Qui est le subalterne de l’histoire indienne ? ou comment le personnage participe d’une relecture historiographique dans The Glass Palace (2000) d’Amitav Ghosh

Cabaret Florence

Université de Rouen / ERIAC (EA 4307)

    1. Si l’histoire de l’indépendance de l’Inde est souvent évoquée, de manière fictionnelle et non-fictionnelle, à travers l’engagement de personnalités qui semblent incarner à elles seules « l’âme indienne » (Gandhi en serait le meilleur exemple), il est des personnages plus secondaires, sur lesquels l’historiographie et le roman reviennent néanmoins quelques cinquante ans plus tard. Tel est le cas des Indiens qui se sont engagés dans l’Indian National Army, dont les liens avec le Japon, l’Allemagne et l’Italie pendant la Seconde guerre mondiale ont été abondamment utilisés par les britanniques pour marginaliser le rôle des combattants de cette armée de libération, accusés qu’ils étaient de pactiser avec les forces de l’Axe. S’il apparaît que ces hommes ont effectivement été utilisés par le Japon qui cherchait à bouter la Grande-Bretagne hors d’Asie, la perception nationale / indienne des jugements pour trahison des anciens officiers et soldats de l’INA mis en place par les Britanniques en 1945 fut tout autre. C’est ainsi qu’au fil des ans, s’est constituée une représentation ambivalente des acteurs de ce théâtre d’opérations, utilisés dans une guerre entre plusieurs empires ainsi que dans un mouvement de libération nationale où les « traîtres » à la couronne britannique (et, donc, aux troupes de l’Indian Army engagées aux côtés des Alliés) ont cristallisé et exacerbé le sentiment nationaliste, avant et après l’Indépendance.

    1. Il s’agira ici de partir du constat que les Indiens enrôlés dans cette armée de libération ont peu intéressé les romanciers indiens écrivant en langue anglaise, alors que la lutte pour l’Indépendance et la Partition sont au cœur de plusieurs de ces romans que les pays occidentaux tendent à étiqueter comme seuls représentants de la littérature indienne. Toutefois, The Glass Palace (2000) d’Amitav Ghosh revient ostensiblement sur cette question et entreprend de modifier cette perception d’acteurs qui ont trop souvent été relégués au second plan. Je chercherai donc à comprendre ce qui peut expliquer le silence de la fiction indienne de langue anglaise sur des personnages qui, pendant longtemps, n’apparaissent que comme personnages secondaires dans des œuvres de romanciers non indiens. Je montrerai qu’un détour par la perception de cet événement par des historiens britanniques, indiens et américains a largement contribué à l’évolution de la conception de ses acteurs, débouchant ainsi sur une réévaluation de l’importance de leur rôle dans le désengagement de la Grande-Bretagne dans le sud-est de l’Asie. La formation d’historien d’Amitav Ghosh et son intérêt pour les Subaltern Studies se traduit ainsi sur la scène fictionnelle de ses romans, en particulier dans The Glass Palace, où sous-officiers et soldats indiens deviennent des protagonistes à part entière du récit. Où l’on verra qu’une fois encore, le personnage comme entité fictionnelle, ainsi que ses déclinaisons circonstancielles (du traître de seconde zone au héros de premier plan), dépendent étroitement de représentations qui existent (ou non) dans le champ des sciences humaines. Mais, en se focalisant plus particulièrement sur le personnage du « traître » potentiel, le roman d’Amitav Ghosh nous permet aussi de faire retour sur la littérature indienne de langue anglaise et d’interroger les reproches ou accusations de trahison dont elle peut parfois faire l’objet.

    1. Dans The Glass Palace, le narrateur historien fait la chronique de deux histoires familiales qui se croisent et se déroulent essentiellement en Birmanie, en Inde et en Malaisie. Cette chronique s’étend sur trois générations et couvre une période historique allant de 1885, date de l’invasion de la Birmanie par les troupes de l’armée britannique des Indes, à 1996, alors qu’Aung San Suu Kyi est assignée à résidence par la junte birmane. Jusqu’à l’indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1947, le roman met en scène le rôle qu’ont pu jouer l’Inde, certains Indiens et, surtout, l’armée britannique des Indes, ou Indian Army (IA), confrontée à la Indian National Army (INA) dans cette histoire de conquête et de résistance de la Birmanie face à l’empire britannique (voir chronologie). C’est donc dans ce réinvestissement historique que surgissent des personnages indiens quasi absents de la scène de la fiction indienne de langue anglaise. Ils sont pris entre plusieurs orientations de l’histoire indienne des années 1940 et ils doivent composer avec plusieurs types d’engagements : leur assujettissement consenti aux Britanniques quand ils s’engagent dans l’IA, leur participation active à la conquête économique et militaire entreprise par la Grande-Bretagne en Birmanie et en Malaisie mais aussi, la possibilité de rejoindre cette armée de libération de l’Inde (INA) qui verra finalement le jour en 1942 sur le sol birman, grâce au soutien des Japonais, engagés dans une seconde guerre mondiale qui les oppose aux britanniques et leur permet de relancer leurs visées impérialistes sur l’Asie. Le roman d’Amitav Ghosh consacre ainsi plus de la moitié du récit à la période des années 1930 et 1940 (du chapitre 21 au chapitre 45) et se concentre tout particulièrement sur l’histoire de deux jeunes sous-officiers et d’un soldat indiens qui se sont enrôlés dans l’armée britannique des Indes et qui, une fois en Birmanie, face à l’envahisseur japonais, vont devoir choisir entre leur allégeance au colonisateur européen et la perspective d’aller renforcer les rangs de l’INA.

