« Nose to the Ground on Sunday » : comédie animale et zoopoétique dans Sunday in the Park with George de Stephen Sondheim et James Lapine

Mathieu Duplay

Université Paris-Diderot

  1. À l’acte 1 de Sunday in the Park with George (1984), musical de Stephen Sondheim sur un livret de James Lapine1, le peintre Seurat prend des croquis sur le vif dans le parc de la Grande Jatte lorsqu’il aperçoit le chien Spot, qu’il se met à dessiner. Tout d’abord, George2 ne pense qu’à son travail3 ; puis il propose à l’animal de crayonner une pelouse pour qu’il puisse s’ébattre à sa guise.

Ruff! Ruff!

Thanks, the week has been

Rough! (30)

s’exclame Spot par le truchement de George, qui se charge à la fois des questions et des réponses4 : le statut du dialogue qui s’engage demeure tout aussi incertain que celui du chien lui-même, figuré dans la mise en scène de la création par une silhouette découpée à la ressemblance de l’animal tel qu’il apparaîtra dans Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte, le tableau encore à l’état d’esquisse. Ravi d’avoir la parole, fût-ce par personne interposée, Spot énumère ses centres d’intérêt :

Bits of pastry.

Piece of chicken.

Here’s a handkerchief

That somebody was sick in; (31)

puis il croise une petite chienne dénommée Fifi qui à son tour fait part de ses impressions avec le secours du peintre :

Yap!

Out for the day on Sunday,

Off of my lady’s lap at last.

Yapping away on Sunday

Helps you forget the week just past. (31)

Cette courte scène se termine par un duo entre les deux chiens, qui manient l’allitération en virtuoses :

What’s the muddle

In the middle?

That’s the puddle

Where the poodle did the piddle. (32)

  1. Cet épisode témoigne particulièrement bien du vif intérêt que Sondheim porte aux comédies animales. Comique, il l’est sans conteste : le spectateur rit de bon cœur lorsqu’il entend ces animaux de compagnie raconter leur vie bien réglée pendant leur promenade dominicale, et plus encore lorsqu’il voit George, ou l’acteur qui l’interprète, se lancer dans un savoureux numéro d’imitateur. Qui plus est, cet épisode ne se contente pas de mettre en scène des animaux ; c’est bien l’animalité, le mode d’existence spécifique des chiens, qui est ici en question. Jusqu’à un certain point, