Ce signe qui met fin au monde : linguistique générale et suspension du référent

Isabelle Alfandary

Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

  1. Dans les premières pages du Cours de linguistique générale, Saussure décrit « l’acte individuel qui permet de reconstituer le circuit de la parole »1. Dans le schéma qui suit et dans lequel deux personnes se parlent, « le point de départ du circuit est dans le cerveau de l’une » : « Supposons qu’un concept donné déclenche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c’est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d’un procès physiologique »2 : entre audition et phonation, concepts et images acoustiques s’échangent. L’idéation qui a lieu entre les individus passe par les signes qu’ils échangent dans les actes de parole : elle constitue un circuit. La réalité extra-linguistique dont ils s’entretiennent n’a nul besoin d’être visible, ni à portée de main : elle est impliquée dans le procès complexe du signe. Ainsi que je voudrais tenter de le montrer dans ce qui suit, le référent se trouve largement mis entre parenthèses, relégué à une place relativement marginale, sous l’effet de la théorie saussurienne du signe et de son circuit.

  2. Très tôt dans le Cours Saussure revient sur la distinction classique entre les mots et les choses pour la critiquer, voire la disqualifier : 

Il est à remarquer que nous avons défini des choses et non des mots ; les distinctions établies n’ont donc rien à redouter de termes ambigus qui ne se recouvrent pas d’une langue à l’autre. Ainsi en allemand Sprache veut dire « langue » et « langage » ; Rede correspond à peu près à « parole », mais y ajoute le sens spécial de « discours ». En latin sermo signifie plutôt « langage » et « parole », tandis que lingua désigne la langue, et ainsi de suite. Aucun mot ne correspond exactement à l’une des notions précisées plus haut ; c’est pourquoi toute définition faite à propos d’un mot est vaine ; c’est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses.3

Linguistique générale : redéfinition du rapport entre le langage et le monde

  1. La distinction que reprend Ferdinand de Saussure entre les mots et les choses est tout à fait capitale ; sa critique du mot ne l’est pas moins. Le concept de signe sonne en effet le glas de la catégorie de mot : la linguistique qu’il fonde prive le mot de toute pertinence épistémologique, de toute valeur heuristique. Ce que reprend et repense à de nouveaux frais Saussure est rien de moins qu’un nouveau rapport entre le langage et le monde.

  2. La linguistique générale qu’introduit le Cours éponyme a pour visée d’interrompre la corrélation entre les mots et les choses, de suspendre leurs rapports supposés naturels. Elle entend étudier la langue de manière intrinsèque et la redéfinit pour ce faire d’une manière nouvelle et singulière. En prenant la langue pour objet, la linguistique met le monde extra-linguistique entre parenthèses. Le statut et la place du référent s’en trouvent irrémédiablement affectés et modifiés. Le geste saussurien relève d’une époché au sens où l’entendait la phénoménologie husserlienne d’ailleurs contemporaine : le Cours réalise de facto la mise entre parenthèses de la thèse naturelle du monde, ce que les philosophes définissent comme la croyance en l’existence d’une réalité extérieure. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl décrit le premier pas de sa méthode en ces termes : « Il faudra qu’à ce stade du début l’existence du monde soit mise en suspens »4. Saussure n’est pas philosophe : sa méthode ne repose ni sur le doute hyperbolique, ni sur la réduction phénoménologique. Il n’en reste pas moins que son geste fondateur d’une science nouvelle nécessite une définition et une délimitation radicale de son objet : la langue. Pour ce faire, Saussure la circonscrit à un espace qu’il qualifie de « psychique ».

