La voix du poète entre rhétorique et esthétique : ruptures figurales et fictionnelles dans le lyrisme à la charnière des Lumières et du romantisme (Songs of Innocence and Experience, Lyrical Ballads)

Catherine Bois

Université Paris Ouest Nanterre

  1. A propos de la disparition élocutoire mallarméenne, Valéry déclare : « Le point délicat de la poésie est l’obtention de la voix. La voix définit la poésie pure1. » Il désigne ici l’aporie qui, depuis le romantisme, articule effacement du sujet lyrique et « surprésence » de la voix. Parler outre le sens et la parole, en-deçà d’un allocutaire désigné et par-delà l’auditoire universel, serait l’impératif catégorique assigné à la voix du poète par sa condition de moderne, à son écriture défendante. Le lyrisme né des révolutions éprouve sa liberté dans l’« expérience sensible du politique2 », esthétique communautaire qui reconduit à sa vocation d’éveilleur le poète ostracisé dans la République, à charge que l’attrait sensoriel de ses fables et la volupté de ses harmonies lydiennes imitent « le temps vivant de la voix3 ». Incapable de créer sauf si un Dieu l’habite, le rhapsode vaticinant fait rire Socrate (Ion, 535-5364). La critique socratique du rhéteur, de Gorgias en particulier5, censure une forme de séduction à la similitude troublante. Mais l’intentionnalité de cette séduction la rend encore plus condamnable. La voix platonicienne, voix de la vérité, de la philosophie comme rhétorique supérieure, articulation d’« “avant” toute voix6 » ne recouvrant pas la phoné semantiké ou voix douée de sens, doit étouffer celles du poète et du sophiste. C’est la voix en laquelle Derrida déconstruit l’impensé de l’écriture. Garante de la stratégie du concept de mimesis, elle procède de la non-reprise de la parole par Theuth, « père du logos7 », quand il fit au roi Thamous le cadeau-pharmakon de l’écriture. Elle fonde le phonocentrisme et la violence eschatologique d’une archi-politique de la présence, non-dépassante, que l’irruption de l’infini dans le cèlement, par le langage, de sa propre origine, ne fait que déplacer, comme Derrida le montre à propos du différend entre Husserl et Lévinas8. Derrida critique l’idéalité du phonème husserlien, voix auto-affectée « qui garde le silence9 ». La « pureté expressive de la Bedeutung » que Husserl « ressaisit comme possibilité du logos » a beau être toujours « prise dans un discours communicatif10 », son « vouloir-dire » est un absolu vouloir s’entendre parler qui traverse l’histoire de la métaphysique, car le discours est régi par le langage indicatif nommant le rapport à la mort. La stratégie de relève de cette voix ontologico-pathique est suspecte. Lyrique et gramma ne mêlent jamais leurs flux selon Derrida, pour qui le désir de miracle sonore reste du côté du chant : « Ne reste plus que le chant, il renaît chaque fois, rien ne peut rien contre lui et je n’aime que lui, en lui. Jamais aucune lettre jamais ne le donnera à entendre11 ».

  2. Sur un mode différent, Agamben, pour arraisonner le rapport entre langage et voix chez Heidegger12, s’appuie sur la dimension acoustico-médicale de la Stimme (voix), proche de la Stimmung, ce mode d’existence émotif, non-philosophique, par lequel le Dasein entre en harmonie avec le Da. Heidegger tient que la discursivité humaine, inessentiel bavardage du on, fait écho au dire silencieux de la pensée de la mort et signale l’échec de « penser le langage au-delà de toute phoné13 ». Il lui oppose la voix, appel de la conscience où se néantise l’avoir-lieu du langage. Cet indécidable complément de la pensée opère dans la langue des poètes : « Pensée et poésie […] toutes deux s’adonnent au service du langage […] Entre elles deux pourtant persiste en même temps un abîme profond, car elles demeurent sur les monts les plus séparés14 ». Le Hölderlin de Heidegger, poématisant l’origine divine du langage, investit la parole du pouvoir de l’être : « Plein de mérites, mais en poète,/L’homme habite sur cette terre15 ». Selon Agamben, historier éthiquement le sujet parlant, c’est redéfinir le transcendantal dans son rapport au langage. La voix romantique a naturalisé la voix du mythe d’« en-fance » (« avant le sujet, c’est-à-dire avant le langage16 ») au 18e siècle. L’être parlant doit renoncer à l’origine à travers son expérience même de la voix. La voix lyrique, qui depuis le dolce stil novo du 18e siècle tend l’arc de sa parole poétique entre le désir et son insaisissable objet, qui, parvenue au déclin de la métaphysique, se fige en mythologème pris dans la « conservation mnésique [de] la lettre17 », est vecteur du fantasme de la « joie qui n’a jamais de fin18 ».

  3. Cette voix qui « veut que le langage soit19 », dont la déconstruction relève d’un procès du sujet parlant et non d’une aliénation définitive dans un hors texte derridien, peut s’accorder avec le flatus voci sophiste porteur de l’effet de la parole, tel que l’analyse Barbara Cassin. Cassin20 et Agamben renvoient tous deux à la phoné des stoïciens, « arché de la dialectique21 », dont le couplage son/sens pèse sur la pensée occidentale du langage jusque dans la fascination des théories empiriques du 18e siècle pour l’onomatopée. Les sophistes s’occupent du signifiant, mais parlent « pour le plaisir de parler22 » : « La sophistique […] tient bon le son, et, tenant du même coup qu’il n’y a pas d’ailleurs, pas de fond qui ne soit surface, elle y loge le sens qui n’en diffère pas23 ». Puissance heureuse des mots, la sophistique est poématique d’une performance discursive. Dans l’Éloge d’Hélène, la démiurgie du son, « le plus imperceptible des corps24 » d’après Gorgias, produit l’efficace de la fiction. La voix d’Hélène appelle chaque guerrier grec par son nom en imitant l’épouse ; seul Ulysse, expert en paroles, la reconnaît25. Face à l’ontologie, discours de mémoire qui bloque la communicabilité depuis Parménide, la logologie, discours de fabrication, est fiction dont la rhétorique articule un des genres d’effet-monde26.

