« The picture would do well as an illustration to some poem » : essais de peinture et d’écriture, ou l’écrit sur l’art dans Modern Painting de George Moore

Gaspari Fabienne

Université de Pau et des Pays de l'Adour

  1. Hanté par sa propre incapacité à devenir peintre, malgré un séjour à Paris où il étudie cet art, Moore n’a de cesse de revenir sur l’évocation de tentatives et d’échecs picturaux, par le biais de personnages de peintres dans sa fiction ainsi que dans un texte autobiographique, Confessions of a Young Man, publié en 1888, relatant son apprentissage de la peinture à Paris. Essai de peinture, mais aussi essai d’écriture, car c’est le passage de l’image au texte, de la peinture à l’écriture que Moore articule dans ces confessions, au fil desquelles il troque le pinceau pour la plume, la toile pour la feuille. Ce récit autobiographique relate un passage du visuel au verbal que l’écrivain tente, en quelque sorte, d’inverser, lorsque dans ses écrits sur l’art, il use des mots pour donner à voir. À défaut de peindre, il écrit sur la peinture, ce qui apparaît comme une autre manière de s’inscrire, par le biais du mot, dans le visuel. George Moore a publié de nombreux articles sur la peinture rassemblés en deux volumes d’essais, Impressions and Opinions et Modern Painting, respectivement publiés en 1891 et 1893, dont la presse britannique, jugeant l’écrivain meilleur essayiste que romancier, a salué les qualités de ton et de style :

It is impossible to give an idea of its clever humour, its slashing satire, its brilliant style, and the great interest of those parts in which Mr. Moore is speaking of what he feels and understands […] We can only say that Modern Painting is never dull; and that, whether he makes you angry, dissentient, amused, or interested, Mr. Moore never makes you wish to lay his book down1.

Au-delà de ces qualités, la critique d'art de Moore présente une réflexion originale sur les œuvres qu'elle aborde, car il s'agit pour l'écrivain de mettre en forme sa propre expérience esthétique d'un art considéré comme avant-garde. Cette étude montrera tout d'abord comment l'articulation entre texte et image se trouve au centre de l'expérience esthétique de Moore et comment certains essais, en particulier ceux qui portent sur la peinture impressionniste française et sur Whistler, peuvent être lus comme une tentative pour saisir une énigme, l’œuvre d’art appartenant à la modernité. Prenant pour objet la peinture, ces textes, parce qu'ils décrivent les effets de cet objet sur l'observateur, reposent aussi sur une analyse des impressions suscitées par la contemplation des œuvres. Dans un deuxième temps, ce commentaire portera sur la fonction du corps, corps du spectateur que l'écrivain engage dans une forme de gymnastique génératrice de forme et de sens et corps du peintre dont il montre l'influence sur le tableau. Enfin, une réflexion sur la veine autobiographique présente dans Modern Painting nous amènera à envisager ce texte comme le récit d'une aventure de peinture proche du roman d'apprentissage, où le critique d'art, qui prend pour fondement sa propre expérience (de spectateur mais aussi parfois de peintre), fait inévitablement retour sur lui-même.

« It was like a newly-discovered Greek text, without punctuation or capital letters2 » : l’essai d’art, ou la tentative de saisir une énigme

  1. Tel Lewis Seymour, personnage de peintre de la fiction moorienne, le critique d'art cherche à donner, non plus sur la toile mais sur la page, forme et rythme à son expérience visuelle, à « faire l'essai d'un langage sur un objet, un texte3 », pour reprendre Barthes qui, revenant au sens premier du terme, disait préférer cette expression au terme d' « essai ». La pratique de la critique d’art, essai de langage sur un objet, la peinture, débute lorsque George Moore se rend à une exposition impressionniste à Paris en 1886 avec pour objectif d’en faire un compte-rendu pour des magazines anglais (Court and Society Review, Bat). Cette visite confirmera son soutien à ce nouveau mouvement et accélèrera la rupture avec Zola dont le roman L’Œuvre est lue comme une critique des Impressionnistes, comme le montre Adrian Frazier, auteur de la dernière biographie sur Moore :

In “Half a Dozen Enthusiasts,” published in the 25 May issue of the Bat, Moore reaffirmed his commitment to the Impressionists at a time when Zola was making them out to be failures. They were for him the heroes of the artistic life, who rejected the patronage of the Salon to hire “a little house of their own, where they can exhibit […] their personal dreams of men and things4”.

