L’enthousiasme depuis son ombre : lignes d’indépartage

Chantal Delourme

Université Paris Nanterre

  1. Interroger « l’enthousiasme et son ombre » pose d’emblée la valeur de la conjonction « et » et des termes qui s’y rapporteraient. La portée de cette valeur serait-elle d’opposition (les valeurs métaphoriques de l’ombre venant par antithèse prêter à l’enthousiasme des connotations de lumière, tant dans le registre des phénomènes des passions qui lui sont associés et de leurs valeurs que dans le registre des effets dans l’action et dans la création) ? Mais si cette antithèse est infléchie comme dynamique, elle suscite immédiatement des valeurs dialectiques et temporelles : soit selon le battement d’une alternance (le temps des manifestations de l’enthousiasme serait suivi des manifestations de son ombre), soit selon une logique de la dynamique de l’agôn (l’ombre est alors l’obstacle qu’il faut vaincre, à moins que ce ne soit l’inverse, l’ombre cherche à avoir raison de l’enthousiasme, ou bien encore l’un s’articule de l’autre). Mais la conjonction de coordination peut encore prendre une autre valeur, celle d’ajointement : conjoindre, ajointer dans un même syntagme l’enthousiasme à son ombre, c’est solliciter dans le cheminement même du syntagme son effet d’après coup rétroactif, lequel met en branle les vacillations, ambiguïtés, équivoques qu’il peut recéler. L’ombre est alors à penser davantage selon un rapport de hantise, une altérité, ou hétérogénéité, qui lui est intrinsèquement lié, le dédouble, l’entame, un « propre » (comme le suggère l’adjectif possessif) qui relève de l’impropriété.

  2. Je voudrais interroger certaines modalités de cette articulation entre l’enthousiasme et son ombre dans deux champs. En premier dans le champ philosophique, en mettant en regard deux textes dont la fortune critique a été, pour l’un et l’autre, considérable, mais qui n’ont pas été rapportés l’un à l’autre comme deux textes liés par des motifs intertextuels majeurs, si ce n’est au regard de certaines notations ponctuelles. Il s’agit d’une part du texte de Platon, l’Ion1, tenu pour un de ses textes de jeunesse, fondateur de la tradition philosophique puis littéraire de l’enthousiasme, et d’autre part du texte du Problème XXX2 du corpus aristotélicien3 dont la fameuse « attaque », ainsi que le souligne Jackie Pigeaud4, recèle la force interpellative d’une énigme dont les échos imaginaires, tels les anneaux magnétiques de l’Ion, résonnent encore : « Pourquoi tous ceux qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils de toute évidence mélancoliques ?5 ». Ces deux textes dialoguent entre eux, mais tout autant au sein d’eux-mêmes selon des motifs où de différentes façons les concepts qui s’y élaborent, et les inflexions qui leur sont donnés s’y écrivent et s’y lisent depuis leur ombre. Puis c’est à travers le jeu de cette double lentille et de cette double intertextualité que je proposerai ensuite de lire l’essai de Freud Deuil et mélancolie, où s’articule ou peut-être s’in-articule un jeu d’écriture entre mélancolie et manie. La mélancolie (n’aurait-elle jamais été que l’ombre de l’enthousiasme ?) trouve à y être figurée à nouveau, entendons de façon novatrice, selon une pensée de la relation d’objet, elle-même devenue scène d’un singulier ballet d’ombres et de lumières qui indépartage le lien entre mélancolie et manie.

L'enthousiasme et son ombre

  1. Mettre en regard les deux textes, l’Ion de Platon et le Problème XXX du corpus Aristotélicien selon l’angle d’approche suscité par le syntagme « l’enthousiasme depuis son ombre » semble inviter en un premier temps à ne souligner que le rapport contrastif, antithétique qu’ils entretiennent. De nombreuses déterminations thétiques, si on en renforce les traits majeurs, y participent : dans le premier, l’enthousiasme y est introduit, dans les termes de Socrate, comme « puissance divine » « qui [te] met en mouvement », puissance qui relève donc d’une économie énergétique et dynamique. Elle figure à la fois les ressorts de la création poétique et la profération du rhapsode dans le lien singulier et énigmatique qui le lie à un poète plutôt qu’à un autre. Ce lien est lui-même formulé par Ion comme puissance d’éveil, d’idéation (« je sais quoi dire ») et d’éloquence. Même si cette puissance se démultiplie en plusieurs instances, le Dieu, la Muse, le poète, le rhapsode, les auditeurs, voire les différents genres de poèmes, l’élaboration mythique d’un principe transcendant prévaut comme force organisatrice de l’enquête de Socrate et se verra donner de multiples inflexions dans la tradition philosophique et littéraire. Si l’on ne retient que les enjeux thétiques de l’explication de Socrate, en tant que puissance manifestée d’un principe divin, traversant la fabrique des œuvres et les corps, l’enthousiasme serait une énergie sans ombre, sur lequel le discours philosophique jetterait un éclairage thétique, pour en dire la « vérité simple ».

