Croquis à fleur de textes : les volumes de poésie de John William Waterhouse ou l’essai au cœur du dispositif texte/image

Fanny Gillet

Collège Jean Rostand, Balma

  1. A la mort de John William Waterhouse en 1917, le mouvement de désaffection qui touche le Préraphaélitisme dans lequel il puise son inspiration est déjà sensiblement amorcé. Peinture trop littéraire, où l’esthétisme côtoie un symbolisme jugé pesant (le « clogging symbolism » de Jeremy Maas, que cite Bertrand Rougé, pour qui cette grammaire picturale est l’antithèse même de l’art visuel1), considérée — à tort parfois — comme essentiellement nostalgique et coupée des problèmes de son temps, elle ne résiste pas à la tourmente historique et culturelle de la première moitié du XXe  siècle. Preuve en est un tableau du peintre, daté de 1905 et inspiré d’un poème de John Keats, Lamia. Lors de sa vente aux enchères en 1942, non seulement celui-ci est vendu pour la somme très modique de 32 guinées (alors qu’en 2000 sa St Cecilia devient le tableau victorien le plus cher à ce jour avec 6,6 millions de livres), mais il n’est même pas identifié. Le titre qui l’accompagne lors de cette vente égratigne pour le moins le lien texte/image souhaité par le peintre, beauté étrange de cette femme-serpent tout juste métamorphosée (comme l'atteste la peau qui l’entoure encore), qui ensorcelle la figure du chevalier. La platitude descriptive de ce titre suffit à convaincre du peu d’intérêt porté alors à l’art victorien, relégué au rang de cliché : « A maiden kneeling before a knight in armour in a wood ».

  2. La nécrologie du Times parue le 12 février 1917 semble justifier à elle seule ce long oubli dont Waterhouse ne sortira vraiment qu’en 1980, avec la première monographie qui lui fut consacrée par Anthony Hobson. Même les termes laudatifs semblent y accentuer la grandeur de l’échec du peintre :

Mr. Waterhouse was an eclectic painter. He painted pre-Raphaelite pictures in a more modern manner. He was, in fact, a kind of academic Burne-Jones, like him in his types and his moods, but with less insistence on design and more on atmosphere. His art was always agreeable, for he had taste and learning as well as considerable accomplishments; he was one of those painters whose pictures always seemed to suggest that he must have done better in some other work. This means that he never quite “came off,” that he raised expectations in his art which it did not completely satisfy; and a reason of this, no doubt, is to be found in his eclecticism. He never quite found himself or the method which would completely express him2.

La conclusion fige le portrait: « He painted always like a scholar and a gentleman, though not like a great artist ». Le peintre érudit et raffiné ne fut jamais artiste accompli3. Au lexique de l’accomplissement, avec la répétition de « completely » entre autres, répond celui du seul essai, ici synonyme d’échec tant le peintre semble laisser le public sur sa faim. Prémices prometteurs, les tableaux restent, si l'on peut dire, « coups d'essai », œuvres en devenir qui n'aboutirent jamais à une peinture de la maturité. En rester au stade de l'essai et de la tentative, tel fut le défaut de Waterhouse semble indiquer l'expression « he never quite came off ». Or il est intéressant de constater l'écho que cette expression trouve dans l'analyse de l'œuvre d'un autre préraphaélite, Dante Gabriel Rossetti, par Robert Douglas-Fairhurst. Ce dernier perçoit chez Rossetti une tendance à réinventer en permanence les œuvres, dans un schéma mental de report perpétuel, « infinite putting off4 ». Dans les deux cas, l'artiste est et demeure au stade de l'essai. Or si Rossetti, par le retour incessant au même thème, au même visage, semble dans la frustration de ne jamais réussir, une énergie créatrice indéniable se dégage de recommencement de l'expérience. Se pourrait-il alors que Waterhouse prouve également que dans l'essai, les prémices de l'œuvre, dans la quête donc, réside un génie artistique auquel le spectateur prête aujourd'hui plus d'attention? Par le biais du dessin préparatoire, qu’il soit ébauche, croquis ou esquisse, il semble en effet possible d’opérer un retournement du regard, vers les potentialités de l’œuvre inachevée.

