"A Strange, Almost Biblical Feeling" : Poétique de l'anti-lecture dans The Death of Klinghoffer de John Adams et Alice Goodman

Mathieu Duplay

Université de Lille 3

  1. De son deuxième opéra The Death of Klinghoffer (1991), John Adams écrit dans son autobiographie Hallelujah Junction : « It [is] as up-to-date as this morning’s news, yet it [is also] tethered to mythic moorings as old as recorded history1 ». On ne saurait mieux attirer l’attention sur les rapports étroits et ambigus que cet ouvrage entretient avec les différentes modalités de l’événement, depuis l’actualité la plus brûlante jusqu’au passé historique le plus ancien. Cela dit, il y a également là une manière de souligner que le propos ne consiste pas à représenter l’événement, mais à le raconter, et que la question de la mimesis se voit reléguée au second plan au profit d’une interrogation sur la mise en récit, quel qu’en soit le contexte (mythologique ou journalistique). Enfin, Adams souligne ainsi que la narration a, en l’occurrence, partie liée avec l’écriture, avec la diffusion de l’information par voie de presse, voire avec l’expérience historique de la mémoire et du devenir, qui a l’écrit pour condition de possibilité. Avec l’écriture, c’est-à-dire avec la lecture, puisque le compte rendu journalistique et le récit historique sont ici envisagés du point de vue de leur réception, tels que les perçoit l’individu cultivé qui ne peut lire la presse du matin sans être tenté de rechercher dans les textes les plus anciens quelques-unes des clefs de l’actualité du jour.

  2. On sent poindre ici le paradoxe qui rend cet ouvrage particulièrement difficile à cerner, voire alimente les controverses parfois très vives qu’il continue de susciter. D’un côté, The Death of Klinghoffer met en scène des faits réels, récents et particulièrement douloureux ; non seulement le public ne saurait ignorer la valeur référentielle du spectacle auquel il assiste, mais la violence de l’événement représenté est telle que les limites du supportable risquent à tout moment d’être franchies, ce qui peut motiver des réactions de rejet2. De l’autre côté, l’action dramatique tend à passer au second plan. Le suspense est à peu près absent car les faits, récents, sont supposés connus du public, et certaines données cruciales ne sont jamais mentionnées explicitement3 ; en outre, les auteurs choisissent de faire raconter quelques-uns des événements les plus importants par des personnages-narrateurs, de sorte que le livret se présente comme une succession de monologues narratifs entrecoupée d’interventions chorales et de brèves scènes d’action. Du reste, Adams et son metteur en scène Peter Sellars indiquent eux-mêmes que The Death of Klinghoffer s’inscrit moins dans la tradition de l’opéra historique que dans celle des Passions de Bach, autrement dit dans la lignée d’une dramaturgie de la lecture où le rapport à l’écrit prend le pas sur la représentation mimétique des actions humaines4.

  3. Que lire ? Et surtout comment lire ? Existe-t-il de « bonnes » et de « mauvaises » démarches de lecture ? Si The Death of Klinghoffer pose ces questions avec insistance, c’est moins pour les aborder sous l’angle herméneutique que pour mettre en évidence leurs répercussions pragmatiques, comme il sied à un ouvrage malgré tout destiné au théâtre. En choisissant d’évoquer un épisode violent du conflit israélo-palestinien, Adams, Sellars et la librettiste Alice Goodman font plus que s’exposer aux controverses ; ils se réfèrent à une situation historique sujette à de si lourdes surdéterminations qu’il est à peu près impossible d’en dire quoi que ce soit sans être amené à s’interroger sur les conséquences politiques, éthiques, voire spirituelles qu’une telle prise de parole est susceptible d’entraîner dans un contexte où les mots blessent ou tuent non moins sûrement que les armes. Or s’il est une chose que le livret de The Death of Klinghoffer met en évidence, c’est bien que dans ce cas d’extrême urgence où tout incite à rechercher une réponse universellement acceptable à la question de la « juste » lecture des témoignages historiques ou des textes sacrés, il ne peut malheureusement y avoir aucun consensus, ni quant aux corpus, ni quant aux procédures : le désaccord est tel que toute lecture est d’une certaine manière « mélecture » (« misreading »), ce qui équivaut à avancer qu’il n’y a pas en l’occurrence de mélecture du tout, mais seulement différentes manières d’affronter l’incertain et l’indécidable. Certes, il demeure possible de contourner un temps la difficulté en conviant les interprètes et le public à se joindre au rituel de la récitation publique, par analogie avec les Passions de Bach ; c’est dans cet esprit que le compositeur mobilise les ressources rhétoriques de la déclamation chantée pour accroître l’impact pragmatique des textes lus, encourager les auditeurs à participer directement au drame et leur en faire comprendre la gravité, via les émotions tragiques par excellence que sont la pitié et la terreur. Cela dit, il n’y a jamais là qu’un adroit stratagème destiné à transformer en réussite esthétique l’échec des tentatives visant à mettre tous les belligérants d’accord sur une manière de lire ; in fine, le problème éthico-politique reste entier. On peut bien sûr en tenir rigueur aux auteurs, mais à condition de supposer qu’il leur appartenait de contribuer à la résolution du conflit en formulant un programme d’action. Adams et ses collaborateurs font, quant à eux, un choix bien différent, celui de laisser résonner les questions qu’ils posent dans l’espoir que quelqu’un, quelque part, finira par les entendre : à défaut de proposer un mode de lecture susceptible de recueillir l’assentiment de tous, et plutôt que de se réfugier dans un relativisme commode qui, à vouloir donner le même poids à toutes les interprétations même les plus radicalement contradictoires, aurait in fine pour effet de les disqualifier toutes, ils préfèrent inventer une pratique de l’anti-lecture parodique qui exacerbe les doutes de l’herméneute et l’amène à s’interroger sur le but et les limites de sa réflexion, sur les réponses qu’il prétend apporter mais aussi sur les interrogations qu’il laisse perdurer, à charge pour d’autres de les dissiper s’ils en sont capables.

 

  1. Source de vives controverses, la manière dont Adams et Goodman présentent les faits historiques ne peut véritablement être comprise qu’à la lumière de ce choix esthétique fort. C’est d’abord le sujet de The Death of Klinghoffer qui est à l’origine des polémiques suscitées par cet opéra ; mais encore faut-il prendre soin de l’identifier précisément avant de porter un jugement sur lui. Or cela s’avère moins aisé qu’il n’y paraît, en raison précisément du statut particulier accordé à l’événement dans cet ouvrage dont l’enjeu véritable n’est peut-être pas le fait attesté, mais le bon usage des récits auxquels il donne lieu.