  2. La rhétorique particulière, voire singulière qui constitue le mode d’écriture de l’explication, à certains égards, en appuierait les traits. En effet le passage sur l’enthousiasme à la fois se distingue et s’intègre dans le jeu réglé du dialogue dialectique qui l’enchâsse. Il s’en distingue par le recours réitéré au trope de la comparaison avec lequel le texte enchaîne : celle de la pierre d’aimant qui dans ses différentes reprises constitue un motif métaphorique unifiant du texte. Elle l’ouvre, dans une première tirade, par l’évocation de la puissance de production chez le rhapsode, et elle le clôt, dans une dernière tirade, par l’évocation de la réception : elle permet alors de figurer les effets mimétiques de la profération sur les auditeurs, ainsi que les affects qui l’accompagnent : « et ton âme, inspirée par le dieu, ne croit-elle pas se trouver en présence des événements dont tu parles ? » (105). La puissance divine est alors puissance d’évocation à dimension hallucinatoire et puissance d’affection, capacité à transmettre, communiquer des affects tels que la compassion et la peur. Mais le texte procède également par tissage d’analogies liant, par glissements métonymiques et métaphoriques, la profération inspirée des poètes épiques, les transports bachiques qui président à la composition « harmonique » et « rythmique » des poètes lyriques, et l’image des âmes des poètes butinant tels des abeilles les vallons des Muses. Eu égard aux enjeux épistémiques, les analogies servent une même fin : elles illustrent de façon particulière le principe de la possession divine, et en hiérarchisent ainsi la logique thétique. Sur le plan thématique, les différentes analogies servent un principe du même : elles convergent vers cet aimant qu’est la fonction épistémique de l’analogie. Un des motifs textuels qui prend en relais la fonction épistémique unificatrice et qui représente l’acmé de la tirade de Socrate, c’est celui de la voix : la poésie est en effet introduite dans le sillage de la profération déclamatoire du rhapsode et la création poétique est figurée sous le sceau de la voix. C’est ainsi que la composition poétique est le plus souvent prédiquée comme « profération ». Ceci apparaît du fait de la prévalence donnée aux poètes lyriques dont l’art de composer est appréhendé comme une immersion corporelle dans un matériau sonore et rythmique : « dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et le rythme » (101). De même plus tard, composer est signifié comme acte de profération : « Autrement quand ces poètes s’essaient à composer dans les autres genres poétiques, voilà que chacun deux redevient un poète médiocre. Car ce n’est pas grâce à un art que les poètes profèrent leurs poèmes, mais grâce à une puissance divine » (102). Le motif de la « profération » unifie les instances selon un plan d’énonciation dont les médiations sont tantôt relais incarnés (c’est alors la métaphore de rhapsode acteur qui prévaut) tantôt s’effacent comme « serviteurs » de la voix du dieu : «  c’est le dieu lui-même qui parle et qui, par l’intermédiaire de ces hommes, nous fait entendre sa voix » (103). Ce qui lisse le plan d’énonciation et l’écart entre incarnation et médiation effacée, c’est la dimension  « herméneutique » : les poètes sont des interprètes « envoyés auprès de nous par les dieux », et les rhapsodes des « interprètes d’interprètes ». Ainsi que le souligne Jean-Luc Nancy, l’herméneutique n’est pas allégorique mais délivrance du sens dans l’acte déclamatoire : « le bon hermeneus est celui qui fait entendre le logos dans la diction des vers6 » « l’hermeneia consiste à restituer le poète dans ses vers, à le faire dire dans ses propres dires7 ». La dernière occurrence de l’analogie des anneaux tisse les motifs de l’enthousiasme désormais qualifié comme puissance d’un dire poétique qui se transmet depuis sa source divine jusqu’en ses effets. La rhétorique sert l’ordre de l’enquête philosophique et fait advenir l’énigme à la clarté : « quelle clarté je vois, Socrate, dans l’indication que tu me donnes ! ».

  3. Il est pourtant tout autant flagrant que ce texte princeps sur l’enthousiasme place celui-ci sous un jeu de multiples ombres. Le premier tient à l’économie dialectique du dialogue. La tirade de Socrate s’insère dans la visée d’élucidation, d’explication du dialogue, selon l’armature d’une logique qui vise à faire apparaître le vrai par la mise au jour de contradictions : à cet égard, les contradictions dont Ion a à répondre placent l’enthousiasme poétique sous l’ombre construite par un certain nombre d’oppositions. Il en est d’une certaine façon la mesure négative : il ne relève pas d’un art (dans le sens d’une technè), ni non plus d’une connaissance. Les nombreuses figures spéculaires qui lui sont opposées, détentrices d’une technè ou d’une connaissance, ont souvent servi, selon la tradition critique, à lui prêter piètre figure. Comme celle-ci le souligne le plus souvent, l’énonciation de Socrate relève alors d’une disqualification de la figure du rhapsode et de son faire, qui se prolongera dans le rejet par Platon du poète. Mais cette ombre qui placerait l’émergence de l’enthousiasme poétique sous une efficace critique ne saurait arraisonner toute la lecture du passage.

  4. En effet cette ombre portée par l’éclairage critique manquerait à prendre en compte d’autres jeux d’ombres dans l’économie textuelle. L’une a trait à la régie de l’énonciation de Socrate qui entrecroise deux régimes et pour ainsi dire se dédouble. D’un côté l’explication mythique de l’enthousiasme s’assortit d’éloges des poètes et des poèmes qui sont marqués de son sceau divin, voire « sacré » (101) ; de l’autre, la possession par le dieu est qualifiée de privation de la raison, de dépossession de l’intelligence, d’une expérience du « hors de soi ». Comme si d’un côté le discours philosophique était aimanté par le dire poétique et d’un autre côté s’en tenait à distance, voire le convoquait comme aune négative pour déterminer par différenciation les conditions de l’art comme technè et de la construction d’un savoir. Le double régime fait osciller les valences positives et critiques et leurs jeux d’ombre et de lumière. Jean-Luc Nancy souligne moins l’effet d’aimantation du dire poétique dans le discours philosophique qu’il ne voit dans la compétition qui s’instaure entre le philosophe et un autre, le rhapsode, un enjeu visant à montrer « que le philosophe est meilleur dans le domaine de l’autre ou qu’il est la vérité de l’autre, une vérité à laquelle l’autre appartient, par conséquent, mais tout autant que cette vérité est la sienne8 ». Le philosophe viendrait ainsi éclairer la vérité de l’autre, « se soumettant donc aussi à ce qu’il s’approprie, cette vérité de l’autre et à cette autre vérité9 ». Cette autre vérité consiste pour Jean-Luc Nancy à faire du dire poétique un mode de sophia qui confronte le discours philosophique à une ombre qui le dédouble « Ce qui n’est ni [une techné], ni une [épistémé] est peut-être sophia10 ». L’enjeu de cette non-identité à soi, de cette différance affectant le vocable « sophos » se marque à travers les dédoublements spéculaires dans les énoncés : Ion construit en Socrate l’image spéculaire du sophos, lequel Socrate le lui retourne : Ion « j’ai plaisir à vous entendre parler, vous les savants ! » […] Socrate : « Mais les savants, ce sont plutôt vous, les rhapsodes, les acteurs et ceux dont vous chantez les poèmes ! » 96). Cette différance qui affecte le vocable « sophos » dans ses battements spéculaires et réflexifs est accentuée par l’énonciation ironique de Socrate, dont les effets affectent la signification d’une ambivalence ou d’un indécidable.