  3. Le linguiste a parfaitement conscience des implications du geste par lequel la linguistique générale est fondée :

Notre définition de la langue suppose que nous en écartons tout ce qui est étranger à son organisme, à son système, en un mot tout ce qu’on désigne par le terme de « linguistique externe ». Cette linguistique-là s’occupe pourtant de choses importantes, et c’est surtout à elles que l’on pense quand on aborde l’étude du langage.5

Ces « choses importantes » qu’il énumère au sujet de la langue sont les éléments qui inscrivent la langue dans la réalité humaine, sociale, politique ou géographique : il s’agit des relations existant entre l’histoire de la langue « et celle d’une race ou d’une civilisation »6, celles qui lient la langue à l’histoire politique, le rapport entre la langue et « les institutions de toute sorte »7, enfin l’extension géographique de la langue et son fractionnement dialectal. Ces données qui relèvent pour Saussure de la linguistique externe sont également appelées « Realia »8. Contre un jugement répandu, Saussure soutient – c’est là le geste radical par lequel s’inaugure la science qu’il fonde – qu’il est possible de séparer l’étude de la langue d’aspects relevant de la linguistique externe. La linguistique interne qu’il introduit commence par un geste de réduction phénoménologique : celui d’une mise entre parenthèses des dites « Realia ». Cependant à la différence de la méthode husserlienne évoquée plus haut, la suspension n’a rien de provisoire. Elle exclut tout ce qui n’entre pas dans le domaine de définition de la nouvelle science linguistique. Que sont donc que ces « Realia » ? Des aspects extra-linguistiques, désignés par Saussure comme « facteurs externes »9. La linguistique saussurienne commence donc par poser le principe intangible du caractère intrinsèque de la langue : « la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre »10.

  1. Le monde des choses, des « Realia », des réalités extra-linguistiques, qui sont autant de corrélats, de référents, disparaissent de facto sous l’effet de la conception de la langue comme système. Juste avant de définir le signe linguistique dans le chapitre I des « Principes généraux », Saussure revient pour la critiquer sur la représentation de la langue comme nomenclature : « Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe essentiel, est une nomenclature, c’est-à-dire une liste de termes correspondant à autant de choses »11. Cette critique fait écho à celle antérieurement formulée et qui portait sur le rapport entre mots et choses. Le problème d’une telle conception selon Saussure est qu’« [E]lle suppose des idées toutes faites préexistant aux mots »12. Or pour Saussure, les idées ne sont pas avant la langue, ni hors d’elle. La langue est l’élément de l’idéation.

  2. L’idée de nomenclature suppose également un système de correspondances unissant les mots aux choses : la langue serait un simple dictionnaire servant à nommer les étants. L’objet de la science n’est pas de réaliser un quelconque inventaire des mots et des choses : le linguiste n’a rien du nomenclator romain, cet esclave qui clamait les noms des plats d'un banquet ou annonçait les noms et titres des convives. Pour Saussure, langue et parole sont, sinon auto-suffisantes, du moins intransitives. La langue est un système, la parole un circuit : « On a vu à propos du circuit de la parole, que les termes impliqués dans le signe linguistique sont tous deux psychiques et sont unis dans notre cerveau par le lien de l’association »13. La réalité extra-linguistique est certes postulée mais pas d’abord impliquée dans le circuit ainsi décrit. L’« association » entre les termes « tous deux psychiques », le signifiant et le signifié, le concept et l’image acoustique, s’ils supposent l’existence d’une réalité extra-linguistique – l’arbre du célèbre schéma du signe –, n’y renvoient pas primordialement. La clôture de la langue comme système, la circularité que suppose tout acte de parole ne réservent guère de place à la réalité extra-linguistique, autrement dit au référent. Que cette réalité extra-linguistique existe ou non ne change d’ailleurs rien à l’économie du rapport entre langue et parole. Que les signes portent sur des réalités extra-linguistiques empiriques ou de pures idéalités est parfaitement indifférent à la conception interne de la langue. Dans la linguistique saussurienne, la dénotation, même si elle impliquée par le système du signe, n’est pas posée comme première. Ce qu’éclaire le signe est le fonctionnement de la représentation par et dans la langue, reléguant le référent postulé comme donné à un statut annexe. Le référent – l’arbre réel que l’on trouve dans le pré ou sur la page du livre imprimé – n’a de réalité qu’en tant qu’il est réalisé dans le schème psychique du signe dans l’entrelacs entre signifié et signifiant. Le concept lui-même que l’on peut identifier au représenté – autrement appelé signifié – n’est cependant pas le référent.

