Généalogies de l’essai : de Leslie Stephen à Virginia Woolf

Marie Laniel

Université d'Amiens

  1. Dans des lignes célèbres de « Sketch of the Past », Virginia Woolf décrit la relation complexe qu’elle entretenait avec son père, Leslie Stephen, une relation faite d’affinités explicites, d’allégeances secrètes, d’influences inavouables, mais aussi parfois d'opposition farouche. Prenant soin de distinguer « the sociable father » et « father as a writer1 », elle salue la fortune critique de Stephen, l’essayiste, et présente la lecture de ses recueils comme une étape essentielle dans l’élaboration de sa propre pensée :

When I read his books I get a critical grasp on him; I always read Hours in a Library by way of filling out my ideas, say of Coleridge, if I’m reading Coleridge; and always find something to fill out; to correct; to stiffen my fluid vision2.

Depuis plusieurs années, la critique a cessé d’analyser cette relation, que Woolf décrivait comme « a passionate fumbling fellowship3 », uniquement sous l’angle biographique, à la lumière par exemple de The Mausoleum Book et de Moments of Being, et s’est penchée sur la filiation critique entre Leslie Stephen et Virginia Woolf. Dès les années 1980, Virginia Hyman, dans « Late Victorian and Early Modern: Continuities in the Criticism of Leslie Stephen and Virginia Woolf », et Katherine Hill, dans « Virginia Woolf and Leslie Stephen: History and Literary Revolution », ont réhabilité la figure de Stephen, et mis en lumière son influence sur la formation littéraire et la pensée critique de Woolf. En effet, par-delà les liens filiaux se tisse un réseau complexe de liens intertextuels et de références partagées, qui permettent de retracer une généalogie littéraire entre l’œuvre du critique victorien et celle de sa fille.

  1. Comme le rappelle Rachel Bowlby, ce sont les essais qui constituent le point de contact privilégié entre la production de Woolf et celle de son père : « The essay was her father's genre: a 'man of letters' par excellence, Leslie Stephen did not write 'creative' literature. […] In writing essays, she was directly following in her father's footsteps, in a move that was composed of both  rivalry and honour4 ». Auteur d’essais philosophiques, littéraires, biographiques et autobiographiques, Stephen se fait l’historien du genre, dans « The Essayists » (1881), puis dans English Literature and Society in the Eighteenth Century (1903), où il retrace les grandes étapes de l'évolution de l'essai en Angleterre, de Bacon à Lamb et Hazlitt, en passant par Addison et Johnson. Woolf hérite de cet intérêt pour la forme brève de l'essai, puisque, dans « The Modern Essay » (1925), elle reprend la réflexion là où Stephen s’était interrompu, en évoquant les essayistes victoriens, comptant justement son père parmi les maîtres du genre.

  2. Sur le plan formel, il peut sembler difficile de rapprocher l’art de l’essai tel qu'il est pratiqué par Leslie Stephen et tel qu'il est conçu et redéfini par Virginia Woolf. Disciple d'Auguste Comte, appartenant au camp des penseurs positivistes, Stephen conçoit l’essai critique, modèle de rigueur et d’érudition, comme l’instrument de la quête scientifique de la vérité. Dans « Thoughts on Criticism, by a Critic » (1876), Stephen attaque l’impressionnisme de critiques qui se reposent entièrement sur l’expression de leurs sensations, et explique que, à défaut de concevoir « a science of aesthetics5 », l’essayiste se doit malgré tout de définir des lois et d’analyser ses impressions avec précision. Même dans des essais littéraires, comme « Charlotte Brontë » (1877), Stephen se démarque fermement de l’approche adoptée par Swinburne sur le même sujet, pour établir un protocole d’analyse rigoureux : « After all, though criticism cannot boast of being a science, it ought to aim at something like a scientific basis, or at least to proceed in a scientific spirit6. ». Pour Virginia Woolf, qui stigmatise la domination de l’intellect sur la sensibilité, « the mutilations of intensive brain work7 », et qui, dans « The Modern Essay », appelle de ses vœux la fusion de la pensée et du style —  « In an essay, [learning] must be so fused by the magic of writing that not a fact juts out, not a dogma tears the surface of the texture8 » — pour elle, cette tension perceptible entre l’art de l’écriture et l’expression du savoir, cette incapacité à réconcilier l’imagination et l’érudition, « the disparity, so obvious in his books, between the critical and the imaginative power9 », marquent les limites de la vision critique de son père.

  3. Pourtant, dans sa biographie de Leslie Stephen, Noel Annan rappelle aussi, à propos de History of English Thought in the Eighteenth Century (1876), la virtuosité du critique victorien, sa verve et ses pointes d’humour : « [his] gusto, his delight in metaphor, his humour, indeed his sense of fun, and the scholar’s delight in exploring byways while never losing sight of his main argument10 ». Parmi les traités de philosophie morale, comme The Science of Ethics (1882), l’étude en trois volumes de l’utilitarisme, le grand œuvre du Dictionary of National Biography, et les biographies de la série « English Men of Letters », ce sont les essais littéraires, forme concise, qui constituent pour Stephen un espace de liberté, où il peut pratiquer l’art de l’écriture, déployer des effets stylistiques, composer et recomposer les images, pour en faire jouer toutes les facettes. Genre par excellence de la « littérature in potentia11 », selon Claire de Obaldia, l’essai est une forme littéraire non figée, ouverte aux modifications, aux réécritures et aux auto-corrections au fil du temps. Après un intervalle parfois long de dix ans, des métaphores récurrentes et structurantes réapparaissent ainsi dans les essais de Stephen : la posture marginale de l'outsider, la flânerie littéraire du lecteur amateur, le rythme que la marche peut imprimer à l'écriture, l'intérêt pour les figurants obscurs de l'Histoire.