  4. A l’aube des révolutions européennes, l’écriture lyrique, déconstruction philosophique du genre, tente une recréation de la voix qui se module sans jamais se fixer entre transcendance et praxis, entre figuration esthétique d’un chant personnel et fiction rhétorique d’un discours collectif. La voix moteur de l’actio, empruntée à la rhétorique générale, se fait acte et échappe au poète, à travers le masque d’orateur-prophète chez Blake, de rhéteur pseudo-politique chez Wordsworth. Dans le dialogue entre Songs of Innocence et Songs of Experience, cette voix s’esthétise en transférant subrepticement son énergie vers la matérialité du texte gravé. Par effet inverse, elle s’hyper-rhétorise dans la fallacieuse puissance discursive du locuteur dramatisé des Lyrical Ballads. La voix du premier lyrisme romantique, tiers exclu de la lutte entre mythe d’origine du langage et fabrication de parole, se voit ainsi forclose dans le melos d’un mètre épuré, à la limite de l’évanouissement poétique.

De la lyrique à la voix du poète : contaminations rhétoriques et disjonctions esthétiques dans le dernier quart du 18e siècle

  1. Qu’une poésie-melos, pur chant mêlant danse, musique et paroles, ait pu triompher, semblait déjà à Socrate un vestige légendaire de l’art des Muses. Les Lois (II.669-70) dénoncent la disjonction entre mots, harmonie et rythme comme une corruption27. Aristote garde silence sur la poésie chantée et inféode le mètre au rythme28. Quand la littérature entre dans l’ère de l’écrit, le canon alexandrin lyrique, dominé par Pindare, fixe la généalogie du genre. Horace revendique l’ascendance du vates pindarique. Le moyen-âge latin jusqu’à Dante réactive peu la valeur lyrique. Mais Pétrarque sacre Horace roi de la poésie lyrique. Chez les humanistes du XVème siècle, la poésie mélique/lyrique accède au rang de genre à côté de l’épopée, de la tragédie et de la comédie. Minturno soumet la voix à l’imitation aristotélicienne, tout en accordant à la lyrique l’excellence chrétienne de l’action de grâces. Le platonisant Scaliger fait entrer sous la lyrique une hétéronomie de sous-genres (ode, louange aux héros et aux dieux, narration de faits d’armes). Chez les poètes de la Pléïade, la double axiomatique du mètre et du thème accentue la métaphorisation de la voix lyrique : une ode peut être chanson, le luth remplacer la lyre. La poésie n’est plus, comme le disait Dante, « trouverie façonnée par l’art de rhétorique et de musique29 ». Désormais, le poète imite en parlant en son nom. Cette conséquence de la théorie mimétique aliène la voix et fait pénétrer dans la lyrique « l’univers de la fiction énonciative pleine30 ». De la poésie « mimesis et vers31 » émergent sujet lyrique et performance représentative de sa voix, aussi labile que les débats sur la singularité lyrique ou son appartenance aux modes narratif et dramatique.

  2. Invention du 18e siècle, le chant du langage qui dit « la lyre dans la voix32 » dessine la figuralité d’un sujet synecdoque de la Muse : « Ce sujet lyrique ne doit pas être conçu seulement positivement, comme une énergie de refiguration […] mais aussi soustractivement, comme une puissance de rejet des fictions qu’il produit dans son premier mouvement33 ». Charles Batteux désigne en le poète lyrique un acteur du pathos, un artisan de la fiction du sentiment : « Dans le lyrique, on chante les passions imitées34. » En réduisant les beaux-arts au principe unique d’imitation de la représentation poétique (1746), il généralise leur fin sous les auspices du placere, docere, movere horatien, et ébranle leurs frontières. Vico radicalise la scission parole/poésie. Il renverse le rapport aristotélicien où le poète inventeur de fictions produit un langage figuré. La poésie selon la Scienza Nuova (1725) ne sert plus les desseins ni de la persuasion rhétorique, ni du plaisir poétique. Elle est fiction, car l’essence du langage s’est faite poétique. Non tekhnè d’artiste, mais puissance d’éveil, la poésie des « théologiens et fondateurs de peuples35 » sera la parole « muette36 » qui sourd du silence originel et articule le langage d’enfance de l’humanité, plus tard nommé par Schlegel « poème du genre humain37 », analysé par Hegel comme poéticité homérique d’une « manière de vivre collective38 ».

