L’enthousiasme : sublime, terreur et aporie

Sébastien Galland

Université Montpellier III

  1. Notre époque peut-elle encore connaître l’enthousiasme sinon dans ses formes trivialisées par les magazines de psychologie comportementale et de développement personnel ? Les dieux s’étant retirés dès longtemps pour céder la place au désenchantement, à la mélancolie et au temps profane, il est probable que ce que les platoniciens anciens ou renaissants entendaient par enthousiasme nous soit devenu absolument étranger. L’heure n’est plus à l’inspiration sacrée et à la possession de soi par quelque divinité apollinienne ou dionysiaque qui dévoilerait à l’homme des vérités supérieures ou le plongerait dans des transes orgiastiques. De même les errances du XXe siècle ont incité à une très grande méfiance à l’endroit des enthousiasmes politiques dans leur version progressiste, messianique et révolutionnaire : fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme ou pol-potisme conduisirent aux totalitarismes, aux guerres mondiales et aux génocides. Réduit à la psychologie individuelle, l’enthousiasme n’inspirerait plus qu’une curiosité passagère chez des esprits nostalgiques ou érudits. À moins que l’enthousiasme n’ait survécu plus ou moins modifié dans des lieux autres, comme celui de l’esthétique. Emblématique à ce titre est le parcours de Jean-François Lyotard qui, après avoir adhéré au collectif communiste Socialisme et Barbarie, abandonne vers 1965 le militantisme et diagnostique l’épuisement du récit marxiste à un moment où nombre d’intellectuels s’enthousiasment de son acmé. La mort de Sartre et de Barthes en 1980, de Lacan en 1981, de Foucault en 1984, et le silence d’Althusser entérinent la fin du prophétisme intellectuel et des maîtres à penser. Une « démarxisation » s’empare graduellement des élites européennes, notamment sous l’effet des révélations de Soljénitsyne qui décrit la réalité du système concentrationnaire communiste. La faillite des mouvements socialistes, la chute du mur de Berlin, l’implosion de l’ex-URSS font croire à une fin de l’histoire qui serait la fin de l’enthousiasme politique sur son mode épique. Parallèlement le déclin des avant-gardes artistiques qui se sont stérilisées à force de répéter un même geste de rupture devenu tradition, poncif et parodie, réintroduit le thème hégélien de la mort de l’art et provoque un regain d’intérêt pour le discours esthétique, et plus exactement pour l’esthétique kantienne qui est une esthétique du sujet. Dans ce temps triomphe la Nouvelle Subjectivité, mouvement baptisé en 1976 par Jean Clair qui réunit des peintres tels que Samuel Buri, Philippe Roman ou Sam Szafian. Il s’agit pour eux de retourner à la figuration libre, au patrimoine et au sujet, en mobilisant des références oubliées comme Bonnard, Giacometti ou Balthus. Lyotard s’inscrit dans ce contexte postmoderne, mais son originalité consiste à valoriser dans l’art et le discours esthétique un affect qui prend en défaut les grandes narrations et les synthèses hégéliano-marxistes. L’enthousiasme esthétique est la présentation d’un imprésentable qui rompt avec la pauvreté du réalisme socialiste mais aussi avec l’idéologie de la transparence, de la communication et du consensus adoptée par les nouveaux intellectuels convertis au libéralisme politique et économique. L’enthousiasme est le sentiment sublime de la différence et du différend. Aporétique, il participe d’une esthétique de la négativité et de l’informe qui privilégie l’hétérologie et la dépense improductive. Puissance de désintégration, l’enthousiasme ne saurait s’intégrer aux dispositifs de domination contemporaine parce qu’il est porteur d’un réel qui est l’autre nom de l’impossible.