  5. Ainsi peut-être est-ce moins au niveau des énoncés que des enjeux de l’écriture et du texte que la question des tensions entre le dire poétique et le discours philosophique se situe. En effet à peine l’enthousiasme, inspiration divine, est-il abordé comme objet thétique qu’il donne lieu au déploiement de l’analogie de la pierre d’aimant. L’effet de mise en abyme est saisissant : la force d’aimantation de l’analogie, maintes fois réitérée dans les deux tirades comme une scansion rythmique, vaut comme armature logique du discours philosophique. Pour autant, le transport métaphorique meut le texte tout autant que le discours fait ordre : il fait courir une « immaîtrise11 » en filigrane de l’architecture logique et de sa visée de maîtrise. L’enthousiasme se figure plus qu’il ne s’institue comme objet, il glisse entre les mailles, entraîne la phrase dans une dépense métonymique d’analogies et de métaphores qui s’appellent les unes les autres. La métaphore n’est pas réductible à sa visée de connaissance, et à la « prime de plaisir12 » qui s’y associe. La métaphore du fait de son transport, « égare » le sens, le met « hors de soi » : « par sa puissance de déplacement métaphorique, la signification sera dans une sorte de disponibilité, entre le non-sens précédant le langage » (Derrida ajoute plus loin « dans le non-sens, le langage n’est pas encore né ») […] et la vérité du langage qui dirait la chose telle qu’elle est en elle-même, en acte, proprement13 ». Faire de l’enthousiasme un objet philosophique n’est pas sans poser en retour la question des valeurs de la métaphoricité qui, comme le suggère Derrida, « traverse » le discours philosophique « comme sa limite14 ».

  6. De même les voix textuelles non seulement se dédoublent comme dans le cas du double dire et de son registre ironique, mais elles peuvent aussi se confondre, s’interpréter les unes les autres, dans une contamination des instances : la voix textuelle du philosophe ventriloque celle du poète, est possédée par cet autre dont il interprète le dire, se fait le rhapsode. Ainsi l’image des « fleuves du miel et du lait » apparaît d’abord comme rapportée à la voix de Socrate avant que celui-ci ne la prête aux poètes dans un discours rapporté. L’enthousiasme est ainsi inséparable d’une certaine dramaturgie des dynamiques de l’écriture qui vient altérer le discours philosophique. Il le rend autre à lui-même, fait circuler une ombre vive, une dynamique de frayages de l’écrit. C’est peut-être cela que « débusque15 » Socrate, les frayages « du sens » moins « dans une seule forme16 » que dans les différents discours et l’altérité dont ils se constituent.

Depuis l’ombre, l’homme de génie

  1. Là où l’évocation de l’enthousiasme est associée aux festivités publiques, où se déploient les talents des rhapsodes, et n’est pas sans être parcourue de timbres dionysiaques et mythiques, le très célèbre texte d’Aristote connu sous le nom de Problème XXX plonge le lecteur dans une exploration des effets d’ombre d’un pâtir, d’une souffrance, celle de la mélancolie. Il pourrait à cet égard former un dyptique contrasté avec le texte de Platon. De plus, si le motif de l’art, sous les traits de l’homme d’exception, y est introduit d’emblée, et circule ainsi d’un texte à l’autre, l’examen par Aristote de la nature de l’homme en explorera l’énigme à travers ce qui très souvent relève d’un saisissant tableau clinique. C’est ainsi que se présentent dans les premières lignes les différentes figures d’exception : l’entrée s’y inverse par rapport à celle que propose le texte de Platon, puisqu’elle est placée sous le sceau de la pathologie et de ses divers dérèglements d’où sourd d’autant plus l’énigme des ressorts de l’exception, fût-elle pensée ou art. L’efficace dramaturgique de l’enquête philosophique est patente : elle capte et distingue les traits des tempéraments qui sont autant de symptômes, les associe à des noms (Héraclès, Lysandre, Ajax, Empédocle, Platon, Socrate) dans un puissant effet de tableau : « pour la première fois, un texte donne des noms de modernes pour ce qu’on pourrait appeler un diagnostic rétrospectif17 ». Qu’une citation d’Homère (7) vienne clore le paragraphe ne fait en même temps que contresigner l’empreinte de l’hypotypose dans l’effet de tableau. L’enthousiasme qui dans le texte de Platon avait oscillé entre puissance divine, transe dyonisiaque et ex-tase maniaque18, est inscrit dans les premières lignes sous le sceau de l’ek-stasis de la folie qui saisit la nature humaine dans l’exercice de sa pensée et l’expérience de son corps. L’ombre de la mélancolie relit le texte de Platon et se démarque et de son approche de l’inspiration créatrice et de celle d’une folie d’origine divine19. C’est dans le sillage d’une citation d’Homère dressant le tableau de l’isolement de Bellérophon haï des dieux, pour une raison qui dans l’Iliade demeure inexpliquée20, que le corpus aristotélicien fait, lui, émerger dans l’ombre de la mélancolie une scène anthropologique de l’homme puissamment affecté par sa nature.

