Morgane Augris
Université de Tours
Si pour Stendhal, le roman « est un miroir qui se promène sur une grande route [;] [t]antôt il reflète à [n]os yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route »1, alors chez l’écrivain américain Brian Evenson, la boue et la poussière caractéristiques de ses paysages désertiques post-apocalyptiques en ont largement terni le reflet. C’est en effet un miroir déformant qui nous est livré sous les esquisses façon sanguine laissées par une poussière imprégnée de salive et de sang. Décors et corps y sont littéralement dépeints, enduits d’un matériau qui s’émiette à défaut de s’émouvoir, pour laisser affleurer sous l’effet de l’érosion les diverses couches sémantiques qui fendillent et encroûtent toute tentation interprétative.
C’est la langue même de l’auteur qui fourche et se scinde entre deux homonymes anglophones, « palais » et « palette », lorsqu’il écrit dans son roman Dark Property publié en 2002 « Her tongue clove to her palette » (19). Cette formulation se retrouve dix ans plus tard presque à l’identique dans la nouvelle « Grottor » issue du recueil Windeye : « Bernt […] found his tongue cleaving to his palette » (177). Dans cette dernière, un jeune garçon est envoyé vivre chez sa grand-mère et y fait la connaissance de Grottor, personnage qui se révèle offrir en sacrifice des victimes humaines à une entité invisible hantant les profondeurs d’une grotte. Les parois sont recouvertes de runes incompréhensibles, signes illisibles, et peintures grotesques de corps amputés inscrits dans le sang. Parois et palais ne sont pas les seules surfaces problématiques du récit puisque Grottor, en écho aux confusions orthographiques et sémantiques, joue avec les couches dermiques de ses victimes en se mettant littéralement dans leur peau, notamment celle de l’aïeule. L’écorchement n’est pas absent du roman Dark Property, dans lequel une femme anonyme transporte dans son sac à dos un nourrisson mort jusqu’à une forteresse abritant un culte de la résurrection, dont les premiers soins consistent à se défaire des dermes abîmés. Le questionnement du fanatisme religieux rejoint la remise en cause d’une conception figée et intégriste des mots, qui seraient enchaînés à une référence immuable : le traitement de l’enveloppe des corps se reflète dans celui des signifiants, sous lesquels se glissent plusieurs signifiés (parfois contradictoires), des corps étrangers, des sens obscurcis par le temps ou au contraire tout juste naissants, qui écartèlent tant spatialement que temporellement le signe et mettent en déroute la recherche d’un sens ou d’une référence stables.
Le lecteur désorienté ne peut que compatir à l’errance des personnages dans une topographie sans repères, qu’il s’agisse des sombres boyaux d’une grotte ou d’un désert post-apocalyptique. Il semble que pour Evenson le signe soit né poussière et re(de)vienne poussière, tant il se scinde et se replie pour mieux hanter le lecteur sans lui laisser la moindre chance de le saisir. Il se fait alors pigment, mais comme le signe écartelé, sans cesse étiré et estompé. L’intrusion de cette « palette » dans la bouche devient l’occasion de peindre tout autant que de dépeindre la langue : la référence picturale que présente ces textes viendrait paradoxalement défigurer la conception mimétique d’une représentation qui assujettit le matériau langagier à une référence figée2. En racontant dans la nouvelle éponyme « Windeye »3 l’histoire d’une fenêtre visible depuis la façade mais introuvable depuis l’intérieur de l’édifice, l’auteur rappelle, selon les termes de Robert Steiner, que « [l]a fiction n’a jamais été une fenêtre donnant sur quoi que ce soit »4.
La langue qui fourche devant la palette en profiterait pour s’efforcer de trancher les liens l’unissant à son double extralinguistique exclusif. Si la rupture pure et simple avec la référence n’est pas concevable, alors cette langue à double-tranché la morcellera sans relâche, pour la démultiplier et ainsi la brouiller, la soumettant à la hantise d’innombrables fantômes sémantiques. Ce qui importe serait en effet davantage le vestige du geste créateur, l’ombre portée par le matériau langagier, que la représentation picturale mimétique traditionnelle qui se voit ici estompée. En soulignant les propriétés matérielles, sensibles voire sensuelles de la langue, le texte révélerait sa capacité d’auto-génération charnelle dans le cadre d’une œuvre intransitive.
Dans Dark Property comme dans « Grottor », la désorientation occupe une place centrale, que ce soit du point de vue de la diégèse ou de la réception de l’œuvre. Les lieux se trouvent totalement dénués de repères, qu’il s’agisse du paysage post-apocalyptique du roman où toute trace – inscription sur le sol aride (89) ou crachat dans la poussière (92) – est soigneusement mutilée et effacée, ou du nouveau foyer de Bernt dans la nouvelle, paradoxalement rongé par les ombres. Dans de tels décors, éclairés à la bougie ou nimbés d’une lumière aveuglante, l’identification des personnages est problématique, d’autant plus que s’ajoute l’obstacle de la désignation, hantée par des langues étrangères dans « Grottor », et esquintée dans Dark Property où les deux protagonistes féminins restent anonymes et sans portraits :
“Have you a name?” Honeybone asked the woman.
“No,” she lied.
Honeybone smiled, spread his palms. “I will christen you,” he said. Behind, the twins scuffed for possession of the bayonet. “The three of us are three,” Honeybone said. “Without a name, you yourself make hardly one” (11).
Honeybone est conscient de l’importance du nom pour espérer dominer et maîtriser son interlocutrice par l’imposition d’une référence stable. L’anecdote de la baïonnette, en arrière-plan, reflète ces enjeux de possession et de contrôle liés à la désignation. La structure en miroir « The three of us are three » souligne l’enfermement sclérosant qui en découle. À l’inverse, anonyme, la protagoniste se dédouble en « you yourself », si bien qu’elle ne compte effectivement pas pour une, mais pour plusieurs, tandis qu’elle se glisse hors de la référence. C’est d’ailleurs par la suite grâce à la tentative de fuite de son doppelgänger, prisonnière du meurtrier Kline qui la pourchasse, qu’elle pourra échapper à un sort funeste. S’il semble invraisemblable de se détacher totalement de la référence, la langue peut néanmoins fourcher et fendre son double extralinguistique pour mieux le démultiplier. Les repères s’en trouvent ainsi brouillés, dans un roman où même les lieux et les objets se voient dédoublés, ainsi des sacs de Kline et de la protagoniste (26).