Il n’aura alors de cesse de présenter le travail de ces peintres (dont certains, tels Manet et Degas, sont ses amis) au public anglais, associant cette présentation à un souci de bousculer la peinture britannique et sa pratique institutionnalisée dans les cercles de la Royal Academy. Adrian Frazier évoque le désir de réforme qui anime Moore, qui ne se contente pas d’agir en simple interprète mais aussi en défenseur de la modernité :

Yet the major theme of his 1890s journalism was the reform of British painting. He wanted to shake up the British Academy, rally support for the ambitious young painters of the New English Art Club, and clarify the relationship of contemporary painting to the Old Masters. On the whole he advocated the scholarly, allusive, modernist forms of Manet and Degas5.

On trouve dans Modern Painting des essais généraux à visée polémique, tels « The Failure of the Nineteenth Century », « Artistic Education in France and in England », « Our Academicians », « The Organisation of Art », « Art Patrons », « Picture Dealers », etc. Dans ces essais, l’idée de la nécessité de l'appartenance des artistes à un patrimoine culturel dans lequel ils devraient s'inscrire est remise en question. Moore y oppose sa vision singulière de la peinture moderne (modernité que souligne le titre de son recueil) à l’institution, ses rouages et ses contraintes, machinerie qui pèse sur la création et tend à l’entraver.

  1. Ce ne sont cependant pas ces écrits qui ont retenu notre attention mais bien plutôt ceux qui se concentrent sur un ou plusieurs artistes et font la part belle aux œuvres picturales en cherchant à rendre compte de l’expérience devant l’image. Or cette aventure de peinture que retrace Modern Painting et dans laquelle certaines anecdotes évoquent le roman d’apprentissage, inclut aussi des références à la littérature, autre manière d’associer plus étroitement encore texte et image. Pour Marielle Macé, les essais de Montaigne sont élaborés sur une « dialectique de lecture et d’écriture6 », expression que l'on pourrait détourner pour définir la pratique de l'essai chez Moore :  cette pratique repose sur une dialectique de lecture de l’image et d’écriture de cette lecture. Si le texte sur l’art doit rendre compte de l’image, il présente aussi l’image comme complément du texte, prolongeant indéfiniment l’interrogation sur le lien entre le verbal et le visuel et jouant sur leurs multiples interactions. Ainsi de L’Olympia de Manet, que Moore ne peut s’empêcher d’envisager comme une illustration possible d’un poème de Baudelaire – par ailleurs source d’inspiration du peintre pour ce même tableau (le lien avec les textes « La Géante » et « Les Bijoux » a été établi), comme si la référence à la poésie baudelairienne lui permettait d’éclairer la description du tableau et d’en compléter les éventuelles lacunes : « the picture would do well as an illustration to some poem to be found in “Les Fleurs du Mal”. It may be worth while to note here that Baudelaire printed in his volume a quatrain inspired by one of Manet’s Spanish pictures. » (« Chavannes, Millet, and Manet » 24) Cette mise en regard et cet entrelacs du texte et de l’image apparaissent comme la source d’un jeu de miroir parfois vertigineux.

  2. L’expression de Barthes citée plus haut correspond parfaitement à la nature de l’entreprise critique de Moore. S’il vise à saisir l’autre, l’autre artiste (le peintre), l’autre discours (l’image), l’essai moorien, en tentant de rendre compte d’une expérience visuelle subjective, d’une lecture de l’image, place en son centre le sujet, qui pèse et évalue ses propres perceptions face à une œuvre de peinture. Évaluation qui est une propriété de l’essai et qui conduit Marielle Macé à assimiler le sujet de l’essai à « un terrain d’expérience » :

Le choix de l’essai exige que le sujet s’offre comme terrain d’expérience, dans un texte qui construit une relation idiosyncratique entre une conscience et un objet, liée à l’évidence d’un thème qui s’offre à la pensée et à l’affirmation d’une subjectivité authentique7.

Or, comme on le verra plus loin, Moore fait du sujet de l’essai, tout autant que de son objet, un véritable « terrain d’expérience » dans lequel se trouve inclus le destinataire du texte.

  1. Ce compte-rendu d’expérience prend l’aspect d’un dialogue et la dédicace qui ouvre l’œuvre, adressée à Sir William Eden, initie une conversation avec un destinataire qui vient ici s’incarner sous les traits d’un lecteur initié et bienveillant, ce qui permet aussi de convoquer le lecteur comme un interlocuteur souvent interpellé et dont la présence est marquée en creux dans le texte par le fréquent recours au pronom « you » : « To Sir William Eden: Of all my books, this is the one you like best; its subject has been the subject of nearly all our conversations in the past. And I suppose will be the subject of many conversations in the future; so, looking back and forward, I dedicate this book to you. » (2) La dédicace se fait ici lieu de passage et de transition entre le réel et l’écrit, le passé et le futur, commentaire appréciatif sur le livre qu’elle précède, et si elle présente ce recueil d’essais comme une somme de discussions passées au sujet de l’art, elle l’introduit aussi comme l’origine d’échanges à venir. Le premier essai intitulé « Whistler » débute en posant un objet d’étude, en se présentant comme le résultat d’une longue réflexion qui amène l’essayiste d’un état d’incertitude et de questionnement à un état de compréhension :

I have studied Mr. Whistler and thought about him this many a year. His character was for a long time incomprehensible to me; it contained elements apparently so antagonistic, so mutually destructive, that I had to confess my inability to bring him within any imaginable psychological laws, and classed him as one of the enigmas of life. […] now the man stands before me exquisitely understood, a perfect piece of logic. All that seemed discordant and discrepant in his nature has now become harmonious and inevitable; the strangest and most erratic actions of his life now seem natural and consequential (I use the word in its grammatical sense), contradictions are reconciled, and looking at the man I see the pictures, and looking at the pictures I see the man.

But at the outset the difficulties were enormous. It was like a newly-discovered Greek text, without punctuation or capital letters. (« Whistler » 2)

La tentative de saisie se trouve d’emblée placée au cœur de l’essai, de même qu’est paradoxalement mentionné comme son origine l’échec : échec à saisir cette altérité que représente Whistler, l’homme et l’œuvre étant aussi énigmatiques qu’un texte grec. En dépit du passage au stade de la vision et de l’illumination (« look » et « see » sont repris deux fois), il n’en reste pas moins que l’incertitude a une fonction importante et que le discours, dans cet essai sur Whistler, est tour à tour sous-assertif et sur-assertif et semble osciller entre hésitation et conviction (balancement que l’on trouve dans le titre Impressions and Opinions, précédent recueil d’essais sur la peinture). On note par ailleurs une modalisation du discours révélatrice de tâtonnements interprétatifs : « L’essai est fondamentalement un coup d’essai, une tentative sans garantie de succès8 », écrit Pierre Glaudes. Ainsi de la description du tableau Arrangement in Grey and Black No1; Portrait of the Artist's Mother, de Whistler, dont l’évocation se trouve ponctuée d’expressions du type « and after much hesitation and arguing with myself I feel sure that on the whole », « we seem to feel », « perhaps » (« Whistler » 7), la toile devenant un territoire inconnu à explorer suivant un processus dialectique d’hésitation et d’affirmation. Il s'agit pour Moore d'explorer ce territoire à travers un acte de contemplation dans lequel il cherche à entraîner son lecteur (ou, plus précisément, le corps de ce lecteur) transformé en spectateur.

La poussée du corps vers/dans l’œuvre

  1. « When you go to the Louvre examine that line of back, return the next day and the next, and consider its infinite perfection » (« Ingres and Corot » 41) : invitant son lecteur à fréquenter assidûment les musées (ici pour apprécier la qualité des dessins d’Ingres), le critique d’art devenu guide le transforme en spectateur, et cette première mutation du dire en voir fait donc du lecteur un spectateur, et engage son corps, le met en mouvement pour mieux l’émouvoir. Retournez-vous, écrit Moore dans l’essai sur Whistler, et regardez bien : « There is another nocturne in which rockets are rising and falling, and the drawing of these two showers of fire is so perfect, that when you turn quickly towards the picture, the sparks really do ascend and descend. » (« Whistler » 15) Ainsi le texte cherche-t-il à recréer les conditions mêmes de perception du tableau, conditions idéales pour une expérience esthétique réussie car, sans volte-face, cette expérience demeure incomplète. Le corps se trouve donc inscrit dans le texte comme élément indispensable et un tel mouvement permet au lecteur spectateur d’être, pour reprendre l’expression de Louis Marin, « arrêté » ou encore « arraisonné » par l’œuvre, mais aussi de la mettre en mouvement : « Mais il y a toujours une façon d’être arraisonné par l’œuvre, accroché, arrêté9 », dit Louis Marin. Cette volte-face apparaît curieusement comme la prolongation du mouvement d’une figure féminine dans un autre tableau de Whistler, Arrangement in Black; The Lady in the Yellow Buskin, Portrait of Lady Archibald Campbell, mouvement décrit un peu plus tôt : « Lady Archibald Campbell is represented in violent movement, looking backwards over her shoulder as she walks up the picture » (« Whistler » 6). En l’absence – physique – de l’œuvre (et du spectateur aussi d’ailleurs), il s’agit de créer ce regard jeté en arrière, cet arrêt, dans le texte.