  4. Journaliste pour Fraser’s Magazine et pour la National Review, rédacteur en chef du Cornhill Magazine, Leslie Stephen fréquenta les plus grandes personnalités de son temps et leur consacra de nombreux essais, réunis plus tard dans Hours in a Library et Studies of a Biographer : « Charlotte Brontë » (1877), « Matthew Arnold » (1893), « Life of Tennyson » (1897), « Thomas Henry Huxley » (1900), « John Ruskin » (1900). De « Carlyle’s Ethics » (1881) à « In Praise of Walking » (1901), en passant par « Country Books » (1880) et « National Biography » (1896), les essais de Stephen prolongent bien souvent les problématiques centrales développées par les grandes figures de l’époque victorienne : l’éthique conquérante de la « Muscular School », la conception carlyléenne de l’Histoire, la philanthropie culturelle ruskinienne, les réflexions de Matthew Arnold sur le déclin de la Culture. De Teufelsdröckh au Dr Dryasdust de triste mémoire, en passant par le « scholar-gipsy », les héros guerriers de Tennyson, Alton Locke, Tom Brown, ou encore Lavengro, Leslie Stephen reste habité par ces figures littéraires, auxquelles il s’identifie parfois au fil de ses essais, et auxquelles il offre souvent une seconde jeunesse.

  5. Ainsi, dans l'un de ses premiers essais autobiographiques, Sketches from Cambridge, by a Don (1865), Leslie Stephen inscrit son évocation d'Oxbridge dans une trame littéraire complexe, inspirée à la fois par les vers de Tennyson, et par l'imaginaire athlétique de Thomas Hughes et Charles Kingsley. Lorsqu'il se remémore l’époque où il ramait sur la Cam dans l'équipe des « Ancient Mariners », Stephen compare avec une pointe d'humour les rameurs cantabrigiens aux héros de « Ulysses », mais aussi aux protagonistes de Tom Brown at Oxford et de Alton Locke, associant si étroitement pugnacité physique et morale. Dans « Biography » (1893), « National Biography » (1896) et « Dryasdust » (1900), Stephen ressuscite le sinistre Dr. Dryasdust, figure de l'archiviste austère et incompétent, que Thomas Carlyle considérait comme sa nemesis et qui apparaît notamment dans Past and Present (1843) et dans Oliver Cromwell’s Letters and Speeches (1845). Plus tard enfin, dans « In Praise of Walking » (1901), Stephen, arrivé à la fin de sa vie, s'imagine à nouveau arpentant la campagne anglaise, sous les traits du « scholar-gipsy » arnoldien, et sur les traces de Lavengro, le héros bohémien des romans de George Borrow, comme pour goûter à une seconde jeunesse buissonnière.

  6. La critique présente souvent les essais de Virginia Woolf comme un laboratoire de l’écriture, une étape préparatoire à l'élaboration des romans, lui permettant de tester les images et les motifs, de les soumettre à cette épreuve préliminaire, avant de les redéployer dans ses œuvres de fiction. Pourtant, en faisant remonter la critique génétique d’une génération, on s’aperçoit que des embryons d’images et des noyaux métaphoriques, récurrents dans les essais de Woolf, sont déjà présents sous une autre forme dans les essais de Stephen, dans Hours in a Library, « Thoughts of an Outsider », « Rambles Among Books », ou encore Studies of a Biographer : la posture d'incompétence simulée de l'outsider, la lecture buissonnière, l'éclairage nouveau porté sur les grands textes par la relecture des œuvres mineures. À mesure que ces fils intertextuels se dévident, manifestant l’émancipation progressive des motifs, une généalogie littéraire parfois subversive se dessine : de « Hours in a Library » à « Great Men’s Houses », les essais de Woolf restent habités par la pensée de Stephen, le marcheur, le lecteur, le critique et le biographe.

  7. Lorsque, dans The Function of Criticism, Terry Eagleton analyse la situation de l’homme de lettres victorien dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il choisit naturellement l’exemple de Leslie Stephen, incarnation par excellence du « man of letters », amené à concilier tant bien que mal dans ses essais journalistiques la posture d’autorité du penseur-prophète, inspirée par la figure de Carlyle, et le dilettantisme de l’amateur éclairé, hérité du XVIIIe siècle. Historien du Siècle des Lumières, disciple du rationalisme empirique, Stephen modèle en partie sa pratique d’essayiste sur les auteurs du XVIIIe siècle. Dans English Literature and Society in the Eighteenth Century, Stephen présente l’essai comme le vecteur par excellence du réalisme empirique, incarnant « une nouvelle manière, plus populaire, de philosopher, […] fondant ses connaissances sur l’expérience, […] et plaçant la vie ordinaire de l’homme commun au centre de ses investigations12 ». Pour Stephen, la critique ne saurait être dogmatique ou prescriptive, mais doit au contraire être inductive et pragmatique, basée sur l’observation empirique et raisonnée du réel. Dans la tradition d’Addison, Stephen reconnaît aussi à l’essayiste le droit d’avoir ses propres goûts, et de les communiquer au lecteur, comme à un cercle d'amis, « an enlarged circle of friends13 ».