Brian Evenson a fréquemment recours aux échos et répétitions, au sein d’un même texte ou entre plusieurs histoires, pour créer un sentiment d’inquiétante étrangeté :
Yes, I like those moments of echo, stories that can be seen as doubling one another, twinning one another in a way that remains somewhat unsettling. […] But it may well be more interesting when there’s a moment of disorientation and deja vu […]. We most often think of repeated stories as providing comfort, giving one a grounding in reality [...]. But a story retold but slightly twisted can have a very different, even an opposite, effect 5.
Bien loin d’asseoir la solidité et la prédominance de la réalité extralinguistique, le dédoublement vient en miner les fondations et faire se dérober le sol sous les pieds du lecteur. La répétition d’un élément, sa réécriture ou re-trait littéral, se fait paradoxalement le lieu du retrait de la stabilité référentielle : le recoupement des allusions scinde bel et bien ce qui était conçu comme une référence singulière, la met en morceaux pour en brouiller le sens. De fait, la désorientation prend également la forme du non-sens ou du tout-sens comique de dialogues qui ne mènent nulle part ou partout, tandis qu’ils tournent en boucle sur leurs propres contradictions jusqu’à en donner le tournis. Sous l’effet centrifuge, les mots semblent éjectés et seul reste le silence6. Ainsi que le mentionne Anne-Lise Schulte Nordholt dans son étude consacrée à Maurice Blanchot, « l’écriture conteste la primauté du langage instrumental, orienté sur le ‘message’ à transmettre »7. Ce faisant, elle se fait intransitive et met entre parenthèses le monde qu’elle est supposée offrir dans une optique mimétique.
Evenson rapproche les propos laconiques de ses personnages des paysages désertiques qui les façonnent8, laissant penser que la dés-orientation peut également s’entendre comme impact de l’ouest états-unien sur le mode d’expression. Le paysage n’est pas tant décrit mimétiquement que dépeint par une économie linguistique du retranchement : ces échanges, dont la concision retient étymologiquement l’art de trancher, reflètent l’aridité d’un environnement où les maigres mots eux-mêmes semblent tomber en poussière. Semés à tout vent9, ils participent de l’écartèlement de la référence. Dans « Grottor » par exemple, la désorientation affecte le vocable :
[H]e heard a strange clumping sound and turned to see, lurching out of the darkness, an old woman. She was moving oddly, as if disoriented. […]
“You’re my släkting,” she said. Her voice was strange, an unnatural falsetto, and seemingly too strong for her body. […]
“Stop calling me that,” said Bernt. “I don’t know what it means” (168-169).
La première rencontre avec la supposée grand-mère, qui devrait fournir à Bernt les repères dont il manque cruellement, est teintée d’une inquiétante étrangeté affirmée par la répétition de l’adjectif « strange ». Celle-ci devient littérale à mesure que la langue maternelle se voit colonisée par des termes étrangers, scandinaves mais également italiens, à l’image du derme de l’aïeule habité par Grottor. La seule famille qui reste à Bernt est évincée, ce qui traduit parallèlement la volonté de l’auteur de défamiliariser sa langue en ayant recours à des langues étrangères ou à l’étymologie10. Ce faisant, il met en avant les sonorités des mots choisis et souligne que les noms propres sont précisément sélectionnés pour leur opacité référentielle. Le roman Dark Property met d’autant plus en œuvre cette esthétique que les corps étrangers habituels se doublent d’un usage encore plus extensif de l’étymologie : si l’accès au sens est effectivement brouillé dès l’ouverture des chapitres et leurs citations germaniques, c’est la diégèse même de Dark Property qui tire son inspiration de la résurrection de termes obsolètes11. Non seulement Evenson mobilise des signifiants dont le lien référentiel précis a depuis longtemps été tranché pour le lecteur contemporain, mais il bouleverse l’ordre habituel de la tradition mimétique où l’idée préexiste et l’artiste se contente de l’imiter selon les possibilités de son matériau. L’auteur prend ici la référence de court en faisant découler la diégèse du vécu des mots, des particularités historiques d’un matériau ramené à la vie.
L’écartèlement de la référence n’est pas que spatial ou temporel, il est également sémantique. Evenson se plaît à convoquer des mots dont les strates de sens sont si multiples que l’idée ne saurait en sortir indemne. Dans la proposition « Her tongue clove to her palette », « clove » constitue un exemple significatif de syllepse contradictoire. Le terme est la mise en abîme littérale d’un signe miné par son instabilité, puisqu’il se fend d’agréger tant de signifiés. Les frontières sémantiques qui semblaient étanches sont estompées, le pouvoir des mots ravivé et la référence dérouille. En jouant avec des mots polysémiques ou dotés de sonorités lointaines et étrangères qui laissent présager l’existence d’un sens irrémédiablement distant et glissant pour mieux le refuser au lecteur, Evenson donne à voir la présence d’une absence, celle de la référence qui hante les mots, membre fantôme dont le lecteur est privé mais qui lui rappelle l’impossibilité de s’en détacher totalement à travers sa douloureuse absence. Les moignons qui (dé)peuplent les récits donnent à voir les contours d’une absence12, à l’image de la stabilité référentielle mise en déroute. L’auteur esquisse autour de ces présences fantomatiques une esthétique du flou convoquée par le mot polysémique « stump », à la fois moignon et estompe : tandis que l’amputation grotesque remet en question les limites du corps, l’esthétique de l’estompe s’efforce de brouiller l’intégrité d’une représentation mimétique sous-tendue par une référence exclusive et immuable. Le glissement de « palate » vers « palette » n’efface pas, il estompe en laissant planer l’ombre d’un autre signe. Le mot qui se donne à voir comme bavure ou comme rature ne remplace ni ne cache tout à fait celui qui se laisse entrevoir en retrait. Les deux sens cohabitent et hantent l’imagination du lecteur. C’est un voilement qui dévoile la silhouette floue et fantomatique de la référence dans toute son instabilité.
Face à l’impossibilité de libérer définitivement le mot des liens qui l’unissent à la référence, une esthétique du membre fantôme ou de l’estompe permet néanmoins d’en brouiller la stabilité en la tranchant encore et encore, jusqu’à la réduire en particules de poussière dignes de servir de pigments couleur sang. Ce sang d’encre qui s’étire sur la page met en avant sa relation au pictural dans la substitution de « palette » à « palate » : la langue evensonienne mobiliserait ses qualités sonores pour se rapprocher paradoxalement d’une palette picturale et visuelle.
