Les Apories de la Référentialité dans Orlando : A Biography de Virginia Woolf

Floriane Reviron-Piégay

Université Jean Monnet, Saint-Etienne

  1. « Bring photograph of Orlando »1. Cette injonction de Virginia Woolf à son amie Vita Sackville-West dans une lettre du 30 octobre 1927 exprime toute l’ambivalence et la complexité de la référentialité à l'œuvre dans la biographie inclassable que Woolf écrivit à l’automne 1927. Comment Vita Sackville-West aurait-elle pu posséder une photographie d’un personnage fictif qui n’existait encore que dans l’esprit de sa créatrice ? Prise au sens propre, cette demande ne fait pas sens. Il est pourtant évident que Sackville-West s'identifia suffisamment2 au personnage pour se prêter au jeu de sa représentation photographique, soit en posant pour des portraits inédits, soit en prêtant certaines de ses propres photographies pour qu’elles paraissent dans la biographie fictionnelle conçue par Virginia Woolf. Ces trois photographies figurent dans un ensemble de neuf « illustrations » (en incluant la reproduction qui figurait sur la jaquette originale de la première publication par la Hogarth Press) qui furent l'occasion d'échanges épistolaires ou de visites entre les deux amies. Dans le contexte de l'émulation entre la peinture et la photographie qui était alors à son apogée3, le texte pluriel qu’est Orlando est la tentative sinon la plus aboutie, du moins la plus complexe et la plus sophistiquée de Woolf pour penser cette question de la référentialité de manière globale en associant signes linguistiques et iconiques. L'iconotexte pris dans son ensemble4 est une véritable mise en abyme des différents types de langage que sont peinture, photographie et littérature.

  2. Sur les huit reproductions qui ponctuent le texte sans aucun schéma prévisible, cinq sont censées représenter Orlando, les trois autres représentant les amants rencontrés au cours de sa vie. Quatre d'entre elles sont des reproductions de portraits historiques dont trois se trouvaient à Knole, la demeure ancestrale des Sackville-West. Orlando est donc une forme de portrait total, où peinture, photographie et signes linguistiques sont mis au service d'une réforme générique. Ce portrait pluriel et atypique évoque les péripéties de son personnage central pendant trois siècles, un changement de sexe impromptu et s'achève alors qu'il est en pleine force de l'âge. Le texte vaut aussi pour sa mise en abyme des réflexions de Woolf sur la biographie victorienne ainsi que sur la « Nouvelle » Biographie qu'elle appelait alors de ses vœux5. Intention parodique et désir de révolutionner la représentation de la vie se mêlent dans un ensemble dont chacun des éléments disparates ne fait vraiment sens qu'en relation avec les autres.

  3. Nous verrons dans un premier temps qu'Orlando ne fut pas seulement le fruit d'une inspiration subite et quasi impulsive mais aussi celui d'une inlassable quête d'une  représentation juste de la vie et des êtres ainsi que d'une exploration sans relâche des arts jumeaux qu'étaient la peinture et la littérature, le tout agrémenté de l'intérêt de Woolf pour les nouvelles formes de représentation et notamment la photographie.

  4. Orlando fut le prolongement de la théorie de la Nouvelle Biographie que Woolf formalisa   dans l'essai intitulé « The New Biography », publié pour la première fois le 30 octobre 19276. Pourtant Woolf le revendiqua avant tout comme texte ludique et récréatif. Le pacte de référentialité attendu dans le texte factuel se trouve pratiquement subverti par la satire et la parodie à l'œuvre aussi bien dans le texte que dans les images auxquelles il renvoie, de manière le plus souvent oblique Une étude du paratexte montrera en effet que brouillage et feintise ludique semblent présider aux relations entre les images et leur légende.

  5. Ce hiatus entre texte et image semble définir aussi les relations entre les images et le texte dans son ensemble, entre mimétisme et invention, ressemblance et dissemblance pour imposer finalement un régime de référentialité où l'instabilité, l'hybridité et la fragmentation sont reines, inscrivant en cela Orlando à l'avant-garde du modernisme, le questionnement sur la référentialité n'étant que le prolongement d'un questionnement ontologique sur le genre qui s'exprime également en termes de vacillation.

Genèse et hétérogenèse de l'oeuvre7

  1. L’œuvre de Woolf tout entière fut une exploration complexe et plurielle de la question de la référentialité, de la façon dont les arts et l’écriture en particulier pouvaient représenter le sensible. Cette réflexion informa aussi bien sa pratique que sa théorie dès ses années dites de formation, entre 1910 et 1920 alors que Woolf s’imprégnait de l’influence des post-impressionnistes, de celle de sa grande tante photographe, Julia Margaret Cameron, pionnière du pictorialisme8, et prenait part au débat agitant les milieux intellectuels et artistiques sur les liens entre photographie, peinture et cinéma. Elle explora également la photographie en la pratiquant et en rassemblant ses instantanés dans des albums9. Peinture et photographie participèrent à sa manière de représenter le réel, à sa quête perpétuelle du mot juste malgré ses réticences initiales envers l’une et l’autre forme10. Woolf fut tentée par une écriture picturale qui lui permettrait d’exprimer ce que les mots seuls ne peuvent traduire, faisant sienne la formule d’Horace « ut pictura poesis » et tombant d’accord avec Roger Fry au moins sur un point : « Writers should fling representation to the winds »11. Mais comment alors mettre le réel en mots ? Woolf doutait précisément de ses capacités à exprimer le réel, à le définir :

I dare say it’s true, however, that I haven’t that «reality» gift […]. I insubstantize, willfully to some extent, distrusting reality – its cheapness. [...] Have I the power of conveying the true reality? Or do I write essays about myself?12

  1. Ses doutes sur ses capacités à représenter les personnages donnèrent naissance à son essai séminal intitulé « Mr. Bennett and Mrs. Brown » (1924) où il s'agissait pour elle de prendre ses distances par rapport aux écrivains édouardiens réalistes ou matérialistes pour ouvrir la voie à la génération des georgiens, chantres d'un modernisme tolérant « le spasmodique, l'obscur, le fragmentaire et l'échec »13.

I ask myself: What is reality? And who are the judges of reality? A character may be real to Mr. Bennett and quite unreal to me […]. There is nothing that [sic.] people differ about more than the reality of characters, especially in contemporary books.14

  1. Woolf était consciente qu’il n’existe pas de réel indépendamment de la conscience qui le perçoit et réfléchit à la manière d'imposer une lecture du réel émanant d'une conscience féminine.

In this very curious age, when we are beginning to require pictures of people, their minds and their coats, a faithful outline, drawn with no skill but veracity, may possibly have some value. […] And as such portraits as we have are almost invariably of the male sex […] it seems worth while to take as model one of those many women who cluster in the shade.15 

  1. Elle chercha également à distinguer la référentialité du récit factuel16 de celle du récit de fiction en définissant chacune d'elle le plus justement possible. Sa force, bien avant Goodman, Searle ou Ricoeur, fut de déplacer la référentialité de l’œuvre factuelle où elle était habituellement cantonnée à l’œuvre de fiction17. Dans l'article « Phases of Fiction » dont l'idée germa en son esprit en même temps qu'Orlando en 1927, elle cherchait déjà à exprimer les nuances entre le réel, le vraisemblable, le vrai et le convaincant :

The novel is the only form of art which seeks to make us believe that it is giving a full and truthful record of the life of a real person. And in order to give that full record of life, not the climax and the crisis but the growth and developments of feelings, which is the novelist’s aim, he copies the order of the day, observes the sequence of ordinary things even if such fidelity entails chapters of descriptions and hours of research. Thus we glide into the novel with far less effort and less break with our surroundings than into any other form of imaginative literature. We seem to be continuing to live, only in another house or country perhaps.18 

  1. Vers la fin les années 20, Woolf se tourna peu à peu vers le texte factuel, référentiel ou historique. Or la référence en matière de biographie était encore le récent Eminent Victorians (1918) de Lytton Strachey qui s'était attaché à faire tomber de leur piédestal les grandes figures victoriennes. Pour Woolf, l’œuvre de Strachey n'allait pas assez loin car encore empêtrée dans une référentialité trop contraignante19. Dans l’article intitulé « The New Biography » qu’elle publia le 30 octobre 1927 dans le New York Herald (et qui est donc contemporain de la gestation d'Orlando) Woolf préférait louer Harold Nicolson (le mari de Vita) et Some People :

One can use many of the devices of fiction in dealing with real life […]. A little fiction mixed with real life can be made to transmit personality very effectively […]. Truth of fact and truth of fiction are incompatible; yet [the biographer] is now more than ever urged to combine them. For it would seem that the life which is increasingly real to us is the fictitious life; it dwells in the personality rather than in the act. Each of us is more Hamlet, Prince of Denmark, than he is John Smith of the Corn Exchange. Thus the biographer’s imagination is always being stimulated to use the novelist’s art of arrangement, suggestion, dramatic effect to expound the private life.20

  1. Orlando naquit de l'ensemble de ces considérations et notamment du désir de « révolutionner » 21 la biographie à la suite de Strachey et de Nicolson, d’un besoin urgent de repenser entièrement l’art du portrait en réussissant cet amalgame étrange de rêve et de réalité, ce mariage perpétuel du granit et de l’arc en ciel qu’elle appelait de ses vœux dans « The New Biography »22. A la manière d’Emil Ludwig, son contemporain, précurseur de la nouvelle biographie en Allemagne, elle pressentait que les arts picturaux et notamment la photographie23 étaient des éléments indispensables à la biographie24. Elle serait sans doute tombée d'accord avec Susan Sontag dont la formule ci-dessous résume les deux raisons pour lesquelles Woolf eut l'intuition d'inclure des photographies de Vita dès les prémices de la création d'Orlando : « Photographs are of course artefacts. But their appeal is that they also seem […] unpremeditated slices of the real. Thus they trade simultaneously on the prestige of art and the magic of the real »25.