    1. Si ce roman surprend, ce n’est donc pas tant par sa forme1 que par la perspective qu’il adopte sur une période historique pourtant très souvent évoquée par de nombreux romanciers indiens de langue anglaise. Dans Midnight’s Children (1981) et Shame (1983), Salman Rushdie évoque effectivement la période des années 1940 sous l’angle de l’accès à une indépendance orchestrée par Gandhi et Nehru ainsi que sous l’angle du traumatisme de la Partition entre l’Inde et le Pakistan. Il n’y est pas question de l’INA mais plutôt des tensions entre religions et partis politiques indiens, une fois que les Indiens s’emparent de leur autonomie politique. A chaque fois, ces romans ont fait le choix de s’intéresser au territoire indo-pakistanais, à la séparation officielle d’avec les Britanniques, moment symbolique et dramatique par excellence pour une littérature elle-même émergente sur la scène internationale dans les années 1980. De manière intéressante, les personnages principaux que Salman Rushdie met en scène empruntent à une tradition bien connue du roman occidental depuis Moll Flanders, qui permet de mettre au premier plan des personnages dont l’importance sociale, politique et historique est négligeable au regard du déroulement des événements marquants de l’époque décrite. Mais, dans ces deux romans de Salman Rushdie, les protagonistes se constituent dans un rapport de rivalité avec les personnages historiques qui ont présidé au destin de l’Inde et du Pakistan indépendants, cherchant à leur voler la vedette et à montrer qu’ils ont œuvré autant, voire plus qu’eux à l’émancipation de leur pays. De même qu’il était tentant d’y voir un auto-commentaire sur la fiction indienne de langue anglaise et la manière dont elle contribue à la prise en compte de l’Inde dans le jeu mondial, il est possible de lire le roman d’Amitav Ghosh dans une perspective à la fois proche et différente. En mettant l’histoire complexe de l’INA au cœur de The Glass Palace, Ghosh s’empare d’un sujet et de personnages qui, jusqu’ici, n’avaient été évoqués que par quelques rares romans occidentaux, et poursuit ainsi un travail de « writing back » dont on sait qu’il est crucial à l’entreprise de décolonisation des imaginaires et des mentalités.

    1. En effet, il apparaît que seul Paul Scott ait abordé de manière significative ce pan de l’histoire indienne. Dans une suite de quatre romans publiés de 1964 à 1974 et regroupés sous le titre Raj Quartet, Paul Scott pose la question de savoir ce que signifie être « a brown Englisman » en Inde dans les années qui précèdent l’indépendance (1942-1947). Après Kipling, Forster et Orwell, il fait partie de ces romanciers anglais qui ont proposé une vision plus critique et plus complexe des relations entre Indiens et Britanniques en Inde. Ainsi, dans son troisième roman (The Towers of Silence, 1971), il fait très explicitement référence à l’existence de la Indian National Army et aux interrogations qu’elle suscite. Mais il aborde surtout la question du point de vue des Indiens engagés dans la « bonne » Indian Army, celle de l’Armée britannique des Indes, alors qu’ils sont confrontés à des compatriotes qui ont rallié l’Indian National Army et qui combattent aux côtés des Japonais (ce pourquoi la propagande britannique les avait surnommés les JIFs : « Japanese-Indian/Inspired-Fifth-Columnists »). Il n’était donc pas question pour lui d’envisager une identification à des personnages qui seraient passés « à l’ennemi » et qui, dans The Towers of Silence, ne constituent qu’une masse évoquée en toile de fond sans qu’aucun personnage à part entière émerge de ce groupe repoussoir et indistinct2. Cependant, en 1984, la chaîne Granada Television a proposé une adaptation en quatre épisodes de la suite de Paul Scott en reprenant le titre du premier roman, The Jewel in the Crown. Cette transposition à l’écran alimentait certes la veine nostalgique des « heritage films » contre laquelle Hanif Kureishi s’est engagé en écrivant le scénario de My Beautiful Laundrette (1985) et de Sammy and Rosie Get Laid (1987). Mais elle a quand même permis d’attirer l’attention sur des personnages fictifs et historiques de l’INA, jusque là inconnus de bon nombre de téléspectateurs anglais. Subhash Chandra Bose, chef du gouvernement provisoire de l’Inde libre basé à Singapour et chef de l’armée de libération de l’Inde, qui n’était pas mentionné dans le roman de Paul Scott, fait ainsi son apparition dans la série télévisée. Toutefois, il demeure un figurant, presque qu’au même titre que les soldats de l’INA que l’on voit traverser l’écran. Mais au moins les aperçoit-on, ce qui n’était pas le cas de l’adaptation en 1957 par David Lean du roman de Pierre Boule, Le Pont de la rivière Kwaï, qui évoque la situation des camps de prisonniers en Birmanie en 1942-1943. Le film se préoccupait uniquement du sort des britanniques face aux travaux forcés que leur imposaient les Japonais, sans se soucier de l’existence des soldats et officiers indiens qui appartenaient à la même armée que les britanniques et qui subissaient des traitements et humiliations tout aussi durs.

    1. En venant combler cette lacune romanesque, The Glass Palace constitue l’acte de naissance fictionnel, mais non moins réel, de personnages indiens au destin ambivalent, auparavant relégués dans les coulisses d’une histoire et d’une littérature encore dominées par l’historiographie britannique des années 1970, qui considérait à peine l’existence de ces soldats et officiers indiens passés à l’Indian National Army, si ce n’est pour les déclarer traîtres à la couronne britannique. Dans cette entreprise de réhabilitation romanesque, Amitav Ghosh ne se livre pas pour autant à un exercice d’héroïsation de ces personnages, loin de là. Mais il les situe très clairement dans un contexte moral et historique, où le soupçon de traîtrise émane autant des officiers britanniques que des subalternes indiens (subalternes au sens original du terme, j’y reviendrai), eux-mêmes divisés sur cette question. Aussi, de manière plus classique, Amitav Ghosh revient-il à cette « trahison » fondatrice de nombreuses craintes du côté du colonisateur britannique : le soulèvement de 1857, qui a fait l’objet de plusieurs romans, tant du côté britannique que du côté indien3. Tantôt décrite comme la mutinerie des cipayes (point de vue britannique) ou comme la première guerre d’indépendance indienne (point de vue indien nationaliste), cette opposition armée à la présence britannique donna lieu à l’éviction de la Compagnie commerciale des Indes au profit du gouvernement britannique, ainsi qu’à la création de l’Indian Army, qui fédéra les armées des trois presidencies et en modifia le fonctionnement Byron Farwell 1989). Le lien entre ces deux moments de basculement militaire en Inde est signalé à plusieurs reprises dans The Glass Palace, qui tisse une filiation entre les mutins de 1857 et les déserteurs potentiels de 1942. Le roman s’ouvre ainsi sur la description du Régiment Hazara (1st Madras Pioneers), qui envahit la Birmanie en 1885, et dont le narrateur nous rappelle qu’il avait fait partie des régiments restés fidèles aux britanniques pendant la révolte de 1857 (23). Cette loyauté est un élément de fierté pour le jeune Arjun (228), qui se voit intégré dans ce régiment après avoir été formé comme « Commissioned Officer » de l’IA, faisant ainsi partie des premiers habitants du Bengal à bénéficier de cette possibilité d’accéder aux rangs des officiers au début des années 1940. A l’autre bout du roman, plusieurs conversations entre cadres et hommes de troupes indiens évoquent ce soulèvement alors que ces personnages sont en pleine jungle birmane, mis en déroute par l’armée japonaise et l’INA qu’ils sont incités à rallier (360). Nous sommes bien passés du statut de personnages oubliés, ou de simples figurants, à celui de personnages agents dans/de l’Histoire. La diversité de leurs points de vue occupe également une part centrale dans les discussions relayées par la narration, permettant ainsi de mettre en question le principe de fidélité à l’IA dont pouvait s’enorgueillir le personnage d’Arjun. En effet, ayant décidé de passer à l’INA, son ordonnance Kishan Singh lui livre une « histoire » qui expliquerait pourquoi ses ancêtres ont pris la décision d’alimenter l’armée britannique des Indes en y envoyant régulièrement leurs fils : où l’on nous raconte que les régiments les plus fidèles auraient été constitués après que les anciens auraient vu les mutins de 1857 empalés et exposés à la vue de tous sur les routes qui conduisaient à Delhi (« Are you saying that the villagers joined the army out of fear? », 371). La référence au soulèvement de 1857 est aussi le moyen d’évoquer la refonte des trois armées qui existaient jusqu’alors en Inde et les réformes successives au sein de l’IA. Des allusions précises aux nouvelles conditions de recrutement, de traitement des recrues et une volonté affichée d’indianiser les cadres de l’armée (224) visent ainsi à construire des personnages très au fait de l’administration technique de l’Inde par les britanniques et parfaitement conscients de la manière dont le colonisateur voulait empêcher que ne se reproduise un tel retournement des troupes indiennes en favorisant de nouvelles couches sociales de la population indienne, qui n’auraient donc plus d’intérêts matériels à se soulever contre les britanniques (« And of course, the Empire does everything possible to keep these soldiers in hand: only certain castes of men are recruited; they’re completely shut off from politics and the wider society; they’re given land, and their children are assured jobs. » 193). La mise en évidence de la complexité des motivations des personnages, qui ont autant à voir avec leur survie immédiate qu’avec le choix d’un engagement politique, permet ainsi au romancier d’explorer les marges de l’histoire canonique du mouvement nationaliste d’avant l’indépendance, les marges des points de vue, mais aussi les marges géographiques de l’Inde, trop souvent assimilée à l’Asie du sud-est.

    1. S’agissant des marges des points de vue, on voit aussi combien cette naissance fictionnelle de nouveaux personnages doit aux travaux d’historiens qui ont, avant le romancier, travaillé dans le sens d’une réévaluation du rôle qu’avaient pu jouer les Indiens ayant donné corps à cette INA. Amitav Ghosh évoque très directement cette influence dans les « Author’s Notes » qu’il inclut à la fin du roman : « In the five years it took me to write The Glass Palace I read hundreds of books, memoirs, travelogues, gazeteers, articles and notebooks, published and unpublished » (471). Il cite un ouvrage en particulier, dont il a pu rencontrer l’auteur : « I am deeply beholden also to Peter Ward Fay, author of The Forgotten Army, for his generosity in sharing his knowledge of the period. » (472) De fait, un autre ouvrage récent, lui aussi rédigé par un historien américain4, décentre la perspective traditionnelle d’une seconde guerre mondiale qui se déroulerait surtout en Europe pour s’intéresser à la manière dont cette guerre s’est manifestée en Asie, contribuant largement à faire chuter l’empire britannique dans cette partie du monde. Plus de cinquante après ces événements, ces points de vue américains permettent de revenir sur ce moment de bascule des équilibres mondiaux qui ont déterminé l’histoire de la deuxième moitié du XXème siècle et conditionne les « émergences » de ce début du XXIème siècle. Revenir sur des armées qui se sont élevées contre la couronne britannique est aussi, pour ces historiens, un moyen de relire un moment fondateur de l’histoire des Etats-Unis5. A l’inverse, l’historiographie britannique a longtemps défendu l’idée que l’INA n’était qu’une armée de renégats soutenue par les puissances de l’Axe (Allemands, Italiens puis Japonais) et qui risquait de faire tomber le fameux « joyau de la couronne » sous la coupe de leurs ennemis. Cette négation du rôle de l’INA (qui n’a, certes, jamais pu libérer le territoire indien) permettait d’accréditer l’idée que l’indépendance de l’Inde a été un processus contrôlé, concerté entre gentlemen britanniques et indiens, et que la fin de la guerre fut l’occasion pour la Grande-Bretagne de réaliser ce qu’elle avait prévu (et non pas de lâcher prise sur cette partie du monde du fait de son affaiblissement économique et politique).