  3. Ainsi que l’établit Saussure : « Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique »14. Le signe met un terme au rapport entre les mots et les choses : il reconfigure la représentation en l’instituant dans l’ordre de la langue – et la subordonnant à cet ordre. Le monde des choses – et non celui des signes auquel ouvre la linguistique générale – ne relève pas d’une réalité irréductible et primitive qui préexisterait à la langue comme système. La réalité est, pour Saussure, linguistique dans la mesure où elle est psychique. Le linguiste tient les rapports « consacrés par la langue » comme donateurs de réalité : « Que nous cherchions le sens du mot latin arbor ou le mot par lequel le latin désigne le concept « arbre », il est clair que seuls les rapprochements consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité, et nous écartons n’importe quel autre qu’on pourrait imaginer »15. La réalité résulte pour le locuteur de la nature psychique du signe, du rapport entre « l’empreinte psychique »16 de l’image acoustique et le concept, et non pas de la chose même. – cette « chose » n’existant à proprement parler pas dans la mesure où elle est tout entière médiée par la langue.

  4. Il faudrait toutefois se garder d’extrapoler à l’ordre de la langue tout entier le principe de réalité psychique qui s’impose au locuteur et qui vient d’être décrit : la langue n’est pas selon Saussure de nature idéelle, ni même psychique. Le linguiste la conçoit comme un fait social. Il va jusqu’à soutenir : « il faut une masse parlante pour qu’il y ait une langue. A aucun moment, et contrairement à l’apparence, celle-ci n’existe en dehors du fait social, parce qu’elle est un phénomène sémiologique. Sa nature sociale est un de ses caractères internes »17. La nuance peut paraître subtile, mais elle est capitale : si l’acte de parole est individuel, la langue implique une communauté de sujets parlants pris ensemble et non seulement individuellement. Saussure prend d’ailleurs ici le soin de distinguer entre fait historique et la réalité sociale : seule cette dernière qualifie selon lui la « masse parlante » comme caractère interne.

Enjeux et effets d'un signe sans « aucun élément intermédiaire, ni aucune opacité »

  1. Michel Foucault propose une mise en perspective intéressante quoique discrète de la linguistique générale en reconsidérant non pas tant la radicalité que la nouveauté de la conception saussurienne du signe et de sa redéfinition du rapport entre langage et monde. Dans Les Mots et les choses, il rappelle que l’idée selon laquelle le langage a pour fonction de représenter les choses n’est certes pas une idée neuve mais est une idée relativement récente, apparue au XVIIè siècle, et constitutive de ce qu’il définit comme l’épistémé de l’âge classique. La linguistique de Port-Royal est porteuse d’une conception du signe qui est celle de l’âge classique. La caractéristique de l’âge classique est de tenir le signe pour séparé du monde :

tout cela montre bien que le rapport du signe à son contenu n’est pas assuré dans l’ordre des choses elles-mêmes. Le rapport du signifiant et du signifié se loge maintenant dans un espace où nulle figure intermédiaire n’assure plus leur rencontre : il est à l’intérieur de la connaissance le lien établi entre l’idée d’une chose et l’idée d’une autre. La Logique de Port-Royal le dit : « le signe enferme deux idées, l’une de la chose qui réprésente, l’autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la première par la seconde ».18