  8. S’il est fasciné par l’aura prophétique de Carlyle ou de Ruskin, et conçoit volontiers le critique comme « a prophet without inspiration », « a man of true force14 », Stephen nourrit un profond complexe d’infériorité envers la figure du prophète victorien. Intellectuel et journaliste, Stephen se définissait parfois avec amertume comme un simple amateur, un « touche-à-tout », incapable d’atteindre l’isolement superbe du prophète, mais destiné à populariser et vulgariser des thèmes philosophiques ou culturels, comme le rappelle Virginia Woolf dans un essai de 1932, consacré à la mémoire de son père : « In those last years, grown solitary and very deaf, he would sometimes call himself a failure as a writer; he had been “jack of all trades, and master of none”15 ». Loin d'assumer systématiquement la posture d’autorité du sage victorien, Stephen adopte souvent volontairement le point de vue de l’amateur éclairé, qui renonce à la maîtrise absolue pour pouvoir aborder tous les champs du savoir : « the man of letters sees as widely as he does because material necessity compels him to be a bricoleur, dilettante, jack-of-all-trades16. »

  9. Comme pour revendiquer cette posture d’amateur, Stephen choisit ainsi d’intituler l’une de ses premières séries d’essais, « Thoughts of an Outsider ». L’expression pourrait être de Virginia Woolf, et semble tirée tout droit de A Room of One’s Own ou de Three Guineas, mais il s’agit, pourtant, du titre d’une série de quatre essais, publiés dans le Cornhill Magazine de 1873 à 187617. Dans ces  essais, Stephen choisit de se prononcer sur des sujets très variés, pour lesquels il ne peut proposer un point de vue d’initié, les public schools, la vivisection, les stéréotypes nationalistes, et revendique cette perspective décalée, qui lui assure, selon lui, une plus grande largeur de vue :

The severely practical man only sees from the crest of one ocean ripple to the crest of the next. The dreamy outsider, whom he dispises [sic], has a vision, vague, it may be, at the best, but yet impassive by its extensiveness, of the great currents that are setting hither and thither across the ocean, and possibly of the shores to which they are tending18.

Doué d’une vision synoptique, Stephen se dit capable, dans la tradition du XVIIIe, de se prononcer sur tous les sujets, et d’embrasser tout le paysage culturel et intellectuel de son temps.

  1. Dans le premier de cette série d’essais, « Thoughts of an Outsider: The Public Schools » (1873), Stephen dresse un portrait au vitriol des public schools anglaises et de leurs rituels d’appartenance exclusifs. Enfant, Stephen était en effet un garçon chétif, « a pale, delicate boy, with thin limbs, and spider fingers, and a sensitive organisation19 ». Brutalisé par ses camarades aristocrates, il avait dû quitter Eton à l’âge de quatorze ans, et il garda une certaine rancœur contre les bullies de sa jeunesse : « A public school in those old days might be Paradise to the Tom Browns, but it was purgatory to the luckless lads marked out for brutality by the thinness of their skins20. » Dénonçant la médiocrité de l’enseignement qui y est prodigué, Stephen accuse les écoles anglaises de ne pas assurer l’éveil spirituel et la formation intellectuelle de la jeunesse. Ayant renoncé à une carrière universitaire pour devenir journaliste, il considère qu’il ne fait pas partie de l’Establishment, et qu’il occupe une position marginale, hors des bastions du pouvoir et du savoir.

  2. Relue à la lumière de cet essai de Stephen, la posture marginale, dont Virginia Woolf fait un élément constitutif de plusieurs de ses essais, prend un sens plus ironique et subversif. La rédaction de A Room of One's Own puis de Three Guineas fut en effet l'occasion pour Woolf de mener un jeu intertextuel complexe avec les essais de Stephen. Pour rendre encore plus incisive sa critique des hommes instruits qui négligent l’éducation de leurs filles, Woolf, « la fille d'un homme instruit », qui n'eut pas accès aux bancs de l'université, retourne contre Stephen cette image de l’outsider qu'il avait placée au centre de ses essais. On se souvient que, dans Three Guineas, Woolf formule une critique virulente de l’éducation prodiguée dans les public schools anglaises, qui ne produisent que des foudres de guerre. Appelant de ses vœux la fondation d’une « Society of Outsiders », Woolf explique que l’accès des femmes à une meilleure éducation aurait sans doute pour effet d’adoucir les mœurs. Sa critique s'avère ainsi d’autant plus incisive qu’elle réécrit à revers les réflexions publiées par Stephen dans son essai sur les public schools.

  3. Virginia Woolf puise en réalité non seulement dans « Thoughts of an Outsider », mais également dans les essais de Stephen consacrés à Oxbridge, Sketches from Cambridge, by a Don (1865), « Senior Wranglers » (1882), et Some Early Impressions (1924), pour fourbir sa critique acerbe de l’université. Dans la première section de A Room of One's Own, la posture marginale adoptée par la narratrice, chassée successivement de la pelouse, de la bibliothèque et de la chapelle d'un college masculin, sert de prétexte à ce dialogue subversif avec l'œuvre de son père. Dans les premières pages de Sketches from Cambridge, Stephen inscrit son évocation de l'université dans une trame littéraire masculine, empruntée à « Oxford in the Vacation » de Charles Lamb, In Memoriam de Tennyson, et The Snob Papers de Thackeray. Comme en réponse à l'essai de Stephen, la narratrice woolfienne scande les vers de Maud, se remémore l'essai de Lamb, et se met précisément en quête d'un manuscrit de Thackeray, qu'elle cherche vainement à consulter dans la bibliothèque interdite. Ainsi, tout en s'excluant apparemment des lieux du savoir, la narratrice manifeste sa connaissance intime des textes qui constituent les strates symboliques du lieu, et témoigne de sa maîtrise parfaite de la mémoire littéraire dont elle semble exclue. La charge satirique est d’autant plus efficace qu’elle réintègre en sous-main les mémoires d’un don, publiés un demi-siècle auparavant. Trahissant sa connaissance intime de l'œuvre de Stephen, ces échos intertextuels révèlent aussi les liens d'influence qui l'unissent à son père, et toute l’ambiguïté de sa position vis-à-vis de lui.

  4. Si Stephen emprunte aux essayistes du XVIIIe siècle l’image du dilettante, « jack of all trades », il s'imagine aussi volontiers sous les traits du « Rambler ». Dans une référence explicite au magazine de Samuel Johnson, Stephen intitule une seconde série d’essais « Rambles Among Books ». Dans cette série, qui inclut « Country Books » (1880), « Autobiography », « The Essayists » (1881) et « The State Trials » (1882), Stephen adopte fréquemment la posture du promeneur, qui constitue également l’un des motifs structurants des essais de Woolf. Selon Claire de Obaldia :

l'essai est une forme de prose essentiellement digressive et fragmentaire. La possibilité qui lui est offerte de modifier à sa guise sa direction, son allure, les voies qu'il choisit d'emprunter, explique ainsi sa structure fragmentaire et « parataxique ». À la progression linéaire et planifiée, l'essai préfère en effet le développement ponctuel d'un certain nombre de topiques se présentatn à lui au gré de son propos21.

Dans « London Walks » et « Country Books » (1880), Leslie Stephen exploite la nature buissonnière de l’essai, ce que Claire de Obaldia appelle « la forme ambulatoire22 » de l’essai, pour en faire le cadre idéal de la lecture à l'aventure, comme plus tard Virginia Woolf dans « How Should One Read a Book? » (1926) ou « Street Haunting: A London Adventure » (1927).

  1. Premier de la série des « Rambles Among Books », et point de départ de la topique buissonnière qui parcourt l’œuvre de Stephen, « Country Books » propose une méditation sur la littérature inspirée par la nature, en évoquant successivement The Compleat Angler de Izaak Walton, The Natural History of Selborne de Gilbert White, les poèmes de William Cobbett, la mare de Walden, et enfin les errances de Lavengro. L’essai épouse au plus près son objet : la réflexion sur la nature informe la structure du texte, qui se métamorphose en parcours buissonnier. Cette topique bucolique, développée par Stephen, trouve son aboutissement dans un essai plus tardif, intitulé « In Praise of Walking » (1901). Stephen y fait l’éloge de l’école buissonnière et présente la marche comme l’exutoire idéal aux angoisses générées par l’activité intellectuelle. Apôtre de la « Muscular school », disciple de Thomas Hughes et de Charles Kingsley, Stephen crée sa propre version musclée et athlétique du marcheur wordsworthien. Inspiré par les « Walking Tours » de Stevenson, publiés dans Virginibus Puerisque (1881), Stephen s’imagine successivement sous les traits de Lavengro et du « scholar-gipsy » arnoldien. Fasciné par le protagoniste du poème d’Arnold et prompt à s’identifier à lui, Stephen propose sa propre version de l'étudiant bohémien : « One queer figure comes back to me — a kind of scholar-gipsy of the fens23. » La méditation sur la marche permet également à Stephen de saluer les grands auteurs qui furent aussi de grands marcheurs, Shakespeare, Swift, Wordsworth, De Quincey, Carlyle et John Stuart Mill — « Walking was his one recreation; it saved him from becoming a mere smoke-dried pedant24 » —, et scande la résurgence spontanée de l’intertexte : de The Compleat Angler à Modern Painters et aux Reminiscences de Carlyle.

  2. De « Country Books » à « In Praise of Walking », l’imaginaire buissonnier se complexifie et prend une dimension plus nettement métatextuelle. Dans « Country Books », Stephen analyse le motif de la pêche, « angling », chez Walton, comme le symbole de la réconciliation entre l’homme et le divin, le signe d’un rapport apaisé à la nature, inspiré par un sage anglicanisme. Dans un essai plus tardif, « National Biography » (1896), Stephen propose de nouvelles variations sur le motif de la pêche, qui devient, cette fois, symbole de la lecture à l’aventure :

Yet no man is a real reading enthusiast until he is sensible of the pleasure of turning over some miscellaneous collection, and lying like a trout in a stream snapping up, with the added charm of unsuspectedness, any of the queer little morsels of oddity or pathos that may drift past him25.

L’image du lecteur, pris à l’hameçon du texte, connaîtra une seconde jeunesse chez Woolf : de « Street Haunting », où la lectrice est ballottée sur les eaux troublées de la lecture à l’aventure, à A Room of One’s Own, où la promeneuse, fishing for thoughts, file la métaphore de la pêche.

  1. Dans ses essais sur la lecture, « The Study of English Literature » (1887), ou « The Choice of Books » (1895), qui inspirent de très près « Hours in a Library », Stephen développe également cette topique buissonnière, et exalte le plaisir de la flânerie littéraire, « idle rambling26 ». Pour former son goût, le lecteur doit quitter les sentiers battus du canon, oublier les prescriptions des éminents critiques, et parcourir les ouvrages obscurs. Pour espérer apprécier les grands textes, il doit d'abord se familiariser avec les œuvres mineures qui forment tout l'arrière-plan culturel d'une époque :

The genuine love of the great masterpieces is not the starting point, but the ultimate reward. If you read the stories of great writers you will notice how frequently their early imagination has been fired by books which have ceased to interest anybody27.

  1. Virginia Woolf salue cette leçon de lecture dans son essai de 1932 — « to read what one liked because one liked it, never to pretend to admire what one did not, that was his only lesson in the art of reading28» —, et dans To the Lighthouse, elle fait sans doute allusion au goût de son père pour la pensée buissonnière lorsqu’elle décrit les méditations vagabondes de Mr Ramsay sur la terrasse, propédeutique à des réflexions plus complexes :

Here, on his terrace, he was merely foraging and picnicking […] like a man who reaches from his horse to pick a bunch of roses, or stuffs his pockets with nuts as he ambles at his ease through the lanes and fields of a country known to him from boyhood29.