    1. Aujourd’hui encore, on ne trouve pas de démarche de réévaluation aussi claire en Grande-Bretagne, malgré un certain nombre d’efforts en direction du grand public, essentiellement par le biais de documentaires télévisés. Mais ces efforts ne sont pas toujours dénués d’une certaine ambivalence, comme l’indique Peter Ward Fay dans son introduction, alors qu’il dresse l’état de la perception de l’INA par les britanniques6. Il commente ainsi l’orientation d’un documentaire produit en 1984 par Granada Television pour Channel 4, The War of the Springing Tiger. Celui-ci est donc réalisé peu de temps avant la diffusion de la série télévisée The Jewel in the Crown, et était d’ailleurs destiné à éclairer les spectateurs sur certains aspects de l’arrière plan historique de cette fiction. Ce fut ainsi l’occasion d’évoquer l’existence de l’INA et de Subhas Chandra Bose. Ce que le documentaire s’emploie à faire. Mais il ne peut s’empêcher de présenter Bose comme « India’s Lost Führer », ce qui oriente la traduction du mot « netaji » (« leader ») que les hommes et les femmes engagés dans l’INA utilisaient à l’époque pour désigner Bose. Le choix même de l’emblème du « tigre bondissant » est significatif : emblème de la Tiger Legion soutenu par l’Allemagne en 1941 plutôt que le rouet que l’on retrouvera ensuite sur les drapeaux de l’INA soutenue par les Japonais7. De même, les recrues de l’INA sont présentées comme des soldats trompés par leurs cadres, obligés de s’engager sous peine de torture et d’enfermement en « camp de concentration ». S’il y a bien eu plusieurs camps (« stockades ») où étaient détenus des prisonniers de l’Indian Army, s’il y a bien eu des tortures et des traitements inhumains dans ces camps, on ne peut dire pour autant que ces camps de prisonniers ont constitué la seule et unique source de recrues de l’INA8. Un autre documentaire réalisé en 2004 par Mike Thomson pour la BBC met également l’accent sur les liens secrets entre Subhas Chandra Bose et Hitler, comme l’indique assez le titre : Hitler's Secret Indian Army. Mais, là encore, peut-être ce documentaire ne distingue-t-il pas assez les tentatives de créer une Free Indian Legion en Europe (à deux reprises : avec l’Allemagne, puis l’Italie) et une INA en Asie, même s’il montre bien la dimension d’opportunisme réciproque qui a pu conduire Bose et Hitler à effectuer un tel rapprochement. Mais, proposer un documentaire qui efface le nom de Bose au profit de celui d’Hitler, c’est toujours considérer que l’histoire de l’Inde est évaluée à l’aune d’une histoire de référence qui serait celle de l’Europe. Alors que, dans les remerciements qu’il place en fin de roman, Amitav Ghosh montre bien que ses recherches ont privilégié les points de vue asiatiques sur la manière dont l’INA s’est constituée.

    1. En effet, après avoir cité dès l’ouverture les récits de l’engagement de son père et de son oncle dans l’IA face à l’INA, Amitav Ghosh fait état des nombreux témoignages qu’il a pu recueillir en Inde, en Malaisie et en Thaïlande. Ces entretiens ont visiblement nourri les passages du roman où les personnages de soldats et de sous-officiers se déterminent par rapport à une histoire indienne et asiatique, qui les oblige à se positionner face aux volontés hégémoniques du Japon, dont ils ne sont pas dupes. La fidélité à la couronne britannique est aussi l’objet de nombreux dialogues, où la conscience qu’ils ont de participer à l’entreprise coloniale britannique en venant défendre la Birmanie est aussi très présente. On retrouve ici l’attachement du romancier au mouvement des subalternistes qui, à la fin des années 1960, fut à l’origine d’un courant historiographique qui cherchait à combler les lacunes d’une historiographie coloniale britannique, mais aussi d’une historiographie indienne nationaliste, qui tendaient à privilégier les points de vues des élites au dépend des « sans voix », dont le rôle était marginalisé, voire nié, par ces « grands récits » coloniaux et nationaux. Dès The Shadow Lines (1988), Amitav Ghosh mettait en scène un jeune narrateur qui revenait sur les circonstances de la mort d’un oncle, lors d’émeutes intercommunautaires que journaux, récits officiels et autres récits avaient toujours passées sous silence. Rejoignant l’idée de Gayatri Spivak que, par définition, le subalterne ne peut être représenté, si ce n’est par le biais d’une forme d’idéalisation ou par le biais d’une fictionalisation9, ce roman permet de donner la parole à des subalternes (soldats et sous-officiers de l’IA), plus souvent décrits comme ayant fait un choix implicitement hostile aux Alliés (historiographie britannique) ou relégués au profit du sort plus héroïques des trois officiers jugés en cour martiale lors du procès de Red Fort en 1945 à Delhi (historiographie indienne). En laissant cet épisode célèbre de côté, le récit de Ghosh s’émancipe de ces deux courants historiographiques et prend le parti de ne pas mettre au centre l’histoire du Parti du Congrès puisqu’en effet, celui-ci avait apporté son soutien à la cause des trois condamnés à un moment qui lui permettait de renforcer la dénonciation de l’attitude des britanniques, alors qu’il n’avait jamais réellement soutenu les démarches de Bose et de l’INA.

    1. Ces « voyages au bout de la mémoire indienne10 » ne sont d’ailleurs pas sans poser problème à l’auteur qui, en donnant la parole à des personnages qui passent au premier plan de la narration (par le biais de dialogues, de lettres et de nombreux paragraphes en focalisation interne), s’est récemment retrouvé au cœur de controverses à la fois historiques et politiques. En effet, Ghosh a écrit The Glass Palace deux ans après la victoire en Inde du Bharatiya Jhanata Party (PJB), parti nationaliste hindou. Il s’est alors vu reprocher de contribuer à la relecture que le PJB faisait de l’indépendance en reléguant au second plan Gandhi et Nehru au profit des partisans de l’hindutva11 et d’autres opposants aux Britanniques, dont Subhas Chandra Bose et l’INA seraient l’incarnation. Ainsi, des manuels d’histoire publiés à la fin des années 1990 pour relayer cette vision du PJB furent-ils retirés de la circulation après que le Parti du Congrès a regagné la tête de l’Etat indien en 200412. Les effets de fiction ne sont donc pas toujours là où on les attend, surtout quand les romanciers interviennent sur la scène de la non-fiction et contribuent à brouiller les cartes aux yeux de certains lecteurs13. Les positions de l’écrivain, du romancier, du narrateur et du personnage sont toujours perçues comme étant éminemment interchangeables ou assimilables, ce qui contribue régulièrement à poser la question de la responsabilité de l’écrivain vis-à-vis de ses personnages, des positions et des propos qu’ils tiennent dans un roman. Que Ghosh décide de mettre en avant des personnages « belliqueux » plutôt que le combat non-violent de Gandhi relance ainsi le débat historiographique et politique :