Dans son article « Le Trait et la lettre : apologie subjective du lettrage manuel », Laurent Gerbier rappelle le mythe selon lequel il n’y aurait originellement aucune distinction entre le trait du dessin et le tracé de la lettre, finalement séparés à la naissance de l’imprimerie :
Toutes les rencontres du texte et de l’image à l’ère de l’imprimé font en effet l’expérience de cette dissociation : le texte est produit par le typographe, à partir de caractères mobiles. Ces caractères sont neutres, et potentiellement propres à dire tout ce qu’on veut, puisqu’ils ne sont que le produit de l’atomisation du discours écrit, son extrême analyse, sa résolution en unités graphiques par elles-mêmes désémantisées. [...] Le dessin, lui, [...] est gravé à part [...]. C’est que le dessin ne se résout pas, lui, ne se décompose pas, ne s’analyse pas en parties désémantisables et resémantisables à l’envi.
Pour un auteur dont l’écriture glisse si facilement d’une lettre à l’autre, les propriétés mobiles des caractères d’imprimerie sont partie prenante du devenir des corpus : l’atomisation concerne tout autant le discours que les corps de la diégèse. Le processus de resémantisation perpétuelle qui participe d’une esthétique de l’estompe s’opère à la fois à l’échelle du mot et à celle de la lettre mobile. Il pourrait donc sembler contradictoire à double titre de convoquer le trait du dessin ou le coup de pinceau conjointement au désir de s’émanciper de la fixité de la représentation mimétique13.
Toutefois, le rapprochement entre tracé de la lettre et trait du dessin soulève des enjeux esthétiques majeurs pour une œuvre occupée à dépeindre des mondes en ruines hantés par des membres fantômes, seuls vestiges de corps aux silhouettes aussi floues que les mots mouvants qui leur donnent chair :
le graphein, l’écorchure d’une surface pour y former par le trait dominé et contrôlé des signes visuels ou des lettres, c’est toujours un geste, c’est-à-dire un temps. Là encore, les analyses de l’image peinte ont mis en évidence, à propos de la « touche », cette temporalité du geste qui demeure perceptible à la surface de l’image. […] En voyant le tracé, je suis ainsi placé face à un trait qui tout à coup n’est plus vu dans son expressivité graphique, comme trait qui représente, trait qui signifie, et qui par là renvoie à la chose dont il me livre l’image : au contraire je perçois ce trait comme tracé, c’est-à-dire comme ayant-été-tracé, résultat d’un processus artiste, vestige de geste, trace autant que trait [...], et c’est à ce titre qu’il requiert soudainement mon regard, au point de le couper de son travail de sémantisation picturale [...]. Cette contemplation a un effet de fascination durable – il n’est que de voir l’effroi et le ravissement des six dessinateurs de Rupestres, confrontés aux peintures pariétales préhistoriques […]. [L]es gestes sont encore plus vivants que les motifs : tout se passe comme si le passage du temps avait affadi les icônes pour ne laisser subsister que les courbes, les traits, les taches, les sinuosités qui les ont engendrées [...]. C’est dans l’épaisseur de ce geste temporalisé que le trait du dessin et le tracé de la lettre se rejoignent14.
La lettre que Laurent Gerbier rapproche du trait du dessin est le résultat d’un tracé manuel, en opposition au caractère imprimé. Cependant, les manipulations langagières d’Evenson contribuent à investir ce dernier d’une charge temporelle et d’un investissement humain physique comparable à celui qui se joue dans le lettrage manuel ou la touche de peinture. Cette langue qui fourche entre « palate » et « palette »15, c’est la main de l’auteur qui glisse et qui donne lieu à une faute orthographique faite faille, rappel de l’écriture en tant qu’entaille sensible. Cette bavure focalise le regard sur le geste rendu visible. Elle est ce qui permet à Evenson de jouer sur les deux tableaux : le caractère imprimé mobile dont la resémantisation et le déplacement ininterrompu floute la référence, et le vestige du geste qui s’étale dans la tache d’encre pour se distancer de la mimesis en attirant le regard sur sa matérialité16. Ainsi que le suggère le polysémique « clove », cette langue qui fourche amalgame également dans une fusion synesthésique les différents sens qui participent de l’expérience du lecteur : de fait, la bavure capte le regard, la paronomase réveille l’oreille, l’entaille accroche le toucher et les papilles s’alarment. On sent même poindre dans cette « palette » à la fois l’odeur du bois rappelant le papier, et de la chair langagière mise à nu. Le temps de l’exécution que l’on retrouve dans cette rature est donc à un autre titre celui de l’intégrité référentielle.
L’allusion picturale à la palette semble avant tout présente pour rappeler les propriétés sensibles du matériau langagier en dehors de toute prétention mimétique. Lors du glissement de « palate » à « palette », l’instrument du geste créateur prend le dessus sur la figuration langagière de l’organe. La représentation du corps, palais ou langue, se voit mutilée, voire même amputée, pour que l’écriture en tant que corps sensible puisse advenir, comme si le corps devait être dégradé pour transmettre une partie de sa pesanteur à la lettre. L’ex-pression tient aux qualités physiques du matériau langagier, à la densité de ses particules et pigments entraînés sous leur propre poids. Sous l’égide du verbe « cleave », la langue « tongue », qu’elle dédouble son <t> en se fendant ou le fasse adhérer au palais en s’y collant, vient bel et bien déformer « palate » en « palette » en laissant sa lettre soumise à la gravité glisser jusqu’au bout de la phrase. Cette « palette », intervient à nouveau dans la suite du roman Dark Property : « She sat upon the edge of a raised pallet [...]. Covering her breasts, she rose to sit at the edge of the palette. […] The surgeon set a satchel upon the pallet at her side. She slid from the pallet » (78-79). Il est significatif que la substitution vers « palette », dans laquelle il est possible de percevoir des échos du morceau de viande français, intervienne au moment où la protagoniste se sent la plus vulnérable, réduite à sa chair. Le mot lui-même s’empâte et se fait plus charnu par l’apparition de lettres moins élancées et le déplacement visible de son centre de gravité. Le malaise du personnage se communique à l’expérience de la lecture, déstabilisée par la bavure de ce corps étranger. Le passage tourne en effet autour d’un manque de stabilité, qui s’étend du basculement du personnage à celui des lettres. La langue qui « siège au bord de la palette » rejette la stabilité référentielle en faveur du glissement imprévisible des lettres incarnées : cette posture en déséquilibre engendre trait et re-trait, coulure et non simple doublure de l’idée extralinguistique.
