Robert Burns et la fable animalière

  1. Yann Tholoniat

Université de Lorraine (Metz)

  1. Comme le note Michel Pastoureau à la suite des travaux pionniers de Robert Delort, s’il est vrai que certains animaux acquièrent plus rapidement que d’autres, dans une culture donnée, le statut de « vedettes », dans tous les cas « l’animal appartient tout autant au monde des symboles qu’à celui de la zoologie »1. En ce qui concerne le poète écossais Robert Burns, il était loin d’être « a Heaven-taught ploughman », comme le veut la légende depuis le mot d’Henry McKenzie. Burns possédait une connaissance encyclopédique de la nature. Ce savoir avait d’abord bien entendu une origine pratique et pragmatique, mais il avait aussi une origine livresque : Burns était un lecteur avide, et, dans le sillage, pour ne pas dire le sillon, de l’esprit d’improvement au XVIIIe siècle, il se passionnait pour des ouvrages sur les dernières techniques agricoles en vogue et la variété des espèces animales. John Young recense à travers l’œuvre de Burns pas moins de 19 mammifères, 39 oiseaux, et 37 autres espèces animales, pour un total de près de 400 occurrences2. Il faut aussi se représenter que les animaux, dans les villages de l’Écosse de Burns comme dans toute l’Europe, formaient partie intégrante de la vie quotidienne des paysans, avec leurs cris spécifiques, leurs odeurs, leurs déplacements et lieux de passages habituels, leurs usages selon les saisons ou encore selon leur âge. Ainsi, le bouvillon participe aux travaux des champs ; plus tard, plus âgé, sa chair peut être consommée, et son cuir tanné. Les animaux, dans leurs rapports aux humains, ne constituent pas un bloc uniforme : il convient de distinguer les animaux sauvages, les animaux domestiques, et les animaux semi-domestiques. Ces derniers (oiseaux, rongeurs), tout en ayant leur habitat propre, prennent l’habitude de vivre au rythme des activités agricoles, par exemple lorsque les paysans sèment des graines et labourent leurs champs. Chez Burns, nombre de poèmes sont imprégnés du sentiment de la nature, et prennent en compte la dimension écologique de la cohabitation entre humains et animaux3. À ce rapport à la nature, pratique et scientifique chez Burns, s’ajoute tout un fond de folklore écossais fait de croyances religieuses et superstitieuses qui mettent en scène les animaux en les associant souvent au diable : les animaux sont choisis pour leur valeur de symbole archétypal, et permettent l’empathie par identification et projection. Une autre dimension, littéraire et dramatique cette fois, de la présence animale dans ses poèmes, remonte à Ésope, et emprunte aux genres du fabliau et de la fable, notamment à travers le Roman de Renart et les fables de La Fontaine que Burns, qui avait appris le français, s’était procurés. Cette lecture avait suscité chez lui le commentaire suivant : « Les Contes de Fontaine [sic] is in the way of my trade »4, indiquant par là la portée satirique (à la fois comique mais aussi, politique) de plusieurs poèmes. À l’inverse des pratiques scientifiques de taxinomie qui nécessitent l’observation du monde animal – qu’on songe aux divers travaux au XVIIIe siècle de Buffon, de Linné et d’Alexander von Humboldt – dans les fables, ce sont les animaux qui observent les hommes, le monde des animaux figurant le monde politique des relations humaines et sociales.

Des traditions fabulistes

  1. L’anthropomorphisme des évocations animalières peut prendre la forme de l’imaginaire mis en scène dans les fables. Parallèlement au versant oral et populaire de ce type de contes qui recèle presque toujours une forme de morale, il y a aussi une tradition, plus savante, qui est celle des fables publiées. Parmi les représentants de ce genre en Écosse, citons Allan Ramsay (1685-1758), qui traduit en anglais Horace et les Fables de La Fontaine5, ainsi que William Wilkie (1721-1772), professeur de philosophie naturelle à l’université de St Andrews, qui publie en 1768 un recueil intitulé tout simplement Fables, contenant notamment « The Hare and the Partan », dans lequel il place la morale d’abord, la fable qui illustre celle-ci ensuite, pratique que l’on trouve aussi parfois chez La Fontaine. Robert Fergusson (1750-1774), avec des poèmes tels que « The Sow of Feeling » et « Mutual Complaint of Plainstanes and Causey, in their Mother-Tongue », utilise aussi de nombreux traits caractéristiques de la fable, comme l’usage consistant à donner la parole à des êtres autres qu’humains. De façon plus générale, et sans se limiter à la poésie, on pourrait dire que le dix-huitième siècle connaît un regain d’intérêt pour le conte moral6, comme  l'attestent des œuvres aussi diverses et dispersées dans le siècle et l’espace que Gulliver’s Travels (1721), Clarissa, or, the History of a Young Lady (1748), ou encore Candide (1759) et Justine ou les malheurs de la vertu (1791).

  2. Le terme de fable vient du latin fabula, dont l’équivalent grec est le mot apologos. Le premier sens du mot est celui de « conversation », qui pointe vers la dimension orale, mais aussi de pièce de théâtre et d’enjeu dramatique. Quant à l’apologue, il désigne une petite fable visant essentiellement à illustrer une leçon morale. La fable est une forme brève par rapport à l’épopée ou au roman, qui se situe aux frontières du conte populaire, du mythe, du proverbe et de l’histoire drôle, tout en comportant souvent des observations zoologiques. Les fabliaux du Moyen-Âge, tels qu’on les trouve transposés dans les Canterbury Tales, décrivent une vie quotidienne dans laquelle les animaux ont leur part. Les rapports entre humains et animaux sont aussi fréquemment idéalisés : ainsi une bergère a son agneau préféré parmi les différents moutons du troupeau. L’humour qui électrise nombre de poèmes est aussi un élément majeur du genre de la fable. Burns fait la satire et le tableau de la société de son temps : les nobles, les religieux, et le Tiers-État, en montrant l’expérience et le quotidien des petites gens. L’interpénétration des mondes humain et animal sur le mode comique est aussi bien propre à Ésope, La Fontaine, ou encore Hogarth, qu’avéré historiquement7. De façon générale, la satire de la société et de ses mœurs sont des thèmes qui séduisent Burns, et c’est pourquoi l’utilisation des animaux, à des fins aussi bien dramatiques qu’allégoriques, s’avère une stratégie efficace. La satire a toujours une dimension didactique, et si toute fable est loin d’être toujours une satire, elle partage avec celle-ci une dimension pédagogique.