  1. Très peu de cahiers d’esquisses de Waterhouse ont été conservés, mais c’est un autre document qui va nous permettre de nous plonger à la source de la pensée artistique de ce « Burne-Jones académique ». La comparaison n’est pas anodine, puisque l’on sait que non seulement ce dernier prit la légende écrite, mythe ou poème, comme source presque exclusive d’inspiration, mais que le dessin constitue bien plus chez lui qu’une étape préparatoire conventionnelle5. Or le lieu des images que nous allons évoquer souligne la profondeur de la pensée de l’intersémioticité dans le geste même du dessinateur, et nous allons tenter de voir comment elles peuvent non seulement permettre de repenser l’art de Waterhouse tel qu’il est présenté par ses contemporains mais également un dispositif texte/image cher aux Victoriens, le volume illustré. C’est pourquoi la présentation même de ces œuvres peu connues conduit tout d’abord à se poser la question de leur finalité, et de la définition même du volume qu’elles contribuent à créer. Nous tenterons ensuite, par le détail du trait et du mot, de voir comment est mis au jour le processus de lecture créatrice de l’artiste.

L’essai et l’illustration revisitée

  1. Dans deux volumes de poésie ayant appartenu à Waterhouse, The Poetical Works of Percy Bysshe Shelley et The Works of Alfred Lord Tennyson, figurent nombre de dessins, souvent rapides croquis, mais dans lesquels on reconnaît sans peine de futurs tableaux6. S’appuyant sur les dates de production des œuvres peintes correspondantes, Peter Trippi en déduit que la période de production des dessins s’étend sur une dizaine d’années au minimum. Dans le catalogue d’une des dernières expositions consacrées à Waterhouse7, il établit surtout une corrélation forte entre lecture de poésie et création :

These mass-produced compilations of works by Tennyson and Shelley are precious not as exemplars of printing, but for the many pencil sketches Waterhouse drew in them. It is impossible to tell exactly when specific drawings were made, as the artist may have returned to these books right up until his death8.

Dans l’expression « returned to these books » en effet, l’ambiguïté voulue — y revient-il en tant qu’artiste ou qu’amateur de poésie ? — montre l’importance du texte comme source de l’« essai pictural », entendu ici comme premier jet d'une œuvre. L’important, moins qu’un effort de datation, est dans cette prise de conscience d’un processus de création sans cesse renouvelé. Les pages de poésie se couvrent ainsi des premières attitudes à peine esquissées des personnages, des premiers décors aussi ; le trait est à n’en pas douter rapide, probablement sans interruption ni retouche. Ces premiers jets de la pensée sont placés tantôt dans des pages vides, tantôt au plus près du texte.

  1. Plusieurs objections pourraient être faites à la façon dont nous nous proposons de traiter ce document en entité texte/image. Pour cela, il suffit de constater les différences majeures qui le distinguent d’un volume illustré classique. L’inachevé de ces dessins, d’abord, ne fait aucun doute. Une remarque d’ordre lexical s’impose ici : si nous avons choisi de parler de « croquis » c’est que la définition technique qui en fut faite semble s’approcher au plus près de la réalité des œuvres de Waterhouse dans ces deux volumes, plus que celle d’« ébauche » et à plus forte raison que celle d’« esquisse », même si ces trois termes semblent tous participer de la notion d’essai lorsque l'on parle d'art. Comme l’explique Michael Tilby, si « [...] même les critiques pour ainsi dire professionnels n’ont pas toujours, à cette époque, respecté ces distinctions », c’est qu’une « confusion, qui évidemment opère au profit de l’idée générale qui les relie, était sans doute inévitable9 ». La définition de Paillot de Montabert, par exemple, utilise à plusieurs reprise le terme d'« essai », et paraît donner au croquis cette dimension de premier jet de pensée, inspiration brute qui nous intéresse particulièrement dans son lien au texte :

Esquisse. Le croquis est le jet sur le papier ou sur la toile de la première pensée du compositeur; l’esquisse est un travail d’essai en petit, dans lequel le compositeur combine les rapports principaux, et invente même des changements relativement au croquis; l'ébauche est le premier travail que fait le peintre sur son tableau même. Ainsi le croquis n’est qu’un brouillon ; l’esquisse n’est qu’un essai en petit du tableau, et l’ébauche est le commencement du tableau même ou le premier travail sur le tableau10.

  1. Or ce qui frappe dans les deux volumes, c’est qu’aux sources du geste, de cette création première, si l’on peut dire, les croquis ne sont pas sagement placés en regard des textes correspondants : ils illustrent parfois un autre texte du volume, parfois le texte d’un autre poète. La distribution, la disposition, semblent aléatoires, au gré de l’inspiration du peintre. Il s’agit pourtant de motifs repris presque toujours par les textes. C’est cette relation, quelque peu désordonnée, qui semble insuffler une énergie bien différente de la structure habituelle de l’illustration, pour en faire peut-être un « iconotexte », concept que Michael Nerlich définit comme : « une unité indissoluble de texte(s) et image(s) dans lequel ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative11 » ou selon Alain Montandon, « un rapport naturel dans lequel le texte n’a plus le dessus sur l’image et dans lequel l’image n’est plus l’illustration du texte12 ». Dans la deuxième définition, apparaît clairement le caractère presque péjoratif du terme d’illustration pour le critique, en ce sens qu’elle implique une soumission totale de la pensée graphique à la pensée textuelle. Or on pourrait trouver l’entreprise de Waterhouse, quoique privée, assez irrévérencieuse : parfois le dessin vient déborder sur le texte, mélange audacieux du mot et du trait. Mais en même temps, cette pratique ne cherche pas totalement à se libérer du texte ; elle prouve le profond attachement de l’artiste à la poésie comme source de création, comme dynamique. Et, par enrichissement mutuel, peut-être insuffle-t-il à ces monuments poétiques un souffle nouveau. Par l’intermédiaire de l’essai, il fait de la page du recueil poétique un formidable laboratoire d’écriture/peinture. Cette façon de puiser dans le matériau poétique s’oppose aussi à la volonté de créer par l’illustration l’interprétation ultime du poème, entreprise souvent vouée à un échec que d’autres Préraphaélites, tel que William Holman Hunt, ne purent se résoudre à accepter. Peut-être est-ce là l’intérêt de ces croquis — même s’ils ont vocation à devenir œuvre achevée — qui puisent l’inspiration dans le texte sans souhaiter l’épuiser, là où Hunt construit des exégèses de ces tableaux, dans lesquelles il tente de fixer son interprétation de The Lady of Shalott par exemple. Ainsi, il consacre un texte à son huile la plus célèbre sur le sujet, celle du Wadsworth Atheneum Museum of Art de Hartford13, dont nous citons ici un passage pour donner à entrevoir l'obsession de l’interprétation juste chez le peintre :

The progressive stages of circumstance in the poem are reached in such enchanting fashion as to veil from the casual reader the severer philosophic purport of the symbolism throughout the verse.

The parable, as interpreted in this painting, illustrates the failure of a human Soul towards, its accepted responsibility. The Lady typifying the Soul is bound to represent faithfully the workings of the high purpose of King Arthur’s rule. She is to weave her record, not as one who mixing in the world, is tempted by egoistic weakness, but as a being “sitting alone;” in her isolation she is charged to see life with a mind supreme and elevated in judgment. In executing her design on the tapestry she records not the external incidents of common lives, but the present condition of King Arthur’s Court, with its opposing influences of good and evil14.

Pourtant, la multiplicité même des œuvres qu’il réalise sur ce seul poème tout au long de sa vie montre la mouvance, l’irréductibilité du texte poétique, particulièrement les très nombreux dessins préparatoires. A la volonté de lecture définitive s’oppose l’iconotexte, les volumes griffonnés par Waterhouse, comme une « inaptitude délicieuse à finir15 », selon le mot de Mallarmé,  une invitation à poursuivre le dialogue entre le trait et le mot indéfiniment, dans un acte de lecture libérée et peut-être de fragmentation, de diffraction de l'unité de l'œuvre, telle que le XXe siècle la pense