  1. Dans ses propres essais sur la lecture, Virginia Woolf puise abondamment dans ce réseau d’images. Dans « Hours in a Library » (1916), « Reading » (1919), « Life and the Novelist », « How Should One Read a Book? » (1926), ou encore « Street Haunting: A London Adventure » (1927), Woolf s'imagine en lectrice itinérante, « trudg[ing] the high road30 », et en promeneuse, « skip[ping] and saunter[ing] », « loung[ing] and loaf[ing] down the alleys and bye-streets of letters31 ». Dans « Hours in a Library », dont le titre est directement inspiré par le recueil d’essais de Stephen, Woolf oppose ainsi la figure sédentaire de l’érudit, « a sedentary, concentrated solitary enthusiast32 », à la figure itinérante du lecteur dont elle célèbre l’enthousiasme pédestre. Dans « How Should One Read a Book? », elle encourage le lecteur à ne pas cultiver l’instinct grégaire dans l’ombre des grands critiques et à tracer son propre chemin, rendant ainsi à la lecture nomade et récréative sa place au sein même du processus de création : « To be able to read books without reading them, to skip and saunter, to suspend judgment, to lounge and loaf down the alleys and bye-streets of letters is the best way of rejuvenating one’s own creative power33 ». Cette image, qui affecte la forme et la fortune de l’essai, permet certes de dessiner l’arbre généalogique de l’essai buissonnier de Stephen à Woolf, mais révèle aussi la part de désaffiliation littéraire que Woolf met en scène lorsqu'elle prend son père au pied de la lettre, et de l’image, retournant la métaphore contre lui pour faire de la flânerie un symbole d’émancipation.

  2. Dans « London Walks », qui anticipe de quelques mois la série « Rambles Among Books », Leslie Stephen se fait « city rambler »34 pour déployer, cette fois, l'imaginaire urbain, et exalter le pouvoir évocateur de Londres sur les traces de Dickens et de Stevenson. Sensible aux résonances littéraires du lieu, Stephen déchiffre, à travers les rues de Londres, l'itinéraire de Christian, dans The Pilgrim's Progress, celui de MacHeath dans The Beggar's Opera, ou les tribulations des héros de Dickens. Texte contemporain de « A Plea for Gas Lamps » de Stevenson, « London Walks » baigne dans le brouillard londonien, « a poetic halo, investing the mighty city with a peculiar charm35 ». Sur les traces de Johnson, Macaulay, Wordsworth, ou De Quincey, qui arpentèrent la ville avant lui, Stephen décrit Londres comme un grand livre d'images, « a vast book full of strange meanings36 », qui stimule la créativité, et encourage les méditations vagabondes : « Walking, and especially walking in London, is a most admirable promoter of thought. It has a kind of lubricating effect upon the rusty machinery of my mind37. »

  3. Pourtant, s'il exalte le pouvoir évocateur de la ville, le narrateur de « London Walks » se distingue de la figure du flâneur, spectateur de la modernité, tel qu'il est défini par Walter Benjamin dans son essai sur Charles Baudelaire. Alors que Benjamin parle du ravissement suscité chez le flâneur par le spectacle de la foule, et évoque la fascination provoquée par cette « foule innombrable où personne n'est tout à fait lisible pour son voisin et personne n'est tout à fait indéchiffrable38 », Stephen, loin d'être « l'homme des foules » — « my fellow-creatures are to my eyes provokingly uniform39 » — refuse de céder à l'ivresse du spectacle urbain, et porte sur Londres le regard détaché du naturaliste :

I am a professed misoscopist — if I may borrow a word from a great living humorist — an unequivocal and irreconcilable hater of picture-galleries, churches, great exhibitions, and other legitimate objects of an intelligent curiosity. It is a never-failing source of wonder to me to observe the occasional congestions of the circulating fluid of our streets when royalty is expected to pass in an hour or two, or some unlucky cab-horse has broken his knees40.

  1. Comme pour renverser cette image, dont on connaît la fortune littéraire, Woolf fera de la voiture du Premier Ministre le point focal d’un réseau de perceptions dans Mrs Dalloway. Influencé par l’évolutionnisme darwinien, et particulièrement par la lecture sociale qu’en fit Herbert Spencer, Stephen décrit la société londonienne comme un organisme soumis à des lois scientifiques d’évolution, dont il cherche à déchiffrer la marque à même le paysage urbain, gigantesque excroissance sécrétée par cet organisme social :

I consider houses as I might consider a coral reef or an ants’ heap. Pall Mall or Oxford Street is for me a large calcareous deposit, destined to form part of the geological formations of the future; a growth, not an artistic product; a deluge of brick and mortar gradually engulfing a certain number of green fields, spreading, decaying, and crystallising in various forms in virtue of hidden forces, which I do not care to contemplate in their specific shapes of pecuniary speculation or domestic wants. It is the material secretion of a social organism, which I contemplate as I contemplate the shell of an oyster without trying to enter too closely into the animal’s feelings41.

  1. Formés par un long processus d'accrétion, la ville et ses monuments, sont, aux yeux du naturaliste, semblables à la coquille produite par un organisme primitif. Londres sert ainsi de toile de fond aux ratiocinations du promeneur, qui refuse de se laisser absorber par le spectacle des rues : « I look upon this huge dingy metropolis […] simply as the background to my own thoughts42. »