De manière surprenante, alors que Foucault expose ici la conception du signe des philosophes de Port-Royal et souligne le passage d’une configuration ternaire héritée du stoïcisme antique à une conception binaire, il ne mentionne pas le Cours de linguistique générale. Le verbe auquel il recourt, « exciter », rappelle toutefois discrètement les termes très singuliers de l’opération du signe : « Ces deux éléments [le signifiant et le signifié] sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre »19. Plus manifeste encore sont les notions mobilisées pour qualifier « l’être du langage »20 à l’âge classique : « A partir du XVIIè siècle, la disposition des signes deviendra binaire, puisqu’on la définira avec Port-Royal, par la liaison d’un signifiant et d’un signifié »21. L’auteur des Mots et les choses ne peut ignorer que la conception binaire du signe inaugurée par Port-Royal trouve dans celle soutenue près de trois siècles plus tard par Saussure un écho incontestable ; il sait pertinemment que les termes de « signifié » et de « signifiant » dont il use sont de fabrique saussurienne. Le sens du relatif silence foucaldien sur le nom de Saussure est difficile à interpréter indépendamment de la stratégie épistémologique plus globale du projet d’ontologie historique que représente Les Mots et les choses. Il n’en reste pas moins que se trouve au passage contestée de manière certes discrète mais patente le caractère radicalement neuf de la conception saussurienne du signe. Si bien entendu les logiciens de Port-Royal ne conçoivent pas la langue comme un système autonome, leur conception du signe n’en est pas moins conforme à celle que soutient le père de la linguistique générale sans leur rendre l’hommage qui leur semble dû. « L’entité psychique à deux faces » décrite par le linguiste doit, si l’on suit Foucault, sa dualité à l’héritage de la logique de Port-Royal. C’est l’âge classique qui a réduit le nombre de termes constitutifs du système du signe pour le faire passer de trois à deux22 : « nulle figure intermédiaire n’assure plus leur rencontre ».

  1. Le signe à l’âge classique repose sur un « signifiant » qui n’a pour seule fonction que ce qu’il représente : le signifiant est « entièrement ordonné et transparent »23 ; quant au contenu il « n’est indiqué que dans une représentation qui se donne comme telle, et le signifié se loge sans résidu, ni opacité à l’intérieur de la représentation du signe »24. Dans cette configuration, le signifiant redouble et dédouble le contenu signifié. C’est la raison pour laquelle, le paradigme du signe retenu par les logiciens de Port-Royal n’est ni le mot, ni le symbole mais le dessin (carte ou tableau) qui représente ni plus ni moins que ce qu’il signifie. Plusieurs des arguments développés par la linguistique de Port-Royal se retrouvent dans la théorie saussurienne. Il est à remarquer que Saussure recourt amplement au dessin dans le chapitre consacré à la « nature du signe linguistique » pour redoubler par l’image supposément sans reste ni équivoque sa théorie du signe linguistique.

  2. Dans son analyse du système du signe à l’âge classique, Foucault va jusqu’à contester la possibilité de distinguer la signification de la représentation : la signification, en tant qu’elle implique un espace tiers, celui d’une conscience spéculative, est incompatible dans la nouvelle économie binaire du signe : « entre le signe et son contenu, il n’y a aucun élément intermédiaire ni aucune opacité »25. Cette description est en tous points conforme à celle du signe saussurien. Rappelons que le sens de l’épistémé classique peut être résumé par le célèbre adage de Boileau : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire en viennent aisément ». La représentation qu’implique le signe binaire exclut la possibilité de tout tiers, de tout intermédiaire. Foucault conclut à l’identité de la sémiologie et de l’herméneutique dans un tel cadre : le signe ne peut s’offrir à l’interprétation dans la mesure où aucun sens ne déborde ou ne fait défaut à sa représentation.