  2. La pratique photographique de Woolf hésitait d'ailleurs entre ces deux pôles que sont l'objectivité indicielle de l'instantané et la construction d'images photographiques mises en scène26. Il n'est donc pas étonnant que le projet initial d'Orlando tel qu’elle l'a relaté dans son journal ou ses lettres ait associé d’emblée histoire, peinture et photographie :

One of these days […] I shall sketch here, like a grand historical picture, the outlines of all my friends […]. I thought I would begin with a sketch of Gerald Brennan. […] It might be a way of writing the memoirs of one’s own times during people's lifetimes […]. Vita should be Orlando a young noble man.27

  1. Notons ici le choix instinctif de Woolf pour le terme « picture » qui peut aussi bien renvoyer à la photographie qu'à la peinture et dont le sémantisme flottant ou indéterminé le rapproche du mot français « portrait », tout aussi polyvalent. Le 13 octobre 1927, Woolf précisait ainsi ses intentions à Vita Sackville-West:

I am writing at great speed.[…] Look here: I must come down and see you, if only to choose some pictures. I want one of a young Sackville (male) temp. James Ist: another of a young Sackville (female) temp. George 3rd. Please lend yourself to my schemes — […] Orlando will be a little book, with pictures and a map or two.28

  1. L'insistance avec laquelle Woolf réclama les photographies et les divers portraits que Vita devait lui fournir29 prouve que ces représentations picturales n’avaient pas simple valeur d’ornement ou d’habillage du texte à ses yeux. En outre, elle s'arrangea pour que les noms des référents réels des portraits soient effacés lors de la publication30, ce qui montre à quel point il lui était vital d'inventer des légendes, de mêler sa propre version de l’histoire des Sackville et de Vita en particulier à la grande Histoire de l'Angleterre. En cela la reproduction qui figurait sur la jaquette de la première édition est exemplaire. Ce portrait est longtemps resté non identifié, en raison même du soin pris par Woolf pour que le référent soit effacé. Même les articles spécialisés sur les illustrations d'Orlando ne le mentionnent pas ou de manière allusive31. Or, une des lettres envoyées par Woolf à Marian Frost, bibliothécaire et conservatrice de la Galerie d'Art de Worthing où se trouvait l'original du  panneau peint permet d'identifier précisément le personnage représenté32. Il s'agissait selon Woolf de « Thomas Sackville, Baron Buckhurst and Earl of Dorset. » Thomas Sackville, 1er Comte du Dorset, cousin de la Reine Elisabeth I, devint grâce à elle le premier propriétaire de Knole dans la lignée des Sackville. Avec ce portrait Woolf renvoyait donc à l’origine de la longue liste des Sackville ayant vécu à Knole et en ce sens contribuait à associer Knole à Orlando de manière symbolique33. Le noble en costume typiquement élisabéthain avec fraise et bracelet de perles enfilé sur le haut du bras34 lève une épée massive et ornée de pierres précieuses, symbole de son rang élevé dans l’aristocratie. Image dans l’image, le bouclier qu’il brandit comme pour se protéger raconte lui-même une histoire ; il s’agit d’une scène de chasse où l’on aperçoit un satyre ou un faune qui a tous les attributs de cette figure mythique : buste d’homme sur un corps de bouc, barbe fournie et petites cornes sur le front35. Il poursuit trois cerfs en brandissant non pas une épée ou une arme mais un drapeau sur lequel est reproduit un blason représentant trois animaux qui pourraient figurer les léopards héraldiques mentionnés dans Knole and the Sackvilles comme ornant les pignons de Knole. C’est aussi une référence proleptique à la diégèse, puisque dès l’incipit, (Thomas Sackville avait 16 ans en 1553 date à laquelle commence la diégèse) Orlando joue dans le grenier de la propriété familiale qui n'est éclairé que par la lumière d'un vitrail représentant les armoiries de sa famille. Il semble se confondre avec le léopard qui y figure. La mise en abyme est donc double et insiste sur l’héraldique comme raccourci identitaire de toute une famille.36 La référentialité de cette première reproduction offre plusieurs strates d'interprétation possibles. Elle est une porte d’entrée éminemment symbolique et énigmatique sur le texte : elle inscrit un personnage mythique au cœur de la représentation, insistant ainsi sur le muthos, la fable, l’invention. Cette reproduction qui mêle personnage héroïco-mythique et personnage historique inscrit aussi la supériorité de la famille Sackville comme trope définitoire. D’un point de vue plus anecdotique, le satyre, qui connote souvent l’espièglerie libidineuse et la lubricité pourrait être une allusion à peine voilée à la promiscuité de Vita37. Non sans humour, Virginia expliqua à Vita qu’elle était le sujet idéal de cette biographie mytho-poétique en raison de sa sensualité et de son appartenance à l’une des plus grandes familles aristocratiques d’Angleterre38.

[…] suppose Orlando turns out to be Vita; and its [sic.] all about you and the lusts of your flesh and the lure of your mind […] suppose there’s the kind of shimmer of reality which sometimes attaches to my people, as the lustre on an oyster shell […]. Your excellence as a subject arises largely from your noble birth. (But what’s 400 years of nobility all the same?) and the opportunity thus given for florid descriptive passages in great abundance.39

  1. Enfin au moins par homonymie, sinon par étymologie, la présence du satyre, renvoie à l’intention satirique qui présida à toute l’entreprise :

No attempt is to be made to realise the character. Sapphism is to be suggested. Satire is to be the main note — satire and wilderness. […] My own lyric vein is to be satirised. Everything mocked. And it is to end with three dots. . . so.40

  1. La jaquette originale présente donc au lecteur une synthèse visuelle du mélange que Woolf avait imaginé, mélange entre histoire individuelle et collective, peinture et photographie, récit factuel et fictionnel, véridiction et invention, reproduction et original, ressemblance et dissemblance. En ce sens, c’est peut-être la seule image qui mérite vraiment l’appellation d’« illustration »41. Car les huit autres représentations picturales et photographiques qui figurent dans la biographie sont autant de trompe-l’œil visant à brouiller les pistes plutôt qu’à les clarifier. Les « illustrations » s’inscrivent donc en faux dans un texte qui prend par ailleurs toutes les précautions d’usage pour que l’illusion de la vraisemblance opère.

Texte et paratexte : parodie et « feintise ludique »42

  1. Orlando est l’une des œuvres les plus descriptives de Woolf : le texte regorge de listes et catalogues en tous genres, de descriptions censées parodier celles longues et inutiles des biographies victoriennes, mais ces listes ont aussi un effet d’ancrage dans le réel puisqu’elles attestent de l’existence de Knole, de ses tapisseries, de ses pièces multiples qui sont autant de traces de la vie de Vita et de ses ancêtres43. La demeure ancestrale est inventoriée, répertoriée, le biographe tentant par ce biais d’accéder à l’intériorité du personnage. La description comme nous le rappelle Hamon peut être considérée comme « le lieu d’une réécriture, comme un opérateur d’intertextualité, de-scribere, […] c’est écrire d’après un modèle»44. Dans cette réécriture parodique qui se pare des atours du texte factuel, référentiel ou historique, les paragraphes de description sont garants d’un réel que Sackville-West avait déjà transcrit dans Knole and the Sackvilles en 192245. Ce récit factuel s’impose dès lors comme ouvrage de référence plus que les fictions qui ont pu inspirer à Woolf le choix du nom de son personnage46. La description est précisément aussi chargée de neutraliser le faux, de provoquer « un effet de vérité (un faire croire à) »47, en d’autres termes plus barthésiens un « effet de réel »48. Orlando est en premier lieu basé sur des faits et des personnages réels et le texte nous le rappelle en nommant des figures historiques ou littéraires ayant réellement existé et dont l’existence ne peut être renvoyée au domaine du fictionnel.

I am writing Orlando half in mock style very clear & plain, so that people will understand every word. But the balance between truth and fantasy must be careful. It is based on Vita, Violet Trefusis, Lord Lascelles, Knole, etc.49

  1. Nombreux sont les détails réalistes qui permettent de reconnaître et d’identifier Vita, de reconnaître et d’identifier des périodes bien connues de l’Histoire d’Angleterre (même si le plus souvent le renvoi à la réalité historique ou familiale est biaisé ou déformé). C’est aussi le rôle du paratexte, préface, liste des chapitres et des illustrations, index, qui constituent l’appareil référentiel attendu, permettant au texte de mériter l’appellation de biographie50.