  2. Pour Arrangement in Grey and Black No1, Portrait of the Artist's Mother de Whistler, Moore fonde son évocation du tableau sur un souvenir partagé, faisant appel à la force de la mémoire, si bien que le mode d’apparition de l’image dans le texte est à la fois résurgence et surgissement :

But that picture we never forget; it is for ever with us, in sickness and in health; and in moments of extreme despair, when life seems hopeless, the strange magic of that picture springs into consciousness, and we wonder by what strange wizard craft was accomplished the marvellous pattern on the black curtain that drops past the engraving on the wall. We muse on the extraordinary beauty of that grey wall, on the black silhouette sitting so tranquilly, on the large feet on a foot-stool, on the hands crossed, on the long black dress that fills the picture with such solemn harmony. Then mark the transition from grey to white and how le ton local is carried through the entire picture, from the highest light to the deepest shadow. Note the tenderness of that white cap, the white lace cuffs, the certainty, the choice, and think of anything if you can, even in the best Japanese work, more beautiful, more delicate, subtle, illusive, certain in its handicraft. (« Whistler » 7)

S’ensuit une longue description du tableau introduite par la référence à la mémoire, qui en quelque sorte justifie le surgissement de cette image (comme le montre le début de la citation qui fonctionne comme un cadre). L’insistance sur la magie est également une façon d’arraisonner le lecteur, de même que les injonctions qui lui sont adressées et qui convoquent son regard qu’elles guident et font se poser sur divers éléments de la toile. La présence d’un filtre est bien mise en évidence ici : il ne s’agit pas de décrire le vrai tableau mais l’œuvre remémorée. « Notice on the left the sharp line […] Look at the leg that is advanced, and tell me if you can detect […] notice, I beg of you to notice […] » (« Whistler » 9) : instaurant une dynamique de mise en mouvement du texte et de l’œil, tous ces impératifs amènent le lecteur vers la toile (ici, le portrait de Miss Alexander, Harmony in Grey and Green) et orientent, selon un acte de monstration, sa contemplation.

  1. Entraînant à sa suite le lecteur dans le parcours d’une exposition, le critique tente de lui donner un corps, qu’il pousse vers la toile et dont il fait, pour reprendre l’expression de Marielle Macé, « un terrain d’expérience », à l’instar de son propre corps. Ces essais mettent en scène le corps, et ce de façon récurrente, faisant de la contemplation esthétique le nœud d’un ensemble de sensations voire une affaire des sens, avant même d’être une affaire de sens. Aussi Moore écrit-il au sujet de Sargent :

Immediately on entering the room, before we see the pictures, we know that they are good. For a pleasant soft colour, delicate and insinuating as an odour of flowers, pervades the room. So we are glad to loiter in this vague sensation of delicate colour, and we talk to our friends, avoiding the pictures, until gradually a pale-faced woman with arched eyebrows draws our eyes and fixes our thoughts. It is a portrait by Mr. Sargent, one of the best he has painted. (« The New English Art Club » 109)

Tout d’abord, un parfum évanescent, annonciateur (aussi curieux que cela puisse paraître) de couleurs délicates, dans lequel on s’immerge avant d’être regardé par le tableau : Moore évoque ici une expérience esthétique qui se rapproche de la synesthésie et qui suit un ordre singulier, de la causerie qui semble détourner le regard des œuvres exposées à une contemplation qui se fait face à face silencieux avec le portrait. Ce contact avec l’œuvre peut par ailleurs nécessiter une forme de gymnastique, comme lorsque Moore n’hésite pas à s’agenouiller pour observer au plus près la technique pointilliste : « The pictures were hung low, so I went down on my knees and examined the dotting in the pictures signed Seurat, and the dotting in those that were signed Pissarro » (« Monet, Sisley, Pissarro, and the Decadence » 50). Faites comme si vous y étiez, semble dire le critique d'art au sujet d’un toit et d’un ciel rendus selon la manière pointilliste, approchez-vous, venez coller votre nez contre la toile puis reculez et mesurez l’effet produit par cet éloignement :

Needless to say that a sky painted in this way does not bear looking into. Close to the spectator it presents the appearance of a pard; but when he reaches the proper distance there is no denying that the colours do in a measure unite and assume a tone more or less equivalent to the tone that would have been obtained by blending the colours on the palette. (« Monet, Sisley, Pissarro, and the Decadence » 52)

Tachetée comme un léopard lorsqu’elle est vue de près, la toile (ou plus exactement la perception qu’on a de ses couleurs) se modifie en fonction de la distance prise par celui qui la regarde.