La lecture libérée : figures de cadre entre écoute et irrévérence

  1. Le double enjeu de ces volumes de poésie semble donc de placer l’essai non seulement comme mise en perspective et mise en mouvement de l’œuvre peinte qui lui succèdera, mais aussi du texte poétique. Prenons d’abord l’ouvrage de Shelley. Les dessins se succèdent, depuis les pages de garde, de titre, jusqu’aux poèmes. Sur la page de garde jaune foncée du début de l’ouvrage, il s’agit des premiers coups de crayon donnés à la future huile intitulée The Siren16. On reconnaît à droite de la double page la sirène penchée sur le marin, jouant de la lyre. La posture de celui-ci est également identique à l’œuvre peinte, mais ici plusieurs détails paraissent, du fait du dessin et de l’imprécision du trait, encore suspendre le sort de celui qui dans le tableau s’approche d’une mort certaine, tant la seule prise de sa main gauche sur le rocher couvert de mousse paraît peu sûre. Dans le croquis, le peintre semble dessiner d’une même ligne sinueuse le bras du marin et la courbe des jambes de la dame. Les mains de l’homme ne sont pas ébauchées, ce qui renforce l’idée de cette ligne unique, fusion des corps peut-être salvatrice. Le croquis ici ferait alors entrer dans l’œuvre graphique ce que Didi-Huberman dit du regard sur l’œuvre, c’est-à-dire « la longue suspension du moment de conclure17 ». De plus, tragédie moindre, le bateau ne paraît plus réduit en pièces par un naufrage, il est bien visible près des falaises. Pourtant, les ombres hachurées à la hâte distinguent les masses du dessin dans une anticipation nette de l’œuvre peinte : hachures verticales pour les rochers et les falaises, rapides traits horizontaux pour la mer, obliques pour les cheveux de la dame. Face à cet essai dont la composition est assez proche de la toile, un autre montre, lui, les tâtonnements de l’artiste avec une différence majeure : il y a plusieurs sirènes, comme chez Homère, et dans un geste étrange, elles tendent leur instrument de musique vers la figure dans l’eau, qui de marin se fait barde. Ce premier élan du crayon montre au lecteur/spectateur l’élaboration de la pensée visuelle, mais devient aussi presque frise, motif pour cette page de garde vide de l’œuvre poétique.

  2. Plus on s’approche du texte, plus l’inspiration se fait littéraire, comme si le magnétisme du texte poétique se renforçait. Suit donc, toujours sur une page vierge, le croquis de “Gather Ye Rosebuds While Ye May” qui vient suggérer les croisements poétiques, les palimpsestes, non encore littéraux — le dessin n'efface pas pour l'instant le texte en le recouvrant — mais intertextuels, comme si sous le texte de Shelley jaillissait soudain celui d'un autre poète. Le croquis paraît en fait mélange entre une allégorie de la Vanité (Waterhouse peint un tableau intitulé Vanity en 1908, la même année que “Gather Ye Rosebuds While Ye May”), et le personnage ensuite représenté portant une coupe remplie de fleurs. Le cadre grisé derrière la figure dans le dessin rappelle en particulier le miroir qui encadre la tête de la jeune femme du tableau. Le collier qui parcourt son cou dans l’ébauche se retrouve aussi dans les perles qui lui tiennent les cheveux. Roses, miroir et perles forment un réseau symbolique proche de la thématique de la source textuelle qui invite, à la manière de Ronsard, les jeunes filles à profiter de la fraîcheur éphémère des roses et de leur beauté. Le fameux poème de Robert Herrick, To the Virgins, to Make Much of Time, redevenu très en vogue à l’époque victorienne, commence par la strophe :

Gather ye rosebuds while ye may,

Old Time is still a-flying:

And this same flower that smiles to-day

To-morrow will be dying18.

Le coup de crayon très fugitif et éphémère de Waterhouse paraît souligner la thématique du poème plus encore que l’huile, comme si le croquis ici matérialisait la fragilité de la vie, jusqu’à atteindre, peut-être, l’œuvre poétique. Le volume des œuvres de Shelley est à l’époque victorienne un exemple de monument littéraire, œuvre achevée et consacrée. Mais les pages de Shelley pourraient-elles, comme les œuvres peintes, subir, dans un retournement, le caractère fugitif de ces croquis ? L’œuvre inachevée peut-elle, en quelque sorte, rendre au caractère inscrit sur la page une forme de mouvement ? Le dessin à même la page du poème suggère déjà l'intertexte, puisque la figure du poète Herrick peut surgir comme intertexte. Un article d’Irving T. Richards montre ainsi l’influence probable de celui-ci sur la composition de The Cloud et The Skylark, mettant en question l’inspiration essentiellement naturelle que soulignait la préface de la femme du poète. Pour lui le rapport direct à la nature est travaillé sans cesse par le modèle poétique. Il cite les propos de Mary Shelley puis les commente :

There are others, such as the “Ode to the Skylark,” and “The Cloud,” which, in the opinion of many critics, bear a purer poetical stamp than any other of his productions. They were written as his mind prompted, listening at the carolling of the bird, aloft in the azure sky of Italy; or marking the cloud as it sped across the heavens, while he floated in his boat on the Thames.