  2. Les données sont les suivantes. Le 7 octobre 1985, au large d’Alexandrie, un commando issu du Front de Libération Palestinien s’empare de l’Achille Lauro, un paquebot italien qui transporte de nombreux touristes ; les preneurs d’otages réclament la libération de militants palestiniens détenus en Israël. Le navire se dirige vers la Syrie, qui refuse de l’accueillir. Il fait alors demi-tour en direction des côtes égyptiennes. Le 8 octobre, dans des circonstances mal élucidées, le commando exécute Leon Klinghoffer, un passager hémiplégique de nationalité américaine et de confession juive ; son cadavre est jeté par-dessus bord. Pour finir, l’Achille Lauro accoste le 9 octobre à Port-Saïd, où les preneurs d’otages se rendent à un représentant de l’OLP5.

  3. Il est couramment admis que si The Death of Klinghoffer évoque ces événements terribles, c’est afin d’aborder la problématique du conflit israélo-palestinien à partir d’un épisode bref, susceptible d’être représenté par les moyens classiques et dans le respect des trois unités. Une fois ce point tenu pour acquis, se pose tout naturellement la question de l’« objectivité » des auteurs et des éventuels biais en faveur des Israéliens ou des Palestiniens. Abordé sous cet angle, l’ouvrage a été l’objet de violentes attaques de part et d’autre. Bien qu’Edward Said ait écrit en 1991 pour The Nation un compte rendu élogieux dans lequel il remercie les auteurs d’avoir pris en compte le point de vue palestinien6, les organisateurs du premier Festival de cinéma de Ramallah ont renoncé en 2004 à projeter le film de Penny Woolcock sous la pression du public et de ministres de l’Autorité Palestinienne7. Des critiques plus vives encore ont émané, notamment aux États-Unis, de commentateurs issus de la communauté juive qui reprochent au livret et à la partition de donner un poids trop important aux membres du commando et de ne pas conférer aux époux Klinghoffer une dignité suffisante. Pour Edward Rothstein, le livret de The Death of Klinghoffer privilégie les thèses palestiniennes parce qu’il n’oppose au discours très argumenté des preneurs d’otages que les doléances d’individus isolés et principalement soucieux de leur bien-être personnel : « The plot doesn’t gentrify the terrorists’ acts, but their victims continue to be […] narrow in their focus and vision, singing primarily about their physical condition »8. Intitulé « Seeking Symmetry Between Palestinians and Jews », son article s’appuie sur le présupposé explicite que les auteurs ont voulu donner une vision équilibrée du conflit israélo-palestinien ; Rothstein conclut qu’ils n’y parviennent pas car les époux Klinghoffer, tels que le livret les représente, sont incapables de répondre de manière convaincante aux revendications des preneurs d’otages. À ses yeux, l’ouvrage est donc suspect d’antisémitisme9.

  4. Cette accusation est trop grave pour qu’il soit permis de la prendre à la légère, et la question mérite sans doute d’être étudiée plus en profondeur qu’il n’est possible de le faire ici. À titre préliminaire, je me contenterai d’observer que le raisonnement de Rothstein repose au moins pour une part sur un malentendu, puisque le compositeur n’a jamais aspiré à la forme d’impartialité dont il lui est reproché de manquer :

I didn’t start out with the idea of being evenhanded, and I suspect that neither did Alice Goodman. […] What I emphatically did not do was tally up the number of bars assigned to one side or the other, and I did not keep a running account of how much “noble” or “beautiful” music was accorded to the hijackers as opposed to how much was given to the hostages or to the Jews (HJ 165).

  1. De fait, il est facile de trouver dans le livret des imprécisions et des omissions trop flagrantes pour que l’on puisse raisonnablement croire que les auteurs avaient pour but de donner une image historiquement crédible d’un conflit qui, sous diverses formes, dure depuis près de cent ans et que ne saurait résumer aucun épisode isolé, si frappant soit-il. On notera par exemple que le « Chœur des Palestiniens en exil » comporte une allusion transparente à la première Intifada (« Let the supplanter look / Upon his work. Our faith / Will take the stones he broke / And break his teeth »10) ; or c’est à l’évidence un anachronisme, puisqu’elle n’a débuté qu’en 1987, deux ans après la prise d’otages. Surtout, on constate que l’opéra ne comporte aucun personnage de nationalité israélienne et qu’il ne fait allusion que de manière épisodique à Israël ; il est bien entendu impossible de donner une idée juste d’un conflit quand l’un des belligérants est à peine évoqué11. La proclamation de l’État d’Israël en 1948 et ses suites immédiates — le déplacement de population que les Arabes appellent Naqba — sont mentionnées tout au début du prologue ; or au « Chœur des Palestiniens en exil » à qui est confié ce rappel succède non pas un chœur d’Israéliens, mais un chœur de Juifs de la diaspora, « Chorus of Exiled Jews ». Évoquée par l’entremise de nombreuses allusions à l’Ancien Testament, la Terre Promise y fait avant tout figure de référence culturelle ; ainsi, le paysage de Jérusalem devient la métaphore de la femme aimée : « To me you are a land of Jerusalem stone; / your scars are holy places. There, under / my hands, the last wall of the Temple. There / the Dome of the Rock » (DK 88). Par la suite, le livret oppose au commando palestinien une série de personnages européens ou américains : le capitaine italien de l’Achille Lauro, une touriste suisse accompagnée de son petit-fils, une passagère autrichienne, une danseuse britannique et bien sûr Leon et Marilyn Klinghoffer, qui n’ont que des liens très lointains avec Israël (une scène du prologue, coupée à l’issue des premières représentations, les montrait à New York en compagnie de leurs amis avant leur départ en vacances).

  2. Ces particularités de l’ouvrage ne peuvent s’expliquer par un défaut de culture historique ; on sait en effet que les auteurs ont pris la précaution de s’informer de manière très précise sur la situation au Proche-Orient et que la partition manuscrite comporte des annotations datées qui témoignent de l’extrême attention portée par le compositeur aux événements en cours, notamment la Première Guerre du Golfe qui débuta le 16 janvier 1991, alors qu’il mettait en musique la scène finale12. Rien n’oblige pourtant à en conclure que seul un choix partisan explique les bizarreries du livret, car si le déséquilibre souligné par Rothstein est incontestable, les présupposés sur lesquels son argumentation s’appuie sont en revanche sujets à caution. On hasardera ici une autre hypothèse : et si, contrairement à ce qu’il pense, The Death of Klinghoffer n’avait pas pour sujet le conflit israélo-palestinien en tant que tel, mais la manière dont il est perçu en Europe et aux États-Unis ? On comprendrait sans peine que l’« objectivité » ne soit pas de mise pour Adams si l’ouvrage n’avait pas pour enjeu la réalité du Proche-Orient, mais l’image qu’en ont ceux qui l’observent depuis un autre continent, autrement dit un phénomène au plus haut point « subjectif » (ce que le compositeur appelle un « mythe »13) ; et il n’y aurait rien de très surprenant à ce qu’aucun des personnages centraux ne soit israélien si l’intrigue ne concernait pas l’affrontement entre Israël et les Palestiniens, mais les ravages qui s’ensuivent quand un groupe d’Européens et d’Américains ordinaires pour qui le Proche-Orient est d’abord un tissu de souvenirs littéraires ou un thème d’actualité fréquemment évoqué dans les journaux14 se heurte dans ce qu’elle a de plus inassimilable pour eux — c’est-à-dire sous la forme du terrorisme palestinien — à la terrible réalité d’un conflit qui jusque-là ne les intéressait que de loin15.