  3. Ésope est à l’origine de la tradition des fables. Burns le connaît suffisamment pour improviser, dans « The Poet’s Reply to the Threat of a Censorious Critic », une épigramme qui repose sur une de ses fables :

    My imprudent lines were answered, very petulantly, by somebody, I believe, a Rev. Mr. Hamilton. In a MS., where I met the answer, I wrote below:

    With Esop’s lion, Burns says: Sore I feel

    Each other’s scorn, but damn that ass’ heel!8

  4. La postérité d’Ésope tient en partie à la réécriture de nombreuses intrigues par le poète latin Phèdre, qui ajoute des dialogues aux intrigues, et utilise ce faisant le sénaire iambique, le plus prosaïque des mètres, utilisé au théâtre pour des scènes parlées sur le ton de la conversation normale. Le but de Phèdre, au moyen de ces fables, est de faire rire, tout en amenant le lecteur à rechercher un sens caché, non dénué d’une portée politique9. Deux autres influences antiques familières à Burns sont celles de Théocrite (cité par Burns dans la préface de 1786) et d’Horace. Les poèmes bucoliques de Théocrite mettent souvent en scène des bergers avec leurs animaux, et les saynètes comportent fréquemment une morale10. Quant à l’intertexte horatien, Carol McGuirk fait remarquer la similitude de structure entre les satires du poète romain d’une part, et d’autre part « To a Louse » et « To a Mouse », ces deux poèmes associant selon elle : « an exemplum of observed experience with a final sententia or maxim »11.

  5. En effet, « To a Mouse » manifeste d’abord une dimension sentimentale due à l’empathie du locuteur envers la souris qu’il a déterrée avec le soc de sa charrue, comme l’indique le sous-titre, « On Turning Her up in Her Nest with the Plough, November, 1785 ». La dimension dramatique et narrative du paratexte semble inspirée des sous-titres des premiers romans, notamment ceux de Daniel Defoe. Le jeu des émotions est d’emblée intense, avec l’exclamation-apostrophe du locuteur : « Wee, sleekit, cow’rin, tim’rous beastie, / O, what a panic’s in thy breastie! » (vers 1-2), dont la surprise fait écho à la frayeur du petit rongeur. L’oralité de la situation contribue à la vivacité du récit, comme l’a si bien montré Seamus Heaney12, qui entend dans le rythme du premier vers un « there, there, there » pour rassurer la souris. Les verbes de modalités (« may », « maun », vers 13-14) et la palette des émotions (« grief and pain / promised joy », vers 41-42, et « fear », dernier mot du poème), mettent en valeur la veine esthétique du poème dans ce dix-huitième siècle « sentimental »13. Est aussi mise en valeur la situation en miroir entre la souris et le paysan : la souris est une « pathetic fallacy », selon le mot de John Ruskin, que le locuteur désigne comme « companion » et « fellow » (vers 11-12). Le paysan utilise des diminutifs hypocoristiques tels que « wee » et « mousie » au cours de son monologue dramatique. Le rapport entre l’humain et l’animal est amené dès la deuxième strophe, faisant de la souris un symbole du pauvre paysan, avec laquelle elle s’associe par syllepse et allitération dans une formule (« mice an’ men ») que retiendra John Steinbeck :

    But, Mousie, thou art no thy lane°, °alone

    In proving foresight may be vain;

    The best-laid schemes o’ mice an ‘men

    Gang aft agley°, °awry

    An’ lea’e us nought but grief an’ pain,

    For promis’d joy! (vers 37-42)

  6. Dans ses deux dernières strophes, le poème, à partir du parallélisme entre humain et animal, se mue en une parabole politique : par son identification avec la souris, le paysan se rappelle qu’il s’en faut de peu pour que lui aussi ne se transforme en mendiant, selon l’image sous-entendue que l’on trouve dans la troisième strophe. En effet, forcé pour gagner son pain de retourner la terre, et par voie de conséquences, le nid de la souris, le paysan déplore d’avoir à l’exproprier, reproduisant une scène dramatique et pathétique entre humains qui est évoquée dans « The Twa Dogs »14 :

    I’ve notic’d, on our laird’s court-day,

    (An’ mony a time my heart’s been wae°), °sad

    Poor tenant bodies, scant o’ cash,

    How they maun° thole° a factor’s snash°; °must suffer, abuse

    He’ll stamp an’ threaten, curse an’ swear

    He’ll apprehend them, poind° their gear°; °seize their goods

    While they maun stan’, wi’ aspect humble,

    An’ hear it a’, an’ fear an’ tremble! (vers 93-100)

  7. Dans la dernière strophe, l’exclamation « Och » (vers 45) marque une espèce d’épiphanie dans l’esprit du paysan, une épiphanie faite de détresse et de sagesse, une prise de conscience quant à la condition humaine, par essence fragile et mortelle (« mortal », vers 12). Seamus Heaney écrit admirablement au sujet de ce cri du cœur :

