreurs archaïques qui s’y logent. Au début du roman avant que Marlow n’entreprenne son récit oral, l’évocation du passé est figurée comme une voix spectrale qui parlerait par sa bouche : « as though his spirit had winged its way back into the lapse of time and were speaking through his lips from the past » (24). De même plus tard, après le passage de l’oral à l’écrit, sa lettre est comme hantée par un récit fantôme que son évocation aurait le pouvoir de susciter et que serait le récit oral de Jim lui-même. Si toute cette dernière partie est marquée sous le sceau de la perte de la voix — « I shall never hear his voice again » (204) —, les dernières lettres seront néanmoins l’occasion de donner voix encore aux personnages.
La figure souveraine qui semble alors présider à l’articulation du récit et de la voix, c’est celle de la prosopopée si l’on entend en celle-ci la capacité à donner non pas la parole aux morts, mais la parole à la voix. Le récit est alors peut-être l’écrin qui écrit l’effacement de la voix, sa perte mais aussi qui inscrit son pouvoir de hantise en faisant du graphe et du gramme la trace de sa résonance : le paradoxe étant que la voix ne « s’écrit » jamais mieux que lorsqu’elle est accidentée. Ainsi lorsque les aposiopèses ou tirets ponctuent les variations et les ruptures du schéma intonatif, les graphèmes sont dotés de valeurs tonales et deviennent traces synesthésiques de corporéité par où l’effet de voix se donne à voir. Parfois le corps accidenté de la lettre tend vers l’image acoustique dont le lecteur se ferait l’écho et se dote alors d’un pouvoir synesthésique, d’une convocation hallucinatoire par où le voir donne à entendre : « I heard as if I had been on the top of a tower another wild screech “Geo-o-o-orge! Oh, jump!” She was going down, down, head first under me. .... » (69) Lorsqu’elle écrit la voix, la page conradienne, trouée, incisée, accidentée, est alors comme une sorte d’écriture braille qui fait trace de la matière sonore des voix, des souffles. Ou bien sous l’effet de la langue maternelle étrangère, la lettre se phonématise : la matérialité du signifiant y est altérée par la résurgence de la langue maternelle, et la lettre ainsi voisée est traversée d’un « devenir étrangère » . Mais peut-être l’écrit se double-t-il d’une voix spectrale aussi lorsque la phrase se fraye depuis la matière signifiante des mots selon ce pouvoir d’ « evocalization » dont parle Stuart Garrett51. Que cela soit encore dans les données rythmiques dont les graphèmes se font parfois les signes pneumatiques lorsque la parole est écrite, ou encore dans les données rythmiques du phrasé écrit, en toutes ces manifestations, l’écrit semble se doubler de sa propre voix, voix spectrale autant que scripturale.
« L’écriture alors », écrit selon Jean-Luc Nancy, en tant qu’ « écho du texte dans lequel le texte se fait et s’écrit », « très littéralement et jusque dans la valeur d’une « archi-écriture » se double « d’une voix qui résonne52 ». Désir de voix, le récit à la fois en inscrit l’effacement et se laisse traverser d’une voix intérieure dont nous nous faisons le lieu de résonance. Il convertit alors l’accident en ce « il arrive53 » dont Jean François Lyotard fait un trait du sublime : « Avant de se demander ce que c’est, ce que ça signifie, avant le quid, il faut “d’abord” pour ainsi dire qu’ “il arrive”, quod. Qu’il arrive “précède” pour ainsi dire toujours la question qui porte sur ce qui arrive54. » N’est ce pas la précédence de cet événement de la résonance qui déborde sur le sens de l’énoncé qui toutefois le rend possible qui signe la phrase conradienne ?
Que signifie se faire l’écho de cette résonance ? Cela ne suffit pas à faire communauté, ainsi que le rappelle Lyotard, puisque la communauté « requiert destinateurs et destinataires55 ». Mais la combinaison de la position subjective que crée ainsi la résonance, et de la capacité non pas à en être le seul effet, mais à se mettre à l’écoute de cette résonance même, ainsi qu’à l’écoute de l’altérité qui traverse sa propre parole jusque dans la voix qui la soutient comme nous y invite le récit de Marlow qui ne cesse d’interroger son désir du récit, est peut-être, elle, la condition subjective de toute appartenance à une communauté.