  3. Si l’on admet cette hypothèse, il en ressort que The Death of Klinghoffer est incontestablement une œuvre engagée, mais aussi que l’engagement dont il s’agit ici ne consiste pas à prendre fait et cause pour les Palestiniens contre les Israéliens ou vice versa. Il se situe à un autre niveau : les auteurs choisissent de déplacer la problématique proche-orientale du terrain qui est habituellement le sien, celui de l’affrontement direct, vers celui de la pragmatique ; autrement dit, ils substituent à la question des revendications émises par les deux peuples celle des dangers inhérents au rapport entre les textes et le contexte auquel ils se réfèrent, par exemple entre l’image littéraire de la Terre Promise que construit le texte de Goodman par le biais d’allusions à l’Ancien Testament et la Palestine contemporaine où cette image est contestée, voire rejetée avec violence par une partie significative de la population. Ce déplacement aide à s’affranchir de la logique binaire propre à l’affrontement de deux nationalismes, dont le livret prend acte mais pour souligner qu’elle ne fait sens que rapportée à d’autres enjeux plus complexes. En effet, la relation problématique entre les évocations littéraires de la Palestine et leur contexte extra-discursif ne se laisse en aucun cas réduire, dans The Death of Klinghoffer, à une opposition manichéenne entre la « fiction », voire l’illusion, et la « réalité » ou sa description « véridique », pas plus qu’à l’affrontement entre l’« idéologie » au service du pouvoir (quel qu’il soit) et l’« expérience vécue » des populations que ce pouvoir cherche à « contrôler », voire à « opprimer » (par quelque moyen que ce soit). Tels qu’ils sont ici représentés, les Palestiniens se font du territoire qu’ils revendiquent une image tout aussi poétique, voire romantique que les Juifs auxquels ils s’opposent ; dans l’air de Mamoud16, l’un des preneurs d’otages, le souvenir de la terre ancestrale est associé au texte des chansons sentimentales que transmettent les radios de langue arabe : « I don’t like news, / But I love these / Songs whose stories / Are all the same. / Lovers. A time / Of parting. For him / Death in a war, / The song is her / Lament » (DK 106). La question du rapport entre le discours littéraire et son référent concerne au même degré les deux peuples belligérants ; aussi ne s’agit-il pas de démêler qui a « raison » ou « tort », mais d’ouvrir largement le débat sur les répercussions de la lecture des textes et sur les problèmes que pose leur faculté de dire une chose tout en en désignant une autre. Autrement dit, The Death of Klinghoffer soulève bien des enjeux politiques, mais ils sont moins directement liés au destin de la Palestine qu’à l’impact pragmatique de l’allégorie au sens où l’entend Quintilien : « L’allégorie […] montre une chose par les mots, et une autre chose — quand ce n’est pas une chose opposée — par le sens17 ». Cette problématique concerne au premier chef l’ouvrage lui-même, qui comme on l’a vu ne prétend pas donner accès à une réalité enfin dévoilée, mais revendique au contraire le droit d’en proposer une image décalée, suffisamment fidèle pour que le spectateur reconnaisse sans peine les événements évoqués mais aussi suffisamment retravaillée pour que la représentation apparaisse comme une instance autonome dont la valeur référentielle est sujette à caution. Comme Walter Benjamin l’écrivait en 1940, « il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie18 ». Les auteurs de The Death of Klinghoffer en ont conscience ; et s’ils encourent assurément de grands périls en abordant un sujet aussi sensible, ils prennent surtout en connaissance de cause le risque de ne pas s’exempter de ce terrible verdict. Il importe de le leur reconnaître, quelque jugement que l’on porte par ailleurs sur leur travail.

 

  1. Lire, telle est donc la question. Oui, mais quoi, et surtout comment ? Dans son autobiographie, Adams énumère ses sources : l’Ancien Testament, le Coran, les ouvrages de Noam Chomsky et d’Edward Said ainsi que le témoignage du capitaine italien Gerardo de Rosa (HJ 153, 155). En outre, d’après Michael Steinberg19, il se serait référé durant la composition au personnage de Marlow dans les romans et nouvelles de Joseph Conrad. Quoique très cohérent, ce corpus n’en est pas moins problématique, car il pose de lui-même la question de sa juste lecture, voire interdit d’y répondre de manière univoque.

  2. En effet, les sources évoquées sont de trois ordres. Premièrement, Adams mentionne les textes fondateurs du judaïsme et de l’islam, qui font partie de l’univers mental des personnages. À un deuxième niveau, le compositeur évoque les ouvrages de commentateurs engagés, que les personnages ne sont pas supposés connaître et dont aucun passage n’est cité dans le livret mais qui ont nourri sa réflexion, même quand il est en désaccord avec eux20. Enfin, les textes de Conrad semblent figurer dans cette liste pour des raisons complexes, mi-thématiques, mi-esthétiques. Ce qui, semble-t-il, intéresse Adams chez cet auteur, c’est d’abord une modalité du récit, le rôle joué par un narrateur qui sert d’intermédiaire entre la violence des événements racontés et l’univers familier du lecteur, voire qui incite ce dernier à faire un effort visionnaire — « My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see! »21 — tout en soulignant la difficulté d’y parvenir lorsque l’énonciation vient achopper sur de l’innommable. Par-delà les enjeux strictement narratologiques, la fonction de Marlow est de poser la question des rapports qu’entretient le lecteur européen avec d’autres cultures désignées comme « exotiques », par exemple l’Afrique évoquée dans Heart of Darkness : le texte de Conrad est conscient de participer d’une politique de la narration et s’efforce d’en démonter les ressorts, même s’il reste tributaire d’un point de vue occidental et d’une stratégie fictionnelle, piliers de l’esthétique « orientaliste » au sens où Said entend ce terme. Quant au capitaine italien Gerardo de Rosa, on est tenté de voir en lui un Marlow contemporain et bien réel, qui occupe une position d’extériorité vis-à-vis du conflit israélo-palestinien et peut en décrire le déroulement à l’intention du spectateur à titre de témoin privilégié22 ; comme Marlow, il finit par jouer un rôle ambigu, ainsi que le souligne Marilyn Klinghoffer à la fin de l’opéra23. Dans The Death of Klinghoffer, les échos de Conrad sont d’autant plus sensibles que le personnage du Capitaine tel que l’imaginent Adams et Goodman est, à l’instar de Klinghoffer ou des preneurs d’otages, le fruit d’un travail de fictionnalisation et d’allégorisation, voire de réinvention du réel dans le cadre d’un débat politique sur les questions liées au Proche-Orient ; cela incite à s’interroger sur l’existence d’un « orientalisme » adamsien, tout sauf naïf car paradoxalement alimenté par la lecture d’un théoricien de la critique post-coloniale.