  2. Dans L’Enthousiasme, Lyotard établit un lien entre le sublime, la terreur et les « grands bouleversements historiques1 », au point que l’enthousiasme apparaisse comme l’affect privilégié de tout ce qui confronte la représentation à ses limites figuratives. Moins sentiment du sublime que sentiment sublime, l’enthousiasme a partie liée avec le débordement de l’imagination face à une grandeur incommensurable qu’elle ne peut exprimer que négativement sur le mode de l’effraction. Renvoyée à son impuissance face au disproportionné et à l’illimité, l’imagination plastique s’enthousiasme de ce qui la dépasse et ne s’inscrit plus sur aucune échelle comparative. Le sublime kantien tel que Lyotard l’analyse est l’incomparable, il constitue la grandeur relativement à laquelle toutes les autres grandeurs sont petites. Aussi l’enthousiasme est-il moins le plaisir pris à la représentation de grandes figures qu’à la défaite de la représentation devant une grandeur absolue et infigurable. Pareille grandeur n’est pas une quantité mais une magnitude comme pour les tremblements de terre. Là où la quantité peut se mesurer, la magnitude est démesure. Le paradoxe de cette démesure est qu’elle fonde toute mesure possible. Il faut une démesure préalable pour rendre possible la mesure, comme il faut un infigurable pour rendre possible le figurable. L’image et la représentation trouvent leur condition de possibilité dans une limite illimitée, à partir de laquelle elles peuvent se déployer. Le sublime par son illimitation limite les moyens plastiques, il confronte l’image à la dimension de l’illimité qui se fait jour par et dans les limites de l’image débordée. Le sublime arrache l’image à elle-même pour la projeter ponctuellement dans l’absence de limites qui caractérise l’infini. Affect sublime, l’enthousiasme est le plaisir pris au spectacle d’une imagination qui se débonde, s’effondre et se défait, il est la rencontre de la limite et de l’illimité : « Il lui faut impérativement une imagination violée, excédée, épuisée. Elle mourra en enfantant le sublime. Elle croira mourir2 ». De là que l’enthousiasme n’advienne pas sans frémissement, terreur et fascination, puisqu’il projette le sujet dans la proximité immédiate de l’abîme et de l’anéantissement. Parce qu’il concerne la totalité, l’enthousiasme est un affect brut qui s’imposant éclipse momentanément tout ce qui n’est pas lui. L’enthousiaste est arraché à lui-même, il est absorbé par une totalité qui se tient au-delà des limites du supportable. L’enthousiasme est une expérience-limite qui expose le sujet au risque de se dissoudre dans une totalité inhumaine. Devant cette totalité, l’imagination s’excède parce qu’elle est mise en contact avec l’inimaginable. L’enthousiasme se tient sur cette ligne conflictuelle où la limite est arrachée par l’illimité, il est cet affect déroutant qui conjoint et disjoint simultanément le fini et l’infini en une coïncidence des contraires dont les sources remontent à la théologie négative de Maître Eckhart, Tauler, Suso et Nicolas de Cues. Partant, l’enthousiasme vient établir qu’il n’y a pas à proprement d’objets sublimes en eux-mêmes ou par eux-mêmes. C’est le sujet qui, par le libre jeu de ses facultés, manifeste qu’il est responsable du sublime3. Si l’imagination n’était pas débordée par l’irreprésentable, il n’y aurait que du beau et certes pas du sublime. L’enthousiasme est le sentiment d’un sujet qui atteint à la limite. Si frénétique soit-il, l’enthousiasme advient toujours sur un fond de tristesse, il est le « plaisir d’un déplaisir » si l’on veut, ou mieux un affect qui renonce à la complaisance et à la satisfaction. L’imagination étant à la fois sollicitée et empêchée dans son effort de représentation, l’enthousiasme s’avère une satisfaction insatisfaite, une avidité saturée ou une saturation avide, qui est aussi un remède à l’infatuation intellectuelle ou imaginaire. L’enthousiasme présente une tension, un effort et un élan qui ne parviennent pas à se boucler sur eux-mêmes pour produire une image autre qu’effondrée. L’intensité de l’enthousiasme réside dans cette conjonction de pôles antinomiques : don et retrait, soulèvement et abaissement, épanouissement et évanouissement. Lyotard n’est pas épargné par le débordement du sublime, sa relation au texte kantien est polarisée par les contraires : respect et transgression, fidélité et trahison, variation et altération, comme si son usage des concepts kantiens faisait lui-même l’objet d’un dérèglement enthousiaste qui brouille la communication et la compréhension. Le texte kantien doit être violenté comme l’imagination, pour libérer son pathos sublime qui est « inapproprié4 ».