  2. Pourtant, tout en paraissant se conformer aux exigences du genre, le texte les sape de l’intérieur. Ainsi, la préface courte mais efficace permet d’emblée de comprendre les intentions parodiques de Woolf. Elle cite Defoe, Sir Thomas Browne, Sterne, Sir Walter Scott, Lord Macaulay, Emily Brontë, De Quincey et Walter Pater comme autant de garants de la qualité du texte. Des remarques humoristiques viennent cependant en contrepoint de la scientificité et de la référentialité affichées : Woolf pratique allègrement ici le mélange des genres dont le texte tout entier sera une illustration. Elle cite pêle-mêle les vivants et les morts, les grandes figures de la littérature et les membres de sa propre famille. Quant à l’Index qui se trouve à la fin du texte, il suffit de dire qu’il fait figurer Canute, le chien de meute, aux côtés de Carlyle ou bien Pippin (le chien de Vita/Orlando) aux côtés de Pope, pour en souligner l’ironie. Dans ce dernier cas, on voit comment la valeur référentielle de l’Index est détournée, le nom de Pope renvoie ici à un autre texte éminemment parodique (The Rape of the Lock) que Woolf avait donné à Vita peu avant son départ pour Constantinople afin qu’elle ne l’oublie pas. « Pope » plus qu’un renvoi au texte est un renvoi au hors-texte, à la relation amoureuse entre Vita et Virginia qui se trouve ainsi inscrite de manière cryptique en marge du texte51. La valeur référentielle de l’Index est aussi sapée car certaines entrées ne renvoient pas à la mention exacte du nom (voir «Shakespeare» dont le nom n’apparaît en fait qu’une fois sur les trois références citées, les deux autres occurrences ne renvoient qu’à des allusions à un poète inconnu), sans parler des entrées qui restent énigmatiques comme « M., Mr., » (Orl. 297).

  3. La dédicace « To V. Sackville-West » autre paratexte référentiel vient juste après la page de titre et le portrait d’« Orlando as a boy ». Elle crée un horizon d’attente satisfait par les trois photographies de Vita utilisées de manière subtile dans le texte. Vita Sackville-West était une femme du monde que le lecteur un tant soit peu informé était susceptible de (re)connaître car figurant régulièrement dans la presse, notamment dès 1913, lorsque la bataille légale autour de son héritage fut rendue publique. Les légendes de ces photographies « Orlando on her Return to England », « Orlando about the Year 1840 » et « Orlando at the Present Time », tout en étant des mensonges flagrants, permettaient donc (et c'est un premier paradoxe) l’authentification du référent réel de la biographie (Vita Sackville-West) et son identification en tant qu'Orlando. La fiction inventée par la légende (ou référence) de chacune des photographies se trouve donc ici superbement détrônée par la puissance de vérité de la photographie dont la « fidélité photométrique de l’image semble garantir l’exactitude parfaite de sa représentation ». Et c’est bien le double rapport au réel « entre soumission et révélation »52 que Virginia Woolf explore grâce à l’usage de ces photographies et des légendes fantaisistes qu'elle leur attribue53. Le second paradoxe est qu’Orlando s’impose comme un portrait certes labile mais fidèle de Vita par Virginia54, au point que Vita finit par s’identifier totalement au personnage semi-fictif créé par Woolf.55 Est-ce à dire que Woolf n’utilisa les photographies dans le texte que pour leurs liens supposés avec le réel ? A y regarder de plus près ces photographies et leur légende prouvent que Woolf était consciente que loin de ne reproduire qu’un réel préexistant, la photographie le recompose, l’invente, et parfois même le crée « pour de faux », engageant le lecteur sur la voie du « contrat de feintise ludique » défini par Jean-Marie Schaeffer :

Ce « pour de faux » est celui de la feintise ludique, et il consiste dans la production d’amorces mimétiques, de leurres, qui permettent l’immersion mimétique dans l’univers fictionnel. C’est ainsi qu’un récit de fiction imite le mode d’énonciation d’un récit factuel, […] il ne s’agit pas d’induire en erreur, mais de mettre à la disposition de celui qui s’engage dans l’espace fictionnel des amorces qui lui permettent d’adopter l’attitude mentale du « comme si », c’est-à-dire de se glisser dans l’univers de fiction.56

  1. En d'autres termes, la reproduction des portraits historiques des ancêtres de V. Sackville-West associée aux photographies d'Angelica Bell et de Vita Sackville-West, permet à Woolf de « mieux jouer pleinement de la relation ambiguë et subversive entre image et identité »57. Et ce « jeu » est à entendre à la fois comme pratique ludique et comme marge ou espace permettant une libre interprétation des relations entre image et texte.

  2. Ainsi la première des trois photographies, utilisée par Woolf pour attester le changement de sexe d’Orlando, celle-là même que Woolf avait demandée à Sackville-West58 relève d’une référentialité partielle ou relative, d’une part en raison de sa légende « Orlando on her return to England » qui ne renvoie qu’à la diégèse et à une temporalité vague, d’autre part en raison de l’anachronisme de la technique de représentation utilisée, puisque ce retour se situe à peu près à la fin du XVIIème siècle ou au début du XVIIIème siècle, bien avant la naissance de la photographie. En revanche elle impose une féminité indéniable et très posée, presque artificielle pour ne pas dire caricaturale59 et qui tendrait à faire douter que le modèle posant pour Lenare fût véritablement Vita Sackville-West. La féminité exagérée de Vita sur cette photographie défamiliarise le modèle : Vita était en effet connue pour son allure masculine et sa propension à porter des guêtres et des pantalons. Vita avoua à son mari s’être sentie très mal à l’aise pendant cette séance de pose60. La photographie impose ici un « pour de faux », une image en accord avec le texte, mais en désaccord avec son référent réel, ce qui confère à la représentation photographique des qualités fictionnelles. Vient ensuite une autre photographie de Vita « Orlando about the year 1840 » qui semble avoir été prise spécialement par Vanessa Bell et Duncan Grant le 14 novembre 1927. Vita porte une tunique fluide à l’imprimé fleuri et une jupe à carreaux, bien différents de la crinoline de rigueur dans les années 1840. Ici ce n'est pas tant la technique de représentation utilisée que le vêtement, signe iconique bien spécifique, ainsi que la pose61 qui marquent le décalage entre le sujet supposé de la photographie (Orlando pendant l'époque victorienne ) et son référent réel, Vita dans les années 192062. Le style bohème que Vita arbore sur cette photographie lui était sans doute plus naturel que la féminité étudiée et « classique » du portrait précédent. Il est peut-être aussi censé rappeler le séjour d’Orlando parmi les gitans. Ici c’est la fiction et la diégèse (le séjour d'Orlando Ambassadeur à Constantinople) qui imposent leurs codes au réel. La pose étudiée de Vita et ses vêtements indiquent l’artefact, inscrivent la légende en faux et nous rappellent que l’image photographique est aussi un dispositif qui a à voir avec le théâtre63.  Enfin, la légende du dernier portrait, « Orlando at the present time » permet de prolonger à l’infini l’illusion qui fait d’Orlando un être immortel. Dans le texte, le temps n’a pas de prise sur Orlando qui a environ seize ans au XVIème siècle, une trentaine d’années au XVIIIème, pour atteindre l’âge de trente-six ans au XXème siècle : le temps se télescope, les événements se précipitent. Les reproductions contribuent à un effet d’optique semblable: le jeune garçon se transforme en jeune femme à la fin du XVIIème siècle et ne change quasiment pas par la suite (les trois photographies de Vita qui représentent Orlando après son changement de sexe furent prises à environ un an d’intervalle). Le support visuel confirme sur ce point le référent textuel : le texte et la photographie s’inscrivent dans la durée, non seulement par l’enregistrement d’un temps à jamais disparu, mais aussi grâce au temps qui s’est écoulé à la préparation de la scène humaine que la photographie a fixée. Le moment présent mentionné pourtant très explicitement64 perd toute valeur référentielle exacte car il se perpétue à travers celui du lecteur (défini par un écart ou une « différance » grandissante avec celui de la diégèse). La date précise qui clôt le récit est aussi celle de la publication de l’ouvrage : la vie fictionnelle d’Orlando se termine paradoxalement au moment où commence celle réelle de l’œuvre qui lui est consacrée et dont la longévité exceptionnelle au panthéon de la littérature britannique prolonge aussi celle du référent biographique ad vitam æternam.