It is sad when non-Indians cannot see Gandhi's triumph, but when Indians themselves, such as Ghosh, start to detract from his achievement, it is quite tragic. India gained its freedom non-violently. However, recently, unfortunately it had become part of the new Indian anti-Congress, and pro-BJP view to deny this. Ghosh, whether he means to or not, is implicitly agreeing that the struggle of all the genuine heroes was to no avail, which is what the English also now claim14.

    1. Neelam Maharaj reproche finalement à Amitav Ghosh d’avoir privilégié la voix de certains oubliés de l’histoire au dépend d’autres oubliés, restés fidèles à l’IA malgré les conditions de détention dans les camps japonais, et restés fidèles au transfert de pouvoir tel que Gandhi, le Parti du Congrès et les britanniques ont pu le concevoir dans les années 1940 :

The voices of these men who remained loyal to Gandhi ― or for whatever reason did not join the INA ― are now being silenced in India. There are estimates of 2000 soldiers who returned home at the end of the war, many of whom died soon after, because of diseases such as beriberi that they endured in the camps. So compared to the testimony of so few of these survivors, the proclamations of the far greater numbers who escaped the hardships of those camps are bound to be far more prevalent15.

    1. Un roman qui met sur le devant de la scène des personnages longtemps oubliés par l’histoire officielle se trouve donc partie prenante d’un débat historiographique qui connaît le pouvoir de la fiction, son rapport à « la vérité » et son aptitude à intervenir dans le champ politique dont on voudrait souvent la distinguer16.

    1. Plus généralement, ce roman participe aussi d’une relecture des zones grises de l’histoire de l’Inde, qui correspondent à des moments d’ambivalence de plusieurs personnages indiens, contribuant à l’expansion coloniale britannique en Asie pour échapper à la misère de leur vie en Inde. C’est ainsi que nous est dépeint le premier personnage principal du roman, Rajkumar, orphelin indien qui devient le riche propriétaire d’une plantation de teck dans la région de Rangoon (116) et qui accompagne ainsi le mouvement d’exploitation des ressources premières du croissant du sud-est asiatique par les britanniques. La rupture d’allégeance militaire de certains personnages subalternes de l’IA se produit donc sur fond de collusion avec l’entreprise coloniale britannique, ce que Birmans et Malaisiens ne sauraient oublier quand ils qualifient l’IA d’« armée d’occupation » (250), pas plus que les Japonais quand ils font prisonniers les soldats et sous-officiers de l’IA. Il apparaît donc que The Glass Palace met au cœur de son récit divers exemples de personnages de « traîtres », appellation dont on sait qu’elle a aussi pu servir à qualifier les romanciers indiens préférant utiliser l’anglais plutôt qu’une langue indienne pour écrire. Issus de la lignée de ceux que l’on désignait de manière péjorative comme « Macaulay’s children » parce qu’ils connaissaient mieux la culture anglo-saxone que la culture indienne17, le choix linguistique de ces romanciers indiens a provoqué de nombreux débats que l’on retrouve aussi dans d’autres pays colonisés ayant dû adopter l’anglais comme langue officielle à un moment de leur histoire18. La dernière en date a d’ailleurs opposé Amit Chuadhuri à Salman Rushdie à l’occasion de la publication de The Vintage Book of Modern Indian Literature (2001), conçu par Chaudhuri comme une réponse à l’anthologie publiée par Salman Rushdie et Elizabeth West sous le titre The Vintage Book of Indian Writing: 1947-1997. L’idée d’Amit Chaudhuri était justement de remettre en question la prééminence et la représentativité d’auteurs indiens de langue anglaise dans la sélection opérée par les éditeurs du premier Vintage Book.