  3. À ces trois groupes de textes correspondent trois modes de lecture très différents. On peut songer tout d’abord aux procédures rigoureusement codifiées de l’exégèse biblique ou coranique telle qu’elle se pratique chez les croyants. Viennent s’y ajouter les méthodes d’analyse élaborées par les commentateurs laïques ; elles se situent à un autre niveau que le travail exégétique puisque l’interprétation des textes sacrés et leurs utilisations politiques apparaissent pour elles non comme des exemples à suivre mais comme des objets d’étude, notamment chez Said qui s’intéresse à la manière dont les représentations véhiculées par le discours produisent des effets de pouvoir sur le terrain. Enfin, le corpus conradien est évoqué pour sa valeur d’exemplarité : le projet consiste à relire les récits de Conrad à des fins d’imitation créative ; le compositeur entend travailler, en partenariat avec Goodman et Sellars, à la rédaction d’un texte nouveau qui, informé des conclusions de la critique, cherche à lui répondre et à en déplacer les enjeux. Pour Adams et Goodman, il ne s’agit plus de s’interroger sur ce qu’est l’orientalisme ni de discerner ses effets, mais de se demander ce que signifie écrire sur le Proche-Orient maintenant que ces questions de fond ont été posées et que Said, par exemple, y a répondu de la manière que l’on sait.

  4. Un élément supplémentaire vient accroître la complexité de la situation. Tous ces points sont mis en rapport dès le prologue avec la problématique de l’exil, terme qui doit être pris au pied de la lettre mais également dans un sens élargi puisqu’il renvoie aux multiples modalités de l’aliénation, de la dépossession, de la distance et de la non-coïncidence de soi à soi ; or ce sont là aussi des enjeux herméneutiques, ainsi que le souligne le propos de Quintilien pour qui l’allégorie se définit comme une forme d’écart entre deux niveaux de sens. Les propos prêtés au « Chœur des Juifs en exil » semblent tenus dans un lieu bien éloigné de la Terre Promise ; les premiers mots du texte peuvent évoquer l’arrivée aux États-Unis des rescapés de la Shoah : « When I paid off the taxi, I had no money left, / and, of course, no luggage » (DK 88). L’exil, c’est bien sûr le drame vécu par ces « personnes déplacées » qui n’ont que leur humanité pour bagage ; mais c’est aussi, à un autre niveau du texte, la distance qui s’instaure entre deux versions de la Palestine, lieu réel mais aussi paysage mental affranchi de ses déterminations géographiques et voué non à l’habitation, mais à l’envol de l’affect, de l’imaginaire et de la pensée. En regard, le « Chœur des Palestiniens en exil » met l’accent sur la matérialité tangible du territoire qu’ils revendiquent : « Our faith / Will take the stones he [the supplanter] broke / And break his teeth » (DK 86). La contradiction n’est qu’apparente car ce sont là deux manières de creuser davantage l’écart entre l’allégorie et son référent concret, entre les constructions textuelles dont le Proche-Orient est le support et ce qui s’en démarque sur le terrain. Du reste, l’écriture de Goodman suggère en sous-main la parenté secrète de ces discours antagonistes : de part et d’autre, le paysage se mue insensiblement en figure, l’horizon réel en ailleurs fantasmatique, par exemple dans le « Chœur des Palestiniens en exil » quand le croissant de lune aperçu dans le ciel devient un symbole de l’islam (« The doorstep had worn down: / I see in my mind’s eye / A crescent moon » [DK 86]) ; de part et d’autre, il est question de la chair, de son destin et de sa survie, ainsi que l’indique le « Chœur des Juifs en exil » : « Now only doctors gather at my bedside, to tell what / the Almighty has prepared for me » (DK 88).

  5. En résumé, si le texte de The Death of Klinghoffer invoque différents canons (religieux ou littéraires), c’est pour mettre en question la possibilité d’un mode de lecture canonique, puisqu’il n’y a pas de procédure herméneutique qui fasse autorité à tous les niveaux ni qui soit capable de donner une vision synoptique d’éléments signifiants dont la caractéristique première est de se dérober à toute synthèse. Dès lors, se pose avec acuité la question de la légitimation des discours auxquels les différentes lectures possibles donnent lieu. Si on ne sait pas comment lire, peut-on espérer faire le tri entre les lectures fiables et celles qui ne le sont pas ? Et est-on condamné à tomber dans le relativisme, voire, à la limite, à juger que toutes les lectures ont, sur le terrain, exactement la même valeur pragmatique, c’est-à-dire aucune ? (Forme caricaturale d’impartialité que l’on ne saurait reprocher aux auteurs de ne pas avoir recherchée.)

  6. Adams et Goodman contournent cet obstacle avec beaucoup d’adresse. Plutôt qu’une clef herméneutique, The Death of Klinghoffer propose un rituel quasi-liturgique de la récitation et, à la lecture-interprétation, substitue une modalité de la lecture-performance ; c’est en tout cas ce que suggère la référence à Jean-Sébastien Bach. Comme dans la Passion selon Saint Matthieu, le spectateur/auditeur entend déclamer un texte où il est à la fois question de violence, d’histoire, de politique et de spiritualité24. Dans ce dispositif, la musique et le chant servent d’abord d’adjuvants rhétoriques : ils accroissent l’impact pragmatique du récit, voire lui fournissent un contrepoint figural, quand ils ne soulignent pas la nationalité des personnages, autrement dit la part qu’ils prennent au conflit qui oppose deux nations en devenir25. Cela dit, dans ce contexte, chanter, c’est surtout situer dans le présent de la représentation ou du concert des écrits parfois très anciens, non pour annuler l’écart qui nous en sépare mais au contraire pour l’interroger, pour que le passé se manifeste à l’auditeur moderne sous la forme de l’écho (terme qui dit à la fois la proximité et la distance, la résonance de ce qui, quoique audible, est perçu comme éloigné). Le livret propose différentes figures intra-textuelles de ce processus. Ainsi, au début de l’acte II, le chœur raconte l’errance de la servante Hagar, mère d’Ismaël et, selon la légende, ancêtre des Arabes26 ; mais l’allusion au puits à proximité duquel elle aperçut jadis l’ange venu l’avertir de sa mission — « Then the angel struck open the abandoned well » (DK 122)27 — réveille le souvenir d’un passé beaucoup plus récent, celui d’avant 1948 — « Coolness rose like a wave / From our pure well », chante le « Chœur des Palestiniens en exil » au début du prologue (DK 86). Ainsi, en faisant appel à la mémoire des mots non moins qu’à celle des peuples, et grâce à l’attention portée aux échos qu’ils suscitent à mesure que la représentation progresse, Goodman établit un lien à la fois significatif et ténu entre un passage de la Genèse et le conflit qui oppose aujourd’hui les descendants d’Abraham. Tout ceci n’est pas sans importance pour le spectateur. Par le biais de l’écoute, il est invité à accueillir la parole en acte, à « entrer dans la tension » du rapport à la fois intime et lointain qu’il entretient avec elle et à se poser la question du soi mis en jeu dans cette relation complexe28 ; en d’autres termes, l’occasion lui est donnée de participer activement au drame, de faire siennes la vie et la mort du protagoniste. Comme chez Bach, le propos n’est pas de représenter l’événement, mais d’en faire l’expérience directe ; et si Adams et Sellars, à la différence de leur prédécesseur, ont recours à un dispositif scénique, celui-ci ne doit pas être conçu comme une médiation entre le public et le fait représenté, mais comme un instrument qui, mis au service d’un questionnement identitaire, a pour fonction de poser la question du ou des sujet/s à qui l’événement arrive :