  3. Au 18e siècle, en outre, la voix se naturalise à travers les théories du langage, contemporaines du déclin de la rhétorique générale. Vouée à devenir impalpable dans la poésie lyrique que l’école d’Iéna réduira à la tautologie, rendue à une parole primitive fondatrice de la rationalité du langage, la voix singulière se scinde de la rhétorique dont elle assumait l’actio, et conquiert une position d’idéal dans l’esthétique autonomisée contre la rhétorique. Sur-figure, méta-trope investi d’un pouvoir d’invention gros de ses propres feintes, la voix se perd en écho à l’horizon du mythe naturel. Chez Condillac, le paradigme du langage déplace le « fiat lingua théologique39 » vers l’événement de l’articulation animale. Le langage d’action parlé par le corps au moyen de gestes, de musique et de cris, « relie bien le langage par une genèse à la nature, [m]ais pour l’en détacher plus que pour l’y enraciner40 ». Face à cet artifice fondant en nature un réseau de signes, Rousseau pose l’hypothèse d’un âge d’or social de la parole harmonieuse : « Tant que les hommes gardèrent leur première innocence, ils n’eurent pas besoin d’autre guide que de la voix de la nature41 ». Toutefois, la force active d’une parole de reconnaissance et la nostalgie d’une parole pleine sont complices de récupération anti-rhétorique de la rhétorique classique. L’éloquence vraie appartient à la vocalité non supplémentée et aux m?urs pures de la société des origines qui obéit à la douce voix écholalique de la loi de vertu naturelle. L’expressivité oratoire du langage d’action chez Condillac renverse la condamnation lockienne de la tropologie, obstacle à la transparence de la pensée. Elle s’inscrit dans le sillage de la théorie émotive de la signification apparue avec la Logique de Port-Royal, reprise par la Rhétorique de Lamy et les Dialogues de l’éloquence de Fénelon, puis généralisée sous le concept de sympathie chez David Hume et Adam Smith : « La sociabilité naturelle, l’expression spontanée des émotions et la sympathie produisent un proto-langage qui est la condition de certitude du langage42 ». Empreints d’empirisme humien, George Campbell et les nouveaux rhétoriciens britanniques négligent l’actio, et le belle-lettriste Hugh Blair affirme : « Sympathy is one of the most powerful principles by which Persuasive Discourse works its effects43 ». Un retour au De Oratore où, dans la déclamation, « Tout le corps de l’homme […] vibre comme les cordes d’une lyre, selon les mouvements de l’âme qui les met en branle […] la voix est comme une corde tendue44 », s’opère à travers la conceptualisation réfléchissante de la voix dans les premières théories modernes du langage et la nouvelle rhétorique britannique. A rebours, l’esthétique naissante abstrait la voix par mise à distance. La déliaison de la science du beau chez Alexander Baumgarten s’élabore dans un équilibre précaire entre « gnoséologie » — science générale de la connaissance sensible — et « poétologie45 » — perfection de l’?uvre artistique — qui exclut le moment de la sensation. « Oratio sensitiva perfecta est poema46 » : le poème, en tant que généricité discursive, ne tombe pas « sous l’inculpation de la rhétorique47 ». De fait, l’Aesthetica se ressaisit de la triade de la rhétorique classique (inventio, dispositio, elocutio), et la démantèle en heuristique, méthodologie et sémiologie48. Ainsi est euphémisé le didactisme de la persuasion, et promue la dimension affective de l’effet esthétique. La voix, ancien attribut de l’actio disjointe du procès esthétique, est refoulée par l’effort philosophique du poème vers son auto-présentation, quand, sur fond de mythe de la transparence du signe, la poésie à l’âge des Lumières vise, non plus la tekhnè de l’éloquence, mais le dépassement des limites du langage. Kant, qui pourfend la rhétorique49 et infléchit l’esthétique vers le problème du goût, semble forclore la question de la voix, et la reverser implicitement du côté de la musique. Dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, il définit la « régularité sans règles50 » esthétique à partir de l’expérience de l’un et du divers, qui s’ordonnent comme dans la musique51 : « La musique, pour celui qui ne l’écoute pas avec une oreille de connaisseur, peut mettre le philosophe et le poète dans une disposition où […] il peut saisir au vol des pensées que, seul dans sa chambre, il n’aurait pas captées avec tant de bonheur52 ». La voix de l’ancien poète lyrique composait avec la rhétorique pour forcer l’harmonie du langage et persuader de sens un auditoire spécifié. L’expérience esthétique du lyrique moderne est un climat musical où il participe au libre jeu des facultés imaginatives, et, au risque de sa voix singulière, convie l’auditoire postulé par l’horizon d’une universelle nécessité.

Poétique blakienne et préface des « Lyrical Ballads » : mise sous rature d’une rhétorique et d’une esthétique de la voix

  1. La critique a distingué, dans la bataille qui se livre à partir des années 1790 sur la conception de la poésie « [as] a form of action or a dance of forms53 », entre la rhétorique ornementale et ironique, anti-kantienne de Blake, et le formalisme organiciste et symbolique de Wordsworth. L’examen de la question de la voix suggère que s’opposent plutôt, chez ces poètes, deux modes de mise sous rature de la rhétorique et de l’esthétique, qui renvoient le lyrisme au discours. Avec Wordsworth, émerge une voix rhétorique comme fiction du hors texte, dont elle serait à la fois l’origine et l’horizon esthétique. L’effort blakien pour textualiser la voix comme rhétorique absolue débouche sur une esthétique figurale. La lyrique de Wordsworth prête l’oreille à l’écho de sa voix réverbéré en l’auditoire postulé ; celle de Blake, assurée d’une absence d’auditoire réel, force dans le texte l’incarnation d’une parole. Chez tous deux, la voix lyrique a des accents prophétiques. Mais Blake, niant l’orthodoxie biblique, les minore (« In ages of imagination the firm perswasion that a thing is so […] remove[s] mountains », The Marriage of Heaven and Hell, « A Memorable Fancy », Plate 1254), au contraire de Wordsworth (« Poets [are] even as Prophets », The Prelude XIII, 30155). L’avertissement au « wall of words56 », mur gravé de Jerusalem, alliera éloquence prophétique et liberté poétique :

When this Verse was first dictated to me I consider’d a Monotonous Cadence like that used by Milton and & Shakespeare & all writers of English Blank Verse, derives from the modern bondage of Rhyming, to be a necessary and indispensible part of the verse. But I soon found that in the mouth of a true Orator such monotony was not only awkward, but as much a bondage as rhyme itself57.