    1. Dans le roman d’Amitav Ghosh, on trouve un clin d’œil de l’auteur à cette accusation récurrente de traîtrise à l’encontre des romanciers qui délaissent leur langue natale pour celle de l’ex-colonisateur. La question est abordée dans une conversation entre une militante indienne pro-Gandhi et un jeune homme d’origine indienne et birmane qui lui reproche de s’opposer aux britanniques alors qu’elle utilise leur langue. Ce à quoi Uma lui répond que de nombreux auteurs juifs écrivent en allemand à une époque où ils ne sont pas moins conscients de ce qui se passe en Allemagne (256). Mais la question de la compromission avec le colonisateur est illustrée plus directement par divers étiquetages de personnages dans le roman. Certaines de ces étiquettes sont connues, tandis que d’autres sont plus spécifiques au contexte du roman. Aussi retrouve-t-on cet autoportrait d’Arjun, présenté comme l’un des premiers officiers indiens de l’INA, qui se décrit, lui et ses compagnons, comme des « sahib » qui ont appris à danser le tango et à manger du roast beef avec une fourchette et un couteau (379). De l’imitateur qui cherche à ressembler au colonisateur, on passe à l’objet inerte et sans conscience, qui se laisse manipuler au bénéfice d’un autre. Très tôt dans le roman, ce sont les soldats indiens de l’IA qui sont ainsi qualifiés par Rajkumar, qui fait le choix de tenter sa chance économique en Birmanie ―  « They’re just tools. Without minds of their own. They count for nothing. »  (27) Cette suspicion d’une trahison inconsciente d’elle-même se retrouve dans les propos de plusieurs personnages, qui posent à leur manière la question de l’« agency » de ces soldats enrôlés aux côtés des britanniques :  « you’re not in charge of what you do; you’re a toy, a manufactured thing, a weapon in someone else’s hands. Your mind doesn’t inhabit your body. » (326) Cette accusation émane aussi d’un groupe d’Indiens appartenant à la Indian Independence League, qui accusent les soldats de l’IA de ne pas être de vrais soldats :  « they were just hired soldiers, mercenaries. (…) a mercenary’s hands obey someone else’s head; those two parts of his body have no connection with each other (…) in other words, a mercenary is a buddhu, a fool » (301). Mais l’accusation ne vient pas que de l’extérieur et hante aussi les sous-officiers indiens aux prises avec des situations qui les obligent à choisir leur camp une fois leur bataillon mis en déroute par les Japonais en Birmanie :  « It was as if I wasn’t really a human being ― just a tool, an instrument. That is what I ask myself, Arjun: In what way do I become human again? How do I connect with what I want, in my heart? » (351) Le questionnement est révélateur d’un retour à la conscience de soi par le biais de la trahison provoquée par de nombreuses interrogations sur le sens des mots qui sont utilisés pour décrire ces indiens de l’INA. Tel est le cas du sursaut de conscience provoqué par l’interpellation du terme  « klang » utilisé par les Malaisiens ( « a derogatory reference to the sounds of the chains worn by the earliest Indian workers who had been brought to Malaya », 300), ou de la discussion autour de ce que signifie avoir un bon ou un mauvais maître ( « Yaar Arjun, think of where we’ve fallen when we start talking of good masters and bad masters. What are we? Dogs? Sheep. There are no good masters and bad masters, Arjun ―in a way the better the master, the worse the condition of the slave, because it makes him forget what he is… », 378). Des interrogations sur l’indépendance et la liberté d’action du dirigeant de la première INA, le capitaine Mohun Singh, les conduisent également à se poser de semblables questions sur eux-mêmes :  « How do you know he’s not just a Japanese stooge? » (377) Où le terme de « stooge » renvoie à d’autres appellations, que l’on a pu voir surgir avec la littérature indienne de langue anglaise : que l’on songe aux « mimic men » de VS Naipaul ou au « chamcha » de Salman Rushdie. Comme le dit l’un des sous-officiers indiens de l’INA :  « The truth is that except for the color of our skin, most people in India wouldn’t even recognize us as Indians. » (379) The Glass Palace reprend donc ce personnage du traître à la culture de son pays natal pour la resituer au centre de questions militaires et d’engagement politiques cruciaux de la décennie qui précéda l’indépendance de l’Inde. D’un usage souvent ironique et humoristique de la traîtrise, Ghosh passe donc résolument à un usage sérieux, faisant écho aux questions des histoires officielles qui cherchent souvent dans un premier temps à départager les héros des traîtres, avant de devoir convenir que les situations sont plus complexes. L’ironie n’est toutefois pas totalement absente de ce roman, comme l’atteste encore ce passage où l’arrestation d’un traître qui a permis aux Japonais de franchir les lignes britanniques révèle finalement qu’il s’agit d’un Anglais, et non pas d’un Indien, comme les personnages indiens de la scène ont d’abord tendance à le croire (333). Il laisse ainsi entrevoir d’autres pans de cette histoire où asiatiques et européens se sont côtoyés, opposés ou soutenus, sans que les rôles des uns et des autres soient toujours aussi tranchés que certaines versions de ces événements pourraient le laisser accroire.

    1. Ces exemples nous permettent de voir comment Amitav Ghosh, en choisissant d’évoquer les tiraillements de personnages indiens combattant aux côtés des Britanniques, s’inscrit en contre-point d’une littérature de la nouvelle nation indienne qui a d’abord fait une part très importante à la géographie de ce continent et au traumatisme de sa Partition19. Le fait que l’INA ne soit pratiquement pas intervenue sur le sol indien et que la majeure partie des personnages indiens évoqués ici vivent pour une bonne part dans cette petite excroissance du continent permet à Ghosh d’interroger la légitimité de la formation d’une identité nationale indienne obsédée par ses frontières et qui a fait le choix de certaines d’entre elles (avec le Pakistan, le Cachemire et le Bengladesh) pour étayer cette identité nationale. Si d’autres romanciers avant lui ont largement entamé ce travail d’élargissement des frontières de l’Inde à d’autres continents, on remarque qu’ils s’intéressent surtout à l’Europe ou à l’Amérique du Nord. Amitav Ghosh, à l’inverse, choisit de replacer l’Inde en Asie, en la situant vis-à-vis d’autres puissances économiques telles que le Japon et la Chine, en passant par des pays limitrophes du sud-est plutôt que du nord de l’Inde. S’il évoque aussi les Etats Unis, c’est dans un contexte de rivalité avec l’URSS (annonçant la guerre froide imminente et l’enjeu des anciennes colonies à ce moment-là) ou pour rappeler son rôle de base arrière dans la lutte de l’Inde pour son indépendance, puisqu’Uma y rencontre des immigrés Sikhs (« former soldiers of the British Indian Army » dont on nous dit que « The experience of living in America and Canada had served to turn many of these former loyalists into revolutionaries. » 192), mais aussi des immigrés irlandais, dont la lutte pour le Home Rule inspira également les Indiens (165). Quand l’Europe est présente, elle l’est donc par l’intermédiaire de ses marges (l’Irlande), ou par le biais d’incises issues de conversations qui anticipent sur les changements d’équilibres mondiaux dans la seconde moitié du vingtième siècle et remettent l’Europe à une place moins centrale ― et ce, dès le premier conflit mondial : « Sarajevo?... Where’s that? » (173).