[The set] was nonspecific enough in design to […] suggest a mosque, a synagogue, a prison, or a fortress. […] No one was dressed either as a terrorist or as a pleasure-seeking tourist. Given that we had doubled up on some of the roles […] this non-specificity of costuming left the audience frequently puzzled as to who was impersonating which character29. (HJ 159)

  1. À un certain niveau, cette stratégie est couronnée de succès, car l’hommage rendu au Cantor de Leipzig permet paradoxalement aux auteurs d’apporter une réponse innovante à l’une des grandes questions qui se posent à la musique du vingtième siècle. Dans Philosophie de la nouvelle musique, Adorno observe que Wozzeck, exemple paradigmatique de l’expressionnisme musical, ne donne pas accès à la violence non médiatisée des paroles et des situations car le genre même du grand opéra encourage une prise de distance assimilable à une forme de maîtrise. « Cette tragédie mise en musique doit payer le prix de sa plénitude extensive et de la sagesse contemplative de son architecture. Les notations immédiates de l’expressionniste Schönberg sont médiatisées de telle façon qu’elles donnent de nouvelles images de l’émotion »30, ce qui fait de Wozzeck un « chef-d’œuvre » au sens traditionnel, c’est-à-dire désuet, du terme, à rebours des tendances les plus radicales d’une époque où l’art véritable se reconnaît à ce qu’il refuse les consolations trompeuses de la belle forme31 pour restituer dans sa nudité l’extrême brutalité des rapports sociaux32. Bien que The Death of Klinghoffer se laisse à son tour décrire comme une « tragédie mise en musique » dont le protagoniste assassiné connaît un sort de nature à susciter la pitié et la terreur, Adams et Goodman déjouent le piège indiqué par Adorno car ils ne cherchent pas à donner en spectacle l’événement violent, mais à faire en sorte que le spectateur y prenne part sans intermédiaire. Ainsi, la « sagesse contemplative » qui caractérise cette partition au plus haut point « décantée » n’est pas acquise aux dépens de sa capacité d’ébranlement (sa réception troublée en témoigne), pas plus qu’elle ne lui interdit de se montrer à la hauteur de l’exigence formulée par Adorno : « L’inhumanité de l’art doit renchérir sur celle du monde au nom de l’humain33 ».

  2. Cela dit, cette stratégie particulièrement adroite ne permet pas, sur le fond, de résoudre le problème du tri entre les lectures concurrentes de la situation et des textes qui l’éclairent. Les Passions de Bach sont l’expression d’un consensus théologique et se réfèrent à une interprétation luthérienne de la mort de Jésus à laquelle le compositeur et son auditoire adhéraient l’un et l’autre. À l’inverse, The Death of Klinghoffer évoque des faits à propos desquels nul consensus n’est aujourd’hui possible, même entre les auteurs qui en donnent des interprétations différentes. On constate par exemple que le livret joint au CD comporte plusieurs passages qu’Adams a choisi de ne pas mettre en musique et qui traduisent des différences d’appréciation entre le compositeur et sa librettiste. Dans la plupart des cas, il s’agit simplement d’éviter des longueurs ; néanmoins, la dernière de ces coupures a un impact considérable car elle intervient à l’extrême fin de l’ouvrage et oriente l’interprétation dans une direction imprévue. Alice Goodman avait imaginé un ultime ensemble où les personnages commentent le drame auquel ils viennent de participer, comme dans certaines pièces de Shakespeare ; son texte met l’accent sur la quête spirituelle qui les anime : « We / have turned our face toward the dark, and our hope. / You have known our desire, nothing is hidden from you. / Oh God, raise your hand in our defense » (DK 162). Le compositeur préfère conclure sur les derniers mots de Marilyn Klinghoffer, qui ne se tourne pas vers Dieu mais fait le lien entre l’épreuve qu’elle vient de traverser et la situation politique internationale : « If a hundred / People were murdered / And their blood / Flowed in the wake / Of this ship like / Oil, only then / Would the world intervene. / They should have killed me. / I wanted to die » (DK 160-162). Goodman prévoyait d’interpréter l’action qui précède par analogie avec le modèle orphique de la descente aux Enfers et suggérait d’y voir un épisode douloureux de la longue marche vers le salut ; à l’inverse, Adams choisit d’examiner la situation à la lumière d’une éthique immanente : il n’appartient pas à Dieu d’intervenir pour défendre les acteurs du drame, mais au monde (c’est-à-dire notamment au spectateur), et si justice il y a, elle doit d’abord être rendue ici-bas. Du coup, il ne situe pas les événements dans une temporalité tournée vers un avenir ouvert, celui où Dieu répondra peut-être à la sollicitation du chœur ; la partition privilégie un après-coup traumatique voué à l’intolérable réitération d’un drame dont rien ne garantit que les leçons seront tirées un jour : pour le compositeur, le temps auquel les personnages et le spectateur accèdent lors du dénouement n’est pas celui du salut, ni même de l’espoir, mais celui de la simple survie, du reste déjà compromise puisque Marilyn Klinghoffer, atteinte d’un cancer, se sait condamnée à brève échéance. Cette divergence résulte sans doute des réactions très différentes que suscitent les événements narrés chez la librettiste d’origine juive pour qui la mort de Klinghoffer appelle un questionnement religieux aussi bien qu’éthique et politique, et chez le musicien qui, à la fois goy et agnostique, découvre au fur et à mesure de son travail les tenants et les aboutissants d’un conflit particulièrement sanglant. Dans ces conditions, il ne peut y avoir de « bonne » lecture des textes invoqués ni même d’accord sur la lettre d’un livret dont subsistent au moins deux versions concurrentes, sans parler de l’importante coupure pratiquée après la première34 ou des modifications apportées par le compositeur au texte et à la musique dans le cadre de sa collaboration avec Penny Woolcock : Passion sans Évangile, The Death of Klinghoffer porte la marque des incertitudes doctrinales propres à ses auteurs, au musicien que l’Ancien Testament enchante et effraie tout à la fois (HJ 153) et à la librettiste qui, issue du judaïsme réformé, s’est convertie à l’anglicanisme alors que son manuscrit était en cours d’achèvement (HJ 170).

