Isabelle Alafandary
Paris Est Créteil
Le problème de la voix hante et informe l’écriture de Gertrude Stein. La voix est une question dont il est toujours difficile de faire l’unité, particulièrement en ce qui concerne le corpus steinien. Elle n’existe pas au singulier dans l’œuvre. Des voix se donnent à entendre, des voix qui ainsi que nous allons essayer de le montrer, se donnent pour la Voix, visent la Voix, des voix qui se veulent sans visage mais ne sont pas sans corps, inassignables, irrévocables. Les voix qui se rencontrent dans les poèmes ont ceci de singulier et de commun qu’elles ne renvoient pas à une instance unifiée que l’on pourrait désigner de l’appellation de « voix poétique ». Dans leur multiplicité, elles échouent même à se constituer en masques, à renvoyer à une instance originaire tant leur identité est problématique et ténue. En rupture avec notre attente de lecteur et la tradition littéraire, les voix de la poésie steinienne ne renvoient pas à une subjectivité, fût-elle fictionnelle, dont elles seraient l’indice ou l’expression. La voix dont il est question est une voix qui n’est pas réductible à une quelconque unité même poétique, à un lieu d’origine. Les voix non seulement manquent à faire un, mais font obstacle à l’un, à toute forme de subsumation. La voix introduit un régime de singularité sans identité, tout à la fois corporel et impersonnel. La voix dans le texte steinien barre la possibilité de la voix poétique et amène à interroger cette notion communément retenue par la critique pour parler du poème, à formuler les conditions de possibilité de son existence, et pourquoi pas à en critiquer le caractère d’hypostase. Ce que l’écriture steinienne a de plus remarquable, au double sens d’idiosyncrasique et de reconnaissable, tient pourtant à son rapport à la voix.
Nous voudrions envisager la question de la voix dans une partie spécifique du corpus steinien relativement peu étudié : le théâtre. Gertrude Stein fut un dramaturge certes atypique mais très prolifique. Elle est l’auteur de quelque quatre-vingt pièces qui sont surtout connues pour transgresser les contraintes de l’écriture théâtrale. Le théâtre steinien rompt avec le principe d’indentification de la voix : le texte dramatique n’est pas forcément porté par un acteur désigné ou nommé. Là semble résider la cause de tous les écarts d’une écriture de théâtre qui ne ressemble décidément à rien. L’éclipse du personnage n’est cependant pas la marque d’une réticence moderniste comme le critique Martin Puchner a pu le suggérer1, mais la condition de possibilité de l’émergence et de l’exploration de la voix que je qualifierais pour m’en expliquer dans ce qui suit de pure. Si résistance il y a, ainsi que Stein le confie elle-même dans un essai critique intitulé « Plays2 », celle-ci est aussi singulière que double en ce qu’elle se manifeste comme résistance au personnage autant qu’à la persona. La voix, traditionnellement conçue comme support, « support sensible de la transmission du sens » comme la définit le philosophe Bernard Baas3, est délibérément déchaînée, hors d’atteinte, sans attache dans l’œuvre de Stein.
La question de savoir comment la voix s’articule à la parole est une question épineuse. Car la parole dans l’écriture steinienne, si elle n’est pas sans vouloir-dire, est désarticulée de la voix. Même quand les énoncés sont repris, martelés, amendés, déclinés, le telos visé par la parole semble se perdre dans les limbes. Les signes linguistiques dans l’écriture sont dans un état limite. Cette limite tient à ce qu’ils sont ravalés, renvoyés à leur état d’indice, hésitants entre le régime du geste ou du symbole. Ce qui échoue dans la parole poétique steinienne, c’est l’intention de la voix qui parle. Commentant dans La voix et le phénomène les Recherches logiques de Husserl, Jacques Derrida écrit :
Mais cette communication ne devient possible que si l’auditeur alors comprend aussi l’intention de celui qui parle. Et il le fait en tant qu’il saisit celui qui parle comme une personne qui n’émet pas des simples sons mais qui lui parle, qui donc avec des sons accomplit simultanément certains actes conférant le sens, actes qu’elle veut lui rendre manifestes, ou dont elle veut lui communiquer le sens4.
La voix chez Stein est obstructive : elle s’interpose entre le locuteur et sa parole, fait obstacle à la communication d’une intention signifiante.