And it is a matter of the profoundest phonetic satisfaction that the exclamation ‘Och’ should be at the centre of this semi-visionary final stanza. For if ‘wee’ is the monosyllable that takes possession of the cultural and linguistic ground at the start, ‘och’ is a kind of nunc dimittis positioned near the end. It is a common, almost pre-linguistic particle […]; and while it is certainly a cry of distress, it is by no means a venting of self-pity. If ‘ouch’ is the complaint of the ego, ‘och’ is the sigh of ultimate resignation and illumination. Here, and on the countless occasions when it has been uttered by men and women in extremis since time immemorial, it functions as a kind of self-relinquishment, a casting of the spirit upon the mercy of fate, at once a protest and a cry for help.15

  1. Un des aspects les plus intéressants de ce poème célèbre est sa dimension écologique, bien avant que le mot ne soit créé en 1866 par Ernst Haeckel. Le cycle des saisons et les variations du climat (vers 23 et 26), les récoltes en prévision de l’hiver (vers 22), l’impact humain sur la nature – la culpabilité que ressent le paysan étant très bien exprimée dans l’hypallage, « murd’ring pattle [plough-staff] » (vers 6) – l’identification du locuteur avec sa victime, rappelant que les humains ne sont qu’une partie de l’écosystème, et non les maîtres, comme l’hubris humain aime à le croire (« I’m truly sorry man’s dominion, / Has broken nature’s social union », vers 7-8), tous ces éléments mettent en valeur une représentation de l’humain au sein de la nature qui va bien au-delà d’un rapport purement sentimental16. Wordsworth se souviendra de ce poème dans « Lines Written in Early Spring » (Lyrical Ballads, 1798), qui oppose le monde naturel et le monde humain, et dont le cadre est formé par la question-refrain : « what man has man of man ». Ainsi, dans « To a Mouse », le talent de Burns réside dans sa capacité à transformer une situation réaliste en une réflexion écologique aux conséquences politiques, à travers une voix aux accents pathétiques, dont le ton évolue de la compassion à l’auto-apitoiement – un phénomène que Seamus Heaney résume admirablement en ces mots : « as the address to the unhoused mouse continues, the identification becomes more intense, the plough of the living voice gets set deeper and deeper in the psychic ground, dives more and more purposefully into the subsoil of the intuitions until finally it breaks open a nest inside the poet’s own head and leaves him exposed to his own profoundest forebodings about his fate »17.

  2. « To a Louse », presque exclusivement en idiome écossais, commence comme « To a Mouse » par une exclamation qui nous emmène in medias res : le locuteur, un paysan qui assiste à la messe, a repéré un pou qui se déplace sur les vêtements de Jenny. Première ironie de la situation, celle-ci a mis pour l’occasion ses plus beaux atours (vers 4, 24, 35), et n’a pas remarqué l’insecte girovague qui ruine l’effet qu’elle souhaitait produire. Deuxième niveau de l’ironie, le locuteur est plus intéressé par Jenny que par la messe ; Burns laisse sous-entendre que méditer sur la vanité de Jenny est plus riche d’enseignement que le sermon qui est en train d’être prononcé. Le paysan, qui s’adresse tour à tour, in petto, au pou, à Miss Jenny, à lui-même et au lecteur, est à la fois admiratif de l’audace du pou, et indigné qu’il ne respecte pas la beauté de Jenny – l’indignation se coulant dans l'apostrophe des vers 7 et 8 (qui rappelle la pratique du flyting, ces joutes verbales codifiées, à laquelle le pou ne peut bien sûr répondre) : « Ye ugly, creeping, blastit wonner [wonder], / Detested, shunn’d by saunt [saint] an’ sinner ». Comme dans « To a Mouse », la situation réaliste évolue vers une réflexion morale. De même que le pou grimpe spatialement sur Jenny, celle-ci cherche à évoluer dans le monde, en cachant sa condition sociale sous l’apparence de beaux vêtements à la dernière mode (20, 35). Sous l’effet de la subversion carnavalesque du pou, le locuteur passe de l’admiration pour Jenny à une condamnation à peine voilée de son ambition : la jeune paysanne prend prétexte de la cérémonie religieuse pour prétendre au statut de bourgeoise, voire de « Lady » (10). Autrement dit, le point de vue du locuteur, tout en évoluant spatialement (du pou à Jenny), devient un point de vue moral sinon moralisateur. Précisément, le locuteur fournit un sermon qui entre en concurrence avec celui qui est en train d’être énoncé dans l’église :

    O wad some Pow’r the giftie° gie° us °gift, give

    To see oursels as ithers see us!

    It wad frae mony a blunder free us,

    An’ foolish notion:

    What airs in dress an’ gait wad lea’e us,

    An’ ev’n devotion! (vers 43-8)

  3. Cette morale l’inclut également, car, pas plus que Jenny, il n’a conscience d’être observé… par le lecteur : “To see oursels as ithers see us!” (vers 43-44) est ce qui fait aussi défaut au locuteur. Cette parallaxe des points de vue consacre la relativité du jugement moral. Certes, la vanité de Jenny est raillée, mais dans le processus moqueur, le locuteur quelque peu voyeur (vers 37-38) l’est aussi. Le lecteur ou la lectrice aurait tort de ressentir un sentiment de supériorité, car la généralisation de la dernière strophe l’implique aussi, à la manière du de te, fabula horatien. Ce faisant, le poème met en scène une morale « loose / louse », c’est-à-dire carnavalesque, à l’image de ce pou qui se joue des barrières sociales.