  3. Dans ce suspens où la tension se mêle à la distension, c’est l’imprésentable qui se présentifie par référence au discours kantien : « la tentative de présentation non seulement échoue, suscitant la tension dite, mais elle se renverse pour ainsi dire ou s’inverse pour fournir une présentation suprêmement paradoxale, que Kant appelle une “une présentation simplement négative”, une sorte d’“abstraction”, et qu’il caractérise audacieusement comme une “présentation de l’infini”5 ». La question de l’imprésentable est consubstantielle aux esthétiques négatives qui privilégient « les issues abstractionnistes et minimalistes » et optent pour des pratiques iconoclastes inspirées de l’interdit vétéro-testamentaire des images taillées ou des représentations du divin. Lyotard s'est montré particulièrement attentif à cette forme d'abstraction qui consiste en une présentation négative, notamment à propos des tableaux de Barnett Newman qui n'offrent rien à déchiffrer ou à interpréter et se dressent telle la seule occurrence de l'instant6. L’imagination ne présente rien si ce n’est l’absence de représentation, elle ne porte à la visibilité que l’invisible qui est la racine et le foyer de toute représentation. L’image est l’événement d’un invisible, l’apparition d’une disparition, la présence d’une absence. Elle est spasme, aveuglement et cécité7. Dès  lors l’enthousiasme correspond à cette vision de l’invisible, qui est le rien de l’image par rapport à l’incommensurable qui la déchire : « L’enthousiasme quant à lui ne voit rien, ou plutôt voit le rien et le rapporte à l’imprésentable8 ». D’être l’affect sublime, l’enthousiasme est aussi l’affect de l’imprésentable. Du platonisme antique et renaissant, l’enthousiasme a conservé une dimension  extatique, il ouvre le système des beaux-arts à un dehors : l’histoire, la politique, le terrorisme qui les décentrent et les dépossèdent. Exposés à leur limite, les beaux-arts sont perdus comme l’imagination est perdue devant l’incommensurable. D’où le basculement dans les esthétiques négatives pour lesquelles l’imprésentable est la présentification d’un impossible, qui empêche les discours, les idéologies ou les systèmes de se clore sur eux-mêmes en un dispositif unifié. L’enthousiasme est une « affection forte » dont l’intensité et l’aveuglement ne sauraient satisfaire la rationalité. « Il est même une dementia, un Wahnsinn, où l’imagination est “déchaînée”9 ». Il n’est certes pas le tumulte d’exaltation qui accompagne la Schwärmerei, « qui est un Wahnwitz, une insanitas, un “dérèglement” de l’imagination, une “une maladie profondément enracinée dans l’âme”10 » ; nonobstant sa violence libère la puissance de l’hétérogène contre l’unité du sujet et ses constructions. L’enthousiasme détruit l’unité du sujet dans sa forme et sa cohérence, il est un affect diviseur, car le sublime « est une émotion, une émotion violente, proche de la déraison, qui fait courir la pensée aux extrêmes du plaisir et du déplaisir, de l’exaltation joyeuse à la terreur, aussi intensément tendu entre l’ultraviolet et l’infrarouge affectuels que le respect est blanc11 ». L’enthousiasme est hétérogène, il manifeste une division inscrite au sujet à travers le heurt des incompatibles. L’antinomie ne saurait se résoudre en un mouvement dialectique producteur d’une synthèse des contraires de type hégélienne ou marxiste. La dialectique est suspendue, l’obstacle n’est pas dépassé, l’impasse partout s’impose avec l’incommensurable. L’hétérogène veut que la contradiction soit insurmontable, puisque le sublime n’a pas d’autre mode que le conflit de facultés hétérogènes. Aussi l’enthousiasme est-il à la fois le différent et le différend. L’enthousiasme est irréductible aux tentatives de totalisation et d’absolutisation dont il diffère par le différend qui l’anime et qu’il inflige à la réalité humaine. L’enthousiasme est le différend qui brise les constructions subjectives et collectives. Il suscite, à l'instar du sublime, un clivage qui désintègre le tout en libérant des formes résolument originales et fragmentaires. De ne pas se résorber dans les constructions totalisantes, l’enthousiasme s’avère un affect toujours singulier qui contrevient non seulement à la rationalité mais à la communauté. Alors que le particulier s’inscrit dans l’universel qui l’englobe et le dépasse et dont il n’est qu’une modalité, le singulier se définit par son degré de résistance à toute ligne commune qu’il interrompt et désarticule par sa nature différentielle. Il est l’incomparable, comme le sublime est l’incommensurable, et ce d’autant plus qu’il ne saurait pas davantage que lui faire l’objet d’un dénombrement ou d'une quantification. Le singulier n’est ni comptable ni évaluable, il implique une différence qualitative qui le situe à l’extérieur du registre symbolique, des structures et des systèmes. Hors de proportion par la différence qui le porte, le singulier se dérobe à la raison calculante et au critère de l'utile. Par la fracture qu'il induit, le singulier diffère de la gestion politique et économique du vivant obnubilée par la productivité, la rentabilité et l'efficacité. L’ontologie du singulier veut que l’être soit temps, elle milite en faveur d’un principe d’incomplétude d'une présence instante qui met hors-jeu le sens, la signification et la totalité. Différent parce que différend, l’enthousiasme est un sentiment aporétique où transparaît la passion du réel.  