Nous voudrions considérer à présent une pièce du répertoire steinien. La brièveté est une des marques de la production dramatique steinienne. Le genre théâtral découle en partie de ce que l’on pourrait appeler un principe d’intentionnalité formelle. Le théâtre steinien désigne des textes qui portent le sous-titre de « Play », répondent à l’impératif typographique du genre théâtral, même quand ceux-ci mettent à rude épreuve les conventions, les conditions de la représentation. Un titre de pièce tiré du même recueil Geography and Plays renseigne le lecteur sur ce qu’il convient bien ici d’appeler l’intention de l’auteur : « I like it to be a play. A play5 ». Les premiers mots de la pièce qui ne sont rapportés à aucune voix incarnée sont non moins éloquents : « I liked it to be a play and cleverly spoken6 ». Geography and Plays est un recueil de pièces publié en 1922 qui reprend des pièces composées dans la première période de la production dramatique entre 1913 et 1921, à laquelle il est parfois fait référence par la désignation de « Essence Theater ». Geography and Plays est le premier recueil publié d’écrits pour le théâtre. Deux autres recueils suivront : Operas and Plays (1932), Last Operas and Plays (1949). Dans ce premier temps, le théâtre steinien est occupé à déconstruire non seulement les conventions, mais la structure même de la représentation réduite à sa simple expression vocale. Il faut d’emblée préciser que les pièces de théâtre ne sont pas seules dans le recueil : elles sont précédées d’une série tardive de portraits qui occupent une bonne moitié du livre.
« Sacred Emily » est le lieu où s’opère de manière assez indistincte et presque instinctive la césure entre les portraits et les pièces du répertoire steinien. « Sacred Emily » contient le vers le plus cité de la poésie de Stein : « Rose is a rose is a rose is a rose ». La guirlande de signifiants la plus célèbre de la langue américaine n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le destin théâtral de l’écriture. « Rose is a rose is a rose is a rose is a rose » est un énoncé qui répond pratiquement à la définition de l’écriture dramatique comme écriture vocale.
Night town.
Night town a glass.
Color mahogany.
Color mahogany center.
Rose is a rose is a rose is a rose is a rose.
Loveliness extreme.
Sweetest ice-cream.
Page ages page ages page ages.
Wiped wiped wire wire.
Sweeter than peaches and pears and cream.
Extra extreme.
Put measure treasure.
Measure treasure.
Tables track.
Nursed.
Dough.
That will do.
Cup or cup or.
Excessively illegitimate7.
La relative absence de discontinuité entre les portraits et les pièces est criante. Ce qui permet de distinguer le corpus théâtral de celui des poèmes est la mention générique « Play » et la différence de disposition typographique du texte, les mentions intercalaires, les indentations éparses et aléatoires. Le théâtre se donne à lire dans l’œuvre comme le devenir du portrait, sa variation, la dissémination de sa logique vocale. Si la critique a parfois balayé d’un revers de la main les différences génériques, il nous paraît au contraire qu’il faille y prêter la plus grande attention car elles portent la trace des inflexions de l’œuvre et portent témoignage de la recherche d’une écriture.
Ladies’s Voices, pièce écrite en 1916, publiée en 1922 dans Geography and Plays, s’ouvre sur un premier acte : “Curtain Raiser”. L’acte deux, pas plus que les actes suivants de longueur d’ailleurs comparable, ne connaît de personnages, ni de didascalies apparentes. L’absence de spécification concernant l’origine de la voix n’empêche pas ce passage d’évoquer un dialogue entre deux voix, même si celles-ci restent délibérément sans référent. La suspension du régime diégétique s’accompagne dans le théâtre steinien d’une suspension de la mimesis entendue au sens aristotélicien du terme. Si le texte théâtral steinien ne respecte pas les conventions d’écriture du théâtre, ce n’est pas par jeu post-moderne, mais parce que c’est là le seul moyen de faire émerger la voix comme objet.