  3. Orlando au temps présent, c’est enfin Vita posant pour le seul portrait en pied du récit dans sa propriété de Long Barn, non loin de Knole, accompagnée de ses deux chiens, et accoudée à une barrière en bois, ce qui offre plusieurs lectures, l'une littérale conférant le statut de propriétaire terrienne à Vita, l'autre plus symbolique attribuant à Vita les caractéristiques de la « femme nature »65.La photographie, prise par Leonard Woolf en avril 1928, est aussi ambivalente et polysémique que les autres portraits, elle a les mêmes caractéristiques vernaculaires que les photos des albums de Monk's House bien qu'elle emprunte à une tradition picturale aristocratique. « It has now become essential to have a photograph of Orlando in country clothes in a wood to end with»66. La distance inhabituelle entre le référent photographique et le photographe ainsi que le cadrage pourraient signifier la distance plus grande qui s’immisça entre Vita et Virginia au fil de la gestation d'Orlando. Cette dernière photographie vient aussi répondre au portrait historique de Thomas Sackville présenté sur la jaquette. A l'épée levée et prête à l'emploi du noble élisabéthain et à la scène de chasse renvoyant à une masculinité agressive, répond le bâton de marche de Vita et son inclusion dans la Nature, signifiant une harmonie et une sérénité enfin acquises après des siècles d'une histoire mouvementée. A la représentation héraldique d'un noble sûr de son pouvoir, répond l'image tranquille et décontractée d'une gentlewoman qui parcourt ses terres avec ses chiens. L' histoire individuelle, incarnée par une femme paisible, prend le pas sur l' histoire collective masculine et belliqueuse.

Les différents régimes de correspondance entre texte et image : entre mimétisme et invention, concordance et divergence

  1. Il est cependant difficile de trouver un point commun à l’usage qui est fait de ces « illustrations ». Leur place dans l’économie générale de la biographie ne répond à aucune logique particulière, si ce n’est peut-être à une quasi simultanéité/immédiateté qui veut que dès qu’un nouveau personnage apparaît dans le paysage (notamment amoureux) d’Orlando, son portrait apparaisse aussi aux yeux du lecteur. Certaines reproductions sont clairement présentes pour « faire vrai » et l'on pourrait penser que les portraits historiques du texte visent à ancrer l'iconotexte dans l'Histoire. Ce n'est vrai que pour le premier portrait du frontispice par Cornelius Nuie67 qui semble bien correspondre au portait d'Orlando jeune homme et donc aux première pages de la diégèse : le style vestimentaire du modèle correspond à celui d'un jeune-homme de haute lignée de la Renaissance. La légende « Orlando as a Boy » semble donc dire « vrai ». Pourtant stricto sensu ce portrait n'illustre rien puisqu 'il précède le titre, il est essentiellement proleptique et n'engage un réel dialogue qu'avec le début du texte. Les autres portraits historiques ou non entretiennent avec le texte des liens plus étroits et plus complexes aussi.

  2. Le second portrait, celui de Sasha, la princesse russe dont Orlando tombe amoureux pendant l’épisode du Grand Gel, participe d'une tout autre logique, tout comme celui de l’Archiduchesse Harriet qui apparaît de façon aussi inopinée dans la vie d’Orlando que sur la page de la biographie. Ces deux portraits jouent sur la dialectique de l’absence/présence et sur la notion d’écart. En effet, le portrait de la jeune princesse enfant figure un moment de la vie de Sasha dont la diégèse ne dit rien, le portrait serait donc là pour boucher les trous du texte, pour compenser le silence et le mystère qui entourent le passé de la jeune princesse. Ce portrait photographique semble faire écho aux tentatives linguistiques d’Orlando (qui figure le poète dans le texte) pour définir Sasha68. A première vue, il semble y avoir adéquation entre la légende de la photographie (« The Russian Princess as a Child ») et le référent photographique. Le portrait est bien celui d’une petite fille puisque Angelica Bell avait neuf ans lorsqu’elle posa pour cette photographie. Pourtant comme l'a souligné Erika Flesher l'usage anachronique d'une photographie pour représenter une petite fille du XVIIème siècle pointe la façon dont cette image interroge la prétendue référentialité de la photographie, sa valeur indicielle ou documentaire69. Plus qu’elle n’éclaircit le mystère du passé de la princesse, l’expression énigmatique de la petite fille renforce les interrogations du lecteur. Cette photographie mise en scène intrigue par l'ambivalence même de la représentation qu'elle propose, celle d'une petite fille que l'on pourrait à première vue croire sage comme une image. Woolf brouille les pistes heuristiques en proposant une image qui détonne par rapport aux images fantaisistes proposées par Orlando : la photographie marie une esthétique religieuse et orientalisante qui évoque une icône russe et l'on serait tenté de penser que Woolf s'est saisie de la valeur connotative du prénom de sa nièce pour imposer une vision proprement « angélique » de Sasha. Le voile qui recouvre les cheveux de l’enfant, ainsi que les perles blanches qui retombent de part et d’autre de son visage évoquent un halo, et la position des bras croisés évoque une attitude de prière70. Le texte se refuse à combler l'écart entre le biographé réel (Vita), fictif (la princesse russe) et l’image sanctifiée voire hagiographique que suggère le portrait du référent réel (la nièce de Woolf). En même temps, le rouge à lèvre appliqué de manière outrancière, et les yeux maquillés levés au ciel semblent indiquer un autre type d'extase, moins mystique, qui pourrait indiquer que la promiscuité qui caractérise la Princesse Sasha lorsque Orlando la rencontre serait un trait de caractère présent dès l'enfance, idée pour le moins dérangeante. L’horizon d’attente du lecteur se trouve ouvert sur des perspectives que le texte n’avait pas laissé entrevoir. Sasha qui reste silencieuse sur son passé est loin de se comporter comme une sainte ou comme une madone et le portrait crée donc une béance herméneutique : il ne répond pas aux interrogations nombreuses du texte (et du lecteur) qui culminent dans cette question ultime : « What then did she hide from him? » (47). Ce portrait pris par Vanessa Bell et dont la version originale figure dans son album de famille71 crée de plus un écart référentiel car il renvoie à une autre histoire qui n’est pas fictive mais bien réelle, celle de l’émulation artistique entre Virginia Woolf et Vanessa Bell72. En incluant ainsi une photographie prise par sa sœur d’un modèle familier, Woolf rendait hommage aussi bien à la vision artistique de sa sœur qu'à sa maternité. De plus, comme de nombreux critiques l’ont remarqué73, ce portrait de Sasha rappelle indéniablement les portraits de Julia Margaret Cameron74 par la mise en scène appuyée, le flou artistique ainsi que par la retouche sur le médium (le premier plan est retravaillé et procède soit du collage soit de l'aplat de peinture). La trace du travail de représentation est visible, l’artifice technique se donne à voir en tant que tel, rappelant d'une part très nettement le travail des pictorialistes et d'autre part l'aspect artisanal, très familial et domestique des arts pratiqués par les deux sœurs Stephen (peinture, photographie et travail d'édition)75. C’est ici la lignée féminine de Woolf (et non celle, masculine, de Sackville-West) qui se devine en filigrane dans l'image, Woolf conférant à cette forme de népotisme une inquiétante étrangeté qui défamiliarise la jeune Angelica.

  3. Le portrait de l’archiduchesse Harriet qui vient ensuite dans le texte est a priori très différent puisqu'il s'agit d'une reproduction d'un portrait peint par Marcus Gheeraert le jeune. Ce portrait de Mary Curzon, quatrième Comtesse du Dorset se trouvait dans le vestibule qui menait au parloir de Knole. Pourtant, par bien des aspects, il procède du même ordre que la photographie précédente, ce qui tend à renvoyer dos à dos portrait photographique et reproduction d’un portrait peint. Il joue aussi sur l’écart entre le texte et l’image et contribue donc également à saper le pouvoir mimétique de la représentation. La description de l'archiduchesse dans le texte défigure le portrait qui lui fait face. Cela amène le lecteur à douter de l’identité même du personnage présenté comme hybride, mi-lièvre, mi-être humain :

This lady resembled nothing so much as a hare; a hare startled, but obdurate; a hare whose timidity is overcome by an immense and foolish audacity; a hare that sits upright and glowers as its pursuer with great bulging eyes; with ears erect but quivering, with nose pointed, but twitching. (105-106)

  1. Le caractère zoomorphe de la description impose une vision grotesque du personnage, en décalage avec la représentation picturale intitulée sobrement « The Archduchess Harriet » qui impose solennité et noblesse. Woolf sape ainsi les prétentions du portrait artistique à être le seul garant d'une vérité de l'être représenté (d'autant plus que l'Archiduchesse est en fait l'Archiduc Harry) en vertu de ses capacités à observer le mouvement et à enregistrer la variété des attitudes du modèle. La pose, les attributs portés par l'archiduchesse et ses riches vêtements évoquent immanquablement l’autre grand portrait de Gherraert, celui de la Reine Elisabeth I76, ce qui ramène le lecteur vers l’époque élisabéthaine du texte, créant un autre anachronisme puisque Orlando rencontre Harriet pendant le règne de Jacques 1er. Incidemment les portraits historiques présents dans le texte renvoient à une histoire familiale contenue par métonymie dans les portraits d'une mère et de ses deux fils. Mary Curzon était la mère d'Edouard Sackville (représenté par le portrait du frontispice) et de Richard Sackville (5ème Comte du Dorset et héritier de Knole), son frère aîné qui est représenté dans le portrait intitulé « Orlando as Ambassador » et qui figure juste après dans le texte. Woolf décompose ainsi le diptyque original du frontispice qui représentait initialement les deux frères côte à côte et recompose un triptyque centré sur l'image d'une mère en majesté, encadrée par les portraits de ses fils, manière éminemment subtile et émouvante de célébrer les qualités maternelles de Vita envers ses deux fils Nigel et Ben77.