  1. Cette invitation à une prise de distance avec le tableau pointilliste, ici un Seurat ou un Signac, introduit une oscillation entre le proche et le lointain, oscillation fondatrice de la vision, et repose donc sur la mise en place d’une gymnastique corporelle, corollaire d’une gymnastique de l’œil. De la même manière, Diderot sur Chardin ou Baudelaire sur Delacroix engagent leur lecteur dans une expérience corporelle et visuelle de la bonne distance, le transformant en créateur de forme, couleur, et signification : « Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît. Éloignez-vous, tout se crée et se reproduit10. » Tentant de saisir cette expérience qui mêle intellect, sensation et émotion, instaurant une relation d’intimité avec l’œuvre, Moore se place au plus près de la toile, qu’il va jusqu’à « dé-tailler » dans son discours, c’est-à-dire, si l’on suit les analyses de George Didi-Huberman sur le détail, jusqu’à mettre en morceaux pour mieux la présenter dans son intégralité :

Dans le sens commun philosophique, le détail paraît recouvrir trois opérations, plus ou moins évidentes. D’abord celle de s’approcher : on « entre dans le détail » comme on pénètre dans l’aire élective d’une intimité épistémique. Mais l’intimité comporte là quelque violence, perverse sans aucun doute : on ne s’approche que pour découper, partager, mettre en morceaux. C’est le sens fondamental qui se dit ici, c’est la teneur étymologique du mot – la taille – et sa première définition dans Littré : « partage d’une chose en plusieurs parties, en morceaux », ce qui ouvre toute la constellation sémantique du côté de l’échange et du profit, du commerce de détails. Enfin, par une extension non moins perverse, le détail désigne l’opération exactement symétrique, voire contraire, celle qui consiste à recoller tous les morceaux, ou au moins à en faire le compte intégral : « faire le détail », c’est énumérer toutes les parties d’un tout, comme si la « taille » n’avait servi qu’à donner les conditions de possibilité d’un compte total, sans reste — une somme. Se joue donc là une triple opération paradoxale, qui s’approche pour mieux couper, et coupe pour mieux faire le tout. Comme si « tout » n’existait qu’en parcelle, pourvu qu’elles soient sommables11.

Il semble que les descriptions d’œuvres picturales dans la critique d’art moorienne reposent sur cette entrée dans une intimité épistémique obtenue après un mouvement d'approche et s’articulent sur ce paradoxe relevé par Didi-Huberman, paradoxe alliant énumération des détails c’est-à-dire une forme de mise en pièces (processus par ailleurs inhérent à la nature du médium, l’écriture, qui substitue à la globalité de l’image la fragmentation le long de la ligne d’écriture) et somme, présentation du tout.

  1. Il n’est guère surprenant que, selon une forme de réflexivité ou de correspondance, Moore mette en avant le corps de celui qui s’engage dans l’acte de contemplation car, soulignant la vigueur du coup du pinceau, la force de la main, il insiste également sur le corps du peintre : « Ah! that marvellous hand, those thick fingers holding the brush so firmly, somewhat heavily » (« Chavannes, Millet, and Manet » 20), dit-il de Manet, ou encore, de Whistler : « To understand Mr. Whistler’s art, you must understand his body. » (« Whistler » 5) La recherche du corps se trouve au centre des préoccupations de Moore, même s’il ne s’agit pas pour lui de retrouver l’homme derrière l’œuvre mais bien la poussée du corps dans l’œuvre, sur la toile : « the Nocturnes, which are clearly the outcome of a highly-strung, bloodless nature whetted on the whetstone of its own weakness to an exasperated sense of volatile colour and evanescent light » (« Whistler » 5). La méthode critique de Moore repose sur une évocation des « humeurs » du peintre (« humeurs » au sens double de caractère et de physiologie, on pense ici bien sûr à la déconcertante formule faisant référence au « tempérament de chatte » (« Whistler » 4) – en français dans le texte de Whistler) mais s’appuie surtout sur un contact avec l’œuvre même. Aux commentaires sur les soubassements organiques, physiologiques, doit se substituer l’œuvre vue (Moore fait de sa rencontre avec certains tableaux l’objet de son propos), détaillée et interprétée, selon un mouvement de va-et-vient de l’homme à l’œuvre et de l’œuvre à l’homme, chiasme que Moore formule ainsi : « looking at the man I see the pictures, and looking at the pictures I see the man » (« Whistler » 2). Cette formule, qui implique bien plus qu’une simple référence à la biographie du peintre, établit une correspondance entre ce que l’on pourrait nommer une nature, un caractère, une humeur, et l’œuvre qui est envisagée comme en étant la résultante. Correspondance qui rappelle la définition que Roland Barthes donne du style, selon lui né « du corps et du passé de l’écrivain », « une Nécessité qui noue l’humeur de l’écrivain à son langage », définition qui bien que s’appliquant à l’écriture n’en apparaît pas moins pertinente au sujet de la peinture : « Le style est proprement un phénomène d’ordre germinatif, il est la transmutation d’une Humeur12 ». Poussée du corps du spectateur (et du corps du critique) vers l'œuvre et poussée du corps de l'artiste dans l'œuvre semblent s'inscrire en regard l'une de l'autre, mais il est clair que Moore accorde au premier mouvement une plus grande importance. En effet, les essais sont dominés par la présence des sensations, impressions et opinions de l'essayiste et fonctionnent comme un miroir, le retour sur l'expérience esthétique prenant la forme d'un récit à dimension autobiographique.