Dans « Curtain Raiser », il semble bien qu’il se passe quelque chose, qui ne relève ni à proprement parler de l’action, ni du récit : la performance d’une voix, de plusieurs voix en puissance dans la lettre. Le théâtre steinien n’est pas fait, comme on a pu le soutenir pour être lu, mais dit, incorporé. Il apparaît au vu du dénuement scénographique qui est le sien, que le texte steinien se prête particulièrement à la mise en voix. La mise en voix s’accompagne presque naturellement d’une ébauche de mise en scène. Des traces d’indications scéniques, une amorce de dialogue parodique qui signe d’ailleurs une séparation entre deux personnages introuvables (« Very well good night/Very well good night ») peuvent se lire en filigrane d’un texte qui s’écrit indifféremment. La parenthèse retient l’attention : elle marque tout en le suspendant ce qui manque à se constituer : le nom chuchoté d’un personnage hypothétique dont le patronyme ne réapparaîtra plus.
Ladies’ Voices qui s’ouvre sur une déclaration éponyme (« Ladies’ voices give pleasure ») peut se lire comme une réflexion métatextuelle sur la voix et ses autres problématiques que sont les actes de langage et la langue maternelle, situés au lieu de l’articulation entre le langage et la sonorité. Le deuxième acte s’entretient de la performativité de la langue et de la nomination en même temps qu’il actualise certains speech acts à l’occasion d’un dialogue dont les termes pronominaux s’appellent l’un l’autre tout en restant pratiquement aveugles et impersonnels. Le nom ne prend pas, indiffère dans Ladies’ Voices ; l’acte de nommer échoue : les noms de femmes égrenés (Genevieve, Miss Williams), d’hommes célèbres (Christ, Lazarus, Caesar, Augustine) restent lettres mortes, renvoyés à l’état de nom commun. Ce qui dans la langue relève d’un agir, fût-il négatif (« I do not excuse myself ») n’a cependant lieu que dans la langue, à l’exclusion de toute traduction possible dans le monde : « Honest to G. Miss Williams I don’t mean to say that I was older8 ». Le potentiel d’inquiétante étrangèreté de la langue maternelle s’éprouve subrepticement dans l’expérience de la voix, à l’occasion de deux mentions l’une négative, l’autre fortement modalisée, respectivement situées dans le troisième acte et dans la scène 2 de l’acte IV : « Genevieve does not know that it is only in this country that she could speak as she does » ; « Many words spoken to me have seemed English9 ». L’oblique est le régime de la réflexion métatextuelle : la langue parle dans le théâtre de Gertrude Stein, parle croit-on pour ne rien dire, parlant il lui arrive de parler de la parole. L’indifférenciation est le propre des voix qui échouent à se constituer en sujets de parole : « Yes we do hear one another and yet we are called voices ».
Déjà dans « Sacred Emily », la logique du signifiant joue à plein préfigurant le travail de la voix steinienne à l’opéra : « Sudden say separate/ So great so great Emily/ Sew grate sew grate Emily/ Not a spell nicely»10. Ce que le jeu de mot apparemment inoffensif recèle est l’expérience d’une dimension qui met Stein sur le chemin de la voix pure. Le jeu homonymique procède d’une logique de la modulation ou phonématisation : l’exploration se fait par tâtonnements accentuels ou intonatifs. Le signifiant se décline donc du point de vue et à partir de sa matérialité phonatoire. Ce que libère et découvre le nouveau signifiant au passage est le réel d’une voix et les possibilités qu’elle recèle. L’écriture de Gertrude Stein se veut écriture pour la voix, de la voix.
L'écriture de deux livrets d'opéra Four Saints in Three Acts (1928) et The Mother of Us All (1947) mis en musique par Virgil Thomson n'est pas un accident de parcours dans l’œuvre. Pierre angulaire de l’écriture, l'opéra cristallise la passion de Gertrude Stein pour le signifiant. L'amour de l'opéra remontait à l'enfance viennoise, à la jeunesse américaine — Stein allait à l'opéra quand elle était étudiante à Radcliffe l'après-midi et le soir. Sa passion pour la musique harmonique l’ayant quittée depuis la fin de l'adolescence, ses goûts musicaux, on ne s’en étonnera qu’à moitié, étaient assez déroutants. Pour Stein, les sons étaient indifféremment musicaux: "She was much influenced by the sound of the streets and the movement of the automobiles. She also liked then to set a sentence for herself as a sort of tuning fork and metronome and then write to that time and tune" écrit le narrateur de The Autobiography of Alice B. Toklas11. Virgil Thomson qui composa la musique de l’opéra Four Saints in Three Acts et de The Mother Of Us All ainsi que d’autres pièces de Stein constate dans son autobiographie à propos de l’écriture de Stein : “[It] lies closer to musical timings than to speech timings12. » La voix steinienne tend vers la voix chantée qui se distingue à l’opéra de la voix parlée. Thomson ajoute cet aphorisme qui semble tout droit tiré de la prose steinienne : « if a text is set correctly for the sound of it, the meaning will take care of itself. And the Stein texts, for prosodizing in this way were manna13 ». Ce qui caractérise la langue à l'opéra, ainsi que le souligne le psychanalyste Guy Rosolato, est que le signe y fait retour vers le signifiant, penche vers lui, tend à se confondre avec lui, à s'abstraire du signifié.