L' Identité en question : la question des genres

  1. Sous des dehors fantaisistes l'iconotexte d’Orlando n’en dévoile pas moins une stratégie très efficace. La visée de Woolf n'est pas seulement iconoclaste : elle déconstruit certes l'image par le texte mais aussi le texte par l’image pour prouver ce que la représentation picturale ou textuelle peut avoir de fallacieux. Il s’agit d’une confrontation entre les deux médias plus que d’une illustration de l’un par l’autre. Chacun dit sa vérité qui ne correspond pas à celle de l’autre. Il faut reconnaître que le texte ne fait pas plus état de la représentation picturale, que la représentation picturale ne renvoie au texte, à une exception près : au chapitre IV le texte fait explicitement mention de la photographie qui représente Orlando à son retour en Angleterre. Or non seulement le texte demande au lecteur de faire un retour sur image, mais il nous demande aussi de comparer portrait pictural et photographique :

So having now worn skirts for a considerable time, a certain change was visible in Orlando, which is to be found if the reader will look at page 111, even in her face. If we compare the picture of Orlando as a man with that of Orlando as woman we shall see that though both are undoubtedly one and the same person, there are certain changes. The man has his hand free to seize his sword, the woman must use hers to keep the satins from slipping from her shoulders. The man looks the world full in the face, as if it were made for his uses and fashioned to his liking. The woman takes a sidelong glance at it, full of subtlety, even of suspicion. Had they both worn the same clothes, it is possible that their outlook might have been the same. (171)

  1. Cette ekphrasis exceptionnelle a une valeur analeptique puisqu’elle explique après coup la signification de l’image, une double subversion des conventions s’opère donc : d’abord le texte nous invite à un retour en arrière contraire au sens de lecture canonique. D’autre part, en nous invitant à comparer deux images différentes de la même personne, le biographe nous invite pourtant à réfléchir à leur ressemblance78. Les deux portraits d’Orlando qui encadrent le changement de sexe « Orlando as Ambassador »79 et « Orlando on her return to England » (144) sont des portraits en buste, l’attitude des deux personnages est à peu de choses près la même, le regard est dirigé vers le portraitiste, peintre ou photographe, seule la position des épaules est différente. Le drapé des vêtements indique une sophistication semblable. Le va-et-vient qui s’effectue entre ces deux portraits et avec le texte permet au lecteur d’anticiper le commentaire du biographe :

Different though the sexes are, they intermix. In every human being a vacillation from one sex to the other takes place and often it is only the clothes that keep the male or female likeness while underneath the sex is the very opposite of what it is above. (171)

  1. Ainsi, l’androgynie qui caractérise Orlando et que Woolf exprime en termes de « vacillation » se trouve-t-elle relayée dans l’iconotexte par l’oscillation entre image féminine et image masculine, peinture et photographie. En attirant ainsi l’attention du lecteur sur une comparaison en dehors du champ textuel, le biographe semble vouloir faire oublier l’invraisemblance du changement de sexe de son personnage. Le moment crucial du changement de sexe, pivot de toute l’intrigue et fondement de quelques-uns des commentaires féministes les plus explicites de Woolf n’est pas figuré dans le texte. Il est littéralement obscène, c’est-à-dire renvoyé sur une autre scène qui n’est ni textuelle ni picturale. Seul un pudique astérisque figure l’indicible : « He stretched himself. He stood upright in complete nakedness before us, and while the trumpets pealed Truth! Truth! Truth! We have no choice left but confess — he was a woman * » (126).

  2. L’astérisque figure véritablement une crise de la représentation où la nudité ne peut être ni dite, ni vue. Dans son article « Craftmanship », Woolf envisageait de façon humoristique la disparition progressive d’un langage utilitaire ou référentiel, au profit de « signes » permettant d’alléger les biographies et les romans80. Le tableau ou la photographie attendus sont donc remplacés par une description censée combler le défaut de représentation. La métaphore, c’est-à-dire l’image textuelle, remplace l’image visuelle. Orlando met en scène la figure de l’androgyne mais dépasse la polarité masculin/féminin pour proposer au lecteur plus qu’un dédoublement, une identité sérielle, série de métamorphoses ou de répétitions successives du moi81 qui culmine dans une envolée lyrique où Orlando convoque toutes les  identités que sa personnalité recouvre au temps présent (279-281).

  3. L’image kaléidoscopique de Vita en Orlando se déploie en cinq portraits qui manifestent le refus de Woolf de coller à une représentation purement référentielle. En choisissant le mode de l’écart, de la différence et du contraste, Woolf affiche clairement sa préférence pour la fiction plutôt que pour le fait, pour la connotation plutôt que pour la dénotation. L'iconotexte biographique woolfien se donne donc à lire comme une entreprise de défiguration double : non seulement la légende ne correspond pas au portrait qu’elle prétend expliciter, mais le portrait (qu'il soit pictural ou photographique) lui-même ne coïncide que rarement avec le texte qui lui fait face. Il érige en dogme l’impossibilité d’une représentation unique, d’un référent stable et monolithique. Lorsque dans un moment proche des moments de vie chers à Woolf, Orlando prend conscience du temps présent, c’est pour s’exclamer: « Everything was partly something else [...] things came nearer, and further, and mingled and separated and made the strangest alliances and combinations in an incessant chequer of light and shade. » (290).

  4. Il serait tentant d'appliquer ce commentaire aux combinaisons et alliances improbables que proposent les relations du texte à l’image. C’est dans la fertilisation croisée entre ces différents modes de représentation que se situe une vérité possible ; la seule vérité biographique est un leurre : « […] a biography is considered complete if it merely accounts for six or seven selves, whereas a person may well have as many thousand [sic.] » (278).

  5. L’instabilité ontologique des objets concernés rend le statut d’image ou de texte non évident, produit d’une construction par le lecteur après un travail de déduction et évoque la pensivité de l'image que Jacques Rancière définit comme « une marque du texte moderne »  comme « quelque chose qui résiste à la pensée, à la pensée de celui qui l'a produite et de celui qui cherche à l'identifier »82. Les images proposées par Woolf n'offrent pas d'immédiateté de la perception. D'où les erreurs nombreuses qui ont été commises à la fois sur la personne représentée et sur le portraitiste : le portrait d’Orlando Ambassadeur a d’abord été perçu comme un portrait de Lionel Sackville, 1er Duc de Dorset, et attribué à Rosalba Carriera ; le portrait de la jaquette n'a été identifié que tardivement ; le portrait du jeune garçon a d'abord été perçu comme un portrait de l'héritier de Knole, preuve s'il en est qu'une image sans légende est un signifiant qui renvoie à une infinité de signifiés possibles. La plupart des portraits renvoient à une œuvre d’art préexistante, comme pour mieux signifier l’absence ou l’impossibilité d’une origine et d’une originalité du référent, ce qui pose la question de la copie et du simulacre. Les images ne cessent de renvoyer à autre chose qu’elles-mêmes, à d’autres systèmes de références, à Knole and the Sackvilles (où figurait déjà le portrait légendé « Orlando as a Boy » et où Vita Sackville-West commente les autres tableaux se trouvant à Knole), aux lettres (notamment celles échangées entre Vita et Virginia qui donnent quelques clés de lecture), aux journaux intimes, albums de photographie (ceux de Julia Margaret Cameron83 celui de Vanessa Bell84), aux mémoires (le Mausoleum Book notamment où Leslie Stephen avait fait usage de photographies de famille)85, à d’autres biographies (celle de Vita par Victoria Glendinning qui utilise une des photographies de Vita prises par Leonard à Longbarn, très semblable à celle qui clôt la série dans Orlando86) ; la quête du sens entreprise par le biographe d’Orlando est démultipliée par celle de son lecteur dans son effort d’interprétation.

  6. Dire qu'Orlando est la tentative la plus aboutie de proposer une réflexion sur la référentialité sous ses formes littéraire et picturale n'est peut-être pas tout à fait juste. Certes, signes iconiques et linguistiques cohabitent et font sens de manière différente afin de tenter de saisir la vie. Et c’est bien l’art du portrait, littéraire, pictural ou photographique dont Woolf donne ici une nouvelle définition dans un entrecroisement fertile qui remet en question l’idée d’une référentialité stable du signe. Cependant, la force d'Orlando est de ne pas décider qui du texte, de la photographie, ou de la peinture détient la vérité du sujet. En cela l'iconotexte tout entier participe de l'image pensive telle que la conçoit Jacques Rancière,87 notamment parce qu' « elle met en suspens toute conclusion ». Et l'on se rappelle à quel point Woolf tenait à terminer son texte de manière ouverte : «And it is to end with three dots... so»88. La fin originale telle qu'elle se trouve dans le manuscrit était : « [The secret of Life] is... » 

L'image pensive marque la contamination de deux arts, de deux manières de « faire voir »[…]. Ce n'est plus simplement la littérature qui construit son devenir-peinture imaginaire ou la photographie qui évoque la métamorphose littéraire du banal. Ce sont des régimes d'expression qui s'entrecroisent et créent des combinaisons singulières, d'échanges, de fusion et d'écarts.89

  1. La fin du texte et la dernière photographie de Vita à Long Barn correspondent en tous points à cette pensivité et à ce pouvoir de suspension propre à l'image et nous invite à aller voir en imagination ce qu'il y a au-delà, de l'autre côté de la barrière sur laquelle Vita prend appui, plus loin que le moment présent sur lequel s'arrête le texte, à prolonger sa lecture comme nous avons tenté de le faire ici, dans la lecture croisée d'autres textes, d'autres images.90

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1  The Letters of Virginia Woolf vol. III. 434.