  4. On retrouve cette dimension carnavalesque dans « The Twa Dogs », qui présente le monde humain vu « par en-dessous », du point de vue de deux chiens doués de parole, Caesar et Luath. Le récit (le poème est sous-titré « A Tale ») commence avec la formule rituelle : « once upon a time » (6). Dans un dialogue qui ressemble par certains aspects à une parodie de dialogue socratique, dans une version qu’on pourrait, en jouant sur les mots, qualifier de « cynique », les deux chiens vont passer en revue les principaux us et coutumes des humains. De façon évidente, chaque chien incarne une classe sociale (Caesar : « gentleman an’ scholar », vers 14 ; Luath : « a ploughman’s collie », vers 23), mais, au lieu de s’affronter, ils échangent amicalement leurs points de vue ; comme le remarque Nigel Leask : « Burns resists any easy class stand-off between his patrician and plebeian dogs ; both possess a curiosity about the other’s world that transcends, even reverses, a partisan viewpoint »18. Ce regard oblique sur l’humanité invite le lecteur à se rappeler que fable et ironie ont ceci en commun qu’elles appartiennent toutes deux à la catégorie des discours à double sens. Ce « double sens » propose précisément d’inverser le sens de la hiérarchie sociale traditionnelle, et de l’inverser conceptuellement, voire de la renverser matériellement – même si le poème, après avoir considéré une via media entre les plus déshérités et les plus riches, demeure sur une forme d’aporie : « O would they stay aback frae courts, / An’ please themsels wi’ country sports, / It wad for ev’ry ane be better, / The laird, the tenant, an’ the cotter! » (175-8).

Folklore et traditions populaires

  1. Burns puise aussi sa substance fabulatrice dans les récits et traditions locales. La religion imprègne la société et les discours du dix-huitième siècle par les mille récits didactiques de la Bible. Il y a, particulièrement chez les Protestants, toute une tradition de la parabole associée à une morale. C’est le cas des exempla, ces récits que les prédicateurs glissent dans leurs sermons, pour lesquels ils sélectionnent des anecdotes de la vie animale en vue d’enseigner une leçon : le pélican est un oiseau christique ; l’escargot symbolise tantôt la résurrection, tantôt la paresse. Bref, le monde animal recèle tout un répertoire de symboles décrit dans des bestiaires dès le Moyen-Âge19. Or cet usage est double dans la mesure où il peut prendre deux directions contraires et complémentaires : ou bien les animaux sont mis en avant pour incarner en les critiquant les comportements humains, ou bien l’exemple des animaux est donné comme un repoussoir éthique : le but de la parabole religieuse est alors de réprimer tout comportement qui entretient la confusion entre les comportements humain et animal20. De façon complémentaire, la référence animalière peut servir à opposer l’homme à l’image de Dieu, l’animal étant alors considéré comme une créature imparfaite et inférieure. Empruntant à la religion une part de son symbolisme animal, et en concurrence avec elle, la superstition apporte son lot d’histoires frappantes qui visent à faire réfléchir les humains à partir du comportement des animaux.

  2. « Tam o’ Shanter » présente ainsi la rencontre d’un être humain avec le monde surnaturel : un paysan quelque peu éméché rentre chez lui à dos de jument, et tombe à l’improviste sur une fête de sorcières, fête à laquelle préside le diable en personne. Ayant révélé sa présence, il ne doit son salut qu’à la célérité de sa jument qui le soustrait in extremis à la vindicte des sorcières. À l’origine du poème se trouve une lettre à Francis Grose de juin 1790 (Letters 2 : 29-31), où le récit des aventures de Tam est couché en prose avant d’être mis en vers et publié le 18 mars 1791 dans le Edinburgh Herald. Ce qui frappe dans le poème, c’est la qualité et l’intensité du ton. Pour le dire avec David Daiches : « The tone is at once comic and full of suspense, shrewd yet irresponsible, mocking yet sympathetic ; there is a fine balance here between mere supernatural anecdote and the precisely etched realistic picture »21. Fiction aux parures de la réalité (« this tale o’ truth », vers 219), le récit possède un ton qui oscille entre l’épique et le « mock-epic »22, passant de tournures élevées (« But pleasures are like poppies spread, / You seize the flow’r, its bloom is shed », vers 59-60) à des expressions prosaïques (« I wad hae gien them off my hurdies » [buttocks], vers 157), de la description de l’événement à son commentaire (par exemple aux vers 17-8), de la présentation d’un exemple spécifique à une observation générale… Ce poème foisonnant d’inventivité est un récit de transgression suivie du retour à l’ordre qui regorge de structures et d’allusions puisées dans la tradition des fables et des contes. La morale du poème, moralement inappropriée et quelque peu ridicule parce qu’« anticlimactic », est exprimée en anglais, ce qui l’isole dans un récit ancré dans le contexte écossais :

    Now, wha this tale o’ truth shall read,

    Ilk° man and mother’s son, take heed: °each

    Whene’er to drink you are inclin’d,

    Or cutty-sarks° run in your mind, °short shirts/skirts

    Think! ye may buy the joys o’er dear—

    Remember Tam o’ Shanter’s mare. (vers 221-226)

  3. Cette morale centrée sur la jument apparaît comme un appendice faisant pendant à la queue subtilisée ; est-ce pour s’inscrire dans la tradition des fables d’Ésope, du makar Robert Henryson (auteur de Morall Fabillis of Esope the Phrygian) et de La Fontaine ? Ce choix contribue à renforcer la force de perlocutoire de la morale (en l’énonçant dans la langue de l’autorité) tout en mettant en question son bien-fondé par cette position de porte-à-faux linguistique et de cohérence logique. Si Tam est saoul, les sorcières et le diable ne sont-ils pas de pures imaginations? Si tel est le cas, que dire de l’existence d’autres instances théologiques comme Dieu et les anges, par exemple ? La morale est-elle simplement une blague à se raconter « entre hommes » qui ont peur d’être symboliquement castrés par leur épouse légitime ? Pour conclure avec Sarah Dunnigan, il vaut mieux convenir de ceci : « the “cut-off” tail conceivably cautions against « cutting off » the tale by meanings too circumscribed and narrow »23. En tout état de cause, la « mock moral of this mock-heroic poem » indique que la morale du poète diffère de celle du narrateur.