  3. En conclusion de la section consacrée à la théorie janséniste du signe, Foucault mentionne sans s’y appesantir le nom de Saussure dont il inscrit a posteriori la linguistique dans la lignée de l’épistémé de l’âge classique. Le caractère de généralité revendiquée par la linguistique saussurienne trouve au passage son explication sous la plume foucaldienne, le signe ainsi défini se revendiquant comme « l’élément général de la représentation » :

Si le signe c’est la pure liaison d’un signifiant et d’un signifié (liaison qui est arbitraire ou non, volontaire ou imposée, individuelle ou collective), de toute façon le rapport ne peut être établi que dans l’élément général de la représentation […]. Il était donc nécessaire que la théorie classique du signe se donne pour fondement et représentation philosophique une « idéologie », c’est-à-dire une analyse générale de toutes les formes de la représentation, depuis la sensation élémentaire jusqu’à l’idée abstraite et complexe. […] Il était bien nécessaire également que Saussure ait donné du signe une définition qui a pu paraître « psychologiste » (liaison d’un concept et d’une image) : c’est qu’en fait il redécouvrait là la condition classique pour penser la nature binaire du signe.26

La question que pose la linguistique saussurienne est selon Foucault celle qui déjà animait les hommes de Port-Royal : « à partir du XVIIè siècle on se demandera comment un signe peut être lié à ce qu’il signifie »27. Et Foucault de conclure sur les effets d’une telle question et de la théorie du signe qui y répond : « Mais du fait même, le langage ne sera rien de plus qu’un cas particulier de la représentation (pour les classiques) ou de la signification (pour nous). La profonde appartenance du langage et du monde se trouve défaite. Le primat de l’écriture est suspendu. Disparaît alors cette couche uniforme où s’entrecroisaient indéfiniment le vu et le lu, le visible et l’énonçable. Les choses et les mots vont se séparer »28.

Littérature générale : intransitivité du texte littéraire, polysémie du message

  1. La réduction du monde que réalise la linguistique générale par sa redéfinition de la langue et la binarité du signe n’a pas été sans effet sur les conceptions de la littérature. La possibilité même d’une théorie littéraire entendue comme science de la littérature est à rapporter à la conception de la langue comme système. L’abstraction par laquelle le critique s’autorise à traiter de la littérature générale – en la distinguant irrémédiablement de l’histoire littéraire – procède d’un geste conforme à celui de la linguistique générale. Les œuvres de la littérature peuvent se traduire dans les termes de l’opposition structurale saussurienne entre langue et parole : chaque œuvre littéraire réalise un acte de parole singulier et actualise par-là une langue donnée.

  2. Nombres des théories issues de ce qu’on appelle le structuralisme qui postulent l’intransitivité de la chose littéraire héritent de la tradition saussurienne. C’est le cas de l’analyse que livre Roland Barthes du statut de l’information dans le texte littéraire à partir d’une scène tirée d’un roman de James Bond où le personnage reçoit un coup de fil et « songe » que « les communications avec Hong Kong sont toujours aussi mauvaises et aussi difficiles à obtenir » :

La fonction du récit n’est pas de « représenter », elle est de constituer un spectacle qui nous reste encore très énigmatique, mais qui ne saurait être d’ordre mimétique ; la réalité d’une séquence n’est pas la suite naturelle des actions qui la composent, mais dans la logique qui s’y expose, s’y risque et s’y satisfait. […] Le récit ne fait pas voir, il n’imite pas ; la passion qui peut nous enflammer à la lecture d’un roman n’est pas celle d’une « vision »  (en fait nous ne « voyons » rien), c’est celle du sens, c’est-à-dire d’une ordre supérieur de la relation, qui possède, lui aussi, ses émotions, ses espoirs, ses menaces, ses triomphes : « ce qui se passe » dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien ; “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée. Bien qu’on n’en sache guère plus sur l’origine du récit que sur celle du langage, on peut raisonnablement avancer que le récit est contemporain du monologue, création, semble-t-il postérieure à celle du dialogue ; en tous cas, sans vouloir forcer l’hypothèse phylogénétique, il peut être significatif que ce soit au même moment (vers l’âge de trois ans) que le petit de l’homme « invente » à la fois la phrase, le récit et l’Œdipe.29