2  Vita finit par s'identifier à Orlando au point de signer ses lettres à Woolf « Orlando » et d'utiliser ce nom-là avec son amie Violet Trefusis. Elle avoua même être tombée amoureuse du personnage, reprochant avec humour à Woolf d'avoir inventé une nouvelle forme de narcissisme : « Also you have invented a new form of Narcissism, ̶ I confess, ̶  I am in love with Orlando ̶ this is a complication I had not foreseen. » Voir V. Glendinning, The Letters of Vita Sackville-West to Virginia Woolf, 304-306, octobre 1928.

3 Voir A. Cassigneul, Voir, observer, penser : Virginia Woolf et la photo-cinématographie (notamment le chapitre 1) où Adèle Cassigneul retrace la manière dont photographie et peinture se sont croisées, rencontrées, opposées et enchevêtrées depuis leurs créations respectives. « depuis l’invention du nouveau médium en 1839, les deux pratiques ont dialogué, se sont mêlées et embrouillées autant qu’elles se sont confrontées et repoussées », 22.

4 De nombreux travaux (N. Aleksiuk, K. Faber-Oestreich, E. Flesher, H. Wussow) ont été consacrés à l'usage de la photographie par Woolf, notamment dans Orlando récemment, mais aucun à notre connaissance ne prend en compte l'ensemble des illustrations pour tenter d'analyser le dialogue entre les arts mis en scène par Woolf dans cet iconotexte novateur. Nous entendons reprendre ici la définition de l'iconotexte telle qu'elle figure dans L'Œil du Texte de L. Louvel, 15 : « Il s'agit d'une tentative de fusion entre texte et image, fusion multiforme comme dans la figure de l'oxymore, désir de fondre deux objets irréductibles l'un à l'autre en un nouvel objet, dans une tension fructueuse où chacun des termes conserve sa différence[...]. Rien n'est résolu et pourtant tout est là, dans un mouvement qui oscille entre l'un et l'autre. » Nous verrons plus tard à quel point cette « oscillation » est un concept opérant dans Orlando.

5 Sur ce sujet précis voir F. Reviron, Virginia Woolf et Lytton Strachey ou la révolution biographique, 309-317 ou bien  du même auteur « La Biographie woolfienne : vers une alchimie du pur et de l'impur », Virginia Woolf : le pur et l'impur, 224-231.

6 Les journaux intimes et lettres de Woolf permettent de dater précisément la genèse d'Orlando à septembre 1927. La coïncidence des dates est parlante, elle signifie tout simplement que l'idée d'écrire Orlando survint précisément alors que Woolf corrigeait les dernières épreuves de l'essai où elle tentait de repenser le genre biographique. « The New Biography » Collected Essays vol. IV, 229-235.

7 Je voudrais appliquer ici le concept deleuzien d' « hétérogenèse » à la façon dont la pensée woolfienne utilise peinture, écriture et photographie : « […] l'un des éléments n'apparaîtra pas sans que l'autre ne puisse être encore à venir, encore indéterminé ou inconnu. Chaque élément créé sur un plan fait appel à d'autres éléments hétérogènes, qui restent à créer sur les autres plans. », Qu'est-ce que la philosophie ?, 187-188.

8 A ce sujet en particulier voir l'article de N. Aleksiuk,  « A Thousand Angles ».

9 L’intérêt de Woolf pour la photographie, sa pratique de l’instantané et ses prises de positions parfois contradictoires  sur ce nouveau medium sont désormais bien documentées : voir en particulier, Maggie Humm, Diane Gillespie et Adèle Cassigneul. Ainsi que Diane Gillespie l’a fort bien démontré dans The Sisters’ Arts, Woolf s’inscrit dans la droite ligne de la révolution picturale qui secoua l’Angleterre au début du XXème siècle. Son intérêt progressif pour le « post-impressionnisme », son amitié pour Roger Fry, pour Clive Bell, l’émulation avec sa sœur Vanessa Bell, font de ses écrits les vecteurs d’une nouvelle esthétique. Pour les « post-impressionnistes » il ne s’agissait plus de donner une représentation mimétique de la vie mais de l’exprimer grâce à une forme signifiante, à la couleur. La préface de Roger Fry au catalogue de la deuxième exposition post-impressionniste de 1912 aurait pu être un commentaire des aspirations de Woolf : « Now these artists do not seek to give what can after all, but be a pale reflex of actual appearance, but to arouse the conviction of a new and definite reality. They do not seek to imitate form, but to create form; not to imitate life, but to find an equivalent for life. […] In fact they aim not at illusion but at reality » cité par Woolf dans Roger Fry, 177-178.

10 Elle eut recours plusieurs fois dans ses essais à la comparaison entre l’art du peintre et celui de l’écrivain, afin de démontrer que la tâche de ce dernier était éminemment plus complexe que celle du peintre. Voir notamment le début de « Life and the Novelist » et celui de « The Leaning Tower », Collected Essays vol. II. Pourtant dans un essai majeur consacré à Walter Sickert, elle avoua « Not in our time will anyone write a life as Sickert paints it. Words are an impure medium; better far to have been born into the silent kingdom of paint. » Collected Essays vol. II, 235-237.

11 V. Woolf, Roger Fry, 172.

12 V. Woolf, Diary vol. II, 248.

13 « Tolerate the spasmodic, the obscure, the fragmentary, the failure. » « Mr. Bennett and Mrs. Brown » Collected Essays vol. I, 337.

14 Collected Essays vol. I, 325.

15 V. Woolf, « Phyllis and Rosamond » 17.

16 J'emprunte ici l'appellation « récit factuel » à Gérard Genette dans Fiction et diction où il nomme ainsi l'ensemble des textes qui parlent d'un pacte de référentialité. Prenant acte du fait que les études narratologiques ont jusqu'alors constamment privilégié les récits fictionnels, au point d'en faire le modèle de tout récit, il entreprend de corriger cette disproportion. Dès le début, il emploie (et l'on comprend que c'est faute de mieux) l'adjectif « factuel » « qui n'est pas sans reproche (car la fiction consiste en enchaînement de faits) pour éviter le recours systématique aux locutions négatives (non-fiction, non-fictionnel) qui reflètent et perpétuent le privilège [qu'il] souhaite précisément questionner. » « Récit fictionnel, récit factuel », Fiction et diction, 66.

17 La fiction est aussi susceptible de référer au monde réel, selon des modalités certes complexes, mais que plusieurs théoriciens ont tenté d'établir, comme Nelson Goodman dans Manières de faire des mondes, John Searle dans Sens et expression ou Paul Ricœur dans Temps et récit.

18 « Phases of Fiction », Collected Essays vol. II, 99.

19 Ce reproche fut l’objet de son article intitulé « The Art of Biography », écrit en 1938, dédié à une lecture critique des biographies de Strachey. Woolf le terminait ainsi : « the biographer does more to stimulate the imagination than any poet or novelist save the greatest. For few poets and novelists are capable of that high degree of tension which gives us reality. But almost any biographer, if he respects facts, can give us much more than another fact to add to our collection. He can give us the creative fact; the fertile fact; the fact that suggests and engenders. » Collected Essays vol. IV, 227-228.

20 « The New Biography », Collected Essays vol. IV, 233- 234.

21 « It sprung upon me how I could revolutionize biography in a night. » Lettre à Vita du 9 octobre 1927. The Letters of Virginia Woolf vol. III, 429.

22 « [...] that queer amalgamation of dream and reality, that perpetual marriage of granite and rainbow. » « The New Biography », 235.

23  Pour les sentiments ambivalents de Woolf envers la photographie voir A. Cassigneul, Voir, observer, penser : Virginia Woolf et la photo-cinématographie, chap. 1.

24  « [The biographer] can exploit the dramatic form, or the short essay, the detailed, exhaustive life history, or the  editorial. He should be at home in all these methods of approach […] just as his speechless colleague, the portrait-painter, makes use of oil, crayon or charcoal, etching needle or water colour […].The portrait of a man is summarized in his picture – and the great portrait-painters with pen or brush have all been physiognomists. Pictures, those silent betrayals, provide the biographer with material as valuable as letters, memoirs, speeches, conversations. [...] For this reason, a biography without a picture of its subject is impossible. » Genius and Character, Biography as an Art, 135-136. Notons que la présence d’élément picturaux dans le texte woolfien n’est certes pas limitée au genre biographique, mais à l’exception de Two Stories, de Kew Gardens, et de Three Guineas, ce sont essentiellement les textes que Woolf qualifia de biographies qui font appel à l’iconotexte de façon récurrente.