  1. L’écriture des Songs of Innocence and Songs of Experience, ambivalent instrument de dissémination démocratique58, paraît pourtant négativée par la concaténation des « fetters » et « manacles » tout au au long d’« Experience », où la voix du Barde supplante le « rural pen » (« Introduction », 17), humble calamus d’« Innocence ». L’écriture/gravure blakienne procède de la dictée poétique d’une voix. La mise sous rature de la rhétorique de la prophétie y réifie la voix comme figure ultime de l’efficace langagier, vouée à étendre son hégémonie esthétique à l’union des sens corporels entre eux et avec le « réel » poétique : « If the doors of perception were cleansed every thing would appear to man as it is, infinite » (The Marriage of Heaven and Hell, « A Memorable Fancy », Plate 1459). Déni sarcastique, par leur ironie de structure, des prudes hymnes de Isaac Watts et des excès de pathos de la chaire méthodiste et évangélique60, ces chants, mis en musique et chantés par Blake, recourent à des stratégies argumentatives, ce qui indétermine la frontière entre langage écrit et parole johannique. Avatars du Verbe articulant une eschatologie mythique, effort pour fixer dans l’éternité une enluminure archétypale alors que l’écrit se dissémine dans une production de masse61, les mots de Blake se lisent indépendamment de leurs locuteurs. Le langage des êtres et des choses est acte créateur en « Innocence », les performatifs socio-politiques dénoncent les modes humains de l’échec en « Experience ». Néanmoins, pétris de polysémie et de pluri-intentionnalité, les Songs ne peuvent dispenser la voix du Logos, démultipliée entre « False Tongue » de Satan (Milton, Plate 2, 1062) et oreille/voix du Barde, figure d’imagination intégrant sa propre muse. A la différence de la déconstruction derridienne, la co-existence entre autonomie du signifiant et transcendance subjective63 ne désarticule la voix comme support d’autorité discursive que pour en exalter le rayonnement dans une esthétique du signe-mot, reproduction infinie de la nomination adamique. A l’opposé de l’arbitrarité partagée par la taxinomie linguistique de Wilkins, héritée de la Royal Society, et la logique sémiotique de Bacon et de Locke, cette indifférentialité du signe évoque l’onomathèse divine de Vico (« Everything on earth is the word of God », Annotations to Lavater’s Aphorisms E 599, K8764). Blake radicalise l’idée, commune à Blair, à Rousseau, à Herder, que la poésie, proche de l’origine du langage, l’emporte sur le discours logique ; il adhère au primitivisme d’Ossian65. La voix rhétorique blakienne raille la fausse transparence des conventions du discours et réaffirme l’identité d’un verbe percevant autant que perçu, jusque dans une traduction quasi matérielle de l’esprit en la lettre. Crabb Robinson rapporte : « When he writes—it is for the Spirits only—he sees the words fly about the room the moment he has put them on paper66 ». La poésie vraie parle sans masque ni sujet. Le « Poetic Genius », « Spirit of Prophecy », écrit sa propre incarnation, le nom/langage, Jérusalem. Le timbre des voix isolées (doux et narcissique de Thel, désespéré de Los67) tisse un anti-texte, hypocrite voile rhétorique. Déspectraliser l’écriture exige de faire chanter la plénitude du mot dans la tension entre la lettre, ordre symbolique du langage, et le son, sa source imaginative, lutte du « terrible Eternal labour » (Jerusalem, 53.19) pour les mots que « Every child may joy to hear » (Songs of Innocence, « Introduction » 20).

  2. Auctoriale mais décalée, la voix du poète wordsworthien parle « the real language of men » (« Preface to Lyrical Ballads68 »). Catachrèse tue, elle s’adresse à la Vox Populi, organe idéal du peuple théo-démocratique garant de la pérennité de la poésie véritable : « Towards the Public, the Writer hopes that he feels as much deference as it is entitled to: but to the People, philosophically characterized, and to the embodied spirit of their knowledge […] his devout respect, and reverence, is due » (« Essay, Supplementary to the Preface69 »). L’organe poétique théâtralise une figure de tribun animée du spectacle d’une singulière actio devant cette communauté abstraite :

What is a Poet? To whom does he address himself? And what language is to be expected from him? — He is a man speaking to men; a man, it is true, endowed with more lively sensibility, more enthusiasm and tenderness, who has greater knowledge of human nature, and a more comprehensive soul, than are supposed to be common among mankind70.

  1. Echo d’une clameur diffuse, la voix du poète ne lui appartient pas. Le déploiement de l’origine infinie du langage poétique fait cependant aussitôt retour au principe de sélection, même si la langue de la tribu, instance locutoire réifiée se substituant à l’èthos — « presque la plus efficace des preuves71 » de la tekhnè rhétorique chez Aristote — garantit le fondement esthético-philosophique de la persuasion :

The language […] of these men is adopted (purified indeed from what appear to be its real defects […]) because such men hourly communicate with the best objects from which the best part of language is originally derived; and because, from their rank in society and the sameness and narrow circle of their intercourse, being less under the influence of social vanity they convey their feelings and notions in simple and unelaborated expressions. Accordingly, such a language […] is a more permanent, and a far more philosophical language72.

  1. La théorie du langage esquissée dans la Preface innove moins en son prétendu rejet de la diction poétique,  que dans le décrochage lyrique de la voix, rhétorisée par mise sous rature esthétique. Le poète reste fidèle au placere horatien. Mais, traducteur lyrique des passions humaines, il emprunte la voix ventriloque du langage source et objet de la mimesis, confondue avec l’origine pour partie inassignable, et, de ce fait, sur-sémantisée, des mots qu’elle prononce :

It will be the wish of the Poet to bring his feelings near to those of the persons whose feelings he describes, nay, for short spaces of time, perhaps, to  […] even confound and identify his own feelings with theirs ; modifying only the language which is thus suggested to him by a consideration that he describes for […] giving pleasure73.