The implication here is obviously that the two glorious lyrics were wholly inspired by nature and are quite free from any bookish influence. This implication, in view no doubt of their nearly divine perfection, has been permitted to go unchallenged. Experience has demonstrated, however, that the greatest English literary masterpieces are rarely altogether spontaneously generated. That Shelley’s two bright gems, for all their flawlessness, reflect something of a borrowed light shining from familiar sources is thought to be apparent in the following comparisons19.

La référence à Herrick introduite par Waterhouse modifie la perception qu'a le lecteur/spectateur de ce volume de l’œuvre de Shelley. Ce prélude à la lecture nous offre en quelque sorte un nouveau recueil.

  1. Mais les dessins de Waterhouse ne paraissent jamais autant dire le danger subi par le texte-monument que lorsqu’ils apparaissent au plus près du texte, contre lui, voire débordant sur lui (en un palimpseste cette fois-ci bel et bien littéral). La page de titre offre à l’artiste un nouvel espace pour l’étude de The Siren, et de la figure féminine en particulier. Plus d’étude de la composition cette fois, mais la figure brute qui semble se décliner dans tout l’espace de la double page. La figure la plus reconnaissable, celle qui tient déjà la lyre comme le personnage du tableau, investit l’espace du titre. Au niveau de ses jambes, on peut lire : « The Poetical works of Percy Bysshe Shelley ». Le tracé compulsif et rapide du crayon ne suffit pas à cacher le texte, mais l’interaction texte/image est ici plus que jamais « coruscante », pour reprendre le mot d’Alain Montandon20. Peut-être est-ce pour cela que la signature du peintre figure sur la page de gauche, en regard du nom du poète, double autorité pour le volume, illustration d’un nouveau genre. Peut-être aussi n’est-ce pas un hasard si le personnage qui joue de la lyre — figure du barde, d’Apollon — est placé à l’orée du volume. Puisque le trait de crayon ne met plus les falaises et le bateau en scène, cette sirène devient allégorie de la poésie lyrique, nous prépare à lire, mais aussi à écouter ce qui va suivre. L’écho est alors troublant avec l’un des derniers dessins, celui qui figure derrière la dernière page de texte (qui par la finesse du papier est visible sous le trait de crayon, nouveau mélange entre le visible et le scriptible). Un personnage assis y est identifié comme un croquis pour le tableau de 1916 A Tale from the Decameron21. De ce fait, la figure à la lyre — le poète — et cette figure qui écoute le poème encadrent les poèmes de Shelley.

  2. Et il semble que le volume de Tennyson permette ici de confirmer la présence de figures encadrantes, figures « de bord de scène », si l’on peut adapter l’expression de Louis Marin au dispositif texte/image22. Après les croquis placés dans les pages vides du début, dans la table des matières, commence le texte de Tennyson avec son hommage à la reine, To the Queen. Ce n’est pas le poème en soi qui retient ici notre attention, mais bien le fait que juste en face de cette page soit placé un croquis du tableau Isabella and the Pot of Basil, inspiré du poème de Keats et qui dépeint Isabella à genoux, enlaçant le pot de basilic. L’un des aspects les plus surprenants de la représentation est de voir que cette scène se passe à l’extérieur, dans un jardin, alors que les espaces claustrophobes à la manière de William Holman Hunt dans son célèbre tableau23 semblent bien plus connoter la fermeture de la femme au monde, sa lente plongée dans la folie. Mais à ce stade du croquis, le personnage féminin est encore enfermé dans le cadre de la page. De plus, le dessin ne se concentre pas uniquement sur la figure féminine, et l’épaisse masse sombre des arbres devant laquelle elle se tient, plus proche de l’aplat d’une tapisserie que d’une perspective de jardin, confirme ce confinement par un nouveau cadrage. Devant elle, posé déjà sur une structure à base carrée, le pot de basilic. Les bras ne sont pas encore jetés autour du pot, ce qui donne à la jeune femme une attitude plus contemplative, moins émotive et pathétique, d’autant plus qu’elle n’est pas à genoux comme dans l’œuvre peinte, mais assise sur ses talons, en position d’écoute, semble-t-il. Le basilic qui sort du pot se distingue à peine du fond des arbres. Le regard de la jeune femme, d’après la position de sa tête, est légèrement levé. Il tombe donc, en toute logique, sur le basilic, mais comme on peine à le distinguer, elle donne l’impression de regarder plutôt vers le poème. Comme les jeunes gens dans le volume de Shelley, elle incarne alors l’oreille attentive que prête le lecteur à la musique de la poésie de Tennyson, dans tout le volume qui va suivre. Hasard ou non, l’héroïne d’un des contes du Décaméron, devient double des jeunes gens qui étaient censés écouter son histoire. Autre figure de cadre, les Danaïdes, ou plutôt une Danaïde représentée deux fois, qui monte des marches, une jarre à la main. L’œuvre de 1906 montre sept jeunes femmes accomplissant leur punition éternelle. Certaines sont en train justement de vider leur jarre, une autre la place sur son épaule, une autre enfin, laisse tomber quelques gouttes alors qu’elle se dirige dans l’escalier, attendant son tour. C’est ce personnage que Waterhouse tente de capturer dans le dessin qui fait face à la table des matières du volume de poèmes de Tennyson. Elle est représentée deux fois, de dos. Ces deux figures côte à côte ne reprennent pas cette fois la pose statique et attentive de ceux qui écoutent, fascinés, les mots du poète. Elles sont en mouvement, comme le montrent les marches, mais aussi la première esquisse de bras sur la figure de droite. Cette erreur, peut-être rectifiée, n’en fait pas moins naître le mouvement, comme décomposé, de la jeune femme. Sorties de tout décor, de toute composition, ces figures en suspens donnent l’impression de se diriger vers le texte, de vouloir presque y entrer, à la manière dont la table des matières invite à entrer dans les poèmes par leur titre. Le mouvement n’est plus simplement suggéré par le trait tracé à la hâte, sans même la moindre hésitation, la moindre suspension, il intègre la représentation, invite à se diriger vers le texte à venir et revenir au texte.