  2. Au même titre que « Country Books » ou « In Praise of Walking », « London Walks » constitue un intertexte spectral, inscrit en filigrane entre les lignes de l'essai woolfien, et dont l'écho se fait entendre tout particulièrement dans « Street Haunting ». Comme dans « London Walks », la promenade dans Londres encourage les méditations vagabondes, et imprime sa pulsation au rythme du texte. Pourtant, de « London Walks » à « Street Haunting », le regard du sociologue victorien cède la place à celui de la flâneuse moderniste, et sous la plume de Woolf, l’essai urbain se métamorphose et s'émancipe radicalement de cet intertexte. Alors que Stephen adopte le point de vue détaché du naturaliste, Woolf abandonne le confort des certitudes pour se laisser bercer par le flux chaotique des impressions sensibles. Comme l'a montré Rachel Bowlby, dans « Walking, Women and Writing: Virginia Woolf as flâneuse », Woolf cède à la fascination du spectacle urbain, décrivant l’agitation des rues, le chatoiement des vitrines, le choc des rencontres comme une source d’inspiration inépuisable, dont elle doit capter l’intensité pour la transmuer ensuite en œuvre d’art. L'organe dominant n'est plus pour elle l'intellect — « the brain sleeps perhaps as it looks »43 — mais l'œil, qui capte des intensités lumineuses et colorées, « points of brilliance »44, venues s’imprimer sur la conscience réceptive de la flâneuse : « But when the door shuts on us, all that vanishes. The shell-like covering which our souls have excreted to house themselves, to make for themselves a shape distinct from others, is broken, and there is left of all these wrinkles and roughnesses a central oyster of perceptiveness, an enormous eye45. » Si Stephen choisit d'observer avec détachement l'enveloppe sécrétée par l’organisme social, « the material secretion of a social organism », Woolf brise la coquille formée par l'habitude autour des perceptions pour atteindre leur noyau sensible. Face au « misoscopiste » victorien, la flâneuse moderniste fait de cet œil hypertrophié l’instrument privilégié de son parcours londonien.

  3. S’il fait de l’essai buissonnier le cadre idéal de la lecture à l'aventure, Leslie Stephen contribue également à redéfinir le genre de l’essai biographique. Dans l’introduction de English Literature and Society in the Eighteenth Century, Stephen caractérise la production littéraire d’une époque comme le résultat de forces sociales et d’influences historiques, « literature […] as a particular function of the whole social organism46 ». Fidèle aux principes définis dans « The Choice of Books » — « to study literature is implicitly to study history47 » — Stephen privilégie une approche contextuelle, historique et biographique des textes littéraires. Comme le rappelle Noel Annan dans Leslie Stephen:The Godless Victorian, Stephen passe maître dans l’art de l’essai biographique, forme concise, inspirée par les articles du DNB, qu’il porte à un haut degré de perfection48. Influencé par le travail de synthèse qu’il effectue pour composer les articles du DNB, Stephen regroupe sous le titre Studies of a Biographer sa dernière collection d’essais littéraires. De « Charlotte Brontë » (1877) à « Haworth, November, 1904 », de « Carlyle’s Ethics » (1881) à « Great Men’s Houses » (1931), et de « National Biography » (1896) à « The Lives of the Obscure » (1925), un dernier parcours permet d’éclairer l’évolution radicale de l’essai biographique de Leslie Stephen à Virginia Woolf.

  4. Disciple de John Stuart Mill, auteur d’une étude en trois volumes de la pensée utilitariste, Stephen n’en était pas moins fasciné par l’œuvre historique de Thomas Carlyle, et vouait une profonde admiration au prophète victorien. Dans « Carlyle’s Ethics », Stephen célèbre ainsi sa puissance visionnaire et son génie narratif, en comparant l’aura spirituelle de Carlyle à l’éclat du phare dans la nuit, « no flickering ray in the midst of gloom, but a steady, unquenchable light — a permanent “star to every wandering bark”49 ». Sans renier pour autant son approche scientifique de l’Histoire, basée sur un récit rigoureux et dépouillé des événements, Stephen s’incline devant la capacité de Carlyle à saisir les forces organiques, « vital forces50 », qui gouvernent l’enchaînement des événements historiques. Consciente que son père partageait la vision carlyléenne de l’Histoire, Virginia Woolf s’inspire elle aussi de la rhétorique flamboyante de Carlyle pour décrire la quête philosophique de Mr Ramsay dans To the Lighthouse. Telle la figure du héros carlyléen évoquée dans Past and Present, « a Loadstar », « an everlasting light, shining through all cloud-tempests and roaring billows », « [a] blessed beacon, far off on the edge of far horizons, towards which we are to steer incessantly for life51 », tel Teufelsdröckh dans Sartor Resartus, « [standing] there, on the World-promontory, looking over the infinite Brine, like a little blue Belfry52 », Mr Ramsay s'imagine en penseur-phare, investi d'une mission spéculative, guidant les masses hors des ténèbres de l’obscurantisme :

It was his fate, his peculiarity, whether he wished it or not, to come out thus on a spit of land which the sea is slowly eating away, and there to stand, like a desolate seabird, alone. It was his power, his gift, suddenly to shed all superfluities, to shrink and diminish so that he looked barer and felt sparer, even physically yet lost none of his intensity of mind, and so to stand on his little ledge facing the dark of human ignorance, how we know nothing and the sea eats away the ground we stand on — that was his fate, his gift53.

Soucieux de s'inscrire dans une lignée héroïque et d'assurer sa postérité philosophique, Mr Ramsay espère trouver sa place parmi les luminaries victoriens : « his own little light would shine, not very brightly, for a year or two, and would then be merged in some bigger light, and that in a bigger still ».

  1. Envoûté par ses fulgurations prophétiques, Leslie Stephen considérait également comme Carlyle que l’Histoire est de nature biographique : « History is the essence of innumerable Biographies54. » Dans « National Biography », Stephen met en évidence les liens étroits qui existent pour lui entre les deux disciplines, qui doivent s’éclairer mutuellement : « The first office of the biographer is to facilitate what I may call the proper reaction between biography and history; to make each study throw all possible light on the other55. » La compilation du Dictionary of National Biography, qui fut l’œuvre de sa vie, reste le plus bel hommage jamais rendu à Carlyle, qui concevait l’Histoire universelle comme la somme des vies illustres menées par ses acteurs principaux. Stephen considérait d'ailleurs le travail monumental de synthèse et de compilation qu’il réalisa en tant que rédacteur en chef du DNB, comme un exploit digne de Carlyle et de son projet commémoratif : « the commemoration gives a very real satisfaction to our desire to keep the memory of our worthies in tolerable repair56 ».