  1. Tandis que l’apocalypse personnelle de la voix blakienne résonne dans la matérialité du texte, la voix de Wordsworth chante une utopie collective : « The Poet sing[s] a song in which all human beings join with him, rejoices in the presence of truth74 ». L’anamnèse d’un son premier porte la voix blakienne vers une visibilité esthétique insécable de l’idéation musicale ; l’oubli de l’archè phonique alimente la vis rhetorica wordsworthienne, harmonique rythmée par ses seuls accents réflexifs.

La voix poétique, impensé du texte-figure et du discours-fiction

  1. Dans les Songs aussi bien que dans Lyrical Ballads, il s’agit de définir les régimes d’une parole scindée de son origine émissive par les métaphorisations de la musique sous l’espèce du langage. Autre du lyrisme blakien, la vocalité d’une rhétorique formalisée se heurte à l’ironie dialectique et se dissémine dans un désir d’esthétique totalisante. Autre du lyrisme wordsworthien, la voix tendue vers l’écoute silencieuse de son propre timbre dramatise, par un leurre dialogique, la volonté de puissance d’une rhétorique auto-persuasive. Instrument de la figuralité du texte ou auteur de la fiction du discours, la voix subsume au langage poétique l’idéalité d’une harmonie disjointe du nombre et des accents de la phoné. Pour Blake, point d’essence de la voix du poète, qui, au seuil d’« Experience », met en scène la prophétie du barde : « Hear the voice of the Bard!/Who Present, Past, & Future sees,/Whose ears have heard/The Holy Word,/That walk’d among the ancient trees » (« Introduction », 1-4). Verbe incarné hantant les forêts primitives tel Dieu au jardin d’Eden à la recherche de l’Adam coupable, elle empreint l’adresse contre-hymnique à la Terre (« Why wilt thou turn away? », 17) de tonalité tragique et interrogative. De sa capacité à interpréter cette question peut-être rhétorique, dépendra le pouvoir rédempteur de Earth. Plus ambiguë la voix du Piper, qui ouvre « Innocence » en première personne. Son activité musicale originelle (« Piping songs of pleasant glee », 2) s’altère, à la demande de l’enfant, en chant au mode mélangé (« So I sung the same again,/While he wept with joy to hear »,11-12), puis décline en écriture pastorale, au pire vaine et empoisonnée, au mieux peinant à fixer le sens du poème, tout comme son langage (« And I stain’d the water clear,/And I wrote my happy songs/Every child may joy to hear », 18-20). L’innocence lyrique du Piper, fondée sur l’échange tôt évanoui avec l’enfant — parangon d’inspiration aussi nu que le Satan du Milton — se maintient au prix d’une mise en trope instable de l’acte d’écriture, redoublement aveugle de la vraie rhétorique de la Genèse, où les mots d’Elohim sont modèle de profération performative75. La sauvage ironie de l’« Image of truth new born » (3) que « The Voice of the Ancient Bard » appelle à exalter en clôture d’« Experience », en active le conflit. L’amplification métrique et le mimétisme saccadé du rythme font jouer le lyrisme du Barde contre la puissance dénonciatrice de sa voix :

Folly is an endless maze.

Tangled roots perplex her ways,

How many have fallen there!

They stumble all night over bones of the dead,

And feel they know not what but care

And wish to lead others when they should be led. (5-11)