La figure en elle-même demeure une silhouette floue, qui matérialise par là-même le geste créateur en mouvement :
The approaching figure thickened, beginning to come free of the waver which distance inflicted, taking upon itself what would serve as human form. […]
The approaching figure continued its approach, arm raised and waving (23).
Dans cet extrait de Dark Property, les expressions « thickened » et « waver » suggèrent que seule compte la nature du tracé, épais ou tremblotant, et non une représentation bien définie 17. À la lecture de l’anaphore « The approaching figure » et du glissement par paronomase de « waver » à « waving », il semble que l’auteur repasse sur son trait ou l’estompe, non pour offrir une silhouette plus précise mais pour le plaisir du geste. Le polyptote « The approaching […] approach » enferme la figure, l’ensevelit sous l’esquisse du mouvement qui constitue l’unique préoccupation de l’auteur. La formulation « serve as human form » attire l’attention sur l’artifice, sur le procédé artistique davantage que sur la potentielle fidélité trompeuse d’une représentation. Étymologiquement dérivé de l’esclavage, « serve » met en évidence l’assujettissement traditionnel de la figure au modèle matriciel, ici abandonné pour redonner ses lettres de noblesse au tracé, vestige du geste langagier.
Même les peintures pariétales de « Grottor » demeurent floues et « vagues » (180) :
All along the walls of the cleft were strange symbols, some painted in dark reddish-brown pigment, some scratched into the rock. There were images too – crude stick figures of men missing limbs or collapsed in a heap. A strange bulbous shape dominated one wall, beneath it a figure that seemed human but not human, strange rubbery appendages in the place of its limbs (172).
Les formes sont saisies à un stade de l’indéfini, du littéralement non fini, qu’elles s’esquissent en masse informe, en symbole indéchiffrable, ou en membres disséminés à tout va. Ce qui survit ici, comme dans le reste de la nouvelle, c’est le pigment, la surface, l’instrument. Il en va ainsi des parois rocheuses, peintes ou grattées, des pigments ensanglantés, comme ailleurs de la craie (168), du sang (180) ou de ces rectangles de parquet18, pas beaucoup plus (170), qui peuvent se lire comme des toiles vides. L’expression « trying to figure out » (170) révèle l’efficacité de la désorientation induite par le brouillage de la référence, mais surtout la volonté d’évider la figure dans sa relation matricielle mimétique pour ne laisser que le tracé, la matière, la tache affadie vestiges de la poïétique, suivant la manière dont Grottor écorche ses victimes. Les allusions picturales et silhouettes floues semblent partager les propriétés désémantisables et resémantisables du caractère imprimé : loin d’être de simples compositions éternelles, elles sont en constante décomposition, à l’image des corps mutilés qu’elles dépeignent. Les dessins visibles sur les parois ont une apparence « humaine mais non humaine »19. La figure défigurée se noie sous le poids de la matière, qui dégorge tant et si bien que les lettres coulent et glissent. Les mots exhibent leur chair à travers un goutte à goutte sanguinolent : le recueil Collapse of Horses, publié en 2016, s’ouvre et se referme sur les nouvelles « Black Bark » et « The Blood Drip », qui esquissent toutes deux une peinture ensanglantée tracée par le frottement du sang qui ruisselle, comme si le sang d’encre dégoulinait lui-même à travers le livre20
La nouvelle « Grottor » célébrerait non pas le déchiffrage de symboles et de peintures pariétales qui demeurent obscurs, mais la matérialité et la chair des mots qu’ils nous invitent à prendre en main, en bouche, à ne surtout pas perdre de vue. Aux interrogations de Bernt sur le sens du mot irrémédiablement étranger « släkting », Grottor répond « ma chair et mon sang » (169), sans qu’il soit possible de savoir s’il fait référence au signifié ou au mot lui-même fait chair. Les intrusions de « palette » invitent à considérer l’histoire comme une prise de contact nécessaire avec la matérialité, comme une émancipation de la langue maternelle21. L’auteur qui s’est sali les mains en les plongeant dans la substance langagière a laissé des taches sur les mots : qu’il s’agisse de « palette » sur « palate » (177), de la grand-mère qualifiée de « not-right » qui se révèle « tight to [Grottor’s] bones » par la coulure du <r> en <t>, ou de « relieved » significativement estompé en « relived » (176). Les mots amochés et ressuscités rappellent le potentiel sensible de la langue, dont les lettres (se) dégustent pour redonner perpétuellement vie et énergie à un matériau digéré22 et dégagé d’une stabilité référentielle assujettissante.
La répétition du terme « cleft » (crevasse) dans les extraits consacrés aux peintures pariétales (172), écho de la proposition « his tongue cleaving to his palette » (177), accentue le lien entre langue et pictural, entre bouche et vue, confirmé par la récurrence dans l’œuvre de l’expression « mouth of a cave ». À travers ces multiples grottes, c’est la bouche et la langue qui se visitent et se contemplent par l’autre organe qui attire particulièrement l’attention d’Evenson : l’œil. L’article singulier prend toute son importance puisque les personnages borgnes sont légion – dans Dark Property le meurtrier Kline lui-même n’est doté que d’un seul œil. Lorsque Evenson déclare « I wanted to move the reader away from seeing something mimetically depicted, toward feeling » (Altmann’s Tongue, 272), il délivre la réflexion abstraite qui se transcrit diégétiquement dans sa manie de tenir le lecteur à distance de la vision mimétique par le geste radical de l’énucléation. À défaut de pouvoir écarter définitivement le lecteur de l’illusion représentative, il éloigne l’œil de son champ de vision. Mutiler l’œil permettrait de s’assurer que ce qu’il voit ne sera pas représenté et de mettre ainsi en avant la perception qui se perçoit. Il s’agirait de soigner le mal par le mal, de réhabiliter par les maux de l’œil l’expérience visuelle et sensuelle des mots, qui risque d’autant moins d’échapper au lecteur qu’il mobilise l’organe si maltraité dans la diégèse23. Les multiples histoires d’yeux lapés, happés et ingérés constituent d’éprouvantes mises en abîme de l’œil du lecteur, captif presque malgré lui de la langue de l’auteur. La « palette » qui tapisse désormais le palais de la bouche y piège l’œil intrigué, qui s’y voit gobé et « gobbet », terme métatextuel qui prolifère dans le roman Dark Property. Étymologiquement lié à la bouche, l’Oxford English Dictionary le définit d’une part comme un morceau de chair, d’aliment ou de toute autre matière, et d’autre part comme un extrait de texte, reconnaissant ainsi de par sa polysémie au textuel une sensualité charnelle. Les « palpitations muettes à la surface d’une topographie purulente en ébullition »24 mentionnées dans Dark Property traduiraient le souhait de ne pas laisser les qualités sonores de la langue éclipser totalement les tremblements du tracé et de la graphie comme lieux d’ébullition créatrice,capables d’affecter le lecteur jusque dans sa peau comme ils affectent la page.