Le récit d’une aventure de peinture

  1. Au cœur de ces écrits sur la peinture, le libre jeu du jugement associé aux perceptions résultant de la contemplation de l'œuvre est aussi affiché. Ces perceptions, qui viennent se mêler à la description, la transforment alors en une forme de compte-rendu d’un vécu. Elle devient récit d’une subjectivité faisant l’expérience d’une relation à l’autre, autre discours, autre artiste, dans un écrit mi-fictionnel, mi-référentiel qui nous renseigne tout autant sur celui qui la juge que sur l’œuvre contemplée, pesée. C’est là l’étymologie du terme « essai », exagium en latin : l'oeuvre se trouve disséminée le long de la ligne d’écriture et apparaît comme le foyer d’une prolifération verbale ou « constellation sémantique » pour reprendre Didi-Huberman dont l’expression entre en résonance avec la définition que Starobinski donne de l’essai qu’il relie à l’essaim : « L’essai, autant dire la pesée exigeante, l’examen attentif, mais aussi l’essaim verbal dont on libère l’essor13 ». Starobinski associe, par un jeu sémantique et sonore qui repose sur l’ajout d’une lettre et le glissement d’une notion littéraire à une métaphore, l’idée de pesée, de concentration, d’exigence et d’exactitude, à celle de dissémination et d’éparpillement. La combinaison essai/essaim articule deux tendances opposées et permet de formuler de façon dialectique le fonctionnement intrinsèquement double de ce genre. L’essai d’art moorien, examen minutieux mais aussi essaim verbal, repose sur cette tension. Il est pesée exigeante des œuvres commentées mais aussi de l’expérience esthétique qu’elles engendrent, ainsi que constellation sémantique et foyer de diffusion qui est double car si le savoir repose sur le voir, la perception du tableau entraîne aussi un retour sur soi, sur sa propre expérience.

  2. Cette forme d’involution ponctue l’essai moorien posant et reposant en son centre l’être de l’essayiste, individu incarné, engagé dans un parcours d’exploration des tableaux qui vient coïncider avec l’exploration menée dans l’acte d’écriture qu’elle a cependant précédé. Car les essais mooriens, histoire d’un regard, sont à la première personne et essaiment à partir d’un « je » s’adressant à un « vous », mais souvent communiant dans un « nous », face à une troisième personne, l’artiste, doublé d’un objet, l’œuvre de peinture. Aussi l’essai moorien, mélangeant objectif et subjectif et, parce qu’inclassable, pouvant être qualifié de « mauvais genre14 » (je reprends ici une expression employée par Glaudes et Louette), possède-t-il une dimension autobiographique. Par ailleurs, ce retour sur soi prend l’aspect d’un retour sur ses propres écrits : il arrive que Moore se cite longuement et revienne sur sa critique d’art, reprenant ses propos antérieurs sur un tableau de Degas qu’il appelle L’Absinthe (Au Café) et contestant la thèse, formulée par lui-même, selon laquelle il y aurait une « leçon » d’ordre moral — « The tale is not a pleasant one, but it is a lesson » (« The New Art Criticism » 149) — transmise par cette représentation :

I have written many a negligent phrase, many a stupid phrase, but the italicised phrase is the first hypocritical phrase I ever wrote. I plead guilty to the grave offence of having suggested that a work of art is more than a work of art. The picture is only a work of art, and therefore void of all ethical signification. In writing the abominable phrase “but it is a lesson” I admitted as a truth the ridiculous contention that a work of art may influence a man’s moral conduct; I admitted as a truth the grotesque contention that to read Mlle. De Maupin may cause a man to desert his wife, whereas to read Paradise Lost may induce him to return. (« The New Art Criticism » 149)

Cette autocritique au trait forcé, mettant en scène une culpabilité feinte et affichée comme telle, n’a pas pour seul objectif de renforcer la nature auto-référentielle de l’essai, elle fait aussi le jeu de Moore. Caricaturant et déconstruisant sa propre assertion qu’il qualifie plus loin de petit mensonge lui ayant permis de faire passer auprès de son lecteur l’ensemble de sa description du tableau de Degas (description qu’il jugeait alors peu conventionnelle et susceptible de choquer), l'auteur n’en est que plus à l’aise pour dénoncer les excès d’autres critiques fondant leurs analyses sur la valeur morale ou immorale de l’art. Par ce retour sur ses propres stratégies, l’essai met ici au jour sa tactique ainsi que la mauvaise foi de l’essayiste au service d’une esthétique avant-gardiste qu’il a pour objectif de transmettre et de défendre.