  2. La mélancolie provoque la pensée philosophique du fait de son tour paradoxal, présentant les manifestations de sa nature à la fois comme une « évidence » (7) et comme l’énigme d’un « héros » dont le statut s’inverse en celui de sujet pathique, d’un être-affecté. Elle la provoque également parce que le disparate de ses manifestations met au défi de penser le « pourquoi » sous les traits d’une « seule et même » cause naturelle, ordonnatrice des désordres. Le geste philosophique et le geste du savoir médical se croisent dans cette enquête visant à rendre intelligible une nature, un tempérament dont le caractère polymorphe ne cesse de démultiplier les manières d’être et dont le texte vise à saisir les déterminations propres, aussi nombreuses soient-elles : « le mélancolique est à lui seul, une multiplicité de caractères, le mélancolique est essentiellement polymorphe21 ». Toute la rhétorique du texte vise à tenir ensemble la loi générique du « un » en sa portée métaphysique, et la particularité des exemples ainsi que la variabilité des manifestations du tempérament mélancolique. Le texte sonde la nature de l’homme pour y déchiffrer comme s’y modèlent ses caractères sous l’effet de puissances psycho-physiologiques : altérations, modulations des degrés, ruptures dysthimiques soudaines, bascules voire retournements des extrêmes entre « malaise », acédie, catatonie, mutisme et « exaltation des désirs », « éruption des plaies » (7). L’humeur mélancolique livre dans les tableaux qui en sont faits les diverses dynamiques de transformation, de production, d’affectation qui bousculent, malmènent, intensifient ou appauvrissent corps et âme tout à la fois. Les énergies et leurs dynamiques que le texte et son intertexte animent tout autant qu’ils les auscultent mettent en scène un corps traversé de fluides tels la bile noire, de souffles, d’intensités thermiques et thymiques qui témoignent des flux tout autant vitaux que pathogènes de l’être. L’ombre de la mélancolie se trame dans des effets de matière, de chaleurs et refroidissements internes qui unissent étroitement organisme et intellect, le corps pathique et l’être moral.

  3. La bile noire, épaisse, ténébreuse, est de plus en termes aristotéliciens dépôt résiduel : elle œuvre comme une sorte de sédiment, matière fossile ou archivique. Si bien qu’ainsi que le souligne Jackie Pigeaud, le texte invite à « penser le lien entre cette matière superflue, ce résidu de la coction, cette humeur stupide et la créativité du génie, l’élan de l’imagination22 ». Elle est une puissante métaphore antique qui depuis l’invisible du corps modèle les manières d’être, corporelles, mentales et morales. Tout au long du texte, à travers l’intertextualité médicale qui y circule, les traits du caractère moral sont lus comme effets de la labilité des modes d’affectation de la bile noire : la peur, la lâcheté et l’audace s’y côtoient comme effets d’une physis instable. La portée clinique du texte antique évoque ce lien entre savoir et souffrance dont Foucault écrit que, sondant « la présence de la maladie dans le corps, ses tensions, ses brûlures, le monde sourd de ses entrailles, tout l’envers noir du corps23 », il aura distribué un espace où se croisent le savoir, la connaissance et ce qui se propose à l’observation.

  4. L’enthousiasme n’est pas sans zébrer les terres de la mélancolie, sous les modes d’un verbe loquace, d’un accès d’audace, d’un égarement de l’esprit lié à une puissance créatrice (13), mais toujours sous le sceau de l’atrabile. Il relève non pas d’une opposition, d’une antithèse, mais d’une problématique du degré et du seuil qui se poursuit quand est interrogée la distinction entre disposition naturelle et inflexion pathologique.

  5. L’humeur mélancolique est toutefois également un miroir dans lequel le discours philosophique façonne ses traits. Le mélancolique déclenche un désir de nomination confronté à la multiplicité, à la distinction des états, des degrés, de nature tantôt quantitative, tantôt qualitative, et interroge en retour la passion du discours philosophique pour la distinction, l’arraisonnement épistémique. L’analogie, ici entre la bile noire et le vin, est, en tant qu’ « exemple » (8) paradigmatique, la cheville ouvrière de la spéculation. L’analogie entre le vin et la bile noire se motive dans la pensée antique de ce qu’ils présentent la même nature24 en tant que substance, à savoir une qualité labile, traversée de poussées énergétiques, où chaleur et souffle se mêlent à une énergie sexuelle. Des réseaux de sèmes circulent ainsi entre le corps humain, les produits de la nature et les corps cosmiques, déployant ici à travers la focale de la métaphore de la bile noire le texte complexe d’une nature une25. Mais l’analogie fait plus que cela. Elle articule ce qui dans le paradoxe résiste : le jeu réglé du même et de l’autre, éclairant la discrimination entre les termes par l’entremise des ressemblances et des écarts, fait se croiser visée démonstrative et clinique. Le mélancolique, sous tant d’aspects autre à lui-même, au point de devenir l’exception dans le genre, se déplace au sein d’une galerie d’innombrables figures qui, tour à tour, l’incarnent ou le dédoublent. La mélancolie, dès ce texte antique, dispose une scène éthopoiétique26 traversée de tout un peuple de figures, saisies chacune dans son trait distinctif. Le mélancolique est ainsi pareil à celui qui est sous l’effet du vin, en tant que la nature de chacun est altérée, mais il lui est également autre, puisque la disposition chez lui est naturelle et non pas artificielle, permanente et non pas temporaire. A ces différents titres, l’analogie est un opérateur épistémique qui vectorise l’enquête philosophique : à travers le tempérament mélancolique, l’opacité et le disparate, la motilité et l’imprévisible27 qui le caractérisent, elle permet que se modèle une pensée de la nature de l’homme.