  2. Pourtant, contrairement à Carlyle, Stephen tend à réduire l’influence des grands hommes sur la société de leur temps. Dans « Carlyle’s Ethics », il remet en perspective de façon radicale le culte carlyléen des héros, et dans l’introduction de English Literature and Society in the Eighteenth Century, il oppose à Carlyle une vision de l’Histoire inspirée par Herbert Spencer : ce sont les forces sociales qui influencent les grands hommes, et non les grands hommes qui déterminent le cours de l’Histoire :

How much influence is to be attributed to the individual? Carlyle used to tell us in my youth that everything was due to the hero; that the whole course of human history depended upon your Cromwell or Frederick. Our scientific teachers are inclined to reply that no single person had much importance […]57.

L’idée selon laquelle la société influence la production littéraire — « literature […] as a particular function of the whole social organism » — amène donc Stephen à décentrer la perspective, et à se pencher sur le rôle des figurants anonymes de l’Histoire.

  1. Dans « National Biography », Stephen explique que la compilation du DNB l’amena justement à s'intéresser aux acteurs obscurs de l’Histoire, ceux que, par référence à Carlyle, il appelle les « lesser luminaries58 ». En se plongeant dans les mémoires poussiéreux, les correspondances oubliées et les manuscrits jaunis, Stephen se flatte ainsi d’avoir reconstitué la vie des obscurs et d’avoir accordé leur juste place dans le DNB aux « Peter Simples of real life59 » :

The judicious critic is well aware that it is not upon the lives of the great men that the value of the book really depends. It is the second-rate people — the people whose lives have to be reconstructed from obituary notices; or from references in memoirs and collections of letters; or sought in prefaces to posthumous works; or sometimes painfully dug out of collections of manuscripts, and who really become generally accessible through the dictionary alone — that provide the really useful reading60.

Certes, les vies obscures présentent un intérêt parce qu’elles permettent d’éclairer la destinée des hommes illustres et de mieux comprendre les grands événements de l’Histoire nationale : « The minute names, the mere rank and file of the great army, are constantly of great use […] because they come into the narratives of other lives or supply data for broader histories61. » Cependant, Stephen finit par avouer son intérêt pour les ouvrages mineurs, et le plaisir qu’il a éprouvé à reconstituer ces vies oubliées : « But there is also an immense number of second-rate people whose lives are full of suggestion to any intelligent reader62. »

  1. Dans des essais comme « The Lives of the Obscure » ou « The New Biography », Woolf se penche à son tour sur les vies obscures des figures féminines, « these infinitely obscure lives », mais donne un éclat nouveau aux « lesser luminaries ». Comme Stephen, Woolf éprouve un grand plaisir à redécouvrir les mémoires et les correspondances oubliés : « the obscure sleep on the walls, slouching against each other as if they were too drowsy to stand upright63 ». Dans une première version de « The Lives of the Obscure », publiée dans le magazine américain The Dial, version qu’elle choisit finalement de ne pas inclure dans The Common Reader, Woolf explique, à propos de The Memoirs of Mrs Laetitia Pilkington, que la vie et l’œuvre des auteurs mineurs permet d’éclairer celles des grands auteurs, de mieux cerner les forces sociales qui modèlent les œuvres majeures :

Yet what a debt of gratitude we owe to her and her sort! Not for what they did or for what they said, but for being themselves; for persisting, in spite of their invincible mediocrity, in writing their memoirs; for providing precisely that background, atmosphere, and standing of common earth which nourish people of greater importance and prevent them from shrivelling to dry sticks or congealing to splendid pinnacles of inaccessible ice64.

Inversant la topique lumineuse héritée de Carlyle, qui exalte l'aura des grands hommes, Woolf restitue leur éclat à ces vies marginales, qui suscitent en elle une fascination infinie : « Gently, beautifully, like the clouds of a balmy evening, obscurity once more traverses the sky, an obscurity which is not empty but thick with the star dust of innumerable lives65. » Chez Stephen, la volonté d’inclure dans le DNB les acteurs secondaires de l'Histoire découle d’un désir encyclopédique d’exhaustivité, « a tolerable approximation to completeness66 ». Si elle pratique, comme son père, l’essai biographique, Woolf redéfinit radicalement sa nature en reconnaissant aux vies marginales et fragmentaires une valeur intrinsèque. Là où Stephen s’évertuait à élaguer les détails, à condenser l’expression, et à lutter contre son goût naturel pour les anecdotes savoureuses, Woolf suit le fil inattendu des moments de vie, et se laisse porter par le récit du quotidien.

  1. Outre « The Lives of the Obscure », un essai plus tardif consacré aux époux Carlyle, « Great Men’s Houses » (1931), permet d’illustrer la transformation que Woolf fait subir à l’essai biographique, pour l'adapter à sa propre réflexion sur l’écriture du passé. S’inscrivant en faux contre la biographie victorienne, Woolf choisit de s’intéresser aux détails de la vie des Carlyle qui échappèrent à leur biographe, J. A. Froude, et fait dévier le récit commémoratif victorien en utilisant une technique adoptée dans sa fiction, le récit par scènes, propre à restituer l’émotion du moment et l’être-quotidien du passé. Caricaturant l’image du luminary victorien, Woolf décrit Carlyle au travail, illuminé par l’inspiration, dans un univers calfeutré propre à abriter les soliloques de l’Esprit. Mais, au lieu de mettre l’accent sur le projet d’écriture total du grand homme, Woolf met en scène la décomposition progressive des grandes métaphores organiques carlyléennes, qui sont au cœur de Sartor Resartus, en montrant que les « filaments organiques » ne résistent pas à l’usure du quotidien dans la maison du 5 Cheyne Row. Pendant que Carlyle, occupé à repriser la trame de l’univers, décline ses métaphores sartoriales, Jane recoud, rapièce, récure et ravaude péniblement le mobilier. Virginia Woolf, qui pratiquait l’art épistolaire, reconnaît en Jane Carlyle une compagne d’écriture, partageant sa passion pour l’évocation du quotidien, l’art du détail et l’intensité du moment. Lorsqu’elle revisite le genre de l’essai biographique, Woolf soumet les métaphores lumineuses, qui sont au cœur de « Carlyle’s Ethics », à un travail de décomposition radical, et substitue au projet commémoratif de Stephen un art fragmentaire beaucoup plus proche de sa sensibilité.