L’allusion picturale, bien loin de rendre compte d’une célébration de la représentation mimétique, tend à mettre au premier plan la présentation sensible d’un vestige de geste créateur. Evenson profite de la mobilité des caractères d’imprimerie, dont le mouvement engendre un flou défigurant. En jouant de leur glissement, il fait apparaître la tache d’encre qui donne à voir le matériau langagier dans toute sa pesanteur physique. La mimesis passe au second plan d’une œuvre qui se met en abîme, se déforme pour se présenter dans son devenir, son auto-engendrement.
Le titre de l’ouvrage Dark Property insiste sur la circonscription d’un corpus qui s’efforce de trancher ses liens avec le double extralinguistique pour tendre vers l’auto-suffisance et l’intransitivité. Pour s’alimenter et s’engendrer, le texte autotélique privilégie la chair sensuelle de sa langue. Sur la page, les mots ne sont pas figés dans des contours précis : en tant que matière qui a littéralement trait à la bouche, ils sont mâchés, indéfiniment décomposés et digérés. Cet espace d’indétermination, qui procède de l’instabilité langagière, donne également lieu à la cohabitation de signifiés contradictoires tels que ceux qui hantent « cleave ». La citation commune à Dark Property et « Grottor » montre dans quelle mesure ce stade d’indifférenciation affecte la langue dans sa chair : la rupture avec le double extralinguistique est à proprement parler consommée puisque la langue phallique se « fend » pour accoucher d’une palette au suffixe féminisé. La fluidité langagière se traduit métaphoriquement en une forme d’hermaphrodisme qui dévoile les capacités séminales d’auto-engendrement du texte. Les lapsus, fautes et failles manifestent le don de la langue pour se fendre d’un espace de jeu qui permet toutes les recombinaisons imaginables dans un éternel mouvement procréateur. Avant même la première section de Dark Property et l’inscription des numéros de page, une fécondation et un accouchement métaphoriques s’esquissent dans ce qu’il conviendrait à plus d’un titre d’appeler ouverture du roman :
She reposed herself alone at some distance from the roadway […]. Below the sun the lower sky was split in twain by a bleared thread of smoke, a false horizon. She watched the split-line bleed, spread, spartle.
She dragged the rucksack toward herself, raising a shiftless coition of dust. Righting the sack, she braced it between her knees. As she picked at the knot, she felt the leather of the laces grow obdurate. The tongue in her mouth was drier and tougher […].
[…] Pulling the laces through cracked eyelets, she reamed wide the orifice of the sack.
A wrapped bundle lay within. She eased it out. […] She chafed the child’s limbs […]. She mouthed some purely formal nonsense to eyelids that stammered, stilled (1-2).
Le texte met en abîme sa propre naissance en des termes aux connotations à la fois charnelles et langagières, textiles et textuelles. Le souci evensonien de défamiliarisation de la langue impacte le processus d’enfantement du texte : par le glissement des lettres qui se révèle recombinaison génétique de l’ADN des mots, par la remise en question d’un ordre de succession entériné suite à la résurrection d’archaïsmes et le rapiéçage de néologismes, ainsi que par le rejet de frontières étanches menacées par de multiples corps étrangers, le texte se détache du foyer familial et de son ascendance traditionnelle afin de revendiquer son auto-engendrement. Pour reprendre les propos de Deleuze, lorsque la langue fourche, « une autre langue se crée dans la langue »25. Le terme « cleave » se lirait donc également comme une forme de division cellulaire qui participe à l’auto-régénération perpétuelle du texte autotélique, qui prend tout son sens dans un roman sur la renaissance marqué par la décomposition et la recomposition des corps.
Cette autonomie du texte n’est pas sans lien avec le désir de l’auteur d’offrir une expérience dénuée de médiation conventionnelle :
Characteristic of one strand of writing […] was a neutrality of voice, an absence of authorial commentary [...]. […] I was interested in giving readers an experience devoid of conventional mediation […].
I wanted […] to depict murder, violence, and absence of human response in a way that allowed readers, if they were willing to keep their eyes open, to perceive violence not as symbolic, not as meaningful, but as a basic and irrecoverable act – using violence that overflows the boundaries of expectation, violence as a kind of deterritorialization that floods society and leaves it drowning underwater. Violence as insignificant in that it doesn’t signify anything. [...]
[…] Traditional mimetic representation has a certain safety to it – one has a sense of frame, as if standing at a distance from an object. I was interested in offering up an affective artistic object that used sound, rhythm, and other subcomponents of language as a means of rupturing that frame [...], to create a world that feels at once stark and yet stylized, in slant relation to the actual world (Altmann’s Tongue, 270-272).
La violence des corps de la diégèse s’inflige aussi au corpus : cette violence submerge le monde, noie la référence dans une déterritorialisation qui vise à saper les structures qui relient le texte à l’univers extralinguistique. Le sens s’efface et l’auteur s’absente pour laisser vivre ses lettres, comme le bois d’un édifice dont les charpentes respirent et craquent. Le cadre mimétique référentiel26 se fissure sous le poids des lettres, dont le tracé même traduit la position de l’auteur vis-à-vis de la réalité. Au seuil de son roman Dark Property, il mobilise une fois de plus les propriétés plastiques du matériau langagier en donnant à voir la façon dont son œuvre dévie de la référence extralinguistique dans le tracé oblique d’un prologue en italiques.