L’opéra met en scène la voix articulée à la parole selon une modalité disjonctive. La parole n’y est pas indifférente, mais est seconde logiquement et même chronologiquement dans l’ordre de l’expérience acoustique. Rendue étrangère à elle-même par la médiation matérielle de la voix, la parole s’entend à l’opéra dans l’après-coup de la différance que cette dernière instaure, fait même aux natifs l’effet d’une langue étrangère à re-connaître. Il se trouve qu’ainsi que l’explique Michael Hoffman la langue de l'opéra souffre en Amérique d’une détermination supplémentaire étant, presque par définition, en langue étrangère: "The dramatic experiences that seem to have meant most to her were operas and melodramas, both of them highly formulaic modes of theatre. In operas, which for American audiences are almost always sung in a foreign language, the 'meaning' of the lines of dialogue is rarely an issue14 ». La défense que Carl Van Vechten fait du livret de Four Saints qui a pu être jugé comme une provocation corrobore très exactement cette analyse: "In the case of Four Saints, however, we are informed categorically by Miss Stein that she definitely set out to construct an opera libretto and in this connection I might inquire, dear reader, how many times you've heard Ponchielli’s La Gioconda, how many words of the book your ear caught during any performance, how much Italian you understand even when it isn't sung, and how much of the plot of this bloodthirsty fable you would be able to outline? If you are willing to face the facts, the chances are that you may discover that Four Saints has the power to give you more pleasure — and a new kind of pleasure too — than that of any opera-book written in a foreign tongue15 » La passion steinienne du signifiant n'est pas sans rapport avec l'expérience de l'art lyrique, de la voix en langue aussi étrangère qu'étrange. Dans l'opéra, la langue s'éprouve comme pure différence, pure présence à soi du signifiant, pure voix.
La puissance négative de la répétition de la phrase steinienne, si elle ne s'annule pas, s'allège dans l'oralisation d’un phrasé à laquelle le lecteur est contraint par la relative inintelligibilité du texte écrit. Loin d'être dépressif, le texte s'oblige et oblige son lecteur à une jubilation. Ce que Rosolato appelle à propos de l'art lyrique « l'insigne propriété de la voix d'être en même temps émise et entendue, envoyée et reçue, et par le sujet lui-même, comme si en comparaison de la vue, un miroir “acoustique” était toujours en fonction16 » s'éprouve aussi bien dans la vocalisation du texte. La structure de la phrase steinienne comme chaîne de signifiants la prédispose à une relance qui ne finit pas, dans une poursuite toujours différée de l'objet. Les catégories de dehors et de dedans auxquelles Gertrude Stein recourt incessamment sont à mettre en relation avec la voix qui trace des lignes d’ailleurs mouvantes et labiles de partage entre les espaces. L'expérience de la voix constitue un événement subjectif, renvoie à une expérience narcissique archaïque dans la mesure où par sa vibration, sa résonance, elle donne à éprouver le corps comme phénomène et au-delà du corps se donne à éprouver comme altérité.
L'immense satisfaction orale que procure la lecture du texte qu'évoque le poète Charles Bernstein, satisfaction qui laisse bouche bée et suspend paradoxalement jusqu'à l'envie de parler, n'y est sans doute pas indifférente:
I think this is the meaning of Stein's great discovery — call it invention — of "wordness" in the last section of The Making of Americans and in Tender Buttons: satisfaction in language made present, contemporary; the pleasure/plenitude in the immersion in language is not understood as a code for smoothing else or a representation of somewhere else — a kind of eating and drinking or tasting, endowing an object status to language, if objects are realized not to be nouns; a revelation of the ordinary as sufficient unto itself, a revelation about the everyday things of life that make up a life, the activity of living, of speaking, ant the fullness of every word, ofs, ins and ass, in the communal partaking — call it meal — of language arts17.