  1. La tonalité initiale de célébration se boucle sur une perplexité qui, en raison du système des contraires gouvernant les Songs, ignore sa modalité auto-réflexive. Ce poème avait d’abord appartenu au premier recueil. Par contamination, l’innocent entretien du Piper s’affecte de l’autorité du Bard dialoguant avec Earth dans « Earth’s Answer », même si l’ironie reste extrinsèque. Imperceptible dans les Songs of Innocence, la mise sous rature rhétorique de la voix du poète se réifie dans « Experience » en figuralité textuelle anticipant le Satan gnomique des presses infernales de The Marriage of Heaven and Hell. L’inquiétude du poète éponyme de Milton dénonce la perversité de cette opération (« O how can I with my gross tongue that cleaveth to the dust,/Tell of the Four-fold Man? », Milton, Plate 20, 15-1676), face à l’enthousiasme serein du Bard (« The Bard replied: ‘I am Inspired! I know it is truth! For I sing/According to the inspiration of the Poetic Genius/Who is the Eternal all-protecting Divine Humanity », Milton, Plate 13, 51 ; Plate 14, 177). Nombre de chants jouent sur l’équivocité du locuteur. De même que les gravures rejettent le principe de la perspective, ils transgressent la loi d’orientation des points de vue, inspirée de la science newtonienne, et celle, lockienne, de la fixité sémantique d’un langage vêture de la pensée. « The Tyger », où les questions du locuteur articulent le travail rhétorique, exarcerbe l’absurdité d’une essence de la voix. Interrogateur idiot car étranger à la matière vive du sens, spectre du poète, le barde martèle ses questions sans relâche (5-20). Mais son faire poétique est mis en crise par l’adresse pressante au Tyger, et par le célèbre glissement du « Could frame thy fearful symmetry?» (4) au « Dare frame thy fearful symmetry?» (24). L’énergique mutisme du créateur tout à son labeur, proche du graveur qui, par la violence de l’acide, soumet le métal à la morsure d’une terrible symétrie, est satire du barde prolixe. La dramaticité du dire se résoud dans l’encadrement asymétrique des strophes 1/5, ironie de l’imagination visuelle (« fearful symmetry ») sur laquelle bute l’ultime question rhétorique. Dès la question « Did he who made the Lamb make thee? » (20), une réponse positive s’impose, injustifiable. Par l’hypotypose centrale de l’acte de création-fabrication (poeisis), qui fonctionne comme procédé persuasif de la narratio tel que le définit Quintilien78, et non comme ekphrasis, le poème fournit la preuve incomplète de sa poéticité. Cependant la voix, qui narre le procès sans le maîtriser, se voit menacer d’aporie. Le sujet du chant sans cesse excède ses bornes herméneutiques. S’agit-il de la colère léonine de Dieu au Jugement Dernier ? De l’embrasement révolutionnaire des forêts d’un ordre social corrompu79 ? De l’expression d’une volonté prométhéenne ? D’une création hermétique par un démiurge forgeron/potier80 ?L’éclat des planètes jetant leurs javelots lors de la chute des anges rebelles affronte le topos nocturne du poème dans la discontinuité des strophes, mais la beauté effroyable du Tyger, sa vitalité éviscérée, son imparfaite géométrie, outrepasse leurs limites. L’acte de langage par lequel le Tyger se matérialise nous encercle dans une dense syntaxe nominative imbriquant la répétition en antanaclase, conglobation, anadiplose. L’altérité fabricante reste innommable et la voix se forclôt. Seule la ligne prosodique contrôle la sauvagerie de l’hymne. Le tétramètre trochaïque se soumet au rythme comme gravé dans les phonèmes (monosyllabes hallucinatoires, narcose de la césure à l’hémistiche, battement sonore des voyelles ouvertes contre dentales et plosives). L’esthétique des questions en lutte avec l’hermeneia serait la lyrique inspirée d’une rhétorique de la révélation, vulnérable à l’humanité des mots telle la faiblesse cataleptique du « symmetry » final, déséquilibre créateur. La simplicité naïve de la gravure ne confondrait que les esprits insensibles à la transitivité visuelle de la voix, appelant une lecture de l’image de la droite vers la gauche — renversement du vers en boustrophédon sublime — et une interprétation des « forests of the night » (2, 22) harmonisée par la continuité de l’à-plat entre esquisse végétale et rayures de la bête81.

  2. Dans « Expostulation and Reply » et « The Tables Turned », un impensé esthétique fait pièce à la voix du discours-fiction, comme un impensé rhétorique fait pièce à la voix du texte-figure dans les chants blakiens. Empruntée à la poésie méditative du 18e siècle qui communique avec l’auditeur en invoquant un objet naturel82, elle complique les protagonistes. William (Hazlitt) eut avec Wordsworth un débat métaphysique « in which neither of us succeeded in making ourselves […] intelligible83 » ; Matthew (William Taylor) fut son maître d’école. Sur cette scène native (Esthwaite) la confusion des prénoms trouble le dialogue de réminiscences silencieuses. Dans l’adresse de l’exorde retentit un passé réel vectorisant le sens du retour au présent discursif. Un dialogue de sourds confronte partisan des nourritures livresques (« “Where are your books?” […] “Up! Up! and drink the spirit breath’d/From dead men to their kind” », — « Expostulation and Reply » 5-8), et tenant des sources sacrées de la nature (« One impulse from a vernal wood/May teach you more of man ;/Of moral evil and of good,/Than all the sages can », — « The Tables Turned » 21-24). « Expostulation and Reply » oppose à Matthew une fin de non-recevoir. Pire, « The Tables Turned » lui impose l’ironie agonistique (« Up! Up! my friend, and clear your looks », 1) d’un monologue sans droit de réponse. Imité des chants rivaux entre bergers virgiliens tels Tityre et Molibée84, le prétendu colloque opère un piégeage rhétorique. Il met sous rature une esthétique vocale qui superpose au langage naturel les accents du don poétique : spontanéité, magnanimité, sincérité prophétique85. Figure de « mise en valeur86 » d’après H. Suhamy, le dialogisme simule un dialogue et dissimule la prosopopée, figure de pensée par imagination qui, selon Fontanier, l’accompagne « presque toujours87 ». A travers la contradiction de la sagesse traditionnelle incarnée par Matthew, se convoque la vérité de parole d’une nature présente/absente, animée/inanimée. Davantage que les livres illustres, la naturalité du signe, métaphore à la transparente musicale (« How sweet [the woodland linnet’s] music »/« Sweet is the lore which nature brings » — « The Tables Turned » 11, 25) déploie une voix immanente/transcendante à son dire, que reçoit en spectacle le c?ur humain à l’écoute. A l’appel pastoral répond son battement vivant, diastole/systole dont le mètre lyrique est avatar. Naturalisant le langage, la respiration du vers rhétorise le chant d’une voix hypostasiée (« the throstle […] is no mean preacher », 13-14), qui, dans l’indétermination syntaxique, semble s’approprier l’exhortation optative finale du locuteur (« Come forth, and bring with you a heart/That watches and receives », 31-32). Iambes réguliers, imperceptible variation des trimètres et tétramètres, contraste entre formes faibles inaccentuées et sèmes forts accentués, unité des strophes, occurences colloquiales, récurrence des monosyllabes et des verbes de perception travestissent la philosophie du lexique (« mind », « passiveness », « teacher », « wisdom », « truth », « meddling intellect », « beauteous forms of things »), qui restitue l’office rhétorique du docere à la Nature — véritable orateur du poème —, localise le movere dans l’instabilité locutoire, et renvoie le placere au jeu poétique du langage.