  4. Par sa dimension aporétique, l’enthousiasme clive la subjectivité. Mais cette division n’efface pas tout sujet comme l’on pourrait le penser hâtivement, rien que le sujet transparent, ordonné, rationnel et unifié tel qu’il s’est inventé grâce à la métaphysique cartésienne et s’est prolongé dans la modernité. L’enthousiasme dévoile la vérité d’un sujet travaillé par des pulsions sourdes aux injonctions de la raison et aux impératifs de la société. Acéphale, asignifiante et asociale, la pulsion n’obéit qu’à sa seule satisfaction conformément à la représentation donnée par Freud puis Lacan. Elle dissout le sujet rationnel, social et politique dans le fond sans forme de la jouissance libidinale. Le sujet de l’enthousiasme est le sujet assujetti à la jouissance de l’inconscient réel12. Un inconscient dont le réel consiste à être irreprésentable et inconnaissable, comme l’est l’expérience du sublime. La négativité de l’enthousiasme entraîne une subversion du sujet, lequel se découvre soumis à une puissance hétérogène indifférente à toute axiologie morale, religieuse ou politique. Le paradoxe de la différence et du différend est qu’ils adviennent sur une base énergétique indifférente aux discours, aux normes et aux systèmes humains. Le différend suscite la différence par l’indifférence qui est son fond. L’enthousiasme, le sublime et la pulsion ont ceci en commun qu’ils sont liés à une expérience de l’informe qui est une expérience de l’inhumain. Dans l’enthousiasme, le sujet humain est confronté à sa part d’inhumanité tout comme le spectacle du sublime apparaît inhumain par son immensité. La part inhumaine inscrite dans le sujet ne renvoie plus seulement au divin qui s’empare de l’enthousiaste sous l’aspect de la mania, du furor et de l’inspiration comme le croyaient les platoniciens, mais à la jouissance qui nous envahit parfois jusqu’au dégoût face au terrible, à la violence et à la catastrophe : les orages, les tempêtes, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les ras-de-marées, les inondations sans doute ; et encore les guerres, les explosions, les incendies, les effondrements, les ruines et les massacres. Le sublime n’est pas seulement naturel, l’enthousiasme où il nous plonge contamine les événements historiques : « Il doit en aller ainsi de la Révolution, et de tous les grands bouleversements historiques : ils sont l’informe et le sans-figure dans la nature humaine historique13 ». Burke, qui introduisit le mot de « terrorism » dans le lexique anglais pour spécifier les excès de la Révolution française, évoquait quelques années avant Kant la fascination qui peut être la nôtre lorsque nous contemplons à l’abri le spectacle de la destruction, de la mise à mort et de l’engloutissement dans l’abîme14. L'expérience du sublime inclut la terreur, la destruction et le négatif, que l'on songe à Goya avec Les Désastres de la guerre, à Tuner avec L'incendie de la chambre des Lords et des Communes, Picasso avec Guernica ou Music avec Nous ne sommes pas les derniers. La référence à l’informe sous la plume de Lyotard provient de Bataille, lequel entendait par là moins un état qu’un processus de déconstruction de l’image et du sujet ravis dans le vertige du désastre, de l’impur et du mal15. L’informe bataillien, dont les sources pourraient aisément s’établir chez Platon, Plotin et Longin, illustre à merveille ce clivage dans la mesure où cette notion n’a jamais donné lieu à une théorisation chez Bataille. Il ne s’agit que de fragments dans l’éparpillement desquels se reconnaît l’ouverture du sublime. Informe, l’enthousiasme l’est au premier chef puisque, de s’ouvrir à l’illimité et à l’hétérogène, il empêche la forme d’acquérir une stabilité, une identité et une finalité, aussi vrai qu’il est un instrument de déclassement et de décloisonnement en accueillant tout ce que la raison et l’idéal repoussent. La négativité de l'enthousiasme ne se prête ni à la dialectique ni au dialogue. Elle comporte un reste informe et sans figure sur lequel l'intelligence n'a pas d'emprise, et qui prend à revers l'esthétique en la confrontant à ses limites. Parce qu'il est excès relativement à lui-même au point qu'il meten question non seulement sa propre possibilité mais encore la possibilité de l'esthétique qui s'en réclamerait, puisque l'enthousiasme ne se laisse pas saisir par le discours et ses concepts qu'il soumet à la question en même temps qu'il leur retire leur fondement. L'esthétique de l'enthousiasme s'avère une négation déterminée, qui met en lumière l'inadéquation des catégories de l'esthétique au regard de l'informe. Elle est une « passibilité » qui donnera sans doute matière à la réflexion, mais qui se présente d'abord comme une donation qui s'éprouve avant toute conceptualisation : « sentiment de l'accueil immédiat à ce qui se donne ».