  3. Si toutes ces figures participent à la réinvention du volume illustré, comme si le croquis « était élément privilégié de l'iconotexte », il en est certaines qui paraissent plus proches de l’illustration classique, notamment une qui se trouve à l’intérieur même du texte de Shelley et qui contient un écho vibrant du poème. Illustration libre et libérée, intime et inachevée, le dessin prend néanmoins, comme souvent dans les volumes illustrés, sagement place à la fin de celui-ci. Sagement, pas tout à fait, peut-être, car le trait déborde sur la dernière strophe. Il s’agit probablement d’un croquis pour la figure d’Ariane. Le tableau représente l’héroïne crétoise assoupie, alors que dans le fond du tableau le bateau de Thésée s’éloigne, l’abandonnant sur l’île. Le dessin se concentre, quant à lui, sur le haut du corps de la jeune femme. La figure y est encadrée d’un paysage très confus qui recouvre la strophe, la dernière d’un poème de jeunesse de Shelley, Queen Mab. Alors, par un effet de tourbillon qui emporte la dernière strophe dans les méandres du dessin, ce n’est pas le réveil d’Ianthe, réunion de son esprit et de son corps après le rêve (« The Body and the Soul united then » (232)), mais bien le début du poème qui ressurgit dans le dessin, tel peut-être que le suggérait Shelley par le dédoublement du regard de la fin du poème et ce « Watching her sleep » (238) qui fait écho à son ouverture24. Queen Mab s’ouvre en effet sur la comparaison entre le sommeil et la mort : « How wonderful is Death,/Death and his brother Sleep! ». Puis vient la description de la jeune femme endormie, de l’influence du sommeil sur son corps, ses yeux et ses lèvres, qui pourraient très bien être à l’origine de la création visuelle de Waterhouse. Le croquis qui déborde généreusement sur le texte semble ainsi l’englober, nouvel effet de cadrage, invitation à la lecture et à la relecture. Et si l’on peut encore emprunter à Didi-Huberman une image récurrente des premières pages de son ouvrage, peut-être pourrait-on comparer cela à un tissage/détissage des savoirs et des non-savoirs, non plus sur l’image, mais sur le texte25. La métaphore du fil entre d’ailleurs au cœur de la création avec deux dessins, placés à la fin des deux recueils. A la toute fin du volume de Shelley, Waterhouse démultiplie sa Pénélope, le fil entre les dents comme dans le tableau de 191226, alors qu’il choisit le volume de Tennyson pour une Lady of Shalott, assise à son métier, devant un grand miroir rond, qui annonce le tableau de 1915, dont le titre reprend les vers du poète : “I am Half-Sick of Shadows”, said the Lady of Shalott. La lecture des textes s’est achevée, quelques pages plus tôt dans le premier cas, sur la page précédente dans le second et il est temps, paraissent dire les figures de tisseuses, d’en couper le fil, de briser la magie poétique, non peut-être sans une certaine irrévérence pour les monuments de la poésie qui y figurent. Mais le fil n’est pas encore coupé et au lieu de consacrer totalement la fragilité de l’essai et par là-même de tout acte artistique peut-être, la dynamique inverse des figures dit encore une fois comment la conscience d’une menace sur l’art est éludée avec ruse par l’artiste. Ruse de Pénélope, diffractée en trois silhouettes, qui, quoique toute proche de couper le fil et d’accéder ainsi à le requête des prétendants derrière elle dans le tableau, ne le fera jamais, détissant et retissant sans cesse son œuvre. Quant à la figure de la Dame, elle interrompt son labeur un instant, retarde le moment fatal où le sort est rompu, le fil brisé, protégeant ainsi dans la pause contemplative le fragile dispositif, intime et longtemps secret27 que Waterhouse créa dans ses deux ouvrages. Dans ce suspens, l'essai est revendiqué — l'artiste n'efface pas la figure qu'il retouche mais la démultiplie — et devient espace de liberté créatrice.