  6. Mais celle-ci y découvre également des figures de pensée singulières, qui en complexifient les tours : en effet, l’humeur mélancolique la confronte à un brouillage des différences, à une bi-valence de ses effets. Elle est à la fois une seule et même chose, et « mélange » composite puisqu’elle peut connaître deux modes d’altération. Si la bile noire est affectée d’un excès de quantité, elle est facteur de refroidissement et produit des effets morbides : inertie, paralysie, narcose, « accès de découragements » (15), inhibition de la pensée et de l’action ou bien actes imprévisibles (tel le suicide mélancolique par excellence qu’est la pendaison) en sont les traits. Si par contre elle est portée à un excès de chaleur, elle engendre élation, exaltation, témérité, inspiration. Non seulement l’humeur présente ce dédoublement en deux logiques énergétiques qui coexistent en puissance, et peuvent alterner dans leur actualisation « selon le moment » (13), mais une logique de l’excès peut opérer en appauvrissement alors que l’autre opère en intensification. C’est un excès et non un défaut qui œuvre au morbide, et c’est un autre excès qui œuvre à l’égarement, fût-il créateur : « Maracos de Syracuse était encore meilleur poète quand son esprit s’égarait » (13). Mais ce qui apparaît également, c’est la pensée d’une auto-régulation tempérante que le texte articule par le concept de « moyenne », de mesure. L’auto-régulation tempère une nature oxymorique puisqu’elle est  constance de « l’inconstance » (17). Les différences se brouillent dans l’oxymore ; elles vacillent lorsqu’elles sont rapportées à l’ordre du degré : quelles sont les différences entre moments, tempérament, et maladie mélancolique ? C’est alors également l’opposition entre santé et maladie qui est mise au soupçon. Ou bien encore les différences s’indécident dans la bivalence et l’ambiguïté. Ainsi l’humeur mélancolique, ainsi que le vin qui en double les effets, s’apparente à une pharmacopée : elle est pharmakon, à la fois son propre poison et son remède, pathogène et curative. Elle met à mal et enseigne, expose et protège. L’homme d’exception est paradoxalement non pas placé sous le sceau de l’excès, mais de la régulation de cette tempérance : aptitude à prendre soin de lui, à être son propre médecin28, mais aussi à ce que l’affection, la maladie œuvrent à la santé, on pourrait presque dire, comme le fera Nietzsche, se surmontent en grande santé. L’homme de génie y est présenté non plus sous le sceau d’une puissance transcendante mais comme « un produit de la nature qui se surpasse elle-même en suivant ses propres lois immanentes29 ». Les effets de celles-ci placent l’activité créatrice sur une ligne où, du fait des tensions de l’équilibre, des jeux de seuil entre les degrés, ligne de crête et ligne de faille peuvent se révéler indépartageables. Seul un art de la mesure, moins harmonique que régulation de l’instable, viendra en infléchir les forces, en distribuer les accents.

  7. Enfin dans le miroir du mélancolique, et de la psychopathologie de sa vie quotidienne, la pensée est entamée par son autre. Celui-ci se présente sous la forme d’un reste : « il en est ainsi des découragements quotidiens, car souvent nous éprouvons de la tristesse, sans pouvoir être en mesure de dire pourquoi, alors que parfois nous nous sentons confiants, sans que la raison en soit plus évidente » (14). La phrase n’est pas sans une certaine équivoque : le « pourquoi » qui inaugure le texte et dont celui-ci tente de rendre raison est en effet ici traversé par un autre pourquoi qui en inépuise la portée et en constitue la limite. La question de la cause continue d’ombrer la description des états d’âme.

L’ombre de l’objet

  1. A différents égards, l’essai de Freud, intitulé Deuil et mélancolie30, dialogue avec les deux textes antiques qui semblent eux s’articuler en un diptyque contrasté, et ceci au-delà de l’écart temporel qui les sépare. Jackie Pigeaud est un de ceux qui ont contribué à mettre en exergue les consonances entre le texte aristotélicien et l’essai de Freud, ainsi que la densité de l’intertexte qui les sépare31. Alors que la première guerre mondiale fait rage, Freud engage la connaissance dans un examen des affections liées à la perte sous ses différentes formes, explore comment opèrent les effets de hantise de l’ombre au sein des économies des instances psychiques. La « constitution du moi humain32 », en sa portée anthropologique, y est envisagée sous les modes des détournements de ses énergies vitales en différentes formes de pâtir, parfois extrêmes puisqu’elles peuvent être au prix de mettre en péril les ressources et protections primaires liées à la pulsion d’auto-conservation. Aristote en avait, quant à lui, esquissé les traits sous la forme extrême que représente l’eklusis, caractérisant l’état d’hébétude. L’essai de Freud semble arpenter les territoires de la perte, cartographier les déchirures et les survivances qui font la paradoxale animation rythmique de la douleur ; il manifeste combien la perte de l’objet révèle en négatif les modes et les enjeux des dynamiques pulsionnelles qui font la vie psychique, voire révèle ce qu’elles peuvent recéler de puissance négative. Très souvent, le texte s’en étonne, appréhendant combien, à être déchiffrée, cette puissance du négatif peut toutefois rester sans relève.

  2. L’enthousiasme n’est pas sans y faire retour également, sous les traits de la manie. Si le concept platonicien de « mania », qui avait associé la fureur divine de la folie et l’enthousiasme poétique, résonne en sous-main, il a toutefois été profondément remanié comme forme de folie particulière et non plus générique par le savoir médical dès l’antiquité. Il est alors, comme on le voit dans le texte d’Aristote, également déjà associé à cet excès furieux33 qui constitue un des traits de la mélancolie. Il trouve donc naturellement (si l’on peut dire ainsi) sa place dans le doublet avec la mélancolie au titre des troubles passionnels qu’observe la clinique psychiatrique dès le début du 19ème siècle.

  3. Or si les inscriptions généalogiques de ce doublet sont nombreuses, la théorie psychanalytique dans l’essai de Freud propose un éclairage novateur sur comment la mélancolie enténébrée et l’élation de la manie ont partie liée. Il fait apparaître une dramaturgie singulière, qui rompt avec l’incarnation d’un principe transcendant divin qui met en transe corps et verbe, avec la thermodynamique des humeurs qui œuvre dans l’épaisseur des corps, avec les altérations de la sensibilité morale et physique que les troubles passionnels génèrent. Cette dramaturgie noue l’énergie en ses destins pulsionnels à ce qui se joue dans la relation d’objet. Elle fait apparaître un singulier théâtre où les différentes formes de l’ombre, leurs rapports au vif et à la perte s’entre-échangent entre les instances psychiques : jeux spéculaires vifs lorsque l’objet anime l’idéal du moi, ou que le moi se réanime à la vie depuis la moire imaginaire d’un nouvel objet ; spectralité paradoxale puisque ne relevant pas d’un révolu mais d’une survivance lorsque l’objet perdu est maintenu selon « une psychose hallucinatoire du désir34 » dans le cas du deuil. Si l’essai reste intrigué par la nature des remaniements, il pense toutefois la multiplicité et le disparate quasi infinis des détails, des micro-traces dans lesquels se dépose la matière d’ombre des liens, et esquisse la possibilité d'une dialectique temporelle, par laquelle la remémoration permet de dialectiser absence de l’objet et réincorporation de son souvenir, seule condition de l’investissement du possible.