  4. Si « Tam o’ Shanter » oppose le monde du diable et l’action bénéfique de la jument, c’est plus souvent l’inverse qui se produit : les animaux sont dans les récits superstitieux les agents du malin, comme cela apparaît dans « To the Deil ». La liste des surnoms, « Auld Hornie, Satan, Nick, or Clootie », au début du poème, rappelle à la fois le caractère protéiforme du diable, et son association avec le bouc (« clootie »)24. Le narrateur est un paysan qui donne quelques exemples des tours que le diable aime à jouer aux mortels sous des apparences zoomorphes :

    Ae dreary, windy, winter night,

    The stars shot down wi’ sklentan° light, °slanting

    Wi’ you [Satan], mysel’ I gat a fright,

    Ayont° the lough°; °beyond, loch

    Ye, like a rash-buss°, stood in sight, °bunch of rushes

    Wi’ waving sough°: °moan

    The cudgel in my nieve° did shake, °fist

    Each brist’ld hair stood like a stake,

    When wi’ an eldritch°, stoor° ‘quaick, quaick,’      °unearthly harsh, duck quack

    Amang the springs,

    Awa ye squatter’d° like a drake, °a noisy take-off

    On whistlin’ wings. (vers 37-48)

 

  1. Une des dimensions comiques de cette croyance vient de l’entêtement du narrateur à attribuer sa peur au diable, quand bien même le lecteur comprend que cette présence diabolique n’était que dans son imagination, illustrant cette idée qu’il est pratiquement vain d’expliquer la superstition par le rationnel. Le canard qui s’enfuit effrayé n’est rien comparé à la peur nocturne des monstres chtoniens, dans ce poème où l’on a l’image d’une nature potentiellement démoniaque, ce qui est rare chez Burns.

  2. Dans « Halloween », que la préface présente comme « an entertainment to a philosophic mind », Burns met en scène quelques comportements de ses contemporains à ce moment de l’année propice aux croyances populaires. Le poème trouve une part de son inspiration dans « Hallow-Fair » de Robert Fergusson. Le poème est introduit par une préface dans laquelle l’auteur insiste sur la distance qu’il met entre les fables racontées et lui-même. Dans le but d’élucider les allusions topiques, explique-t-il, des notes ont été ajoutées – procédé qui met à la fois une distance et une perspective par rapport aux superstitions racontées. Les notes 4 et 7, par exemple, relatent deux pratiques superstitieuses accomplies à l’époque d’Halloween, définie par Burns ainsi : « [Halloween is] thought to be a night when witches, devils, and other mischief-making beings are abroad on their baneful midnight errands; particularly those aerial people, the fairies, are said on that night to hold a grand anniversary ». Les craintes superstitieuses qui ont libre cours dans les esprits de ses pairs sont gentiment raillées, et les scènes décrites ne sont pas loin de celles évoquées sous la forme des exploits de Robin Goodfellow dans l’acte 2, scène 1 de A Midsummer Night’s Dream25. Dans « Halloween », après avoir créé un univers propice à l’intervention d’esprits malins, le locuteur s’attache à la promenade nocturne d’un jeune paysan, Jamie Fleck, dont il rapporte la frayeur grandissante à partir d’une focalisation interne :  

    He whistl’d up Lord Lennox’ March

    To keep his courage cheery;

    Altho’ his hair began to arch,

    He was sae fley’d° an’ eerie; °so frightened

    Till presently he hears a squeak,

    An’ then a grane an’ gruntle;

    He by his shouther gae a keek°, °look

    An’ tumbl’d wi’ a wintle° °somersault

    Out-owre that night. (vers 163-171)

  3. On notera dans cette strophe le jeu sur la charge onomatopéique des mots, principalement dans les rimes, qui alternent entre rime masculine et rime féminine : l'oscillation se combine avec la variété métrique des vers pour créer un sentiment d'incertitude grandissant. Bien que Jamie tente de se rassurer au moyen d'une ritournelle dont le sérieux trahit son inquiétude plus qu'il ne la cache, il se laisse progressivement gagner par une terreur qui culmine dans la strophe suivante :

    He roar’d a horrid murder-shout,

    In dreadfu’ desperation!

    An’ young an’ auld come rinnan° out, °running

    An’ hear the sad narration:

    He swoor° ‘twas hilchin° Jean M’Craw, °swore, halting

    Or crouchie° Merran Humphie— °hunchback

    Till stop! she trotted thro’ them a’;

    And wha was it but Grumphie° °the pig

    Asteer° that night! (vers 172-180) °moving about

  4. « Porcus diabolicus ! », se serait peut-être exclamé l’abbé Suger au sujet de Grumphie26. La chute de l'histoire, qui suit de près la chute physique de Jamie, est racontée par un locuteur dont le bagout restitue l'oralité de la scène : « Till stop ! » interrompt les cris de Jamie qui cherche à justifier sa frayeur, « And what was it... » imite l'exclamation d'un témoin. Il est à noter que la situation place Jamie l'humain et Grumphie la truie au même niveau. Dans « Halloween », et par deux reprises (celle-ci et aux 226-234), ce sont des animaux bien réels, la truie et la génisse, dont les humains semblent avoir oublié l’existence, qui remplacent le diable dans leur imagination galopante.