Conclusion

  1. Par cette plongée dans l’intimité créatrice de Waterhouse, nous avons tenté de montrer comment l’essai se nourrit chez l’artiste du texte poétique, tout autant qu’il vient le nourrir. Les deux volumes de poésie sont en effet un témoignage précieux de la force de ce trait libre et fantasque, qui transporte le lecteur/spectateur dans un document texte/image étranger, semble-t-il, à toute forme de hiérarchisation des arts, redevenus un temps les arts sœurs ou « Sister Arts » décrites par Jean Hagstrum28. Tout comme ils sont croquis, origine de la pensée artistique, ces dessins prolongent l’imaginaire du texte pour son lecteur, ce qu’Anthony Hobson considère comme le génie de Waterhouse dans la conclusion de sa monographie :

He was an illustrator in the finest sense of the word. Not himself the originator of the tales he chose he was nevertheless so in tune with them as to extend their literary imagery by his own invention, filling the spaces of our imagination in a manner so natural that we feel it could hardly be otherwise29.

Si dans ces croquis Waterhouse comble les espaces de la page vide et ainsi ceux de notre imagination, il laisse également, par l’inachevé du trait, un horizon bien différent de ce que laisse penser Hobson. La citation invite encore à penser l'illustration comme complément de l'écriture, la mise en image du mot comme ajout de présence rassurant. Le croquis pourtant se constitue ici en trace au milieu du texte, sur le texte même, faisant basculer l'iconotexte dans cette piste que Derrida ouvre pour l'illustration, et dans laquelle l'idée même de limite entre les deux corps est remise en question :

Et encore : ce partage entre le visible et le lisible je n’en suis pas sûr, je ne crois pas à la rigueur de ses limites, ni surtout qu’il passe entre la peinture et les mots. D’abord il traverse chacun des corps sans doute, le pictural et le lexical, selon la ligne — unique chaque fois mais labyrinthique — d’un idiome30.

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Richards, Irving T.  « A Note on Source Influences in Shelley’s Cloud and Skylark ».  PMLA 50.2 (1935) : 562-67.

Rougé, bertrand.  « “Who’s Doom? Dead see” ou la peinture rendue invisible : transparences et opacités préraphaélites ».  Q/W/E/R/T/Y.  Pau : Publications de l’Université de Pau, 1993.  219-230.

Tilby, Michael.  « “Ainsi l’ébauche vécut...” : du croquis au récit romanesque au seuil de la Comédie humaine ».  Esquisses/ébauches: projects and pre-texts in nineteenth-century French culture.  Stephens, Sonia, dir.  New York : Peter Lang, 2007.  67-80.

Trippi, Peter.  J. W. Waterhouse.  2002. New York : Phaidon, 2004.

1 B. Rougé, « “Who’s doom? Dead see” ou la peinture rendue invisible », 220.

2 Cité  sur le site consacré à l’artiste : http://www.johnwilliamwaterhouse.com/. Sur celui-ci se trouvent également des reproductions des œuvres peintes auxquelles il est fait allusion dans cet article.