  2. De « Thoughts of an Outsider » à Three Guineas, de « Rambles Among Books » à « Hours in a Library », ou encore de Studies of a Biographer à « The Lives of the Obscure », une généalogie subversive de l'essai se dessine donc, révélant les liens intertextuels qui unissent Woolf à l'œuvre de son père. En revisitant le genre de l'essai buissonnier ou de l'essai biographique, Woolf s'émancipe certes radicalement du style et de la pensée de Stephen, mais réintègre en sous-main ou réécrit à revers un certain nombre de motifs-clés : la posture marginale de l’outsider, la flânerie littéraire du lecteur amateur, l’intérêt pour les figurants obscurs de l’Histoire. La relecture des essais de Stephen permet d’envisager de nouvelles microlectures de l’œuvre de Woolf, et de tracer d’autres parcours : les essais philosophiques de Stephen, comme « What is Materialism? », offrent par exemple des pistes de lecture qui expliquent la fascination de Woolf pour le revers spectral de la perception, dans la section centrale de To the Lighthouse ; l’évocation du British Museum, dans « Biography », « National Biography » et « Dryasdust », permet de porter un regard nouveau sur la deuxième section de A Room of One’s Own. Forme ouverte aux réécritures au fil du temps, l’essai est la forme privilégiée de ces généalogies intertextuelles, et met en évidence le rôle de passeur joué par Leslie Stephen entre sa génération et celle de Virginia Woolf.

Oeuvres citées

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1 V. Woolf, Moments of Being, 122.

2 Ibid., 122.

3 Ibid., 141.

4 R. Bowlby, « 'A More than Maternal Tie': Woolf as a Woman Essayist », 233-4.

5 L. Stephen, « Thoughts on Criticism, by a Critic », 559.

6 L. Stephen, « Charlotte Brontë », Hours in a Library, vol.3, 1.

7 V.  Woolf, Moments of Being, 149.

8 V. Woolf, « The Modern Essay », The Essays of Virginia Woolf, vol.4, 216.

9 V. Woolf, Moments of Being, 148.

10 N. Annan, Leslie Stephen, 223.

11 C. de Obaldia, L'Esprit de l'essai, 11.

12 Ibid., 31.

13 L. Stephen, « The Essayists », 291.

14 L. Stephen, « Thoughts on Criticism, by a Critic », 560.

15 V. Woolf, « Leslie Stephen », Collected Essays, vol. 4, 80.

16 T. Eagleton, The Function of Criticism, 45.

17 « The Public Schools », « The Public Schools Again » (1873), « The Ethics of Vivisection », « International Prejudices » (1876).

18 L. Stephen, « Thoughts of an Outsider: The Public Schools », 282.

19 Ibid., 286.

20 Ibid., 287.

21 C. de Obaldia, L'Esprit de l'essai., 13.

22 Ibid., 25.

23 L. Stephen, « In Praise of Walking », Studies of a Biographer, vol.3, 273.

24 Ibid., 267.

25 L. Stephen, « National Biography », Studies of a Biographer, vol.1, 29-30.

26 L. Stephen, « The Choice of Books », 177.

27 Ibid., 171.

28 V. Woolf, « Leslie Stephen », Collected Essays, vol.4, 80.

29 V. Woolf, To the Lighthouse, 49.

30 V. Woolf, « Hours in a Library », The Essays of Virginia Woolf, vol.2, 55.

31 V. Woolf, « How Should One Read a Book? », The Essays of Virginia Woolf, vol.4, 393.

32 V. Woolf, « Hours in a Library », The Essays of Virginia Woolf, vol.2, 55.

33 V. Woolf, « How Should One Read a Book? », The Essays of Virginia Woolf, vol.4, 393.

34 L. Stephen, « London Walks », 223.

35 Ibid., 228.

36 Ibid., 238.

37 Ibid., 234.

38 W. Benjamin, Charles Baudelaire, 76.

39 L. Stephen, « London Walks », 223-4.

40 Ibid., 224.

41 Ibid., 224.

42 Ibid., 224.

43 V. Woolf, « Street Haunting », The Essays of Virginia Woolf, vol.4, 482.

44 Ibid., 482.

45 Ibid., 481.

46 L. Stephen, English Literature and Society in the Eighteenth Century, 14.

47 L. Stephen, « The Choice of Books », 181.

48 N. Annan, Leslie Stephen, 303.

49 L. Stephen, « Carlyle's Ethics », Hours in a Library, vol.3, 259.

50 Ibid., 275.

51 T. Carlyle, Past and Present, The Works of Thomas Carlyle, vol.10, 31.

52 T. Carlyle, Sartor Resartus, 137.

53 V. Woolf, To the Lighthouse, 50.

54 T. Carlyle, « On History », The Works of Thomas Carlyle, vol.27, 86.

55 L. Stephen, « National Biography », Studies of a Biographer, vol.1, 15.

56 Ibid., 29.

57 L. Stephen, English Literature and Society in the Eighteenth Century, 14.

58 L. Stephen, « National Biography », Studies of a Biographer, vol.1, 36.

59 Ibid., 28.

60 Ibid., 21-2.

61 Ibid., 27.

62 Ibid., 27.

63 V. Woolf, « The Lives of the Obscure », The Essays of Virginia Woolf, vol.4, 118.

64 Ibid., 140.

65 Ibid., 121.

66 L. Stephen, « National Biography », Studies of a Biographer, vol.1, 19.