  1. L’écriture de l’essai fonctionne comme un miroir, un reflet des œuvres qu’elle commente, mais aussi un miroir des écrits antérieurs et de la vie de l’auteur. Si les anecdotes biographiques semblent constituer des digressions, elles ne sont pas de simples échappées, mais fonctionnent comme un détour permettant, paradoxalement, de mieux atteindre le point visé, l’éloge du peintre et de son art. Avant la rencontre avec l’œuvre, il y a parfois celle avec l’artiste même, ici Manet : « But about that time my opinions were changing: and it was a great event in my life when Manet spoke to me in the cafe of the Nouvelle Athene. I knew it was Manet, he had been pointed out to me » (« Chavannes, Millet, and Manet » 18). Rencontre suivie par une visite de l’atelier du peintre et par une séance de pose où Moore devient modèle, objet de peinture, ce qui introduit un jeu évident sur peinture et écriture qui toutes deux convergent ici vers un même objet de représentation, l’essayiste : s’étonnant de la couleur de ses propres cheveux, révélée, en quelque sorte, dans le portrait que Manet fait de lui, l’essayiste se voit dans le même temps où il découvre l’art du peintre impressionniste et son utilisation de la couleur. Ce portrait, tel celui de Dorian Gray, joue, dans un épisode dont la tonalité comique ne peut qu’être soulignée, le rôle de miroir et de révélateur :

The colour of my hair never gave me a thought until Manet began to paint it. Then the blonde gold that came up under his brush filled me with admiration, and I was astonished when, a few days after, I saw him scrape off the rough paint and prepare to start afresh. […] Half-an-hour after he had entirely repainted the hair, and without losing anything of its brightness. He painted it again and again; every time it came out brighter and fresher, and the painting never seemed to lose anything in quality. (« Chavannes, Millet, and Manet » 19)

Cependant ce n’est pas tant la révélation de la couleur de ses propres cheveux que Moore souligne ici mais bien plutôt une expérience d’éblouissement face à cet éclat coloré projeté sur la toile ainsi que la pratique de la reprise, la couleur maintes fois retouchée pour gagner en intensité.

  1. Moore se présente également dans cette anecdote (où il retranscrit par ailleurs un dialogue avec Manet) comme un apprenti artiste, peignant aux côtés du maître et mesurant, à l’aune de son talent, sa propre inexpérience :

One day, seeing that I was in difficulties with a black, he took a brush from my hand, and it seemed to have hardly touched the canvas when the ugly heaviness of my tiresome black began to disappear. There came into it grey and shimmering lights, the shadows filled up with air, and silk seemed to float and rustle. (« Chavannes, Millet and Manet » 20)

À la maladresse du geste qui entraîne la pesanteur et l’uniformité de la couleur succède la magie de la touche démiurgique qui, elle, génère légèreté, nuance, ondoiement et chatoiement, la sensation du bruissement de la soie. Servant ici de faire-valoir à l’art de Manet, la mise en scène de l’échec de l’entreprise artistique (auquel l’art du « maître » vient cependant remédier) est récurrente dans l’oeuvre de Moore, comme par exemple dans Lewis Seymour and Some Women, où un jeune peintre se trouve confronté à une forme de rébellion du dessin :

He thought that he would be able to dodge up a very plausible birth of Venus by fitting the legs of one drawing on to the body of another, and he could arrange a pair of arms tossing back a cloud of hair, from an engraving. At first, it seemed as if he could do this, but after working a couple of hours he began to feel dissatisfied with the movement; and then, after much rubbing out, he thought he had got the hang of the thing. But as soon as he began to model, the drawing began to seem faulty. He shifted the arms, raising and lowering them, thinking every minute he was coaxing the figure into rhythm, till at last, half mad with fear and disappointment, he scraped the panel clean15.

Dans ce roman qui retrace le parcours d’un peintre, Moore présente l’activité artistique de Lewis comme réduite à une sorte de puzzle, de rafistolage ou rapiéçage, de combinaison réalisée par l’emprunt à d’autres œuvres, la tentative pour représenter un corps féminin se soldant par un échec marqué par la transformation du dessin en une sorte de marionnette, puis par son effacement total et le retour à la toile blanche.