Outre que Barthes rappelle que « la linguistique s’arrête à la phrase »30, là précisément où commencent le discours et l’une de ses modalités qu’est le récit, sa critique de la thèse référentielle est suivie d’un argument conforme à la linguistique saussurienne et à la réduction qui l’accompagne : « « ce qui arrive », c’est le langage tout seul ». Barthes affirme « une identité entre le langage et la littérature »31 qu’il déduit de l’hypothèse homologique entre récit et langage et conclut par cette autre hypothèse, qualifiée – non sans un clin d’œil à l’inventeur de la fable infantile œdipienne – de « phylogénétique » : celle qui fait du jeune enfant un locuteur, un conteur et sans doute un affabulateur. La référence à la méthode et à l’ambition épistémologiques saussuriennes sont d’ailleurs tout à fait explicites : « Devant l’infini des récits, la multiplicité des points de vue auxquels on peut en parler (historique, psychologique, sociologique, ethnologique, esthétique, etc.) l’analyste se trouve à peu près dans la même situation que Saussure, placé devant l’hétéroclite du langage et cherchant à dégager de l’anarchie apparente des messages un principe de classement et un foyer de description »32. La conception intransitive de la littérature prend appui sur la linguistique générale et sa dévaluation du référent extra-linguistique consécutive à la conception de la langue comme réalité psychique.

  1. Dans le chapitre des Essais de linguistique générale intitulé « Linguistique et poétique », Roman Jakobson reconnait que « la visée du référent, l’orientation vers le CONTEXTE – bref la fonction dite « dénotative », « cognitive », REFERENTIELLE – est la tâche dominante de nombreux messages »33,  il note presqu’aussitôt qu’il n’est cependant pas possible de limiter l’information elle-même véhiculée par le langage à la seule information34. Les autres fonctions concourent toujours déjà à « colorer » l’information, à empiéter sur sa supposée souveraineté. La fonction référentielle n’est pas seule parce qu’elle n’est pas isolable, ni subsumable dans le discours. Elle est toujours déjà prise dans une gangue formée par les autres fonctions du langage. Sous la plume du linguiste structuraliste qu’est Jakobson le statut d’autonomie de l’information – autre nom de la réalité extra-linguistique – est d’emblée contestée. Les fonctions qu’il distingue peuvent d’ailleurs être interprétées à la lumière de la contestation non pas tant d’un ordre propre ou séparé pour la réalité que de la possibilité d’une expression de la réalité comme telle dans le langage. Pour illustrer sa thèse, Jakobson rappelle l’anecdote que lui avait rapportée un comédien ayant travaillé sous la direction du metteur en scène russe Stanislawksi : ce dernier lui avait demandé à titre d’exercice de prononcer le syntagme « ce soir » en tirant « quarante messages différents »35.

  2. L’analyse de la fonction poétique par Jakobson intéresse de près le rapport des mots et des choses et achève de mettre fin au rêve de correspondance entre réalité et langage et de référentialité paisible. Si elle concerne au premier chef le genre « poésie », la fonction poétique note Jakobson ne lui est pas réservée. Cette fonction qui est la dernière à être décrite est loin de n’être qu’ornementale : le linguiste constate qu’elle apporte une preuve non négligeable de la séparation entre les mots et les choses : « Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets »36. La fonction poétique vient consommer le divorce entre la langue et le monde dont tout acte de parole est porteur. La fonction référentielle existe incontestablement mais elle est une fonction parmi six, combinable et non discriminante dans la hiérarchie des fonctions. Si Jakobson tient la fonction poétique pour une fonction capitale, sinon la fonction cardinale, c’est parce qu’elle vient éclairer l’un « des problèmes généraux du langage »37 : le rapport entre parole et référent.