Cependant, la jouissance n’est pas le tout de la voix. La responsabilité est une dimension qui lui est sinon constitutive, du moins coextensive. A ce sujet, Bernard Baas écrit :
Bien sûr — dira-t-on — il ne s’agit là que d’une simple métaphore qui tient en ceci que, dans l’expérience courante, c’est toujours sous la forme d’une voix impérative (la voix des parents, la voix d’un chef, la voix d’un supérieur ou — pourquoi pas — la voix de D.) que l’homme reçoit un ordre ou un commandement. Sans doute cette explication ne manque-t-elle pas de pertinence. Mais restait encore à expliquer en quoi la voix peut prendre ce statut impératif, en quoi peut-être elle procède, dans sa nature même de l’injonction impérative. Il faudrait donc s’interroger, au-delà de la simple métaphore, sur le lien qui semble naturellement associer la voix et l’obligation morale18.
Comment les problématiques, radicalement antagonistes, de la jouissance et de la responsabilité peuvent-elles coexister ? La voix, forme ou métaphore de l’obligation morale, est par expérience irresponsable. L’irresponsabilité de la voix dans la littérature a d’ailleurs fait l’objet d’une théorisation par Jacques Derrida dans Passions. La littérature telle que la conçoit Derrida est une institution historique moderne dont le destin est inextricablement lié au sort d’ailleurs incertain d’un régime politique particulier : la démocratie (« Pas de démocratie sans littérature, pas de littérature sans démocratie »19). Jacques Derrida n’hésite pas à définir la littérature comme cette voix qui précisément n’a pas à répondre. L’instance qui fait échapper le littéraire au champ du politique est celle-là même dont se soutient le régime démocratique. La littérature est pour cette raison qualifiée d’institution délibérément irresponsable : « Mais cette autorisation de tout dire constitue paradoxalement l’auteur non responsable devant quiconque, pas même devant soi, de ce que disent et font, par exemple les personnes et les personnages. Cette autorisation de tout dire (« qui va de pair avec la démocratie comme hyperresponsabilisation apparente du « sujet ») reconnaît un droit à la non-réponse absolue, là où il ne saurait être question de répondre, de pouvoir ou de devoir répondre20 ».
Il est possible de lire l’œuvre entière de Gertrude Stein comme non-réponse, fin de non recevoir à l’injonction du sens légitime. « Excessively illegitimate » écrit Stein dans « Sacred Emily21 ». Dans son écriture pour la scène, la logique de la non-réponse est poussée à son paroxysme : l’écriture y est sans cause, pure affirmation, sans légitimité aucune. Son théâtre est hors norme, il n’est pas théâtre par la seule opération performative du générique, mais pour des raisons plus structurelles qui tiennent à un certain rapport à la voix. Ce qui caractérise l’écriture est que la voix qu’elle renferme ne répond de rien, ni devant personne. La voix s’élance sans point d’origine, sans destination définie, inassignable, insusceptible d’être arraisonnée.
Il n’est pas facile d’avoir à faire à la voix pure. Dans son adaptation de Four Saints produit pour la première fois à Hartford, puis repris à Broadway en 1934, le musicien Virgil Thomson a sinon cherché à réintroduire une logique des personnages, du moins à distribuer l’incarnation en assignant aux chanteurs, tous noirs, des partitions spécifiques chaque fois que celles-ci ne sont pas identifiables, en restaurant sur le bord de la scène le chœur de la tragédie grecque chargé du commentaire des événements dramatiques. En divisant le rôle de St Teresa entre deux chanteuses « St Teresa I » et « St Teresa II » et en ajoutant deux personnages, le maître et la maîtresse de cérémonie (Compère et Commère), Thomson s’est montré fidèle sinon à la lettre, du moins à l’esprit de la voix steinienne qui brouille les pistes en répétant typographiquement dans la marge du livret le nom du saint déjà en charge de la voix. Le critique littéraire quant à lui a le plus grand mal à faire parler la voix en question, sauf à la réduire. La pure voix du théâtre ne s’offre guère à l’interprétation, dans la mesure où elle ne demande rien, ne s’adresse qu’à elle-même. Il faudrait pouvoir parler idéalement de la voix chez Stein sans chercher à en rendre raison, en se situant dans sa logique propre, se contentant de la mettre en relation avec elle-même. La corde est raide. Parler de la voix, de la voix hors logos, de la voix en tant qu’elle n’est pas la parole, expose celui qui parle à se perdre dans les rets du silence ou de la tautologie.