25  S. Sontag, On Photography, 43.

26  Il suffit de feuilleter les albums de photographies prises par Woolf elle-même pour se convaincre que son usage de la photographie était proche de celui des pionniers de la photographie anti-naturaliste tel que Michel Poivert le décrit dans sa Brève histoire de la photographie.

27  A Writer’s Diary, 147. Entrée du 18 septembre 1927.

28  Letters vol. III, 430.

29 Voir notamment les lettres à Vita du 30 octobre 1927, du 6 et 11 novembre 1927, du 17 et du 27 avril 1928, Letters vol. III, 434, 435, 484, 488.

30 Je remercie chaleureusement ici Adèle Cassigneul qui m'a transmis des extraits de la correspondance entre Leonard Woolf et différents partenaires (imprimeurs, conservateur, etc.) qui documentent la préparation de la publication d'Orlando. Ces lettres font partie des archives de la Hogarth Press hébergées par le Service des Collections Spéciales de l'Université de Reading. Les 627 fichiers donnent accès à divers documents couvrant la période entre 1917 et 1955 : correspondance, factures, détails des ventes, commandes, manuscrits reçus, notes sur les auteurs publiés, etc. Le dossier concernant la publication d'Orlando est répertorié sous la cote MS 2750/567 « Orlando » On y trouve notamment différentes lettres adressée à R. R. Clark Ltd, imprimeur à Edimbourg, dont une lettre datée du 1er juin 1928, demandant expressément que le nom des personnes figurant sur les portraits ne soit pas reproduit. Voir aussi les lettres du 16 et du 28 juin 1928 qui insistent de nouveau sur le même point.Voir aussi A. Cassigneul, Voir, observer, penser, 111.

31 La lettre adressée par la Hogarth Press à R. & R. Clark Ltd. le 16 juin 1928 se termine ainsi : « The name Thomas Sackville should not be printed under the illustration on the jacket. » University of Reading, Special Collection Services, MS 2750/567 « Orlando ».

32 Dans sa lettre à Marian Frost du 11 juin 1928, Woolf explique que c'est le père de Vita qui lui a prêté une photographie du portrait: « […] the photograph in question was lent to us by the late Lord Sackville. » University of Reading, Special Collection Services, MS 2750/567 « Orlando ».

33 Parce qu’elle était une femme, Vita ne put hériter de Knole à la mort de son père, ce fut son oncle Charles Sackville-West qui hérita de la propriété en février 1928. Ce fut une blessure profonde dont Vita ne se remit visiblement jamais, malgré la réparation symbolique offerte par Woolf. Knole était notamment connu pour son parc magnifique et ses cerfs.

34 Les perles qui ornent le bras de Thomas Sackville renvoient à celles que portait invariablement Vita : elles sont dans l’iconotexte un symbole marqué de sa féminité. Trois des personnages présents dans les « illustrations » portent des perles, et la première photographie où figure Vita après le changement de sexe d’Orlando la montre dans une pose très féminine, un long sautoir de perles autour du cou.

35 A moins qu’il ne figure aussi un centaure (on semble apercevoir quatre membres inférieurs, le flou et la taille de la représentation ne permettent pas une identification précise). La créature est à tout le moins un mélange.

36 Le 17 avril, Woolf demandait à Vita : « Would you bring a bookplate or something with your arms on it — very important —, also the photograph of the man at Worthing. » Letters vol. III, 484.

37 « For Promiscuous you are, and that’s all there is to be said of you. Look in the Index to Orlando, — after Pippin and see what comes next — Promiscuity passim. » Letters vol. III, lettre du 25 Juillet 1928, 514. En fait l’entrée après « Pippin »  est « Pope, Alexander », Woolf avait donné une copie de The Rape of the Lock à Vita afin qu’elle l’emmène en voyage : le mot promiscuité renvoie par contiguïté avec le nom propre « Pope » à un moment affectueux et intime de la relation entre Vita etVirginia.

38 Sur les liens entre Orlando et la fascination que Vita Sackville-West exerça sur Virginia Woolf en raison même de son appartenance à une des plus grandes lignées anglaises, voir le texte de C. Fouirnaies, « Was Virginia Woolf a Snob? The Case of Aristocratic Portraits in Orlando », 21-40.

39 Letters vol. III, 428-429.

40 Diary vol. III, entrée du 5 mars 1927,131.

41 Le terme figure dans la « Liste des Illustrations » qui vient après la préface et la table des matières comme un des éléments référentiels attendus et conventionnels de la plupart des biographies. Par son étymologie (du latin illustrare), l’illustration a pour fonction de clarifier, de mettre en lumière par un exemple démonstratif.

42 J'emprunte cette belle expression à Jean-Marie Schaeffer qui la définit comme une des clefs d'accès grâce à laquelle nous pouvons entrer dans l'univers fictionnel. De l'imagination à l'action, Vox-poetica.

43 Ces listes et leur usage dans le texte sont sans doute la marque de l'ambivalence de Woolf à l'égard du réalisme hérité des romanciers victoriens, réalisme qui pose également problème à Woolf en matière de photographie. Voir A. Cassigneul, Voir, observer, penser, 24 et seq. : « Ce que Woolf retient de la photographie, c’est […]  moins son élan mimétique, qu’elle récuse, que l’instantané, l’aptitude à capter l’instant et l’immédiateté de son émotion. » 30.

44 P. Hamon, Du Descriptif, 48.

45 « I am reading Knole and the Sackvilles. Dear me; you know a lot: you have a rich dusky attic of a mind. » Letters vol. III, 429, 9th Oct. 1927. La publication de Knole and the Sackvilles fut le ciment qui scella la rencontre entre Vita et Virginia le 14 décembre 1922 : Woolf écrivit à Sackville-West pour lui demander de lui envoyer son livre dès le 28 décembre 1922. Letters vol. II, 600.

46 Du fait de l’évocation du simple nom « Orlando », le titre renvoie forcément pour le lecteur érudit à l’Orlando Furioso de l’Arioste et à celui de Shakespeare dans As You Like It. Pour autant, l’intertextualité est assez limitée : l’Orlando de Woolf n’est pas un décalque du héros de As You Like It. On voit ici la liberté prise avec le modèle, la référence littéraire est présente de manière cryptique comme Shakespeare dans la vie d’Orlando.

47 P. Hamon, 51-52. Cet effet de vérité n’est pas sans rappeler « l’effet de réel » dont Barthes a pu dire qu’il se produit lorsque « la carence même du signifié au profit du seul référent devient le signifiant même du réalisme. »

48 R. Barthes, « L’Effet de réel » Communications 11, 1968, 84-89.

49 Diary vol. III, 161-162, entrée du 22 octobre 1927.

50 «It is called biography on the title page, they say. It will have to go to the biography shelf. I doubt there that we shall more than cover expenses — a high price to pay for the fun of calling it a biography.» Diary vol. III,156-157.

51 Voir supra note 28.

52 Voir D. de Font-Réaulx, Peinture et Photographie, 62

53 Ce faisant Woolf semble s'inscrire dans la tradition anti-naturaliste de la photographie, marchant dans les pas de pionniers marginalisés qui ont « pensé, scénographié et fabriqué leurs images », voir A. Cassigneul, « Du daguerréotype au numérique » Recension de l'ouvrage de Michel Poivert, Brève histoire de la photographie. https://laviedesidees.fr/Du-daguerreotype-au-numerique.html

54 « This might be a passage from Orlando [sic.] — so now you need have no doubt that it is the wittiest and most profound book in the world: the very spit and image of you into the Bargain [sic.]. » Lettre adressée à Vita le 21 décembre 1927. Letters vol. III, 443.

55 Vita ne se serait sans doute pas à ce point identifiée à Orlando si elle ne s'était reconnue dans le portrait brossé par Woolf ce qui entérine la lecture du livre comme biographie, certes romancée, mais comme biographie tout de même. De plus les lettres de Woolf adressées à Vita pendant la conception de l'ouvrage confirment qu'elle écrivit Orlando: A Biography de manière à transcrire la vie de Vita dans un souci de fidélité à une vérité psychologique sinon historique. Il me semble que cela rend possible l'interprétation de Vita Sackville-West comme référent réel de la biographie aussi bien que des photographies.

56 J. M. Schaeffer, « De l'imagination à la fiction » Vox-poetica.

57 A. Cassigneul,Voir, observer penser, 62.

58 Il s’agit d’une photographie de Vita prise par Lenare en studio lorsque Vita reçut le prix Hawthornden qui lui fut attribué pour son poème « The Land » en février 1927.

59 « Orlando was the outcome of a perfectly definite, indeed overmastering impulse. I want fun, I want fantasy. I want (& this was very serious) to give things their caricature value. » Diary vol. III, 203.

60 « 'I was miserable,' Vita told Harold, 'draped in an inadequate bit of pink satin with all my clothes slipping off – but V. was delighted and kept diving under the black cloth of the camera to peep at the effect.' » Cité par V. Glendinning, Vita, 182.

61 Cette pose contraste en effet avec les postures stéréotypées que le XIXème siècle et les portraits-cartes de visite contribuèrent à coder dès 1860.