  3. Jakobson note certes que la poésie épique « centrée sur la troisième personne, met à contribution la fonction référentielle »38. La suspension de la catégorie du référent ne concerne cependant pas un genre littéraire particulier : la place du référent, dans le roman ou la poésie, si elle ne disparait pas, se trouve largement marginalisée par la critique structuraliste sous l’effet des prémisses de la linguistique saussurienne. Un roman réaliste procède d’une auto-référentialité comparable à celle qui préside à un poème moderniste : le statut référentiel de la réalité de la condition ouvrière dans Sister Carrie de Theodor Dreiser ne diffère pas ontologiquement de celui des conséquences fatales de la Première Guerre Mondiale dans le poème The Waste Land de T.S. Eliot.

  4. La quasi-disparition du référent dans certaines œuvres littéraires modernistes, Tender Buttons de Gertrude Stein ou Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet a certes pu être influencée par les théories linguistiques et littéraires post-saussuriennes. L’intransitivité de la littérature que constate les théories structuralistes ne concerne cependant pas que les œuvres les plus contemporaines, ne date pas du XXè siècle. La référence au monde n’est bien entendu pas absente de œuvres littéraires qui font plus que planter mimétiquement le décor, mais entretiennent le lecteur du monde comme il va. Les structuralistes ne contestent pas ce fait d’évidence mais interrogent le statut – voire le devenir – tout à fait singulier de la « réalité » tout sauf simplement dénotative dans le contexte du texte littéraire. La littérature en tant qu’œuvre de langage disqualifie la thèse d’une existence neutre et indépendante du monde, complique la donne de tout énoncé, rend équivoque tout discours thétique –tout discours sur. L’objet, la chose, le référent en tant qu’il est articulé dans la langue et intercepté par l’espace du texte perd son autonomie et son univocité. Il ne vaut plus pour lui-même mais s’avère toujours déjà pris dans l’écheveau indémêlable du langage, par les interférences et les effets de structure du texte.

  5. N’en déplaise à Marcel Gauchet qui juge dans La Condition historique39 que la critique structuraliste a commis l’erreur d’appliquer à la littérature les conclusions auxquelles la linguistique avait abouti au risque de produire une représentation caricaturale de l’œuvre littéraire repliée sur elle-même, la possibilité, sinon l’identité qu’affirme Roland Barthes entre langue et littérature, est bien inscrite au cœur de la linguistique saussurienne elle-même. Il est difficile de considérer la thèse barthésienne selon laquelle « le récit est une grande phrase et la littérature une sorte de langage »40, comme la résume assez justement pour la critiquer Ioana Vultur, comme une extrapolation injustifiée ou excessive. La théorie du signe est porteuse d’une radicalité difficilement négociable et d’un éloignement du monde sur lequel on ne revient pas si simplement.

  6. Les principes de la linguistique générale qui ont révolutionné la linguistique moderne et ont fourni au structuralisme son schème ont légitimement appelé des développements sur le plan de ces œuvres de langage que sont les œuvres littéraires. De ce point de vue, la thèse de l’auto-référentialité de la littérature que soutiennent Jakobson et Barthes, lecteurs de Saussure, participe non d’un dogme mais d’une théorie. Ces théoriciens ont pris appui sur la linguistique générale pour fonder une littérature générale et ainsi rendre compte du fonctionnement du texte littéraire qui interroge tant sur le plan sémiotique qu’anthropologique. Cette conception de la chose littéraire ne fait pas l’unanimité de la critique : elle a pu être contestée pour son excès d’immanentisme comme l’a fait par exemple Paul Ricœur41 qui envisage quant à lui la littérature comme discours sur le monde et communication entre les instances que sont l’auteur, le texte et le lecteur.

  7. Quiconque entend réhabiliter le statut du référent, la place de la réalité extra-linguistique dans l’œuvre littéraire, la relation de représentation entre les mots et les choses, revient de facto sur la théorie « psychologiste », comme l’appelle Michel Foucault, au fondement de la linguistique saussurienne. Saussure lui-même mettait déjà en garde ses auditeurs contre l’idée « que le lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple »42. Il ne faudrait pas non plus exagérer la condition d’autonomie dans lequel le texte littéraire se tient par rapport au monde. Le texte n’est pas autarcique, mais sa logique est foncièrement centripète et appropriante. Le référent n’est pas annulé, mais il est suspendu et ce dans tous les sens du terme – mis en suspens, suspendu à l’usage du texte et du contexte –, mis en jeu dans et par la structure textuelle.