La seule réponse — singulièrement irresponsable -- dont est capable la voix steinienne est l’écho, plus ou moins différé et difforme. Une page du livret de Four Saints repose tout entière du principe d’écholalie. Le livret se donne à lire comme une suite de chambres d’échos dans lesquelles se discernent les traces des expériences vocales des Portraits. La voix répond, se répond et s’entend, endossant sa fonction de pure résonance. Dans La voix et le phénomène, Jacques Derrida écrit :
La voix s’entend. Les signes phoniques (les « images acoustiques » au sens de Saussure, la voix phénoménologique sont « entendus » du sujet qui les profère dans la proximité absolue de leur présent. Le sujet n’a pas à passer hors de soi pour être immédiatement affecté par son activité d’expression. Mes paroles sont « vives » parce qu’elles semblent ne pas me quitter : ne pas tomber hors de moi, hors de mon souffle dans un éloignement visible ; ne pas cesser de « m’appartenir », d’être à ma disposition, « sans accessoire ». Ainsi en tout cas, se donne le phénomène de la voix, la voix phénoménologique22.
Dans l’écho, la voix génère et entretient son auto-affection : elle trouve le moyen de s’adresser à elle-même et de revenir à soi. En s’entendant parler dans le portrait, la voix se répond à elle-même ; dans l’opéra, forme ultime du portrait steinien, la voix s’élance et revient à elle-même comme autre. Il faut dire que dans le chant, l’injonction à signifier est atténuée, le jugement est provisoirement suspendu. La voix trouve alors sa fin dans le retour que l’écho produit comme retour à soi du même comme autre.
La voix chantée steinienne a contre toute attente sinon la structure de cette voix que Jacques Derrida qualifie de « voix qui garde le silence », ou voix phénoménologique, tout au moins une structure approchante. Le tour de force de l’écriture opératique est de donner à entendre dans l’extériorité d’une salle de concert, la voix de l’intériorité de la conscience, cette voix qui tombe et ce que Jacques Derrida appelle le « silence absolu du rapport à soi » dans les effets de variation et la résonance dont elle procède. Auto-affectée, la voix fait retour sur elle-même comme autre. La voix steinienne en tant qu’elle est la voix ou d’un chanteur fait résonner le silence intérieur et résonne d’un espace inconnu et interne. On comprend que les dialogues eux-mêmes ne se distinguent plus des monologues. La multiplicité des instances, la distribution des voix auxquelles l’on assiste dans Four Saints n’entame pas l’expérience de la pure voix qui se soutient tout entière de l’écho.
Cependant si elle ne répond de rien et même pas d’elle-même, la voix, en tant qu’elle est émise, est réponse à un appel, comme le suggère Jacques Lacan dans le Séminaire X sur l’angoisse. C’est là sa structure paradoxale. La responsabilité note Bernard Baas se situe au niveau de la parole23. D’où il ressort que c’est en tant qu’il est parlant que le sujet peut être dit responsable. C’est dans l’irresponsabilité foncière de la voix que s’origine la responsabilité de la parole qui lui est articulée quoique détachée d’elle. La modalité steinienne de l’irresponsabilité est l’écho.
L’on peut être tenté de croire que la parole en tant qu’elle a renoncé à signifier, en tant qu’elle laisse la place à la voix, relèverait de cette fonction que Jakobson désigne comme phatique. La voix steinienne de « Sacred Emily » à Four Saints serait pur effet de contact, adresse insignifiante, signifiance pure. Dans la 21ème leçon du Séminaire sur l’angoisse, Jacques Lacan au sujet de la voix et écrit : « Dans la 20ème leçon du Séminaire sur l’angoisse, Jacques Lacan au sujet de la voix et écrit : « La plus simple immixtion de ce qu’on appelle linguistiquement sa fonction phatique — que l’on croit être du niveau de la plus simple prise de contact, alors qu’il s’agit de bien autre chose — résonne dans un vide qui est le vide de l’Autre comme tel, l’ex-nihilo à proprement parler. La voix répond à ce qui se dit, mais elle ne peut en répondre. Autrement dit, pour qu’elle réponde, nous devons incorporer la voix comme l’altérité de ce qui se dit24 ». Un écho saisissant attestant de l’intuition steinienne du savoir de la voix se trouve dans l’une des “Lectures in America” intitulée “The Gradual Making of The Making of Americans”: “I began to get enormously interested In hearing how everybody said the same thing over and over again with infinite variations but over and over again until finally if you listened with great intensity you could hear it rise and fall and tell all that there was inside them, not so much by the actual words they said or the thoughts they had but the movements of their thoughts and words endlessly the same and endlessly different25. Il y a chez Stein une sensibilité extrême, peut-être même excessive, une excitabilité hors du commun aux fluctuations intonatives, qui est inséparable d’une véritable écoute de la voix dans ce qu’elle a de non matériel.