  4. La comparaison entre le deuil et la mélancolie permet de faire apparaître d’autres modalités dramaturgiques qui lui sont singulières, et donne ainsi à Freud l’occasion de nouvelles élaborations théoriques. L’essai y découvre et l’énigme d’une perte dont l’objet, demeurant inconscient, aspire l’énergie psychique dans une paradoxale torpeur délétère, et la puissance des retournements pulsionnels contre le moi, lorsque, se retirant de l’objet, ils « consume[nt] », abrasent le moi. L’instance du moi s’y évide en caveau de « l’ombre de l’objet35 », se vit comme bannie et désertée de tout étayage spéculaire, dépose « les lambeaux morts de la langue, de l’affect et de la mémoire36 ». Ou bien elle s’y dédouble de telle façon que les motions agressives ou destructrices se détournent de l’objet pour se jouer à huis clos, sur la seule scène de la « contrition mélancolique37 ». Ce sont les dynamiques pulsionnelles (œuvrant dans la relation d’objet, dans les divers effets de ses ruptures, ou dans la prévalence des replis narcissiques régressifs) qui constituent l’opérateur épistémique majeur : elles font apparaître combien les déliaisons, nécessaires quand elles permettent dans le deuil d’opérer des déplacements d’investissement, peuvent générer du fait de retournements, ou de replis régressifs, des excès pathogènes : tantôt le verbe se pathologise en « auto-martyrisation, sans doute exquise38 », tantôt le corps du besoin peut se désarrimer du langage et se faire scène muette d’une déréliction implacable.

  5. Une question demeure : comment l’enthousiasme, en ses manifestations d’« états de joie, d’exultation et de triomphe39 », auquel, selon certains traits, est donné le nom de manie, viendrait s’articuler à certaines formes de la mélancolie, au point que c’est depuis l’ombre de cette dernière qu’il soit donné à penser ? L’essai freudien fait écho au topos aristotélicien de l’inconstance, de bascule entre des « symptômes totalement inverses40 », tout en marquant qu’il relève moins d’un degré ou d’un seuil que d’un « retournement ». Résonne également entre les deux textes l’analogie avec l’ivresse, Freud liant ses effets d’élation et la fièvre maniaque à la levée d’inhibitions. Ce que met en avant le concept analytique de retournement, c’est une approche économique qui démêle la distribution labile des contre-investissements et investissements, entre dépense toxique des effets inhibiteurs et libération voire décharge des émotions, de l’action et de la pensée. Mais dans le cas de la mélancolie et de la manie, cette économie est toujours déjà grevée par ce que Freud métaphorise comme « l’ombre de l’objet ». La fièvre maniaque est tout autant que la mélancolie assujettie à cette ombre, que l’on peut entendre comme métaphore paradoxale d’une perte dont l’objet est non situable, non qualifiable, ou d’une ruine des liens primaires ; la mégalomanie et le triomphe du moi, l’élection enfiévrée de nouveaux objets, la fuite des idées dans la manie bordent l’abîme là même où ils s’en défendent. Si le sujet maniaque surmonte la perte, c’est davantage que les nouveaux objets sont éclairés d’un abîme qui les double. La manie, chimère d’une auto-thérapie, est l’autre de la mélancolie selon un même « complexe », écrit Freud, selon deux plis qui s’ajointent à une même ligne de faille dont ils indépartagent le destin. La texture imaginaire du moi est dans la manie emportée sur une ligne de fuite qui lui assure sa survie et la consume à la fois. Ce n’est pas que le sujet est possédé par une puissance transcendante ; il est bien plutôt hanté par l’ombre d’un ravage primordial.

  6. De façon remarquable, Freud reprendra son élaboration théorique sur la manie dans son essai consacré aux passions collectives, intitulé Psychologie des masses et analyse du moi41. On y retrouve ces spéculations qui marquent les essais anthropologiques de Freud dans lesquels il articule passions collectives et pathologies individuelles. Si Freud prolonge sa réflexion dans ce contexte sur la manie, c'est pour d'une part affiner sa pensée sur les déchirements qui peuvent opérer entre les instances psychiques du moi et de l'idéal du moi dans le cas de la mélancolie, et, d'autre part, transférer son analyse de la dissolution du moi et de l'idéal du moi dans la manie au sein de la psychologie collective. Si dans la mélancolie, l'idéal du moi se révèle d'une cruauté féroce avec le moi assimilé à un objet rejeté, dans la manie, le moi se dissout dans un idéal du moi auquel sont prêtés les traits d'exaltation et de triomphe. Les corps collectifs suscitent ces identifications d'un idéal exalté sur fond d'une néantisation. Que les faillites de l'étayage de l'idéal du moi dans le cas de la mélancolie aient le même destin que la dissolution du moi dans la manie n'est certainement pas sans incidence dans la compréhension de certaines modalités des liens sociaux, sous les traits de leur faillite. Disparait dans ce cas la tempérance qui peut être l'effet d'un idéal du moi non pas féroce mais protecteur, et d'un tissage des idéaux et de leur fabrique imaginaire à même les liens sociaux.