Les animaux politiques

  1. Le Roman de Renart, évoqué précédemment, est importé de France en Grande-Bretagne sous plusieurs formes. Chaucer en adapte un aspect dans « The Nun’s Priest’s Tale », et, en Écosse, c’est Robert Henryson qui utilise Renart dans l’épisode « The Trial of the Tod », dans The Morall Fabillis of Esope the Phrygian à la fin du XVe siècle. On peut voir aisément l’influence de ce récit dans la dramatisation des animaux chez Burns. Comme dans le Roman de Renart, dans lequel chaque espèce est représentée par un animal ayant un nom propre, les animaux chez Burns ont souvent un nom propre : Luath, Caesar, Mailie, ou encore la jument Maggie dans « The Auld Farmer’s New-Year-Morning Salutation to his Auld Mare, Maggie »: ces animaux sont fortement individualisés. La brebis Mailie est fière de se désigner comme « The Author’s Only Pet Yowe », dans « The Death and Dying Words of Poor Mailie ». Comme dans l’œuvre du Moyen-Âge, ou dans les fables de la Fontaine, Burns dote certains animaux d’un caractère, d’une histoire, d’une famille, comme c’est par exemple à nouveau le cas de Mailie, qui lègue un message à sa descendance. Burns donne la parole à des animaux qui parlent ou agissent comme des êtres humains, et les hommes apparaissent ici ou là, souvent présentés sous une perspective négative ou railleuse. « La satire sociale couve toujours derrière le comique animalier », note Michel Pastoureau à propos du Roman de Renart, et cette remarque convient également à l’œuvre de Burns. Le poème « On Glenriddell’s Fox Breaking his Chain » de Burns joue de la légendaire nature rusée du renard27. Appelé « Sir Reynard » – autrement dit, Messire Renard, de même que le coq est appelé « Chanticleer » / Chanteclerc dans « A Winter Night », comme dans le Roman de Renart et chez La Fontaine – le protagoniste enchaîné par un Whig apprend par les discussions aussi passionnées qu’enthousiastes concernant les droits de l’homme toutes les subtilités de la Constitution britannique. Burns joue avec le nom du politicien Charles James Fox (1749-1806), partisan de l’indépendance des États-Unis, de la Révolution française et de l’abolition de l’esclavage. Il est par conséquent ironique que l’ami de Burns, Robert Riddell (« a Whig without a stain », vers 17), enchaîne ainsi un renard, considéré comme « a free-born creature, / A native denizen of Nature » (vers 19-20). Cette fable du renard qui s’initie à la politique indique d’un côté une description de l’engouement pour la chose politique de la période, de l’autre une satire ironique de la teneur des débats. En effet, les discussions politiques roulent sur des sujets pour le moins variés :

    Sir Reynard daily heard debates

    Of Princes’, Kings’, and Nations’ fates;

    With many rueful, bloody stories

    Of tyrants, Jacobites and Tories:

    From liberty how angels fell,

    That now are galley-slaves in Hell;

    How Nimrod first the trade began

    Of binding Slavery’s chains on man;

    How fell Semiramis—God damn her!—

    Did first with sacrilegious hammer,

    (All ills till then were trivial matters)

    For Man dethron’d forge hen-peck fetters;

    How Xerxes, that abandoned Tory,

    Thought cutting throats was reaping glory,

    Untill the stubborn Whigs of Sparta

    Taught him great Nature’s Magna charta;

    How mighty Rome her fiat hurl’d,

    Resistless o’er a bowing world,

    And kinder than they did desire,

    Polish’d mankind with sword and fire:

    With much too tedious to relate,

    Of ancient and of Modern date,

    But ending still how Billy Pit,

    (Unlucky boy!) with wicked wit,

    Has gagg’d old Britain, drain’d her coffer,

    As butchers bind and bleed a heifer.— (vers 31-56)

  2. Le locuteur commence pratiquement au moment où l'intrigue de Paradis Perdu de Milton – un des poèmes phares de Burns – se termine, et poursuit avec toute une généalogie de tyrans (bibliques, grecs, romains et britanniques), le locuteur mêle ou plutôt mélange allègrement les temps, montrant Xerxès « that abandon’d Tory » opposé aux « Whigs of Sparta ». Outre le procédé classique de l’énumération comme indice de l’intention ironique, l’aspect hétéroclite de la liste souligne encore, s’il était besoin, la dimension satirique du poème. Comme le note Philippe Hamon, « le quantitatif de l’entassement est là au service du qualitatif des valeurs que veut promouvoir l’ironiste »28. Ceci amène à considérer le poème comme une allégorie de la position de Burns par rapport au monde politique : ne pouvant s’acquitter du cens, comme l’immense majorité de ses contemporains, Burns est condamné à assister aux débats politiques et aux choix qui en découlent. Le rusé renard observe obliquement les hommes politiques qui, tout en croyant discourir habilement, ne pratiquent guère ce qu’ils prêchent.

  3. Dans « To Robert Graham of Fintry, Esq. », Burns reprend ce jeu de mots en vogue à propos du politicien Charles Fox : « In all th’ omnipotence of rule and power; / Foxes and statesmen subtle wiles ensure » (vers 16-8). Ce poème dédié à celui que Burns considérait comme son mécène (vers 1-8) propose une réflexion sur la place du poète dans le monde. Burns commence par reprendre de façon implicite le mythe grec lié à la création des êtres vivants sur terre, selon lequel le titan Épiméthée fut chargé par Zeus de créer les êtres vivants et de les doter chacun de moyens de se protéger :

    Thou, Nature! partial Nature, I arraign;

    Of thy caprice maternal I complain;

    The lion and the bull thy care have found,

    One shakes the forests, and one spurns the ground;

    Thou giv’st the ass his hide, the snail his shell;

    Th’envenomed wasp, victorious, guards his cell;

    Thy minions, kings defend, control, devour,

    In all th’omnipotence of rule and power;

    Foxes and statesmen subtle wiles ensure;

    The cit° and polecat stink, and are secure; °city dweller

    Toads with their poison, doctors with their drug,

    The priest and hedgehog in their robes, are snug;

    Ev’n silly woman has her warlike arts,

    Her tongue and eyes, her dreaded spear and darts. (vers 9-22)

  4. Les syllepses et parallélismes aux vers 18-20 rabaissent sur le mode carnavalesque le monde humain sur le monde animal tout en attribuant à chacun un symbole ou un trait de caractère, selon le procédé fréquent de la fable. On notera l'idée sous-jacente d'une ascension le long de la hiérarchie des êtres, tous caractérisés par la corruption physique (le poison et le déguisement) ou mentale (la bêtise et la sournoiserie). À la différence du mythe prométhéen, ce n'est pas le genre humain qui se retrouve sans défense, mais la figure du poète, qui occupe une place centrale au sein de cette réécriture mythologique. En écho inversé par rapport aux êtres précédents, le poète est mis en scène comme un individu privé de toute défense physique et mentale :

    But Oh! thou bitter step-mother and hard,

    To thy poor, fenceless, naked child—the Bard!