    1. Par là-même, The Glass Palace oblige aussi le roman indien de langue anglaise à se défaire d’une certaine tendance à l’européo-centrisme ou à l’occidentalo-centrisme. En effet, si les développements récents de la diaspora indienne font de l’Amérique du Nord une des destinations privilégiées des Indiens, il n’en est pas moins vrai que l’Asie du sud-est est encore aujourd’hui la zone géographique où l’on trouve la communauté indienne la plus importante20. Tout en constatant que les personnages d’Indiens « diasporés » sont de plus en plus nombreux dans une littérature indienne où la prééminence de la langue anglaise peut donner à penser que la diaspora anglophone est la plus représentative de l’ensemble de la diaspora indienne, nous devons convenir que les personnages mis en scène par Amitav Ghosh nous oblige à reconsidérer cette représentation partiellement biaisée de la présence indienne dans le monde.

    1. De même, en remettant sous les feux de la rampe des personnages de soldats (traîtres ou pas ? libérateurs ou pas ? héros martyrs, ou prisonniers oubliés, ou soldats fidèles délaissés ?) qui ne sont certainement pas les personnages les plus fréquents dans les romans indiens de langue anglaise contemporains, The Glass Palace permet de poser la question de la nature et l’identité des héros d’une histoire nationale, voire d’une histoire mondiale. Comme le dit Hardy, dont les ancêtres se sont engagés très tôt dans l’IA : « I sometimes think of all the wars my father and grandfather fought in ― in France, Africa, Burma. Does anyone ever say ― the Indians won this war or that war? » (351)

    1. Enfin, en insistant sur la contribution de ces soldats indiens, mais aussi des émigrés indiens en Birmanie et Malaisie à une histoire de conquête qui est avant tout économique et capitaliste, le roman remet en lumière une histoire plus souterraine mais non moins effective de l’Inde, très souvent réduite à la lutte qu’elle a pu mener pour accéder à l’indépendance. Refusant ainsi de se fonder sur une simple mise en scène de l’héroïsation des acteurs traditionnels de l’histoire de ces années 1940 (encore largement véhiculée en Inde et dans le monde occidental), Amitav Ghosh revient sur l’idée d’une histoire sans à-coups de part et d’autre, où la fiction permet d’imaginer ces moments de collaboration ou de trahison, d’accommodement ou d’émancipation, de rapprochement ou de prise de distance qui se sont forcément produits au cours de ces années de cohabitation entre colonisateurs et colonisés. Des personnages de fiction « subalternes » obligent bel et bien les lecteurs à faire retour sur des questions historiques centrales à notre compréhension d’événements passés et contemporains, ainsi qu’à certaines concurrences désignationnelles (IA contre INA) et mémorielles.

Chronologie

1600 : charte royale qui accorde à la British East India Company le monopole du commerce dans l’Océan indien et possibilité de créer sa propre armée en enrôlant des Britanniques et des Indiens

1823 : 1ère guerre anglo-birmane ; conquête du royaume d’Arakan par l’armée britannique

1852 : 2ème guerre anglo-birmane ; conquête de Rangoon et création de la province de Lower Burma

1857 : « Indian Mutiny » ou « Sepoy Rebellion » ou « First Indian War of Independence », qui  démarre au sein des régiments musulmans et hindous de la Bengal Presidency

1858 : dissolution de la Companie des Indes, contrôle direct de la couronne britannique et création de la Indian Army, qui réunit les armées des trois anciennes presidencies (Bengal, Madras, Bombay)

1885 : prise de la capitale Mandalay par les forces de la Indian Army ; correspond à l'ouverture du roman

1886 : 3ème guerre anglo-birmane ; conquête de la Birmanie par les britanniques : elle est administrée comme une province de l’Inde britannique, si bien que la famille royale birmane s’exile à Ratnagiri en Inde (ville de la côte ouest)

1895-1902 : Indian Army qui associe des troupes indiennes et des troupes britanniques

1903-1947 : Indian Army qui comprend des troupes indiennes commandées par des officiers britanniques ainsi que la British Army in India, constituées de troupes britanniques stationnées temporairement dans les colonies. Les deux forment the Army of India

Une division de cette armée comprenait trois brigades de quatre bataillons chacune. Sur ces quatre bataillons, trois étaient indiens et un était britannique. Les bataillons indiens étaient constitués de soldats issus de tribus, de castes et de religions distinctes.

1913 : création du Ghadar Party aux Etats-Unis (Indiens militant pour l’indépendance de l’Inde)

1930 : la rébellion dite de Saya San est réprimée dans le sang par l’Indian Army en Birmanie

1937 : la Birmanie accède à un statut plus autonome de self-governing country

1938 : Netaji Subhash Chandra Bose, président du Parti du Congrès

1941-1942 (hiver) : début des incursions japonaises en Birmanie

1941 : création de la Free India Legion or Tiger Legion dirigée par Netaji Subhash Chandra Bose (prisonniers de guerre indiens faits par Rommel et expatriés indiens en Allemagne. Ils seront surnommés HIFFs au moment de leur procès après la guerre ― Hitler-Inspired-Fifth-Columnists).

1942 : création du Battagione Hazad Hindoustan (prisonniers de guerre indiens faits par les Italiens et Italiens ayant résidé en Inde)

1942 : création de la Indian Independent League à Tokyo

1942 : création de la première Indian National Army en Birmanie par Mohan Singh

Une partie de la Free India Legion est intégrée à la Indian National Army (prisonniers de guerre indiens faits par les Japonais, volontaires issus de la Indian Army combattant en Birmanie et immigrés indiens vivant sur les territoires occupés par les Japonais. Dès 1943, ils sont surnommés JIFFs ― pour Japanese-Indian/Inspired-Fifth-Columnists par la propagande britannique qui joue sur la corde de la loyauté face à l’ennemi japonais).

En décembre, suite à des accusations de main mise du Japon sur l’INA, Mohan Singh est démis de ses fonctions.