  7. Mais un autre titre auquel l’articulation entre mélancolie et manie intéresse le dialogue, et tout autant le différend, entre le discours philosophique et le discours psychanalytique, est celui de la question de la temporalité. Le texte aristotélicien avait tenté d’arraisonner les différences qualitatives des états mélancoliques comme effets des différences thermiques de la bile noire. Les bascules entre les extrêmes étaient rapportées à une articulation paradoxale : à la fois variation d’états (comme l’eau peut se présenter sous différents états) et caractère imprévisible de ces variations, apparaissant « selon le moment ». Cette articulation qui conjoint la rencontre de l’instable et du moment a été pensée par la critique comme relevant du kairos : « tout dépend de la rencontre du kairos, de la circonstance et de l’état de la bile noire […] le mélancolique est l’homme du kairos, de la circonstance42 ». Le kairos est ainsi une forme temporelle, infléchie sur la dimension d’événement, qui œuvrerait à des franchissements de seuil aussi bien qu’à leur équilibre stabilisateur, rejoignant alors sa fonction d’allié des stratèges et des médecins. Il conjugue ouverture des possibles et détermination critique, tant dans les variations pathogènes que stabilisatrices. Penser la temporalité des états mélancoliques et de leurs rapports à la création selon le kairos permet ainsi d’articuler l’imprévisible des variations, leur incalculable et leur saisie, leur transformation en événement déclencheur ou opportun, d’une crise ou de sa stabilisation. La pensée du kairos fait ainsi état d’une discontinuité qui affecte les manières d’être de l’homme dont la loi est rapportée à une causalité physiologique, par analogie à d’autres lois naturelles : cette discontinuité peut toutefois être maintenue sous certains seuils critiques du fait de ses soins.

  8. L’essai freudien quant à lui, reprend cette question de la temporalité, mais en termes radicalement autres que celui d’une discontinuité. Dans certaines lignes, Freud reprend le motif d’une temporalité cyclique, qui fait alterner les moments de l’abattement et de l’exaltation mais pourrait paraître alors surdéterminer une opposition. Le plus souvent, il délivre bien plutôt l’énigme de ce comment la vie psychique ignore le temps. L’appréhension du temps psychique comme stratifié et animé de ce qui dans les dépôts, dans les sédimentations œuvre, les déports régressifs des dynamiques de l’après-coup, les pulsations des différentes formes d’identification, le toujours déjà d’une perte « qu’il est vain de substantiver43 » ou d’une catastrophe primaire, les modulations conflictuelles entre blocage des retraits, des inhibitions, et motilité des remaniements et resymbolisations, initient à une pensée du temps comme rythmicité, traversée d’inflexions thymiques. Or c'est à l'importance d'un matériau rythmique et thymique que les deux texte antiques avaient associé la poésie lyrique et la puissance créatrice de l'homme d'exception : principe d' harmonie chez Platon, mesure ordonnant la variabilité chez Aristote. Des échos relient, tels les anneaux de Ion, les textes, laissant trace d'une constance de la pulsionnalité.

  9. Enfin, une fois de plus, l’objet, dans cet essai, travaille la pensée qui l’élabore. La mélancolie lui propose en effet le miroir de sa puissance, moins créatrice comme chez Aristote, que critique, témoignant une fois de plus de cette ambiguïté qui la lie à la fois à un pâtir et à la pensée. Quoique contrevenant à la rhétorique épidictique et à l’aura qui lui est prêtée dans la pensée antique, la puissance critique du sujet mélancolique, y compris en ses accents auto-dépréciatifs, n’est pas sans pertinence et efficace. Levant les masques, exposant les semblants, faisant fi des défenses, « [celui-ci] nous semble […] percevoir seulement la vérité plus âprement que les non-mélancoliques44 ». Là où l’homme d’exception tempère les inflexions mélancoliques de son savoir de l’exercice sublimé et raisonnant de sa pensée, le mélancolique se rendrait, lui, malade d’une vérité à laquelle, dans les cas les plus extrêmes, il n’arriverait à opposer nulle autre antidote que la manie : « il s’est en fait peut-être rapproché de notre science de la connaissance de soi et nous nous demandons simplement pourquoi on doit d’abord tomber malade pour qu’une telle vérité nous devienne accessible45 ». Mais si une certaine tempérance prévaut, comme le suggère le texte aristotélicien, « la mélancolie peut se faire le nom de ce qui invente un dispositif […] un jeu de recomposition du corps, des paroles et des ombres, permettant de border un vide symbolique depuis lequel ce qui est perdu peut encore faire signe46 ».

  10. Dès les premières lignes, l’investigation freudienne est placée sous le sceau du préalable d’un deuil marqué d’un « renoncement » et d’une « consolation ». L’idéal scientifique d’éclaircissement (« nous voulons essayer d’éclaircir47 », précise Freud dans les premières lignes) et son économie sublimatoire sont inscrits sous un geste qui se dédouble. Il y va à la fois d’une prétérition dont l’inflexion humble peut servir, en tant que stratégie rhétorique, le geste pionnier de l’homme de génie qui dans Le malaise dans la civilisation se présente, à juste titre, sur la scène des grands hommes48. Mais il y va tout autant d’un savoir sur un reste irréductible, intraitable, effet de l’hypothèse de l’inconscient. Envisagée comme objet thétique d’un savoir, la mélancolie toujours déjà échappe : elle est présentée dans le premier paragraphe de l’essai comme un défi nosologique par la variété de ses manifestations et de son étiologie. La rhétorique de l’essai oscille entre une relance réitérée des analogies, des hypothèses, une quête obstinée d’élucidation, et l’ouverture sur les échecs ou les incomplétudes possibles, voire la reconnaissance d'une irréductible énigme qui ne cessera d’être rappelée tout au long du texte, ainsi qu’en témoigne, parmi d’autres, cette citation : « la mélancolie nous pose encore d’autres questions, dont les réponses nous échappent en partie49 ». L’homme d’exception ainsi engage sa pensée dans une enquête métapsychologique de la mélancolie pour faire advenir à la lumière les ressorts qui constituent son travail négatif et les voies possibles d'une symbolisation paradoxale puisque toujours depuis un insaisissable. Il appréhende en elle la butée d'un réel inassimilable, ainsi que les déterminations psychogénétiques dont l’âme est l’otage, à la fois en leurs effets mais aussi en ce que « l'hypothèse théorico-clinique50 » de l'inconscient s'y voit toujours excédée par un inconnaissable. Toutefois, ce reste, voire cet inconnaissable, est moins une perte que la paradoxale condition de la pensée comme limite qui l’ombre à la fois dans ses objets et dans ses frayages.

Œuvres citées

 

Alfandary, Isabelle. « L'inconscient freudien entre science et fiction ». Le tour critique 4 (2018) : Le cognitivisme : nouveau savoir? 40-56

http://letourcritique.u-paris10.fr/index.php/letourcritique/article/view/104/pdf.