  3. Faute de pouvoir répondre aux questions posées, il ne reste plus aux auteurs qu’à prendre acte de leur impuissance, voire à exacerber délibérément la perplexité du spectateur dans l’espoir de le pousser ainsi à une prise de conscience salvatrice : si la poésie chantée telle que la conçoivent Adams et Goodman est un art politique, c’est notamment parce que le travail qu’elle permet sur l’allégorie, l’amphibologie, l’ironie et la dispersion sémantique est en prise directe sur la vie des sociétés modernes où se pose avec acuité la question du commun et de l’intime, du partage d’un imaginaire qui, indéfiniment diffracté par le prisme de la conscience individuelle, ne se laisse pas ressaisir par le biais d’un discours de vérité par définition tourné vers l’unique et donc incompatible avec l’essentielle pluralité du mythe35.

  4. Tout se joue dans l’avant-dernière scène de The Death of Klinghoffer, où le cadavre du touriste assassiné revient sur scène chanter une obsédante « gymnopédie » en guise d’adieu à la vie. Ce passage est l’un des plus controversés de l’ouvrage ; Richard Taruskin lui reproche d’être le seul moment où Klinghoffer se voit conférer la même grandeur que les preneurs d’otages, comme si, pour les auteurs, un Juif ne pouvait aspirer à la dignité que dans la mort : « Only after death does the familiar American middle-class Jew join the glamorously exotic Palestinians in mythic timelessness »36. Cette grave accusation repose à mon sens sur une lecture hâtive du livret et de la partition. Outre que l’aura d’exotisme orientaliste qui environne les membres du commando n’est pas présentée dans cet opéra comme un élément de réponse au problème israélo-palestinien, mais plutôt comme un de ses facteurs aggravants, Taruskin se montre ici curieusement insensible au travail de réécriture que mène le livret de Goodman à partir d’un passage de l’Ancien Testament, le très court livre de Jonas37. Comparé au prophète que Dieu charge de convertir les Ninivites, Klinghoffer se voit assurément investi d’une dignité à laquelle, jusque-là, rien ne l’avait préparé ; cela dit, le parallèle est plus complexe qu’il n’y paraît et comporte une dimension ironique, car le texte de Goodman n’annonce pas l’avènement d’un ordre nouveau ni ne menace les pécheurs du châtiment céleste, mais décrit la dissolution d’un monde glorifié à l’instant de sa disparition : « May the Lord God / And His creation / Be magnified / In dissolution » (DK 150).

  5. En première approche, on est tenté de dire que cette récriture du récit biblique s’avère parodique et corrosive, puisqu’elle fait de Klinghoffer tout sauf le porte-parole d’une justice providentielle, à l’inverse de Jonas qui, d’abord rebelle, finit par se soumettre de bonne grâce à l’autorité de Dieu (« I will sacrifice unto thee with the voice of thanksgiving; I will pay that that I have vowed. Salvation is of the Lord »38). Au lieu de prêter au protagoniste des paroles susceptibles de convertir l’auditeur à la cause de la paix, la librettiste met l’accent sur le vide et l’absence : « Empty-handed / But not hurriedly / They were minded / To go far away / […] And so decay / Followed defection » (DK 152). Pourtant, si nulle signification stable ne semble émerger de ce discours particulièrement fuyant, la référence à Dieu ne s’y impose pas moins dès le premier vers avec la force de l’évidence : l’absolu est bel et bien visé, même s’il ne se laisse qu’à peine distinguer du néant (la syntaxe est trop ambiguë pour que l’on puisse déterminer si la « dissolution » qu’évoque Klinghoffer est la sienne ou celle de la divinité qu’il salue).

  6. Ainsi, dans un deuxième temps, on est enclin à juger que l’ironie de Goodman ne vise ni le personnage de Klinghoffer, ni le texte biblique en tant que tel, mais ses lectures pieuses au service du dogme : il ne s’agit pas de prendre ses distances avec la foi religieuse, ni de réserver au protagoniste un traitement spécifique en raison de son appartenance au judaïsme, mais de se faire avec franchise l’écho des questions particulièrement troublantes que pose en l’occurrence l’intertexte biblique. Dans l’Ancien Testament, Jonas est, non moins que Klinghoffer, un prophète malgré lui ; lorsque Dieu lui ordonne de se rendre à Ninive, sa première réaction est de s’enfuir39, non parce qu’il doute de la parole divine, mais au contraire, on l’apprend par la suite, parce qu’il craint de se déconsidérer en annonçant un désastre qui, in fine, ne se produira pas : il sait bien que les Ninivites, avertis du danger, ne pourront manquer de se repentir40. Comme l’a souligné Jean-Pierre Dupuy41, cet apologue attire subtilement l’attention sur un paradoxe logique inhérent aux effets pragmatiques du discours. Même lorsqu’elle est fondée, les destinataires d’une prophétie de malheur ne peuvent en attendre aucune confirmation empirique ; en effet, de deux choses l’une : soit le prophète persuade son auditoire de s’engager dans la voie du salut (auquel cas elle ne se réalise pas), soit il échoue, mais le peuple des pécheurs, anéanti par la colère céleste, n’a guère le temps de s’apercevoir de son erreur. La prédication de Jonas est par définition véridique car il ne fait que relayer le message divin ; mais cette vérité est conditionnelle, et il suffit paradoxalement de la proclamer comme Dieu lui-même l’ordonne pour l’invalider aux yeux du monde :

[Dieu] ne peut confondre, sous peine d’imposture logique, l’avenir tel qu’il va se produire, notre avenir, l’avenir de notre monde, et un avenir conditionnel, qui donc n’est pas un avenir du tout, mais simplement une hypothèse sur ce qui se passerait si Jonas, qui prophétise la catastrophe, ne l’avait pas prophétisée42.

  1. Ainsi, faute de pouvoir espérer des preuves incontestables, les destinataires de la prophétie doivent s’accommoder jusqu’au bout d’une forme d’incertitude qui ne leur laisse le choix qu’entre l’incroyance et la foi. En d’autres termes, le texte biblique souligne ici l’inanité du relativisme dans un monde régi par une vérité transcendante, tout en soulignant qu’en matière de prophétie il n’y a de certitude que subjective.