Le monde purement stylistique ainsi créé est mis à nu pour ne laisser apparaître que la chair des lettres et leur enfantement des mots par un constant réagencement procréateur, chant infini des possibles. Il est intéressant de noter qu’en l’espace de quatre pages, le mot « pallet » apparaît sept fois, pour n’être remplacé par « palette » que dans un contexte bien particulier (Dark Property, 78-81). Cette dernière occurrence, intimement liée aux enjeux esthétiques de l’auteur, est la seule à être associée à un infinitif en to, forme non finie, exprimant une relation prédicative non validée avec une notion de visée, qui laisse poindre l’incertitude, le flou d’un entre-deux. La langue qui s’attache à la palette en reste au stade de la confrontation aux potentialités infinies du matériau. Là où la représentation mimétique conventionnelle tenterait de circonscrire son modèle dans la description précise du moindre de ses recoins, Evenson livre des corps disloqués sens dessus dessous, qui s’évanouissent dans des amas informes, aux frontières indéfinies :
The head lolled, swung forward, the flesh atop the slit throat slupping over the flesh below. The loop of rope ticked over each rib, dragged upward into the armpits. The stiff arms lifted, as if in slow benediction.
The corpse spun down, butted its belly against the sink, the collision shaking forth a mess of black bugs from the hair. They spread about the bloodrun sink, vanished into clotter and gobbet. He washed it down. Above him, air hissed from the open throat. A lumped web of coagulum slipped from the slit, splayed itself over the shirtfront (41).
À l’image de la chair ici présentée autour de l’entaille « slit throat », le texte fonctionne par son débitage, véritable démembrement, qui permet une auto-consommation presque nourricière ou sexuelle. Le lambeau de corps comme de corpus vient engloutir celui qui suit de façon à se digérer ou à s’enfanter dans un mouvement double de dissémination-insémination. Cette gorge tranchée, au centre de la phrase et d’une structure en miroir de chair, semble se constituer comme faille matricielle où se replient et se déplient tissus, toiles et textes, dans une dissémination allitérative en /s/, /f/ et /θ/ donnant à entendre la succion des chairs et des mots, qui se gobent pour mieux revenir sous une autre forme. Il n’est fait nulle mention dans le passage de la bouche de cette tête ballotante : Evenson lui préfère gorges tranchées et « lèvres de plaie »27, voies d’accès privilégiées vers une masse sonore indéfinie antérieure aux codes langagiers enchaînés à la référence.
Ces incisions rappellent l’opération, chirurgicale s’il en est, qui selon les termes de Merleau-Ponty,
ne couperait pas [...] les liens organiques de la perception et de la chose perçue, et se donnerait au contraire pour tâche de les penser [...], d’en parler non pas selon la loi des significations de mots inhérentes au langage donné, mais par un effort, peut-être difficile, qui les emploie à exprimer, au-delà d’elles-mêmes, notre contact muet avec les choses, quand elles ne sont pas encore des choses dites28.
Pour Olivier Schefer, cette surréflexion dont parle Merleau-Ponty rompt avec la « thèse empiriste d’un langage copie visible des choses »29. Une autre relation entre mots et choses se noue à travers ce traitement figural, « purement visuel, de l’écrit et du langage articulé [qui] ne consiste pas à prendre les mots pour de simples copies du désigné, mais à y voir l’expression spécifique d’un contenu inaccessible à la signification abstraite ». Ainsi que le résume Merleau-Ponty, « une manière de faire parler les choses mêmes »30.
L’informe, le va-et-vient permanent entre composition et décomposition, touche au figural en tant qu’il laisse entrevoir un processus de devenir et non un objet fini. Schefer commente :
Ainsi le figural ne se donne pas comme l’incarnation d’une idée, mais produit la définition paradoxale d’une figure-défigurante et défigurée : pour autant que ce qu’elle donne à voir n’est pas le résultat fini d’un processus de mise en forme [...], mais l’espace ouvert au processus en œuvre, à sa dynamique et à son devenir.
La masse sonore non encore langagière devenue sang d’encre qui s’échappe de l’entaille de la gorge comme du corpus permettrait au texte de se détisser (« spun down ») et de se métisser dans la célébration d’un devenir jamais figé. Les expressions relatives à des masses compactes aux contours indéfinis se multiplient. On peut citer « mess », « clotter », « lumped » et « web of coagulum », métaphore du tissage textuel annoncée par le sylleptique « gobbet ». La polysémie de « lump », qui désigne également une grosseur sous la peau ou bien une gorge serrée, achève de nouer le devenir du texte et celui du corps : pour que la danse macabre des mots ait lieu, il faut relâcher la densité qui s’exerce sous la surface cutanée. Si l’auteur préfère symboliquement procéder à une saignée plutôt que de laisser le protagoniste cracher maux et mots de sa bouche c’est parce qu’il s’agit alors de trancher dans le vif, au moment et à l’endroit où la langue est à la fois pleine de vie et de possibilités. La masse sonore qui s’agrège dans la gorge, car encore indifférenciée et non articulée, permettrait d’atteindre la chose avant le processus de mise en forme qui la fige et la restreint dans sa relation aux codes langagiers éculés.
La fente « slit », tout autant blessure mortelle qu’orifice procréateur, est la brèche qui permet d’instaurer un jeu dans le texte, un espace de liberté et de mobilité, qui habilite les caractères langagiers à se réagencer à la moindre secousse. Les mots viennent buter les uns contre les autres dans des « collision[s] » allitératives ou des virelangues31. Sous l’effet de ces chocs et de ces distorsions, les lettres abîmées essaiment tels les insectes charognards hors de la dépouille : en témoignent les différents exemples de recombinaisons langagières, tel que ce « hair » qui perd son <h>, emporté par une horde d’insectes vers « hissed », pour que l’« air » puisse être sifflé depuis l’entaille. Les couples larvaires de « butted […] belly » se changent en « black bugs » avant de « disparaître » dans « clotter and gobbet ». Les phonèmes de ces trois expressions se déplacent par ailleurs progressivement vers l’arrière de la bouche, comme si la langue se repliait peu à peu sur elle-même. La « bénédiction » prend alors tout son sens en tant que « bonne diction », pure diction, objet d’une langue intransitive qui semble se replier sur elle-même et s’engendrer par ses propres moyens. Le mot « slip », par exemple, revendique dans l’expression « slipped from the slit » sa provenance textuelle de « slit », avant d’être victime à son tour d’une nouvelle entaille sous les traits d’une virgule, qui instaure un nouvel espace de jeu le faisant glisser vers « splay ». On pourrait lire dans ce dernier, descendant de « display », la volonté d’une œuvre joueuse de se déplier pour s’offrir au regard en tant que texte en devenir et non simple représentation mimétique. Elle montre ses entrailles reproductrices par des entailles, stigmates de la pratique sylleptique d’un auteur qui fend sa langue comme les gorges pour raviver son matériau.