    A thing unteachable in world’s skill,

    And half an idiot too, more helpless still:

    No heels to bear him from the opening dun;

    No claws to dig, his hated sight to shun;

    No horns, but those by luckless Hymen worn,

    And those, alas! not, Amalthea’s horn:

    No nerves olfact’ry, Mammon’s trusty cur,

    Clad in rich Dulness’ comfortable fur (vers 23-32).

  5. Dans cette description mythopoétique, le poète est donc présenté dans un dénuement total, aussi bien sur le plan physique que sur le plan social et financier. La nature est présentée comme cruelle, et le chien, symbolisant le flair financier, autrement dit l'appât du gain du poète flagorneur, est désigné par une appellation péjorative, donc dégradée (« cur »). Le ton épique n'est pas à prendre au sérieux : en effet, les distiques héroïques (« heroic couplet ») juxtaposent la dimension populaire des cornes du cocu (vers 29) avec la dimension classique de celles de la chèvre Amalthée. De plus, la grandiloquence de la périphrase « luckless Hymen » pour désigner, et déplorer, le cocuage, est ironique sous la plume de Burns, qui a eu lui-même plusieurs enfants hors mariage... Le poème poursuit en montrant un poète qui tient bon face à une nature hostile qui l'environne et à des créatures mauvaises qui l'assaillent :

    In naked feeling, and in aching pride,

    He bears th’ unbroken blast from ev’ry side:

    Vampyre booksellers drain him to the heart,

    And scorpion critics cureless venom dart. (vers 33-36)

  6. Faisant fond de l’intertexte ovidien sur les rôles respectifs joués par Épiméthée et Prométhée, Burns condense le procédé des syllepses des vers 17-20 en des métaphores absolues (« vampyre booksellers », « scorpion critics »). Il dépeint un poète mythique qui n’a qu’une place marginale et inconfortable dans l’ordre de l’univers. Au moyen de cette mise en abyme du poète dans le poème, Burns livre ici sa vision de l'artiste dans la société : seul être véritablement humain, trop humain, le poète survit avec difficulté et de façon quelque peu miraculeuse. Ce poème possède donc une tonalité ambivalente. En effet, par-delà l'exagération comique de plusieurs procédés, telles que les hyperboles (« to the heart », « cureless ») et l'hypotypose (vers 33-34), perce néanmoins le malaise, bien réel et attesté, que ressentait Burns dans son milieu social. C'est d'ailleurs au moyen d'une métaphore animale qu'il s'en ouvre à un ami : « The only things that are to be found in this country, in any degree of perfection, are Stupidity & Canting. Prose, they know only in Graces, Prayers, &c. and the value of these they estimate, as they do they plaiding webs – by the Ell ; as for the Muses, they have as much idea of a Rhinoceros as of a poet »29.

  7. La fable en général se caractérise par une portée axiologique, mais celle-ci s’exprime aussi bien sous une forme morale, qu’immorale ou amorale, qu’elle soit absurde ou polémique. C’est la position adoptée par Burns, qui brouille aussi la distinction entre la tradition ésopique de la fable opposant le fort et le faible, à la tradition éthique qui oppose le méchant et l’innocent30. La morale des caractères rappelle que la fable s’adresse aux humains31, tout en désacralisant des entités traditionnellement considérées comme angoissantes comme le diable, ou la mort. Cette interprétation zoomorphique de l’humanité offre un parallèle figuratif dans la caricature, et, comme elle, comporte une fonction critique. Sa subversion vise à ébranler l’autorité et ses impostures. La stratégie de Burns à travers l’usage de la fable est, au moyen d’une dramatisation animalière d’éléments politiques et sociaux, de dresser une morale contre les faiseurs de morale. Par-delà le sentimentalisme qui sourd dans certains poèmes consacrés à des animaux, ce qui est spécifique à Burns, c’est cette capacité à remettre en question les frontières entre le monde animal et le monde humain, pour faire naître le sentiment d’une communauté du vivant. « To a Mouse » aurait pu s’intituler, d’une certain façon, « To a muse ».

Œuvres citées

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Daiches, Robert. Robert Burns. Edinburgh : Spurbooks, 1981.

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La Fontaine, Jean, de. Fables. Paris : Flammarion, 1966.

Laroque, François. « Ovidian Transformations and Folk Festivities in A Midsummer Night’s Dream, The Merry Wives of Windsor, and As You Like It ». Cahiers Élisabéthains 25 (1984) : 23-36.

Leask, Nigel. Robert Burns & Pastoral. Oxford : Oxford University Press, 2010.

Maclachlan, Christopher. Before Burns. Edinburgh : Canongate, 2002.

Martin, René et Jacques Gaillard. Les Genres littéraires à Rome. Paris : Nathan, 1990.

McCalman, Ian (ed.). An Oxford Companion to the Romantic Age. British Culture 1776-1832. Oxford : Oxford University Press, 1999.

McGuirk, Carol (ed.). Robert Burns. Selected Poems. London : Penguin, 1993.

McIlvanney, Liam. Burns the Radical. Poetry and Politics in Late Eighteenth-Century Scotland. East Linton : Tuckwell Press, 2002.

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Pastoureau, Michel. Les Animaux célèbres. Paris : Arléa, 2001.

Ross Roy, G. (ed.). The Letters of Robert Burns. Oxford : Oxford University Press, 1985. (2 vol.)

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Young, John. Robert Burns. A Man for All Seasons. Aberdeen : Scottish Cultural Press, 1996.