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1 J. Conrad, Lord Jim, 136.
2 J’en donnerai pour exemple la citation suivante de C. Maisonnat : « the pretence of orality is a mere device, a ploy in a narrative strategy aiming at coming to terms with the proliferation of voices in a text which problematizes both the notion of the origin of the story and of narratorial authority », (C. Maisonnat, « Forgotten, Unforgiven: The Paradoxes of Memory in Lord Jim », 118).
3 P-L. Assoun, Le Regard et la voix, 7.
4 P. Lacoue-Labarthe, Le Sujet de la philosophie, 227.
5 Philippe Lacoue-Labarthe rappelle que l’attention que la littérature romantique et postromantique accorde à la musique prélude à ce changement de paradigme.
6 J. Conrad, Preface to The Nigger of the Narcissus, 147.
7 Que ce soit lors de la scène de naufrage, ou encore dans le rêve de Jim, jusque dans ce destin de Jim que Jewel figure comme « a sign, a call » (188).
8 « It [the captain’s apparition] spoke in a voice harsh and lugubrious but intrepid » (27) ; le jeune marin possède « a fresh deep voice » , « a cheery sea-puppy voice » (31).
9 J-F., Lyotard, Le Différend, 49.
10 Voir R. Pedot, « “With sealed lips”: The Enigma of Rhetoric in Lord Jim » et C. Robin, « Détours et torsions de la langue : Logos et phoné dans Lord Jim ».
11 La scène débute même par le récit de la subjugation du public qui cède à la fascination de la voix : « faces attentive, spellbound, as if all these people sitting upon orderly rows upon narrow benches had been enslaved by the fascination of his voice » (21). Mais l’écoute fascinée, qui convertit ce qui est souvent prêté au pouvoir de l’image (« attentive », « spellbound », « fascination ») en pouvoir de la voix, à y être rivée n’entend pas la voix, ainsi qu’en témoignent les regards fixes, « staring shadows », les rangs immobiles. Elle ne crée pas dans l’écoute de la voix de profondeur de champ, elle n’ouvre sur aucune résonance dans ou à la voix, mais s’abîme à sa jouissance et blanchit l’espace sonore. A cette écoute fascinée est opposée celle de Marlow qui ouvre dans son écho à la voix un intervalle figuré en termes visuels, un contre-champ de la voix habité de formes spectrales indéterminées : « as if he could see somebody or something past my shoulder » (24). Par où le pouvoir de la voix est de donner à voir.
12 Il en va de même de celle des personnages qui incarnent une identité mythique et inaltérable, tels que Brierly et the French lieutenant : « That Frenchman’s for instance. His own country’s pronoucement was uttered in the passionless and definite phrasaeology a machine would use, if machines could speak. The head of the magistrate was half hidden by the paper: his brow was like alabaster. » (97)
13 « [...] seizing in both hands a long sheet of bluish paper, ran his eye over it, propped his forearms on the edge of the desk, and began to read aloud in an even, distinct, and careless voice. » (97)
« For a time I was aware of the magistrate’s voice as a sound merely ; but in a moment it shaped itself into distinct words.... “in utter disregard of their plain duty” it said. The next sentence escaped me somehow, and then “abandoning in the moment of danger the lives and property confided to their charge”... went on the voice evenly, and stopped. » (97)
14 « Haven’t I turned out youngsters enough in my time, for the service of the Red Rag, to the craft of the sea, to the craft whose whole secret could be expressed in one short sentence [...]? » (31)
15 J. Derrida, « Préjugés — devant la loi », 94.
16 « He was made to answer another question so much to the point and so useless and then waited again. His mouth was tastelessly dry, as though he had been eating dust, then salt and bitter as after a drink of sea-water » (23).