  5. Plus près de nous, l’enthousiasme ouvre à un dispositif de sidération qui culmine avec les images de la terreur diffusées par Al-Qaida, Aqmi, Aqpa ou Daech, et reprises par les médias occidentaux. Les attentats du 11 septembre 2001 furent conçus en partie comme un spectacle pyrotechnique visuel et sonore relayé par toutes les télévisions du monde. Damien Hirst et Karlheinz Stockhausen ne s'y trompèrent point, l'un affirmant que ces images ressemblaient à celles de l'art et l'autre qualifiant les attentats de « plus grande œuvre d'art de tous les temps ». De même les exactions commises à Abu Graïb firent l’objet d’une diffusion planétaire, les scènes de décapitations de James Fowley, Steven Sotloff, Alan Henning ou Peter Kassig se propagèrent viralement sur Internet, pour ne rien dire des images d’enfants victimes des bombardements au gaz sarin à Khan Cheikhoun ou de schrapnels dans l’enclave de la Ghouta orientale en Syrie. Les groupes terroristes ont développé une « esthétique » de la terreur en phase avec les pratiques artistiques ou médiatiques contemporaines qui privilégient le choc et l’extrême, le hiatus entre l'événement et sa représentation se dissolvant dans l'instantanéité. L'« esthétique » de la terreur n'est pas nouvelle. Nombre d'avant-gardes au XXe siècle, le futurisme, dada, le surréalisme ou l'actionnisme viennois, n'ont pas manqué de de reconnaître dans l'acte de la terreur. Les propos de Hirst et Stockhausen ne signifient pas que les terroristes sont des artistes, mais qu'il existe une proximité entre l'art et le terrible qui repose sur une fascination à l'endroit des images de la terreur. L'attaque terroriste n'est vue qu'en tant qu'elle est montrée, l'événement ne revêt d'évidence qu'à la condition d'être représenté. L'image absorbe l'événement, lui donne sa force d'impact mais un impact imaginaire : c'est l'impact moins de l'événement que de sa représentation. Là intervient la proximité avec l'art qui a aussi la propriété de rendre visible l'invisible, et le plus souvent à travers des dispositifs visuels identiques à ceux des terroristes et des médias : photographies, films, vidéos... Il s’agit d’une culture du « destruction porn », qui tend à saturer le visible en montrant des images de destruction qui sont aussi la destruction des images autres que celles de la sidération16. Cette « pornographie du flash » se retrouve particulièrement dans le dispositif médiatique de Daech dont les actions et les attentats empruntent à un répertoire d’images tirées des blockbusters hollywoodiens et des jeux-vidéos à la mode tels que Medal of Honour, Battlefield ou Call of Duty. L’effet de sidération lumineuse est amplifié par les médias qui s’en font les propagateurs, au point que les images de la terreur rencontrent le sublime en ce qu’elles se veulent absolues, définitives et radicales. Ainsi l’enthousiasme participe-t-il de cette « passion du réel » dont parle Badiou en s’appuyant sur Lacan17, une passion que l’on aurait tort de restreindre au XXe siècle, puisque le réel est inscrit en l’homme indépendamment des contingences socio-politiques. An-historique, le réel désigne autant l’irreprésentable que l’innommable, il ne peut s’approcher que négativement comme le sublime, et il se distingue de la réalité qui est un mixte d’imaginaire et de symbolique. Réel de la vie et de la mort, de la pulsion et de l’inconscient, de la jouissance et de la souffrance, de la terreur et de la sidération, qui immerge le sujet dans la stupéfaction, l’angoisse, ou le délire. Là où se tient le réel, les concepts, les mots et les images défaillent. Parce qu’il est un affect sublime, et plus encore parce que son excès est chevillé au corps, l’enthousiasme est lui-même un réel. Dans son excès, l’enthousiasme fait vaciller les semblants. L’enthousiasme n’est pas un savoir mais une expérience négative qui s’excepte du symbolique et de l’imaginaire, tout en se manifestant à travers eux sur un mode disruptif. L’accès au réel impénétrable se signale par l’ébranlement des semblants, qui se défont sous la violence de l’assaut. L’enthousiasme est porteur d’un réel aporétique, il est une exclusion interiorisée ou une inclusion exteriorisée. Hors-champs, hors-cadre et hors-limite, le réel ne s’atteint qu’à la faveur d’une effraction qui présentifie la perte. L'exaltation qui accompagne l'enthousiasme est solidaire de la dépression, comme le plaisir de la peine et la joie de l'angoisse dans le sentiment discordant du sublime.