Energeia esthétique de la prophétie, utopie rhétorique d’actio

  1. La réflexivité à l’œuvre dans le lyrisme depuis la Renaissance objectalise la voix sous l’aspect d’une energeia esthétique chez Blake, d’une utopie d’actio chez Wordsworth. Entre sons et sèmes, des chaînes métonymiques « sweet », « meek », « mild », « tender », « soft », « wooly », « warm », « white » vibrent de voix indifférenciées dans les corps et les lieux d’« Innocence » (« When the green woods laugh with the voice of joy […] When Mary and Susan and Emily,/With their sweet round mouths sing Ha, Ha, He » — « Laughing Song » 1, 6-7). Mais dans « London », le plus bruyant des chants d’« Experience », les cris vocifèrent un affect signifiant réverbéré dans la dynamique des phonèmes, travaillé dans le texte de la lettre :

In every Infant’s cry of fear

[…]

The mind-forg’d manacles I hear;

 

[…]

How  […] the hapless Soldier’s sigh,

Runs in blood down Palace walls

 

[…] I hear

How the youthful Harlot’s curse

Blasts the new-born Infant’s tear

And blights with plagues the Mariage hearse. (5-16, passim)

  1. La puissance de l’acrostiche « HEAR » au troisième quatrain, où le mot lui-même est absenté, ressortit au choc entre verticalité visuelle et linéarité temporelle de la scansion88. La force des visiones selon la conception de Quintilien89, l’energeia des phantasmata qui « franchi[ssent] les limites de la persuasion » selon Longin90, creusent dans la gravure la violence de la voix. L’évidence vigoureuse d’un art représentant le discours, nomination active de l’image/son, chant de la lettre libéré des conventions linguistiques par la persuasion infernale et rédemptrice de l’impression gravée, défait le masque de la rhétorique ordinaire, oblige le lecteur/auditeur/spectateur à une réciprocité enthousiaste91 où se dénoncent les pires effets des contraintes sociales et psychiques de la perception : esclavagisme des enfants, bellicisme mercantile, prostitution. L’appel à la conscience poétique et politique du texte acte de langage dissout la voix rhétorique au bénéfice de l’esthétisation du melos lyrique.

  2. A rebours, la fiction poétique de la première personne homothétise dans « Lines Written Upon Tintern Abbey » l’inventio — découverte des preuves — et l’actio — exécution vocale. Conforme en sa dispositio (exorde, narration, confirmation, péroraison)92, le discours dramatise un schème présent/passé, présent/passé, présent/futur construisant l’illusion esthétique de la naturalité de la parole pourtant fondée sur un retour (« again »), sur un solipsisme ventriloque. Auditeur central, la voix postule un auditoire nominal (Dorothy), réellement présent mais congédié jusqu’à l’apostrophe du vers 114. La voix qui s’adresse à elle-même en imitant la voix de la nature puise aux accents sororaux isomorphes d’un humain jadis naturel. « In thy voice I catch/The language of my former heart » (117-8) évoque l’activité du « I hear thy voice,/Beloved Derwent, that peculiar voice/Heard in the stillness of the evening air,/Half-heard and half-created » d’un fragment, ici exacerbée par la puissance auditive du « The sounding cataract/Haunted me like a passion » (77-8). Dans cette intensité s’entend le cri du fantôme d’Hamlet : « Nor, perchance,/If I should be, where I no more can hear/Thy voice » (147-9). Rhétorisant sa réflexivité échoïque par des tropes de répétition incantatoire (déictiques 1-26), de parallélisme à valeur de polyptote — « sportive woods run wild »/ »wild eyes » (17, 120) ; « lofty cliffs »/« lofty thoughts » (5, 129) — qui équilibrent les heurts de l’articulation logique livrant la voix aux soubresauts du sens93 — « Though » (23), « And now » (59), « Not for this » (86), « For I have learned » (89), « And I have felt » (94), « Therefore am I still » (103), « Nor, perchance » (112) —, l’elocutio  fait sa propre preuve. Elle noue les trois genres de la rhétorique classique — épidictique, judiciaire, délibératif — dans l’éloge et le blâme du tribunal intime d’une communauté solitaire. Cette pensée de la voix conjugue èthos, pathos et logos dans le non-lieu utopique du développement du soi, flux prosaïque du blank verse qui, minorant les brusques transitions de l’ode, métaphorise la scansion lyrique en « still, sad music of humanity » (92). L’illusion de la conversation finale indéfinit la modalité rhétorique de la persuasion. Le locuteur qui exhorte et bénit son double muet illustre la démocratie paradoxale d’un discours ne pouvant être reçu qu’en l’absence d’auditoire social réel.

  3. Prémisse du battement du rythme au « passage du sens94 » selon Hegel, ou du clair discours de la musique dans la poésie selon l’anti-rhétorique de Nietzsche, perlabore en la « langue affective95 », au seuil des romantismes, le lyrisme de la voix du poète. Le leurre sensible et la fugacité de son dire tracent la lutte entre refoulement de la rhétoricité dans le langage et montée de l’esthétique dans l’échelle des valeurs de l’épistémè. A cette heure de conflits dans l’histoire culturelle se joue peut-être, par défaut, l’acuité d’un tranchant politique.

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1 P. Valéry, Cahiers, vol. II, 1077.

2  J. Rancière, La Chair des mots, 20.

3  J. Derrida, La Dissémination, 157.

4  Cf. Platon, Œuvres complètes, vol. I, 65.

5  Ibid., 397-401.

6  J.-L. Nancy, Le Partage des voix, 81.

7  J. Derrida, op. cit., 84.

8  J. Derrida, L’Écriture et la différence, 173-96.

9  J. Derrida, La Voix et le phénomène, 78.

10  Ibid., 21.

11  J. Derrida, La Carte postale, 49 ; en italiques dans le texte.

12  Cf. G. Agamben, Le Langage et la mort, 100-14.

13  Ibid., 111.

14  cité par J. Beaufret dans sa préface à M. Heidegger, Essais et Conférences, XV.