  2. Cela n’est évidemment pas sans rejaillir sur la forme littéraire d’un texte particulièrement ambigu où le dernier mot revient à Dieu, mais prend la forme d’une question rhétorique43. Par là, le livre de Jonas incite à pratiquer une forme poétique d’anti-lecture fondée sur la prise de conscience que si la vérité existe, il est de l’essence du discours de ne pas pouvoir en apporter à chaque fois la démonstration rationnelle, et donc que la pluralité des interprétations possibles est constitutive de l’herméneutique, ce qui dissuade de vouloir la réduire à toute force. Le texte de Goodman reprend ces conclusions à son compte ; il laisse entendre que nous sommes parfois incapables de distinguer les « bonnes » des « mauvaises » lectures, non parce qu’elles n’existent pas mais parce l’ambiguïté irréductible des discours et des textes empêche d’opérer entre elles un tri fondé sur des critères objectifs. C’est sur ce terrain que se décide in fine la réussite ou l’échec éthique et esthétique de The Death of Klinghoffer, dont les auteurs font le pari difficile de renoncer à toute certitude dogmatique au profit d’un travail critique qui, au risque du scandale, aborde de manière frontale quelques-unes des questions les plus douloureuses pour nous et pour nos contemporains.

Œuvres citées

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1 J. Adams, Hallelujah Junction [HJ], 155.

2 La dimension référentielle de l’ouvrage est plus évidente encore dans l’adaptation réalisée pour la chaîne de télévision britannique Channel 4 : la réalisatrice Penny Woolcock privilégie des décors réalistes, cite des images d’archives et recourt aux techniques du cinéma-vérité, tout cela en accord avec le compositeur.

3 M. Steinberg, « The Death of Klinghoffer », 130.

4 M. Steinberg, « The Death of Klinghoffer », 129.

5 X. Baron, Les Palestiniens, 493. Ici prend fin l’action de The Death of Klinghoffer. Par la suite, l’Égypte décida d’expulser les membres du commando vers Tunis, siège de l’OLP, mais l’armée américaine parvint à détourner leur avion et le contraignit à se poser sur une base de l’OTAN située en Sicile. À l’issue d’une confrontation tendue avec les autorités américaines, le premier ministre italien Bettino Craxi obtint que les Palestiniens soient incarcérés dans son pays au lieu d’être extradés vers les États-Unis (493). Abou Abbas, l’instigateur de la prise d’otages, fut condamné par contumace à la réclusion à perpétuité par la cour d’assises de Gênes en juillet 1986 (502). Quant à Marilyn Klinghoffer, la veuve du touriste assassiné, elle mourut à son tour d’un cancer dans les mois qui suivirent la prise d’otages. En septembre 1991, peu après la création américaine de The Death of Klinghoffer, leurs deux filles Lisa et Ilsa Klinghoffer prirent publiquement position contre l’opéra d’Adams, qu’elles jugeaient antisémite (A. Kozinn, « Klinghoffer Daughters Protest Opera »).

6 E. Said, « The Death of Klinghoffer », 136.

7 S. Whitaker, « The Show Goes On ».

8 E. Rothstein, « Seeking Symmetry », 319.

9 La polémique suscitée aux États-Unis par The Death of Klinghoffer a pris un tour nouveau depuis les attentats du 11 septembre 2001. L’Orchestre Symphonique de Boston avait prévu d’exécuter à l’automne 2001 quelques extraits de la partition, notamment le « Chœur des Palestiniens en exil » (« Chorus of Exiled Palestinians ») par lequel débute le prologue, mais la décision fut prise de déprogrammer ces morceaux par respect pour une choriste qui avait perdu un proche lors des attentats. Une vive controverse s’ensuivit, notamment lorsque le musicologue Richard Taruskin s’en prit à Adams et Goodman dans les colonnes du New York Times et leur reprocha de se livrer à l’apologie du terrorisme. Je ne m’attarderai pas ici sur ce point, non parce qu’il ne m’intéresse pas mais parce qu’il s’agit à mon sens d’un autre débat, lié moins au travail du compositeur et de sa librettiste qu’aux aléas de sa réception américaine dans un contexte politique nouveau et imprévu, celui des années 2000 et de la « guerre contre le terrorisme » menée par le président G. W. Bush. On notera en effet que les arguments de Taruskin n’ont guère suscité d’échos à l’étranger, et que si le terrorisme est un enjeu pour la communauté internationale, la polémique suscitée par la manière dont il est évoqué dans cet opéra reste à ce jour un phénomène essentiellement américain.

10 A. Goodman, The Death of Klinghoffer [DK], 86.

11 Manifestement, cette omission a gêné Penny Woolcock qui rajoute deux personnages clairement identifiés comme israéliens, notamment grâce à un gros plan sur leur passeport. Cette solution n’est pas satisfaisante car, absents du livret comme de la partition, ils restent muets d’un bout à l’autre.

12 B. Feuchtner, « The Klinghoffer Debate », 300.

13 J. Adams, « On Being a “Political” Composer ».

14 Dans le passage du prologue que les auteurs ont coupé après la première, les personnages parlaient d’un article de journal sur Yasser Arafat : avant que les preneurs d’otages ne fassent irruption sur scène, la Palestine est évoquée par un texte, et la problématique proche-orientale est d’abord mise en rapport avec la question de la lecture (A. Goodman, « Rumor Scene », 405-406).

15 Cette hypothèse est la mienne, fondée sur mon interprétation du livret et du rapport qu’il entretient avec les sources historiques. Non seulement John Adams n’argumente nulle part de manière aussi tranchée, mais lorsque vient le moment d’évoquer The Death of Klinghoffer dans son autobiographie, il en profite pour expliciter sa position personnelle vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, ce qui est de nature à entretenir une certaine confusion. (En résumé, son propos est le suivant : il affirme vigoureusement la légitimité morale et historique de l’État d’Israël — « for American goyim [groupe dans lequel il s’inclut lui-même de façon explicite] the Jewish experience, the Holocaust, and the founding of Israel have become a tale of exemplary moral history, one of suffering, heroism, and redemption » [HJ 156] — mais il lui reproche son attitude envers les Palestiniens [HJ 158] et regrette que les médias américains ne fassent pas davantage preuve d’esprit critique sur ce point [HJ 157].) Cela dit, on observera deux choses. En procédant ainsi, Adams admet de manière implicite que cette position ne transparaît pas clairement dans son opéra, ce qui justifie de plus amples explications ; en outre, il confirme que le projet initial, attribué à Peter Sellars, concernait bien l’image médiatique du conflit, non sa réalité sur le terrain : « Peter […] saw in the [Klinghoffer] story a powerful drama that touched on a host of issues and assumptions that permeated our American way of taking in the news and responding to its images » (HJ 152). Je me contente de supposer que les auteurs n’ont fait que mener à bien l’intention de départ, même si l’importance des enjeux et la violence des réactions suscitées par leur travail expliquent que le débat ait rapidement dérivé vers d’autres sujets.