  6. Parce que l’enthousiasme est l’informe et le négatif, il trouve sa place dans l’hétérologie telle qu’elle fut élaborée par Bataille pour désigner ce qui est radicalement étranger. L’hétérologie est la soeur de l’hétérogène, elle prend à revers l’esthétique et l’image, le discours et la rationalité, en se situant à l’extérieur des idéalismes. Elle s’applique à dégager une négativité qui ne s’expose plus au dépassement dialectique, et qui introduit dans la pensée de système des perturbations et des dissidences profondes. L’enthousiasme étant sublime, il est l’inassimilable, ce qui revient à voir en lui une forme de dépense improductive fixant une limite à l’utile. L’enthousiasme est une démesure dont la frénésie consiste en un usage improductif d’une part importante des ressources. Proche de la fête, du sacré et du dionysiaque, l’enthousiasme est une dépense en pure perte qui relève de « l’économie générale » de l’univers. Dans la galaxie, les « nébuleuses spirales » rappellent « les soleils tournoyants de nos fêtes de nuit, elles ont l’aspect d’une explosion animée d’un mouvement de rotation rapide18 ». Le système solaire présente un rayonnement qui procède « d’une destruction intérieure de sa substance » et, tel le Soleil, « chaque étoile s’adonne à des pertes démesurées19 », selon un principe vital qui n’advient que sur un fond de destruction. Par leur rayonnement, le Soleil et les étoiles sont des images de la gloire et, « comme la grandeur déchiquetée des nébuleuses », ils ont la « beauté purifiante d’un sacrifice20 ». Le sublime cosmique touche les sociétés, du moins celles qui appartiennent encore à l’âge du don et de la gratuité contre l’âge de l’utilitarisme, du capitalisme et de la rentabilité, et qui choisissent la dilapidation des richesses excédentaires lors des fêtes, des jeux, des sacrifices, des guerres, ou des deuils. Lyotard voit dans le sublime « le potlatch, la destruction ou la consomption du donné » : la richesse de la forme, du beau ou de l’esthétique21. L’enthousiasme est la jouissance ressentie à ce sacrifice, qui est aussi un sacrilège, une profanation, et par conséquent une légitimation du sacré. La dépense improductive est une transgression dont les transes rythment la sortie du temps profane, de l’histoire et du quotidien désenchantés. Par son exubérance, l’enthousiasme est un exutoire aux tensions sociales et un accès à la plénitude sacrée des origines. Il arrache l’homme à « la pauvreté des choses » pour tenter de restaurer une intimité perdue. Généreux, l’enthousiaste est « l’homme glorieux survivant à la ruine accomplie de lui-même », un héros de l’impossible qui rompt avec le culte occidental de la productivité et de l’utilité : « La gloire se donne à celui qui donne le plus22 », déterminé par le « besoin de braver la mort23 ». La consumation improductive est une dépense libre, qui atteste l’insubordination de l’homme souverain. L’éloge de la perte rejoint l’imprésentable, car l’enthousiasme est une façon pour Lyotard de valoriser« ce qui objecte à l’intégration de la culture au marché. L’enthousiasme est un obstacle sur la voie de la marchandisation de l’art prise en charge par la culture industrielle et post-industrielle. Il ressortit d’une « économie du pire », où l’emportement crée « du plus par le moins24 ». Distinct du « petit frisson » et du « pathos rentable » qui définissent le marché de l'art contemporain et ses spéculations « sur-capitalistes », l'enthousiasme ressortit d'une esthétique négative dans laquelle le sentiment sublime favorise paradoxalement le dépouillement, le dénuement et la désapproriation : l'abstraction désignant ici ces constituants élémentaires ou originaires, qui opèrement ex minimis. Une présence se donne en creux « sans recourir aux moyens de la présentation », présence « inoubliable et immédiatement oubliée ».