15  cité par M. Heidegger, Essais et Conférences, 228.

16  G. Agamben, Enfance et histoire, 61.

17  G. Agamben, La Fin du poéme, 91.

18  G. Agamben, Stanze, 207.

19  G. Agamben, Le Langage et la mort, 153 ; en italiques dans le texte.

20  B. Cassin, L’Effet sophistique, 66-118, 365-85, passim.

21  G. Agamben, La Puissance de la pensée, 51.

22  Ibid., 386.

23  Ibid, 385.

24  Cité par B. Cassin, ibid., 78.

25  Cf B. Cassin, ibid., 77-80.

26  Cf B. Cassin, ibid., 70-74.

27  Cf Platon, op. cit., vol. 2, 697-98.

28  Cf Aristote, Poétique, 1449a, 84; 1460a, 128.

29  Dante Alighieri, De vulgari eloquentia, II, 4 (1304) ; cité par G. Guerrero, Poétique et poésie lyrique, 134.

30  G. Guerrero, ibid., 147. Le développement précédent résume les étapes majeures du processus historique au fil duquel, selon Guerrero, la voix comme fiction ne cesse d’opérer tel un support instable aux contredits que la pratique de la poésie lyrique oppose à sa théorisation en tant que genre littéraire.

31  Ibid., 141.

32  J.-M. Maulpoix, Du lyrisme, 23.

33  L. Jenny, « Fictions du Moi et figurations du Moi », 110 ; en italiques dans le texte.

34  C. Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, 226.

35  J. Rancière, La Parole muette, 39.

36  J. Rancière, ibid.

37  Cité par J. Rancière, ibid., 40.

38  Cité par J. Rancière, ibid., 42.

39  A. Bertrand, « Préface : l’origine du langage, entre nature et logique », 10.

40  M. Foucault, Les Mots et les choses, 120.

41  J.-J. Rousseau, fragment sur l’état de nature ; cité par J. Derrida, De la grammatologie, 269, n. 23.

42  H. Aarsleff, « Condillac a-t-il trop donné aux signes ? », 100.

43  H. Blair, Lectures on Rhetoric and Belles-Lettres, vol. 2, 217.

44  Cicéron, De Oratore, III.216 ; vol. III, 90.

45  D. Dumouchel, Kant et la genèse de la subjectivité esthétique, 141.

46  A. Baumgarten, Meditationes Philosophicae, § 9.

47  E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, 337.

48  Cf. D. Wellbery, Lessing’s ‘Laokoon’ in the Age of Reason, 68.

49  Cf. E. Kant, Critique de la faculté de juger, 154-55.

50  O. Chédin, Sur l’esthétique de Kant, 57.

51  Cf. O. Chédin, op. cit., 56-58.

52  E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §30, 51-52.

53  J. McGann, Towards a Literature of Knowledge, 17.

54  W. Blake, Blake’s Poetry and Designs, 92.

55  W. Wordsworth, The Prelude, 453.

56  cf V. De Luca, Words of Eternity, 89.

57  W. Blake, op. cit., 313.

58  I. Balfour, The Rhetoric of Romantic Prophecy, 144.

59  W. Blake, op. cit, 93.

60  Cf. N. Hilton, « What Has Songs to Do with Hymns ? », 105-06.

61  Cf. S. Makdisi, William Blake and the Impossible History of the 1790s, 199-201.

62  W. Blake, op. cit., 239.

63  Cf. V. De Luca, op. cit., 222.

64  Cf. R. Essick, William Blake and the Language of Adam, 30.

65  Ibid., 70-71.

66  Cité par N. Hilton, Literal Imagination, 16.

67  Cf. N. Hilton, ibid., 31, 45-46.

68  W. Wordsworth, Prose Works, vol. I, 150.

69  Ibid., vol. III, 84.

70  « Preface to Lyrical Ballads », ibid., vol. 1, 138.

71  Cf Aristote, Rhétorique, 23.

72  W. Wordsworth, op. cit., vol. I, 124.

73  Ibid., 138.

74  Ibid., 141.

75  Cf A. Esterhammer, « Calling into Existence : The Book of Urizen », 115-16.

76  W. Blake, op. cit., 267.

77  Ibid., 103.

78  Quintilien, Institution Oratoire, IV.2.123-24 ; tome III, 72.

79  Cf. M. Paley, Energy and the Imagination, 38-42.

80  Cf. H. Bloom, The Visionary Company, 32-33.

81  Cf. K. Lurdeen, Knight of the Living Dead, 41.

82  Cf. G. Jackson, « Nominal and Actual Audiences », 228.

83  W. Hazlitt, Essays and Characters, 120.

84  Virgile, Bucoliques, 38-41.

85  cf C. Rzepka, The Self as Mind, 40.

86  H. Suhamy, Les Figures de style, 87.

87  P. Fontanier, Les Figures du discours, 404.

88  cf S. Wolfson, « Blake’s Language in Poetic Form », 81.

89  cf Quintilien, op. cit., VI. 2.29-36 ; tome IV, 31-34.

90  Cf. Longin, Du sublime, 83.

91  Cf. J. McGann, op. cit., 24-25.

92  Cf. R. Matlack, « Classical Argument and Romantic Persuasion in ‘Tintern Abbey’ », 113-28.

93  Cf. S. Wolfson, The Questioning Presence, 65.

94  J.-L. Nancy, Hegel, 117.

95  J.-F. Lyotard, Discours figure, 319.