62 Voir l'excellent article que K. Faber Oestreich consacre presque uniquement à cette photographie et à la façon dont Woolf s'en sert pour dénoncer la factualité biographique et pour développer une sociologie du vêtement qui vise à dénoncer l'emprise patriarcale sur les femmes. « Orlando about the Year 1840 ».

63 Ce que M. Poivert s'attache à démontrer dans sa Brève histoire de la photographie : « la théâtralité s'impose comme une dimension essentielle de l'histoire de la photographie » 194. Les accointances entre mise en scène et photographie sont aussi l'objet de l'ouvrage de Lori Pauli, Acting the Part. A History of Staged Photography. Voir enfin les lettres où Woolf insista pour que Vita se maquille ou porte un chapeau pour cette séance de pose, la photographie fut prise par Vanessa et Duncan en présence de Virginia que l’on imagine très bien se comporter ici comme un metteur en scène confiant cette « prise » à deux peintres connus pour leur art du portrait. Voir aussi sa demande à Vita : « Should I hire a wig for you? or can you make up? » Letters vol. III, 434.

64 « And the Twelfth stroke of midnight sounded; the twelfth stroke of midnight, Thursday, the eleventh of October, Nineteen hundred and Twenty Eight. » (295)

65 Façon assez tardive de faire coïncider fiction et fait puisque les jambes de Vita était un de ses atouts souvent vanté par Woolf qui attribue les mêmes jolies jambes à Orlando à plusieurs reprises dans le récit. « I like your energy. I love your legs. I long to see you. » Letters vol. III, 412. C’est une des caractéristiques définitoires d’Orlando : « That he had a pair of the shapeliest legs that any Nobleman has ever stood upright upon has already been said. » (107). Voir aussi à ce sujet l'article de E. Flesher, « Picturing the Truth in Fiction ».

66 Letters vol. III, 488, entrée du 27 avril 1928.

67 Ce portrait est un des trois portraits qui appartenaient à la collection de Knole, avec celui de l'Archiduchesse Harriet, et celui intitulé « Orlando as Ambassador ». Il représente Edouard Sackville, le plus jeune fils du quatrième Comte de Sackville, le deuxième portrait historique est celui de Mary Curzon, 4ème comtesse du Dorset (et mère du jeune garçon représenté en frontispice) par Marcus Gheeraert le jeune, le dernier est celui de Richard Sackville 5ème Comte du Dorset par Robert Walker.

68 « Images, metaphors of the most extreme and extravagant twined and twisted in his mind. He called her a melon, a pineapple, an olive tree, an emerald, and a fox in the snow », 36.

69  E. Flesher, « Picturing the Truth in Fiction », 43, 44, 45.

70 Il est intéressant de noter que si le sujet représenté paraît de nature quasi religieuse, la technique de représentation fait entrer cette photographie dans la catégorie que Michael J. Shapiro désigne par le terme d’« impie » : la photographie  d'Angelica est donc un mixte absolu, une photographie à la fois spirituelle et impie : « Impious representations are both self-reflexive and subversive; by self-reflectively revealing their mode of representation they imply that reality can be fashioned differently and thereby subvert absolutist representations. » M. Shapiro, The Politics of Representation, 6.

71 Vanessa Bell’s Family Album, 94.

72 La légende qui figure sous la photographie dans l’album atteste que la photographie ne s’est en aucun cas retrouvée par hasard sur cette page de texte et que Woolf avait une idée bien précise en tête, impression partagée à l’époque par Angelica elle-même : « I am not quite sure how the idea arose to make me pose for Orlando, but Vanessa took a considerable number of photographs in different poses and in different clothes. » La photographie impose donc au lecteur « cultivé » un va-et-vient entre album de famille et biographie fictive et établit donc des ponts entre la vie de Vita/Orlando et celle de Virginia et de sa famille. Ce lien est évident dès la Préface où Woolf remercie notamment « Miss Angelica Bell » pour « un service qu’elle seule pouvait [lui] rendre ». (13) De plus, cette photographie renvoie aussi à la tradition familiale du déguisement (notamment pour les anniversaires d'Angelica) et du pageant, que l'on trouve documentée dans les albums de Vanessa Bell.

73 Voir Sara Villa qui remarque qu’au moins deux des caractéristiques des portraits de Julia Margaret Cameron se retrouvent dans le portrait de Sasha : la sacralisation du sujet et l’approche à la fois réaliste et fantaisiste du sujet qui transformait ses photographies en véritables allégories.

74 Rappelons qu’en 1926 Woolf écrivait une introduction à une sélection de photographies de sa grande tante. Le livre qui en résulta Victorian Photographs of Famous Men and Fair Women fut publié par la Hogarth Press en Octobre 1926.

75 Voir à ce sujet A. Cassigneul, « Betwixt and Between: Virginia Woolf and the Art of Crafstmanhip », EBC 54, 11-15. https://journals.openedition.org/ebc/4390

76 L’histoire du portrait de la reine par Gheeraerts vient également rappeler/dupliquer la relation entre Orlando et la reine puisque le portrait fut commandé par Sir Henry Lee, champion d’Elisabeth I jusqu’à ce qu’il se retire dans sa propriété de Ditchley dans l’Oxfordshire, ce qui rappelle la façon dont Orlando se détourne de la reine au bénéfice de nombreuses maîtresses.

77 Commentaire de Virginia sur Vita dans son Journal le 21 décembre 1925 : « There is her maturity & full breastedness […] her motherhood [...] her being in short (what I have never been) a real woman. » Diary vol. III, 5.

78 L'idée selon laquelle la ressemblance pourrait être un mode de référentialité acceptable apparaît çà et là dans le texte, et renvoie peut-être à la quête perpétuelle de Vanessa Bell d'une ressemblance entre ses œuvres (photographiques ou non) et leur modèle. Vanessa photographia Angelica posant près du buste de Julia Jackson, sa mère et celle de Woolf pour prouver la ressemblance entre les deux. (« Vanessa was always trying to prove there was a likeness » Vanessa Bell's Family Album, 102). Le portrait de Marmaduke Bonthrop Shelmerdine Esquire, l'amant puis le mari d'Orlando devenue femme, n'a d'autre justification pour figurer dans ce texte que sa ressemblance avec Harold Nicolson lui-même (le mari de Vita). Non seulement les légendes imposent l'analogie ou la ressemblance comme mode essentiel de représentation (« Orlando as a boy », « The Russian Princess as a Child », « Orlando as Ambassador ») mais ce sont des représentations « à la manière de » donc douées d’une double référentialité. Ainsi le portrait d’Orlando à son retour en Angleterre est-il un portrait à la manière de Lely. Voir Victoria Glendinning qui raconte les visites de Woolf à Knole, la quête des portraits d’ancêtres et la séance de pose chez Lenare. Vita, The Life of V. Sackville-West, 182.

79 Ce portrait était accroché dans le salon à Knole. (Orl. 114).

80 « When the biographer has to convey a useful and necessary fact, as, for example, that Oliver Smith went to college and took a third in the year 1892, he will say so with a hollow O on top of the figure five.[…] Thus we may look forward to the day when our biographies and novels will be slim and muscular. Words then are not useful ». « Craftsmanship », Collected Essays vol. II, 274.

81 Le fait que Woolf ait choisi des photographies de Vita pour exprimer sa féminité et son ancrage dans le temps présent renvoie aux caractéristiques même de la photographie dont Jonathan Crary montre qu'elle « s’est imposée parce qu’elle autorisait la fiction d’un sujet libre, non assujetti à la particularité de ses perceptions et de sa physiologie ». (cité par R. Durand, Le Temps de l'image, 22).

82 J. Rancière, Le Spectateur émancipé, 17, 22.

83 Voir Victorian Photographs of Famous Men and Fair Women by Julia Margaret Cameron, avec une introduction de R. Fry and V. Woolf, 1926 et The Cameron Collection: an Album of Photographs Presented to Sir John Herschel, 1975.

84 Vanessa Bell's Family Album, compiled by Quentin Bell and Angelica Garnett, London, 1981.

85 H. Wussow établit d'autres liens entre les illustrations choisies par Woolf et certaines photos de la mère de Woolf par Julia Margaret Cameron, voir « Virginia Woolf and the Problematic Nature of the Photographic Image », 5.

86 V. Glendinning, Vita, 206.

87 L'article d'E. Gualtieri est tout entier dédié à une lecture d'Orlando à la lumière du texte de Rancière. « The Thoughtless Image: Woolf, Rancière on Photography »

88 Diary vol.III, 131, 14 mars 1927.

89 J. Rancière, Le Spectateur émancipé, 15.

90 Je souhaite remercier Adèle Cassigneul ainsi que le(s) lecteur(s) anonyme(s) qui grâce à leur relecture minutieuse et leurs suggestions très pertinentes m'ont permis d'améliorer cet article.

91 H. Wussow établit d'autres liens entre les illustrations choisies par Woolf et certaines photos de la mère de Woolf par Julia Margaret Cameron, voir « Virginia Woolf and the Problematic Nature of the Photographic Image », 5.