  1. Ponctués d’essais manqués, mettant en scène les fiascos et les ratés de la création artistique, les écrits de George Moore sont en quelque sorte hantés par l’œuvre avortée, par une absence qui se traduit par un désoeuvrement de l’artiste, c’est-à-dire une privation d’œuvre. Ce que révèle également l’anecdote de la rencontre avec Manet citée plus haut, c’est que l’essai moorien, comme bien d’autres essais, présente, pour citer Glaudes et Louette, « sa recherche de la vérité comme une sorte de roman d’apprentissage dont l’essayiste est le héros16 », telle une reprise des autres récits d’apprentissage (de la création artistique) compris dans le corpus moorien. L’aventure de peinture revêt dans Modern Painting plusieurs dimensions : modèle, peintre, spectateur, Moore explore les facettes d’un art et l’essai sur Manet prend des allures de Kunstlerroman pour cependant revenir à la peinture comme matière première que l’artiste travaille et métamorphose en lumière et ombre, en mouvement. Cet essai peut être considéré comme la reprise, sous une forme condensée, du texte autobiographique Confessions of a Young Man, récit d’un parcours artistique où Manet et Degas apparaissent, au côté de Zola ou encore Gautier, comme des figures tutélaires, modèles et guides, passeurs et porteurs d’une révélation d’ordre esthétique.

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  1. Modern Painting n’était pas, à l’époque, une production secondaire ou marginale mais un texte apprécié et placé au-dessus de l'art de romancier de Moore. Adrian Frazier, dans son excellente biographie (la dernière en date), lie de manière indissociable sa critique d'art à sa carrière avortée de peintre et à son futur parcours d’écrivain, donnant ainsi à ces essais une fonction matricielle :

Moore’s years spent failing to become a painter were now making for a new kind of success: his art criticism as much as anyone’s was to show the English how to understand the new French painting. Yet it had another value for Moore’s own craft—it enabled him to articulate values of personality and perspectivalism that were to become the keynotes of his literature17.

Les essais se fondent sur un va-et-vient fondateur entre image et texte qui se trouve par ailleurs au cœur même de la biographie de George Moore et qui demeure également au centre des questionnements de toute son œuvre de romancier et d’autobiographe, œuvre qui, de multiples façons, fait retour sur la peinture. À l’origine de l’écrit sur l’art mais aussi de la fiction, se trouve une fascination pour l’image et la tentative de devenir peintre, se soldant par un échec. L’essai infructueux est, en quelque sorte, transformé, l’apprenti peintre investissant le domaine de l’écriture pour y faire retour sur la peinture. Romans et nouvelles où déambulent peintres, modèles, esthètes, où sont insérés des débats sur la représentation picturale mais aussi de multiples effets-tableau et ekphrases (d’œuvres réelles et d’œuvres fictives), sont autant de retours vers la représentation picturale, preuve que l’image reste pour George Moore indissociable de l’écriture.

Œuvres citées

Barthes, Roland. Le Degré zéro de l’écriture. 1953. Paris : Seuil, 1972.

Didi-Huberman, George. Devant l’image. Paris : Minuit, 1990.

Frazier, Adrian. George Moore (1852-1933). New Haven : Yale University Press, 2000.

Glaudes, Pierre et Jean-François Louette. L’Essai. Paris : Hachette Supérieur, 1999.

Glaudes,  Pierre. L’Essai : métamorphoses d’un genre. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2002.

Macé, Marielle. Le Temps de l’essai : histoire d’un genre en France au XXe siècle. Paris : Belin, 2006.

Marin, Louis. De la représentation. Paris : Gallimard, 1994.

Moore, George. Lewis Seymour and Some Women. Standard Collection of British and American Authors, vol. 80. Paris : Louis Conard, 1917.

Moore, George. Confessions of a Young Man. 1888. Londres : William Heinemann, 1928.

Moore, George. Modern Painting. 1893. Whitefish, Montana : Kessinger Publishing, 2004.

Vouilloux, Bernard. L'Œuvre en souffrance : entre poétique et esthétique. Paris : Belin, 2004.

1 Saturday Review, 7 October 1893. Cité par A. Frazier, George Moore (1852-1933), note 162, 523.

2 G. Moore, Modern Painting, “Whistler”, 2.

3 Cité par M. Macé, Le Temps de l'essai, 43

4 A. Frazier, George Moore (1852-1933), 137-138.

5 A. Frazier, George Moore (1852-1933), 207.

6 M. Macé, Le Temps de l'essai, 14.

7 M. Macé, Le Temps de l'essai, 44.

8 P. Glaudes, L'Essai : métamorphoses d'un genre, xxi.

9 L. Marin, De la représentation, 65.

10 Diderot cité par B. Vouilloux, L'Œuvre en souffrance, 148

11 G. Didi-Huberman, Devant l'Image, 274.

12 R. Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, 12-13.

13 J. Starobinski, Pour un Temps, cité par M. Macé, Le Temps de l'essai, 45-46.

14 P. Glaudes et J.-F. Louette, L'Essai, 6.

15 G. Moore, Lewis Seymour, 21-22.

16 P. Glaudes et J.-F. Louette, L'Essai, 32.

17 A. Frazier, George Moore (1852-1933), 138.