  7. Négativité sans emploi, l’hétérologie est une assomption du non-sens, de l’échec et de la perte, que Bataille résume sous le mot d’impossible qui est le nom du réel lacanien. Le réel est l’impossible, d’être irreprésentable. Mais plus encore d’être insupportable psychiquement et physiquement pour nos sociétés du développement, de la gestion et de la surveillance. Dans des sociétés occidentales où les instances symboliques ne parviennent plus à canaliser la violence, le réel secoue un peu plus une réalité déjà fragilisée. L’enthousiasme est la présentification de l’impossible au cœur des fictions censées donner sens et consistance. Il ne marque pas seulement dans sa négativité la fin des grands récits apportant une signification et une orientation à l’histoire, comme le croyait Lyotard avec la condition postmoderne ; il dévoile plus profondément la précarité de toutes les constructions idéologiques modernes ou postmodernes. Le réel n’a pas attendu le reflux des idéologies révolutionnaires pour exister, tant s’en faut. Que l’enthousiasme soit étudié par Lyotard dans un contexte d’essoufflement puis d’effondrement des utopies socialistes et communistes suggère combien sa négativité subvertit toute idéologie, libérale ou anti-libérale. L’enthousiasme s’incarne désormais dans le djihadisme, le terrorisme et les attentats-suicides. Ceux-ci confrontent les sociétés occidentales à la gratuité d’un don sacrificiel, « un furieux désir de sacrifice25 », qui serait à l’antipode des normes, des valeurs et du fonctionnement de l’homme occidental hyperproductif26. A moins que leur enthousiasme, nourri d'une martyrologie qui convertit la pulsion de mort en idéal identitaire et communautaire, ne soit un avatar de l'idéologie de la performance qui exige de repousser plus loin les limites au prix des pratiques auto-agressives qui se soldent par la consumation du sujet27. Leur enthousiasme nous est incompréhensible, non pas en raison de quelque choc des civilisations ou des barbaries, mais parce que l’enthousiasme est porteur en lui-même d’un réel si radical qu’il ne se laisse ni comprendre, ni expliquer, ni rationaliser. Le réel est l’impossible, soit ce qui est insaisissable pour les appareils de domination et en constitue le point aveugle. Tel est ce que l’enthousiasme rappelle dans sa démesure, telle est la faille dont il creuse les discours, les ordres et les sociétés. Nier l’impossible comme s’y emploient les dispositifs contemporains de contrôle et de surveillance serait préparer le retour d’un réel sans cesse plus destructeur. Plus les dispositifs sécuritaires se font envahissants (caméra de surveillance, biométrie, fichier informatique, collecte de données numériques, smart dust), et plus il montre leur impossibilité à capturer le réel. Il y a un point aveugle des dispositifs biopolitiques ou psychopolitiques actuels qui s'incarne dans la catastrophe, la tempête, l'inondation, la crise ou la terreur. Autant d'éléments identifiés au sublime par la tradition, et qui attestent d'un ingouvernable au coeur même des pratiques gouvernementales politico-économiques. Parce que le terrorisme est une pathologie du capitalisme occidental, il s’efforce de s’en démarquer d’autant plus violemment qu’il lui est inextricablement lié28. Que son excès soit politique, religieux ou artistique, l’enthousiasme nous fait accroire que la destruction est la seule voie d’accès au réel, au point qu’elle devienne le critère exclusif de la politique, de la religion et de l’esthétique. Le réel étant ce qui ne peut se représenter, les artifices déployés pour l’atteindre sont toujours plus excessifs et dévastateurs, c’est-à-dire toujours plus inefficaces et impropres. Viser le réel dans la représentation équivaut inexorablement à le rater, puisque le réel est sans nom et sans image. L’effet de réel auquel aspirent les terroristes est trop spectaculaire pour ne pas comporter une part de théâtralité trompeuse. Le surenchérissement obscène qui caractérise le montage de la terreur exposée au regard médiatique n'est que l'aveu dérisoire d'une impossibilité à atteindre le réel qui ne se laisse ni maîtriser, ni dominer. Leur enthousiasme est encore une fiction, la fiction du réel, tout comme l'« esthétique » de la terreur est encore un écran destiné à se protéger d'un réel aussi imprévisible qu'inexprimable. Lyotard s’est gardé de bâtir une pensée de système ou d’ordonner son discours depuis un point central. L’art lui a enseigné à multiplier les positions et les dérives pour dessiner en creux une présence dont l’inaccessibilité est le seul mode d’accessibilité, réelle présence et présentation de l’absence, vide ou silence qui « désempare » et « destitue » la rationalité pour témoigner d'un il y a.