3 Peter  Trippi conclut sa monographie par ces mots : « Waterhouse departed in total silence », J. W. Waterhouse, 231

4 R. Douglas-Fairhurst, « Infinite Putting Off », Times Literary Supplement, 16 janvier 2004.

5 John Christian, qui décrit Burne-Jones comme un dessinateur compulsif (« the compulsive draughtsman »), écrit : « Many artists (Rembrandt, Manet, Whistler, for example) are first and foremost painters [...] For these artists, drawings tend to be subservient to the painting process. […] In Burne Jones’s case the dynamics are the exact opposite; he was always a draughtsman first and a painter second », « The Compulsive Draughtsman », 7.

6 Les  pages qui portent les dessins dans les deux volumes sont consultables sur le site de Peter Nahum at The Leicester Galleries, et nous y référons le lecteur pour les études de détail qui suivront. Pour le volume de Shelley : http://www.leicestergalleries.com/index.pl?isa=Metadot::SystemApp::AntiqueSearch;op=detail;id=21422;image_id=27465

Pour le volume de Tennyson :

http://www.leicestergalleries.com/index.pl?isa=Metadot::SystemApp::AntiqueSearch;op=detail;id=21423;image_id=27471

7 Cette exposition a été accueillie successivement par le Musée de Groningen, la Royal Academy of Arts à Londres et le Musée des Beaux Arts de Montréal de décembre 2008 à février 2010.

8 E.  Prettejohn, P. Trippi, R. Upstone, P. Wageman, J. W. Waterhouse: A Modern Pre-Raphaelite, 232

9 M. Tilby, « « Ainsi l’ébauche vécut... » : du croquis au récit romanesque au seuil de la Comédie humaine », 67.

10 J. N. Paillot de Montabert, Traité complet de la peinture, 157.

11 M.  Nerlich, « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? », 268

12 A.  Montandon,, Iconotextes, 268

13 On peut voir ce tableau peint entre 1886 et 1905 sur le site du musée : http://www.wadsworthatheneum.org.

14 W.  Holman Hunt, Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood, vol II, 401

15 S. Mallarmé, « La Musique et les lettres », 138.

16 Huile sur toile peinte en 1901, faisant partie d’une collection privée.

17 G. Didi-Huberman, Devant l’image, 25.

18 R. Herrick, The Hesperides & Noble Numbers, vol. I, 102. A noter que la préface est rédigée par un autre Victorien très proche des Préraphaélites, Swinburne, qui fait preuve, à l’égard du poète du XVIIe siècle, d’un enthousiasme sans bornes : « Elegy or litany, epicede or epithalamium, his work is always a song-writer’s; nothing more, but nothing less, than the work of the greatest song-writer — as surely as Shakespeare is the greatest dramatist — ever born of English race ».

19 I. T. Richards, « A note on source influences in Shelley’s Cloud and Skylark », 562.

20 A.  Montandon, Signe/Texte/Image, 8-9

21 On  voit dans ce tableau un homme, lui aussi doté d’un instrument de musique, narrer un conte à ses compagnons d’infortune, visiblement absorbés par son récit.

22 Louis Marin la définit comme : « […] une figure particulière, qui tout en participant à l’histoire « racontée, représentée », énoncera par ses gestes, sa posture, son regard, moins ce qui est à voir, ce que le spectateur doit voir, que la manière de le voir : ce sont là les figures pathétiques d’encadrement », « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », 70.

23 W. Holman Hunt, Isabella and the Pot of Basil, 1867, Laying Art Gallery, Newcastle.

24 Voici comment est décrit le réveil d’Ianthe aux vers 236 à 240 : « She looked around in wonder and beheld/ Henry, who kneeled in silence by her couch,/ Watching her sleep with looks of speechless love,/ And the bright beaming stars/ That through the casement shone ».

25 Il décrit en effet l’émotion esthétique comme « une jouissance à nous sentir alternativement captifs et libérés dans cette tresse de savoir et de non-savoir », car selon lui l’efficacité des images « joue constamment de l’entrelacs, voire l’imbroglio de savoirs transmis et disloqués, de non-savoirs produits et transformés ». (G. Didi-Huberman, Devant l’image, 9/25).

26 Une huile intitulée Penelope and the Suitors.

27 Les deux volumes personnels du peintre restèrent longtemps la propriété de la famille de sa demi-sœur, Mary, comme l’explique Peter Trippi dans le catalogue de l’exposition J. W. Waterhouse: A Modern Pre-Raphaelite, 232.

28 J. Hagstrum, The Sister Arts.

29 A. Hobson, J. W. Waterhouse, 122.

30 J. Derrida, « Illustrer, dit-il... », 105.