1 Pastoureau, Les Animaux célèbres, 15.

2 Young, Robert Burns. A Man for All Seasons, 200-208.

3 Sur la dimension écocritique des poèmes de Burns, voir Tholoniat, « Robert Burns: Nature’s Bard and Nature’s Powers », 75-92.

4 Lettre à Robert Graham du 9 décembre 1789 (Ross Roy, The Letters of Robert Burns, 1 : 456).

5 Crawford, The Penguin History of Scottish Literature, 244. Crawford note également le lien générique entre la forme strophique favorite de Burns et des caractéristiques de la fable, l’oralité et le rôle des animaux : « The Standard Habbie form [is] associated with familiar verse epistles or poems memorializing beasts, bagpipers and bawds » (335). Voir aussi l’introduction de Maclachlan à Before Burns.

6 Kerautret, La Littérature française au XVIIIe siècle, 71.

7 Sur cet aspect, voir notamment Delort, Les Animaux ont une histoire, et Pastoureau, Les Animaux célèbres. Hogarth aurait fait un tableau ridiculisant la sévérité d’un magistrat en le dépeignant en train de juger un chien qui avait dérobé une épaule d’agneau (Bindman, Hogarth, 53). Les historiens relatent des cas de procès spectaculaires d’animaux (L’Histoire, 2009, 73).

8 Burns se réfère probablement à la fable « Le lion et l’âne » (Ésope, Fables, 159), reprise par Phèdre (I, 11) et La Fontaine, « Le lion et l’âne chassant » (La Fontaine, Fables, II, 19), dans laquelle l’âne cherche à se faire passer pour un vaillant guerrier auprès du lion, qui n’est pas dupe.

9 Martin et Gaillard, Les Genres littéraires à Rome, 162-4.

10 Voir par exemple « Héraclès enfant » (xxiv) : « c’est à un homme de sens que je fais la leçon » (Théocrite, Idylles, in Bucoliques grecs, 172).

11 McGuirk, Robert Burns. Selected Poems, 223. Concernant « To a Louse », voir aussi la fable d’Ésope « Les deux besaces », expliquant pourquoi les hommes remarquent les vices d’autrui mais non les leurs (Ésope, Fables, 245).

12 Heaney, « Burns's Art Speech », in Crawford, Robert Burns and Cultural Authority, 219. Comme le signale en note Leask (Robert Burns and Pastoral, 161), il est aussi possible que Burns ait lu des traductions en anglais de l’expression d’Hadrien : « animula, vagula, blandula », rendue par « Poor little, pretty, fluttering thing », à travers les œuvres de Matthew Prior, Henry Fielding et William Oldys.

13 Époque qui voit d’ailleurs un infléchissement du comportement des humains envers les animaux : voir McCalman, An Oxford Companion to the Romantic Age, 102-113.

14 Il est fort possible que Burns, qui cite Virgile dans sa préface à l'édition de Kilmarnock (1786), se souvienne aussi des évictions mentionnées dans les églogues 1 et 9 des Bucoliques.

15 Seamus Heaney, « Burns's Art Speech », in Crawford, Robert Burns and Cultural Authority, 220.

16 Burns fera montre de sa conscience écologique dans d’autres poèmes tels que « On Scaring Some Water-Fowl in Loch Turit », « On Seeing a Wounded Hare » et « The Humble Petition of Bruar Water to the Noble Duke of Athole » ; sur ce sujet, nous renvoyons à Tholoniat, « Robert Burns: Nature’s Bard and Nature’s Powers »,75-92.

17 Crawford, Robert Burns and Cultural Authority, 219.

18 Leask, Robert Burns and Pastoral, 119.

19 L’Histoire, 2009, 70, et Pastoureau, Les Animaux célèbres.

20 Pastoureau, Les Animaux célèbres, 95-97.

21 Daiches, Robert Burns, 260.

22 Métaphores homériques ou allusivement homériques renforcent la trame intertextuelle ; ainsi de la comparaison de la horde de sorcières avec des abeilles furieuses (vers 195-6) qui rappelle un passage de l’Iliade (II, 87-91).

23 Sarah Dunnigan, « Burns and Women », in Carruthers, The Edinburgh Companion to Robert Burns, 33.

24 Dans « Tam o’ Shanter », le diable revêt l’apparence d’un chien : « There sat auld Nick, in shape o’ beast; / A towzie tyke [shaggy dog], black, grim, and large » (vers 120-121).

25 La comédie de Shakespeare évoque d’ailleurs le monde des fées, qui se trouve dans une position intermédiaire entre le monde humain et celui des animaux. L’intrigue repose sur les métamorphoses à la frontière de ces deux mondes (voir Laroque, « Ovidian Transformations and Folk Festivities in A Midsummer Night’s Dream, The Merry Wives of Windsor, and As You Like It ». Cahiers Élisabéthains 25 (1984) : 23-36).

26 L’abbé de Saint-Denis au XIIe siècle avait ainsi surnommé le cochon qui avait causé la mort du prince Philippe, fils de Louis VI le Gros, le 13 octobre 1131 (Pastoureau, Les Animaux célèbres, 125-127).

27 Pastoureau, Les Animaux célèbres, 133. Pastoureau ajoute que « le Roman [de Renart est] une littérature savante, très savante même » (136), et par le foisonnement des allusions, on peut voir qu’il en est de même de « On Glenriddell’s Fox Breaking his Chain ».

28 Hamon, L’Ironie littéraire, 91. Sur les listes hétéroclites comme indice de l’ironie, voir Hamon, 91-8.

29 Lettre du 9 septembre 1788 à John Beugo (Ross Roy, The Letters of Robert Burns, 1 : 311-2).

30 Sur cette distinction, voir Martin et Gaillard, Les Genres littéraires à Rome, 163.

31 Comme prennent soin de l’expliciter Horace – « de te, fabula » (Satires I, i, 69-70) – et La Fontaine à la fin de son poème « Le Héron » : « Ce n’est pas aux hérons / Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte : / Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons » (Fables, VII, 4).