Œuvres citées

Badiou, Alain. Le Siècle. Paris : Seuil, 2005.

Badiou, Alain. À la recherche du réel perdu. Paris : Fayard, 2015.

Badiou, Alain. Notre mal vient de plus loin. Paris : Fayard, 2016.

Bataille, Georges. L’Expérience intérieure. Paris : Gallimard, 1954.

Bataille, Georges. Œuvres complètes. I, Paris : Gallimard, 1970.

Bataille, Georges. Œuvres complètes. VII. Paris : Gallimard, 1976.

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1 J.-F. Lyotard, L’Enthousiasme, 65. Pour un commentaire : P. V. Zima, La Négation esthétique, 179-222 ; A. Navegante, « Sur l’esthétique et l’historico-politique chez Lyotard », B. Cany et alii (dir.), Passages de Jean-François Lyotard.

2 J.-F. Lyotard, « L’intérêt du sublime », Du sublime, 167.

3 Ibid., 171.

4 Ibid., 168.

5 J.F. Lyotard, L’Enthousiasme, 61-62.

6 J.F. Lyotard, L'inhumain, 89-99.

7 J.F. Lyotard, Textes dispersés II : artistes contemporains, 29.

8 J.F. Lyotard, L’Enthousiasme, 63.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Id., Leçons sur l’Analytique du sublime, 278.

12 J. Lacan, Le Sinthome, 121, D’un Autre à l’autre, 211.

13 J.-F. Lyotard, L’Enthousiasme, 65.

14 E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, II, 1 et 2, 119-121.

15 G. Bataille, « Informe », Œuvres complètes, I, 217.

16 L. Sutter (de), Théorie du Kamikaze, 17-31.

17 A. Badiou, Le Siècle, 75-87, À la recherche du réel perdu, 43 ; J. Lacan, Encore, 118 : « Le réel ne saurait s’inscrire que d’une impasse de la formalisation ».

18 G. Bataille, « La limite de l’utile », Œuvres complètes, VII, 186.

19 Ibid., 187-188.

20 Ibid., 190.

21 J.-F. Lyotard, « L’intérêt du sublime », 174-175.

22 G. Bataille, « La limite de l'utile », 203.

23 G. Bataille, L’Expérience intérieure, 34.

24 J.-F. Lyotard, « L’intérêt du sublime », 175-176.

25 F. Benslama, Un furieux désir de sacrifice, 15-63.

26 J. Branco, D’après une image de Daesh, 33-45.

27 B.-C. Han, La société et la fatigue, 51-57. Sur le lien entre la performance et le terrorisme voir M. J. Mandzain, L'image peut-elle tuer?, 105-149.

28 A. Badiou, Notre mal vient de plus loin, 39-57.