17 R. Pedot, op.cit.
18 J. Lacan, Ecrits, 123.
19 J.-F.,Lyotard, Misère de la philosophie, 52.
20 « You don’t know what it is for a fellow in my position to be believed — make a clean breast of it to an elder man. » (79)
21 W. Benjamin, « Le Dialogue ».
22 J.-F.Lyotard, Dispositifs pulsionnels, 208.
23 « I heard him say with an intention of hate that distilled a corrosive virtue into the commonplace words like a drop of powerful posion falling into a glass of water. » (76) ; « He impressed, almost frightened me with his elated rattle. He was voluble like a youngster on the eve of a long holiday with a prospect of delightful scrapes. » (141)
24 « His thin voice darted in prolonged squeaks upon the sea, he tiptoed back and forth for the better emphasis of utterance, and suddenly pitched head-first as though he had been clubbed from behind. He said “Damn!”; an instant of silence followed upon his screeching. » (20)
25 « He faltered for a moment, and made an effort to go on. “They called me horrible names”. His voice, sinking to a whisper, now and then would leap up, hardened by the passion of scorn, as though he had been talking of secret abominations » (73). « He remarked in a mutter that one had to get some sort of show first; then brightening up in a loud voice he protested he would give me no occasion to regret my confidence. » (140)
26 Cf. bas de page 29.
27 « [S]he whispered softly her admiration », « she moaned a little », « [a] voice whispered tremulously through the wall [...] and then all was still as if the whisperer had been startled » (174).
28 J.-F. Lyotard, Misère de la philosophie, 54.
29 B. Baas, De la chose à l’objet, 211.
30 P. Fedida, Corps du vide et espace de séance, 253.
31 On trouvera de nombreux exemples de cette dialectique entre silence et cri : tantôt le silence fait trou, tantôt il dresse un rempart par où l’être se ressaisit : « The howl pursued me like a vengeance. I turned into a deserted landing, and suddenly all became very still and quiet around me, and I descended in a silence that enabled me to compose my distracted thoughts » (37).
32 J. Lacan, Le Séminaire : livre XII, cité par B Baas, op. cit., 210.
33 « I would have been little fitted for the reception of his confidences, had I not been able to understand the pauses between the words. » (64)
34 B. Baas, op.cit., 199.
35 J. Lacan, Séminaire : X ,cité par B.Baas, op. cit., 197.
36 B. Baas, op.cit., 197
37 B. Baas, op.cit., 199
38 J.- L. Nancy, A l’écoute, 18.
39 Rappelons que cette conversion des manifestations visibles en écoute caractérise le passage de Charcot à Freud, ainsi que le rappelle Pierre Fedida dans Corps du vide et espace de séance, 99.
40 « The engines having stopped by that time, the steam was blowing off. Its deep rumble made the whole night vibrate lika a bass string. The ship trembled to it. » (55)
41 « A faint noise as of thunder, of thunder infinitely remote, less than a sound, hardly more than a vibration, passed slowly, and the ship quivered in response, as if the thunder had growled deep down in the water. » (21)
42 B. Baas, op. cit, 149sq.
43 G. Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre : « air et pierre se rencontrent dans l’image parce que […] se rencontrent une grâce superlative et un deuil immense, un geste et un suspens du geste; un désir et un renoncement, une presque consolation et une perte inconsolable » (65).
44 J.- L. Nancy, op.cit., 21.
45 W. Benjamin, « Le Narrateur », 68-69.
46 « But in the middle of a word, perhaps, an invisible hand would take him by the throat, and he would look at me dumbly with an expression of doubt and anguish. » (205)
47 R.Barthes, Fragments du discours amoureux, 131.
48 J.-F.Lyotard, Misère de la philosophie, 51.
49 Le temps s’incarne également à travers les voix des « globe trotters » par lesquelles se colporte la parole vaine. La performance sociale s’y vocalise en « affected drawls », en « empty laughs » mélangés le plus souvent aux bruits de vaisselle, qui les couvrent. La voix est la condition matérielle d’un logos évidé, de la dévaluation du dire.
50 C. Maisonnat, op. cit., 102.
51 S. Garrett, Reading Voices, 7.
52 J-Luc Nancy, op.cit., 69.
53 J-F. Lyotard, L’Inhumain,102.
54 Ibid.
55 J.-F Lyotard, Misère de la philosophie, 54.