1943 : gouvernement provisoire indien en exil (Haza Hind), établi à Singapour par Netaji Subhash Chandra Bose et soutenu par le gouvernement japonais

1943 : création de la deuxième Indian National Army dirigée par Bose, qui y intègrera le Rani of Jhansi Regiment (régiment de femmes indiennes, expatriées et volontaires)

1944 : victoire de Moirang à Manipur remportée par l’INA

hiver 1944-1945 : échec du siège de Rangoon par l’INA

1945 : mort de Bose (accident de l’avion qui l’emmenait en URSS)

1945 : procès de Red Fort (3 officiers de la INA devant une court martiale), qui explique en partie la mutinerie de la Royal Indian Navy et de la Royal Indian Air Force (45 jugements en court martiale, 41 peines de prison, de multiples renvois). Cette mutinerie suscitera de nombreuses interrogations des Britanniques quant à la fiabilité de la Indian Army

1947 : accès à l’indépendance de l’Inde britannique et création du Pakistan et de l’Inde

1948 : accès à l’indépendance de the Union of Burma

Ouvrages cités

Ascroft, Bill, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, dir. The Post-Colonial Studies Reader. 1995. Londres : Routledge, 2006.

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1 De fait, la forme romanesque de The Glass Palace est relativement classique, plus proche des romans de la fin du XIXème siècle victorien que du réalisme magique des romans de Salman Rushdie, en rupture avec des attentes qui auraient pu être suscitées par des romans antérieurs d’Amitav Ghosh ― en particulier, ses deux précédents, In An Antique Land (1992) The Calcutta Chromosome (1996), formellement plus inventifs.

2 Voir D . Goonetilke,  « Paul Scott’s Later Novels: The Unknown Indian », 797-847, ainsi que B. J. Degi, « Paul Scott's Indian National Army: The Mark of the Warrior and The Raj Quartet », 41-54.

3 Dès 1869, James Grant écrira un roman sur le sujet, au titre éloquent : First Love and Last Love: A Tale of the Mutiny. Tout récemment encore, on a vu paraître le roman d’Anuraz Kumar, Recalcitrance. A Novel based on the events of 1857-1858 in Lucknow (2008). Tandis que des auteurs indiens, moins explicitement classés dans le genre du roman empruntant à l’Histoire, font régulièrement référence à cet événement dans leur oeuvre. Tel est le cas emblématique du roman In Custody (1984) d’Anita Desai.

4 Voir C. Bally et T. Harper,  Forgotten Armies: The Fall of British Asia: 1941-1945 et aussi T. Moreman, The Jungle, the Japanese and the British Commonwealth Armies at War: 1941–1945.

5 Il n’est pas anodin de relever à ce sujet que, lors du procès de Red Fort à Delhi, où les Britanniques traduisirent en court martiale les trois anciens officiers de l’IA passés à l’INA, l’avocat de la défense invoqua des comparaisons avec d’autres exemples de sécession et d’oppositions récentes à l’occupant, remontant jusqu’à la Déclaration d’Indépendance de 1776 pour montrer que de nombreux hommes d’honneur avait choisi leur pays (qu’ils avaient baptisé Etats-Unis) plutôt que leur roi.

6 P. W. Fay, The Forgotten Army, 6-7.

7 Même si on apprend ailleurs que le choix du tigre comme emblème fut aussi un moyen de rallier des Indiens musulmans dans cette Free India Legion : voir C. Baily et T.  Harper, op. cit., 324.

8 D’autant que ces camps de prisonniers étaient le plus souvent gardés par des Japonais dont le souci majeur n’était pas la constitution d’une armée de libération (même s’ils comptaient volontiers sur la possibilité de déstabiliser la couronne britannique dans cette partie du monde qui les intéressait) et qui les utilisaient plutôt pour divers travaux forcés (auxquels certains ont échappé en s’engageant dans l’INA).

9 G. Spivak, « Can the Subaltern Speak? », 271-313.

10 D. Coussy,  Le Roman indien de langue anglaise.

11 Mouvement prônant la fierté de l’hindouïté face aux différents conquérants de l’Inde ― des Moghols musulmans jusqu’aux Britanniques.

12 Voir la référence à l’article de Hasan, 311. Pour le contexte de ces années 1990, voir E. P. Meyer, Une histoire de l’Inde : les Indiens face à leur passé. Pour une présentation des manuels scolaires formats par le BJP et leur vision de l’histoire indienne, voir M. C. Nussbaum, The Clash Within, 276-278.

13 Voir encore récemment, la publication d’un recueil de ses essais et d’articles : A. Ghosh, Incendiary Circumstances: A Chronicle of the Turmoil of our Times.

14 N. Maharaj, « Amitav Ghosh and The Forgotten Army ».

15 N. Maharaj, « Amitav Ghosh and The Forgotten Army ».

16 Le court roman écrit par Salman Rushdie après l’affaire des Versets Sataniques en est une illustration très juste (entre autres). Voir Haroun and the Sea of Stories (1990).

17 Ce questionnement remonte au statut de ces Indiens formés à la culture britannique dont parlait Macaulay dans « Minute on Indian Education » en 1935 : « a class of interpreters between us and the millions whom we govern ― a class of persons Indian in blood and colour but English in taste, in opinions, in morals and in intellect ».

18 Voir les chapitres consacrés à cette question maintenant canonique dans divers volumes regroupant les essais et articles fondateurs des études postcoloniales. Par exemple, B. Ascroft, G. Griffiths et H. Tiffin, dir., The Post-Colonial Studies Reader.

19 Ainsi Midnight’s Children (1981) et Shame (1983) mentionnés plus haut.

20 En décembre 2001, le Rapport du haut comité pour la diaspora commandé par le gouvernement indien recense 2 902 000  Indiens établis au Myanmar, 1 665 000 en Malaisie, 307 000 à Singapour, 85 000 en Thaïlande. Parallèlement, les Etats-Unis comptent 1 678 765 Indiens, le Canada 851 000 et le Royaume-Uni 1 200 000. Voir la carte de la diaspora indienne dans le monde du numéro hors-série consacré à l’Inde du Courrier International de mars-avril-mai 2006, 101.