Même la lettre, le plus petit dénominateur commun du texte, renferme sous son tracé une multitude de devenirs. Il suffit pour les mettre au jour de la mutiler :
“Care to dig him up?” Kline said.
“I do,” said Eckels.
He took up a spade, mutilated the X.
“Onward, eager Eckels, onward,” said Kline. […]
“There’s nobody here,” said Eckels.
He turned, caught the blade of Kline’s spade just above the ear. […] He stumbled into the hole […]. The scars split down, made way for an upsurge of bloody bone. The body beneath loosened, collapsed. […] The hole flooded, and the faces underneath (89-90).
La lettre X, dont la matérialité est soulignée lors de son apparition en tant qu’entaille sur le sol, constitue le centre de gravité qui va définir les basculements du texte, et ce littéralement puisque Kline fait croire à Eckels que le X cache une tombe, « the grave » (88), qu’Eckels creusera avant d’y chuter. Le caractère typographique asémantisé incarne le pré-texte d’où se diffracte et se développe le corpus, ainsi que le suggère son tracé en étoile. En effet, sa symétrie parfaite engendre le chiasme « Onward, eager Eckels, onward », qui annonce l’emprisonnement dans le trou et l’étouffement de la noyade qui suit. L’explosion matérialisée dans le tracé du X et traduite dans son démembrement en <w> dans la phrase suivante laisse entrevoir les coutures qui sautent sous les coups de bêche, la même que celle qui sert à « mutiler » la lettre. Ouvrir le X en <w> dans la répétition de « onward » a libéré les potentialités de la lettre effondrée et impulsé le mouvement qui conduit texte et personnage à leur chute. Le X représente l’inconnue mathématique, celle dont la référence est absente, la marque qui cache le vide, le trou qui engendre le texte. Mais c’est également l’intersection des tracés, la rencontre des potentialités séminales : « eager Eckels » aurait bien fait de prendre garde aux croisements sémantiques que l’étymologie lui réserve. « Eager », comme le X, est la marque de surface trompeuse dans son apparente simplicité. La référence immédiatement accessible dissimule l’instabilité langagière et se referme en un piège mortel : l’impétuosité, l’intensité des désirs d’« eager Eckels » détourne son attention de l’entrecroisement de signifiés anciens ressuscités mais maintenus enfouis qu’il rejoint tragiquement au fond du trou32. Personnage au goût particulièrement prononcé pour la défiguration, Kline, autrement dit K-line, incarne cette symétrie tordue, cette torsion du tracé qui permet au texte de s’auto-générer par la mutilation nécessaire des corps référentiels et des lettres charnelles.
Brian Evenson reconnaît bien volontiers la place paradoxale occupée par mutilations et amputations dans son œuvre, restitution palpable de la présence d’une absence. Le moignon, membre fantôme revenant dans la douleur, rend compte du lien lancinant insécable entre le mot et son double extralinguistique. Puisque la référence ne saurait être tranchée une bonne fois pour toutes, il s’agit pour la langue de fourcher jusqu’à l’écarteler, tant spatialement que temporellement, à travers corps étrangers, néologismes et archaïsmes notamment. La chair des mots est pillée pour mettre au jour de multiples strates polysémiques, puis pilée pour en extraire un pigment sanguinolent, dont la référence est barbouillée, brouillée, estompée, comme le rappelle l’utilisation du polysémique « stump ».
La violente intrusion d’une palette au contact de la langue donne l’occasion de la dépeindre : la représentation mimétique traditionnelle est défigurée au profit de la trace d’un geste en mouvement, gravée sur la page à travers les fautes et les failles d’une langue qui fourche. Un sang d’encre coule de ces multiples entailles : dans un mouvement d’affaissement symptomatique du post-lapsaire, il entraîne les particules de la matière langagière en taches et bavures qui reconfigurent des compositions en constante décomposition, à l’image de ces peintures pariétales ternies. De fait, en fusionnant le palais et la palette, en faisant adhérer la langue orale à la palette visuelle, Evenson concentre le regard sur les parois de la bouche, c’est-à-dire sur la dimension autotélique d’un corpus qui revendique une sensualité multiple à même de l’engendrer charnellement. Le néologisme « Windeye », qui donne son nom à une nouvelle et à un recueil, laisse entendre à travers la paronomase avec « windpipe » les liens retissés entre la vue et le son. Lorsque la grand-mère du protagoniste y déclare « It is important to know that a window can be instead a windeye » (4), elle met en évidence une radicale instabilité langagière, stimulée par le goût des mots. Cette fenêtre devenue « Ventoeil » qui aspire tout ce qui passe à sa portée se révèle dangereux œil du cyclone instaurant un mouvement tournoyant et vertigineux qui contribue à nier toute stabilité référentielle. Si cette vitre qui ne donne sur rien se fait miroir, elle ne reflète que les entrailles, le système reproducteur du texte dont la lettre contient le devenir.
À l’image de ces corps disloqués obscènes qui ne renvoient pas à un hors champ mais à un refus de représentation ou de figuration, le corpus informe fait chair se contorsionne jusqu’à s’auto-générer par fission et fusion. La langue qui tente de se détacher de son double extralinguistique en s’unissant à une palette se fend d’un tableau obscurci, une croûte régénératrice. Des corps défaits réduits en poussière il ne reste qu’un décor désertique d’où s’échappe un ps, « post scriptum » comme une bouteille à la mer, rêve qu’au-delà de l’expérience sensible du devenir d’un texte il n’y ait rien.
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1 Stendhal, Le Rouge et le Noir, 232.
2 La mimesis aristotélicienne implique que la production artistique, en tant qu’imitation, est jugée à l’aune de sa fidélité à un modèle préexistant. Dans une conception mimétique de la littérature, cette subordination de l’objet d’art à la référence exclusive qu’il vient représenter se reflète également dans le statut du matériau langagier plastique utilisé, le signifiant, considéré comme un simple moyen de renvoyer à une entité conceptuelle, le signifié, ou extralinguistique, le référent.
3 B. Evenson, « Windeye », Windeye.
4 Robert Steiner cité par Marc Chénetier dans Au-Delà du Soupçon : la nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, 100.
5 Interview en ligne du 23 mai 2016 par Michael Deagler dans Hobart.
6 “Why is there blood on the side of the sink?” she asked.
“That’s not blood,” he lied. […]
“What, then?” she said.