  8. Le fait que la littérature ait une visée auto-réflexive peut être jugé comme scandaleux : cette intransitivité n’est cependant pas de pure complaisance. Michel Foucault la tient pour une archive de l’« [i]mmense réorganisation de la culture dont l’âge classique a été la première étape » , celle de l’ « être du langage » :

Cet être, il n’y a plus rien dans notre savoir, ni dans notre réflexion pour nous en rappeler maintenant le souvenir. Plus rien, sauf peut-être la littérature – et encore de manière plus allusive et diagonale que directe. On peut dire en un sens que la « littérature », telle qu’elle s’est constituée et s’est désignée comme telle au seuil de l’âge moderne, manifeste la réapparition, là où on ne l’attendait pas, de l’être vif du langage.43

Œuvres citées

Barthes, Roland. « Introduction à l’analyse structurale des récits ». Communications 8 (1966) : 1-27.

Foucault, Michel. Les Mots et les choses. Paris : Seuil, 1966.

Gauchet, Marcel. La Condition historique. Paris : Stock, 2003.

Husserl, Edmund. Méditations cartésiennes. Trad. G. Peiffer et E. Lévinas. Paris : Vrin, 1966

Jakobson, Roman. Essais de linguistique générale. Paris : Editions de Minuit, 1963.

Ricœur, Paul. « Le Récit de fiction ». La Narrativité. Dominique Tiffeneau (éd.). Paris : Editions du CNRS, 1980.

Saussure, Ferdinand. Cours de linguistique générale. Genève : Arbre d’Or, 2005

Vultur, Ioana. « La Communication littéraire selon Paul Ricœur ». Poétique 2011/ 2 (166) : 241-249.


1 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 17.

2 Ibid., 18.

3 Ibid., 20.

4 E. Husserl, Méditations cartésiennes, 3.

5 Ibid., 27.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid., 28.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid., 73.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Ibid., 74.

16 Ibid., 73.

17 Ibid., 85.

18 M. Foucault, Les Mots et les choses, 77. Nous soulignons.

19 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 74.

20 M. Foucault, Les Mots et les choses, 57.

21 Ibid.

22 « Depuis le stoïcisme le système des signes dans le monde occidental avait été ternaire, puisqu’on y reconnaissait le signifiant, le signifié et la « conjoncture » (ibid.).

23 Ibid., 78.

24 Ibid.

25 Ibid., 80.

26 Ibid., 81. Nous soulignons.

27 Ibid., 58.

28 Ibid., 58.

29 R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications 8, 26-27. Nous soulignons.

30 Ibid., 3.

31 Ibid., 4.

32 Ibid., 1-2.

33 R. Jakobson, Essais de linguistique générale, 215.

34 « Si l’on analyse le langage du point de vue de l’information qu’il véhicule, on n’a pas le droit de restreindre l’information à l’aspect cognitif du langage » (ibid.)

35 Ibid., 216.

36 Ibid., 218.

37 « Cette fonction ne peut être étudiée avec profit si on perd de vue les problèmes généraux du langage », ibid., 218.

38 Ibid, 219.

39 « Le texte ne parle que de lui-même, la littérature ne parle que d’elle-même sous couvert de récits et d’évocation pseudo-réalistes – ce que la littérature d’avant-garde contemporaine, qui le sait, vise, elle délibérément » (M. Gauchet, La Condition historique,  45).

40 I. Vultur, « La Communication littéraire selon Paul Ricœur », Poétique 2011/ 2 (166), 241.

41 P. Ricœur, « Le Récit de fiction », 27.

42 Ibid., 73.

43 Les Mots et les choses, op. cit., 58.