En tant qu’il fait retour sur lui-même, qu’il est réverbéré, le son renvoie le sujet à la résonance idéale, incorporelle, non phonatoire de la voix. L’idéalité de la voix phénoménologique est atteinte par réduction de la voix phénoménale à l’œuvre dans le signifiant écrit et/ou chanté. Pour que comme le dit Lacan dans le Séminaire sur l’angoisse, la voix en tant que distincte des sonorités résonne, encore faut-il pour que la réduction opère que celle-ci porte sur des sonorités existantes. La voix dans le théâtre de Gertrude Stein est donc structurellement coupée du sujet. Elle est réfléchie au sens propre et figuré. Ce qu’elle donne entendre à longueur de pages des Portraits ou des livrets est ce que Bernard Baas appelle « le réel en quelque sorte antéprédicatif26 ». Aussi étonnant qu’il puisse paraître, la voix telle qu’elle s’élabore depuis les Portraits jusqu’à l’opéra en passant par le théâtre est expérience de la conscience de soi comme autre.
Baas, Bernard. De la chose à l’objet. Louvain : Editions Peeters, 1998.
Bernstein, Charles. A Poetics. Cambridge, Mass.: Harvard U. P., 1992.
Derrida, Jacques. La Voix et le phénomène. Paris : Presses Universitaires de France, 1967.
Derrida, Jacques. Passions. Paris : Galilée, 1993.
Hoffman, Michael. Gertrude Stein. Boston : Twayne Publishers, 1976.
Lacan, Jacques. L’Angoisse : Séminaire X. Paris : Seuil, 2004.
Puchner, Martin. Stage Fright: Modernism, Anti-Theatricality and Drama. Baltimore : Johns Hopkins UP, 2002.
Rosolato, Guy. La Relation d'inconnu. Paris : Gallimard, 1978.
Stein, Gertrude. Geography and Plays. Dover Publications, Inc. : Mineola, N.Y., 1999.
Stein, Gertrude. Writings: 1903-1932. New York : Library of America, 1998.
Stein, Gertrude. Writings: 1932-1946. New York : Library of America, 1998.
Stein, Gertrude. Four Saints in Three Acts. New York : Random House, 1934.
Thomson, Virgil Virgil Thomson. New York : Knopf, 1966.
1 M. Puchner, Stage Fright: Modernism, Anti-Theatricality and Drama.
2 G. Stein, Writings: 1932-1946.
3 B. Baas, De la chose à l’objet, 149.
4 J. Derrida, La Voix et le phénomène, 41.
5 G. Stein, Geography and Plays, 286.
6 Ibid.
7 Ibid., 187.
8 Ibid., 203.
9 Ibid., 204.
10 Ibid., 182.
11 G. Stein, Writings : 1903-1932, 862.
12 V. Thomson, Virgil Thomson, 105.
13 Ibid., 90.
14 M. Hoffman, Gertrude Stein, 76.
15 G. Stein, Four Saints in Three Acts, 10.
16 G. Rosolato, La Relation d'inconnu, 35.
17 « Professing Stein/ Stein Professing », A Poetics, 143.
18 B. Baas, op.cit., 150.
19 J. Derrida, Passions, 65.
20 Ibid., 66.
21 G. Stein, Geography, 187.
22 J. Derrida, La Voix et le phénomène, 85.
23 B. Baas, op. cit., 204.
24 J. Lacan, L’Angoisse : Séminaire X, 318.
25 G. Stein, Lectures in America, 272.
26 B. Baas, op.cit.