16 Dans sa recension de The Death of Klinghoffer, Said note que le nom de ce personnage est orthographié de manière très incorrecte (E. Said, « The Death of Klinghoffer », 139). Cette erreur laisse entendre que les auteurs ont, malgré leurs efforts, une connaissance imprécise du monde arabe : la disparité de traitement entre les personnages tient notamment à ce que la distance culturelle est plus grande dans le cas des Palestiniens. C’est, en un sens, le sujet de l’ouvrage, mais aussi l’un des obstacles auxquels il se heurte à l’occasion.

17 Quintilien, De Institutione oratoria, 13 (cité par P. Labarthe, Baudelaire et la tradtion de l'allégorie). « The work moves almost quietistically well beyond [politics and ideology] in its perception of the Jewish-Palestinian agon […]. The dominant emotions of the opera are not strictly speaking political but aesthetic ones, similar to those we derive from Yeats’s Byzantium poems or Wallace Stevens’s great odes », note Edward Said (« The Death of Klinghoffer », 138). J’ajouterai que s’il ne s’agit pas de politique « au sens strict », c’est-à-dire partisan, du terme, le travail esthétique n’est pas pour autant synonyme de désengagement, et qu’il ne s’agit pas de se soustraire au politique au nom de l’art, mais d’en renouveler, voire d’en transformer les enjeux.

18 W. Benjamin, « Sur le concept d'histoire », 433.

19 M. Steinberg, « The Death of Klinghoffer », 132.

20 Adams dit s’être surtout reporté aux textes de Said ; il accuse Chomsky d’avoir une vision manichéenne de la situation au Proche-Orient et lui reproche de diaboliser Israël et les Etats-Unis (HJ 153).

21 J. Conrad, préface à « The Nigger of the “Narcissus », xlii.

22 Dans le film de Woolcock, l’analogie entre de Rosa et Marlow est fortement soulignée : au mépris de la vérité historique, le personnage du capitaine est interprété par l’excellent baryton Christopher Maltman, à l’allure et aux manières impeccablement britanniques.

23 « You embraced them! / And now you come, / The Captain, / Every vein / Stiff with adrenaline, / The touch of Palestine / On your uniform, / And offer me your arm », s’exclame-t-elle avec dégoût quand il lui apprend la mort de son mari (DK 156) : la position du négociateur est intenable dès lors que les parties en présence refusent la négociation, et qui n’en tient pas compte s’expose au reproche de complicité avec les crimes de l’ennemi.

24 La ressemblance entre les Passions de Bach et The Death of Klinghoffer n’est que très accessoirement d’ordre thématique, d’où ces formulations vagues. Klinghoffer est une victime innocente, mais sa mort n’est pas présentée comme un sacrifice expiatoire, elle n’a pas de fonction rédemptrice, et s’il reparaît un moment sur scène après son décès, c’est à titre de revenant et pour prendre définitivement congé de la vie, non pour annoncer sa résurrection prochaine. Adams et Goodman empruntent à Bach une forme de dramaturgie musicale, non la référence au Nouveau Testament, déplacée dans ce contexte.

25 Le « Chœur des Palestiniens en exil » comporte des mélismes qui rappellent la musique arabe ; la passagère autrichienne recourt au Sprechgesang cher à son compatriote Arnold Schœnberg ; quant à la danseuse britannique, la partition lui associe un style musical qui évoque la pop anglaise des années quatre-vingt. L’opéra du dix-neuvième siècle recourt souvent à un « style national » pour camper des personnages dont il importe de souligner l’origine ; ainsi, dans Boris Godounov, l’ambitieuse Marina chante sur un rythme de polonaise. Dans The Death of Klinghoffer, le procédé fonctionne de manière beaucoup moins naïve, quand il n’est pas teinté d’ironie ou d’humour : la passagère autrichienne est un personnage comique dont la lâcheté et l’étroitesse d’esprit sont soulignées avec vigueur ; on a du mal à l’imaginer séduite par la musique de Schœnberg (M. Steinberg, « The Death of Klinghoffer »,  135), lequel n’est pas considéré comme le fondateur d’une « école autrichienne » mais comme le pionnier d’un modernisme international avec lequel Adams entretient des relations ambiguës (HJ 32). C’est précisément là ce qui incite à considérer comme significatif cet aspect de la partition, que du reste on ne retrouve pas dans les autres opéras d’Adams : Nixon in China (1987) ne comporte aucune allusion à la musique chinoise alors que le sujet s’y prêterait au plus haut point.

26 Gen 16.

27 Gen 16,14.

28 J.-L. Nancy, À l'écoute, 30.

29 Sur ce point, le film de Penny Woolcock prend le contre-pied exact de la mise en scène de Sellars par son recours à des effets mimétiques très appuyés. On notera toutefois que cette stratégie n’aboutit que parce qu’Adams a accepté de remanier sa partition, notamment en supprimant certains passages choraux ; or le chœur, dans The Death of Klinghoffer, n’a pas d’identité stable : il est composé tantôt de Juifs, tantôt de Palestiniens, quand il ne se contente pas de commenter l’action en des termes trop généraux pour que l’on puisse le situer précisément. Au bout du compte, le film de Woolcock n’est pas une simple adaptation de l’opéra ; il en propose une nouvelle version, musicalement très comparable mais très différente sur le plan dramaturgique.

30 T. W. Adorno, Philosophie, 42.

31 Ibid., 43.

32 Ibid., 140.

33 Ibid., 141.

34 Le texte de la scène incriminée a été publié en 2006 dans The John Adams Reader (397-406), mais la musique reste inédite : elle ne figure ni dans la partition imprimée, ni dans l’enregistrement réalisé en 1991 sous la direction de Kent Nagano, ni dans la version filmée et diffusée sur DVD. Adams porte un jugement sévère sur ce passage du prologue : « Certainly the inclusion of the Rumour scene proved destructive to what followed next. […] After the Brooklyn performance [in September 1991] I deleted the scene from the prologue. In truth I was glad to see it go. »  (HJ 164)

35 J. Adams, « On Being a “Political” Composer ».

36 R. Taruskin, « Music's Dangers », 338.

37 Soulignée jusqu’à la lourdeur dans le film de Woolcock, la référence christique n’est pas incompatible avec certaines lectures du livre de Jonas ; selon les commentateurs de la Bible de Jérusalem, ce texte « prêche un universalisme extraordinairement ouvert » (Introduction aux prophètes, 1091), voire proche de la doctrine chrétienne, ce qui permet à Jésus de s’y référer explicitement dans l’Évangile de Matthieu (Mt 12,40). Cela dit, pour les raisons indiquées plus haut (note 24), l’analogie entre la Crucifixion et le sort de Klinghoffer reste très superficielle, pour ne pas dire forcée. Il est surprenant que ni la réalisatrice, ni le compositeur avec qui elle a collaboré n’aient pensé à évoquer plutôt la figure de Jonas, bien plus à sa place dans un opéra dont le protagoniste juif est jeté à la mer.

38 Jon 2,9.

39 Jon 1,3.

40 Jon 4,2.

41 J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, 170-171.

42 J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, 171.

43 Jon 4,11.