“Shut up about the blood,” Kline said.
“It is blood?” she wanted to know.
Kline shrugged. […]
“It is yours?” she asked. […]
“The blood?” he asked.
“This place,” she said.
“Shut up about this place,” he said. […]
“Whose is it?” she said. “This place.”
“A corpse’s” he said.
“A corpse?” she said.
He raised a finger to his lips. “He can hear you,” he said (Dark Property, 42-43).
7 A. L. Schulte Nordholt, Maurice Blanchot : l’écriture comme expérience du dehors.
8 Interview en ligne de 2017 par Patrick Cline dans Sonora Review : « I think of myself as a Westerner, and think a lot of the laconic attitudes of the characters in the stories come pretty directly from that [...]. And the landscape that’s closest to my soul is the desert landscape of the West ».
9 Les blancs du texte contribuent à une impression de dispersion dans un espace lacunaire.
10 Evenson avoue dans un échange de courriels : « I use Scandinavian and Germanic character names in my work throughout – […] I like those names in that they sound foreign or wrong or out of place, and in some cases, not quite name-like, like a foreign word whose meaning one doesn’t know […]. That for me is part of a process of defamiliarization of the language and of writing in English as if it were a foreign tongue (c.f. Deleuze) that I see as important to my aesthetic in general ».
11 Interview en ligne par Geoffrey H. Goodwin dans Bookslut : « More than a decade ago, I did a degree in 18th century literature and read a lot of obscure 18th and 17th century texts. I started making lists of words that had fallen out of the language, and then began wondering about why the words had died. And then I started thinking, too, about how those words might mutate or adapt to other usages. [...] For me, it was a way of trying to resurrect these dead, really intriguing words, and the story of the novella, which involves a resurrection cult and a very permeable line between life and death, sprang from that ».
12 Citons par exemple « She examined her foot, prodded the pucker of flesh rimming the absent toe » (Dark Property, 42) ou « The body had been penetrated with holes » (Dark Property, 93).
13 Evenson confie dans la postface à Altmann’s Tongue : « Indeed, ultimately I was less interested in depicting violence than I was in wanting readers to apprehend a sensation […]. I wanted to move the reader away from seeing something mimetically depicted, toward feeling […], to draw the reader into a situation in which sensation outweighs mimesis » (271-272).
14 L. Gerbier, « Le Trait et la lettre : apologie subjective du lettrage manuel ».
15 Isabelle Alfandary explique dans Le Risque de la lettre : « L’agrammaticalisme est le fait de la lettre, effet de la lettre – gramma – , de sa déclinaison, sa chute, sa répétition ou sa permutation. La lettre est ce par quoi la langue déraille et fourche » (113).
16 Sont mises en avant désormais les propriétés physiques du matériau langagier et non la référence à laquelle il est censé renvoyer dans une perspective mimétique.
17 On notera l’omniprésence de l’aspect inaccompli associé à « -ing » dans le passage.
18 « Through the slits in the shutters, he could see narrow rectangles of floor but little more » (170).
19 Dans la citation, « A strange bulbous shape dominated one wall, beneath it a figure that seemed human but not human » (172), la syntaxe elle-même s’entaille et demeure ouverte à de multiples interprétations : la figure peut paraître humaine mais ne pas l’être, ou bien la portée de « seem » peut être étendue à « human but not human », la forme étant composée puis décomposée dans un même mouvement.
20 Brian Evenson commente au sujet de ces deux nouvelles : « [I]t may well be more interesting when there’s a moment of disorientation and deja vu, which I think is what’s likely to happen with the opening and closing stories of Collapse, since there are so many stories between them » (entretien mené par Michael Deagler). La désorientation du lecteur tient pour lui à la présence d’échos entre les deux nouvelles, mais surtout au nombre de pages qui les sépare. Le récit est recombiné par filtration, par frottement des lettres-coulures le long des diverses strates de nouvelles, de sorte que ce serait la qualité physique du livre dans son épaisseur même qui configurerait ou défigurerait l’expérience de lecture et la réception de la nouvelle finale.
21 Bernt décident de prendre les choses en main, geste refusé à la mère entravée par une camisole de force : « his mother, straitjacketed, was not given a choice […], Bernt decided to take matters into his own hands » (166).
22 Le matériau langagier est littéralement digéré si l’on prend en considération le double-sens de « matters » dans la citation ci-dessus.
23 L’article de Jean-Yves Pellegrin « An Eye for an Eye : Brian Evenson’s Merciless Art of Exposure » montre comment le cadre sécurisant de la mimesis est transgressé pour offrir au lecteur une expérience intensive de la surexposition : si l’aveuglement provoqué par cette « écriture blanche » lui bloque l’accès à une vision mimétique, alors ce qui s’offre désormais à lui est la matérialité de l’écriture figurale et de ses signifiants en dehors de la primauté traditionnellement accordée à la référence.
24 « [M]ute palpitations across the boiling topography » (26), où « boil » s’entend sylleptiquement à la fois comme ébullition et gonflement purulent à la surface de la peau (définitions de l’Oxford English Dictionary).
25 G. Deleuze, Critique et Clinique, 9.
26 Le flou evensonien (reposant entre autres sur la polysémie, les archaïsmes, les néologismes et les corps étrangers) implique qu’une référence stable n’est pas identifiable : la mimesis qui s’appuie sur une relation de fidélité exclusive à un modèle est ainsi mise en échec. De plus, puisque le texte a pour objet sa propre création en devenir, on ne saurait isoler une référence lui pré-existant, condition de la mimesis comme imitation. Enfin, ce n’est pas le souci d’une signification (motivée par le signifié ou la référence) mais la plasticité du matériau que constitue le signifiant (sans cesse étiré, altéré, déformé) qui induit le tissage du texte, sans rapport donc avec l’imitation d’une référence idéelle ou extralinguistique qui sous-tend le cadre mimétique.
27 L’expression « lips of the wound » est notamment utilisée dans la nouvelle « Black Bark » (A Collapse of Horses, 5).
28 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, 61.
29 O. Schefer, « Qu’est-ce que le figural ? ».
30 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, 167.
31 On peut citer « swung forward, the flesh atop the slit throat slupping over the flesh below » ou « slipped from the slit, splayed itself over the shirtfront » par exemple.
32 Parmi les sens archaïques de « eager », on trouve « douleur extrême », « métal cassant » ou « instrument tranchant » dans l’Oxford English Dictionary.