Aristote. Problème XXX. Paris : Editions Allia, 2010.

Aristote. L'homme de génie et la mélancolie. Problème XXX. Pigeaud, Jackie. [Trad]. Introduction. Paris : Rivages, 1988.

Carbone, Andrea L.  « Une histoire naturelle de la pensée ». Postface. In Aristote. Problème XXX. Paris : Editions Allia, 2010.

Derrida, Jacques. « La mythologie blanche » in Marges. Paris : Editions de Minuit, 1972.

Derrida, Jacques. Psyché. Paris : Galilée, 1987.

Douville, Olivier. Deuil et mélancolie, Sigmund Freud. Paris : Editions In press, 2016.

Foucault, Michel. Naissance de la clinique. Paris : PUF, 1963.

Freud, Sigmund. Deuil et mélancolie [1917]. Paris : Petite biblio Payot, 2011.

Freud, Sigmund. Psychologie des masses et analyse du moi [1921]. In Œuvres complètes, vol. XVI. Paris : PUF, 1991.

Freud, Sigmund. Le malaise dans la civilisation [1930]. Paris : Editions Points, 2010.

Klibansky, R. Panofsky, E. Saxel, F. Saturne et la mélancolie. Paris : Gallimard, 1989.

Nancy, Jean-Luc. Le partage des voix. Paris : Editions Galilée, 1982.

Pigeaud, Jackie. Melancholia. Paris : Payot et Rivages, 2008.

Platon. Ion. Paris : Flammarion, 1989.

 


1 Platon, Ion, Paris, Flammarion, 1989.

2 Aristote, Problème XXX, Paris, Editions Allia, 2010.

3 En raison des « vicissitudes de la transmission et de la systématisation du corpus aristotélicien » (in « une histoire naturelle de la pensée », postface, Andrea L. Carbone, trad, Problème XXX, 37), les traducteurs ou lecteurs critiques de ce texte optent pour l’attribution du texte soit à Aristote soit au pseudo-Aristote, comme noms d’un corpus. La grande tradition de la mélancolie ombre ainsi la figure de l’auteur, ou est inséparable du statut du texte comme effet de hantise du nom de l’auteur.

4 J. Pigeaud, présentation, in Aristote, L'homme de génie et la mélancolie, 10.

5 Aristote, Problème XXX, 7.

6 J.-L. Nancy, Le partage des voix, 56

7 J.-L. Nancy, Le partage des voix, 57

8 J.-L. Nancy, Le partage des voix, 59.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 J. Derrida, « La mythologie blanche » in Marges, 285.

13 Ibid., 288.

14 J. Derrida, Psyché, 72.

15 J.-L. Nancy, Le partage des voix, 58.

16 Ibid.

17 J.Pigeaud, présentation, L’homme de génie et la mélancolie, 10.

18 Ion fait retour à Socrate de ce que son portrait du rhapsode le présente comme « hors de soi », en proie à une ex-tase que la culture antique associe à furor et mania : « je serais pourtant surpris si tu parlais bien au point d’arriver à me convaincre que je suis possédé et que je suis fou quand je fais l’éloge d’Homère » (109)

19 De nombreux critiques ont souligné l’importance de la critique hippocratique dans cette démarcation.

20 Objet de haine pour les dieux,

Il errait seul dans la plaine d’Alcion,

Le cœur dévoré de chagrin, évitant les traces des hommes.

Homère, Iliade, vers 200-203

21 J. Pigeaud, présentation, in Aristote, L’homme de génie et la mélancolie, 13.

22 J. Pigeaud, présentation, in Aristote, L’homme de génie et la mélancolie, 16.

23 M. Foucault, Naissance de la clinique, 7.

24 Voire la même couleur, lorsque le vin est dit « noir » (11).

25 Cf le chapitre « la mélancolie dans la littérature physiologique des Anciens » in Saturne et la mélancolie.

26 J’emprunte le terme d’ « éthopoièse » à J. Pigeaud, La mélancolie et l’homme de génie, 25.

27 Le texte note les soudains effets de rupture ou de bascule du fait de l’instabilité de l’humeur mélancolique, marqués par le caractère imprévisible des actes : « Ceux dont la chaleur s’éteint d’un seul coup sont nombreux à en finir avec la vie, et tout le monde s’étonne alors du fait qu’il n’y ait eu aucun signe annonciateur » (16).

28 On notera cette mise en garde : « Ils ont cependant tendance, s’ils ne prennent pas suffisamment soin d’eux-mêmes, à contracter des maladies mélancoliques » 15.

29 R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxel, chapitre « la mélancolie dans la littérature physiologique des Anciens », in Saturne et la mélancolie.

30 S. Freud, Deuil et mélancolie, [1917].

31 Cf J. Pigeaud, Melancholia.

32 S. Freud, Deuil et mélancolie, 53.

33 Il lui réserve toutefois le vocable « ekstasis » plutôt que celui de « manie »

34 S. Freud, Deuil et mélancolie, 47.

35 S. Freud, Deuil et mélancolie, 56 : « L’ombre de l’objet est ainsi tombée sur le moi, qui a pu être alors jugé par une instance spéciale, comme un objet, l’objet abandonné ».

36 O. Douville, Deuil et mélancolie, Sigmund Freud, 153.

37 S. Freud, Deuil et mélancolie, 55.

38 S. Freud, Deuil et mélancolie, 61.

39 S. Freud, Deuil et mélancolie, 66.

40 S. Freud, Deuil et mélancolie, 65.

41 S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » [1921].

42 J. Pigeaud, La mélancolie et l’homme de génie, 24.

43 O. Douville, Deuil et mélancolie, Sigmund Freud, 127.

44 S. Freud, Deuil et mélancolie, 51.

45 S. Freud, Deuil et mélancolie, 51.

46 O. Douville, Deuil et mélancolie, Sigmund Freud, 154.

47 S. Freud, Deuil et mélancolie, 43.

48 S. Freud, Le malaise dans la civilisation, 43.

49 S. Freud, Deuil et mélancolie, 63.

50 I. Alfandary, « L'inconscient freudien entre science et fiction », 48.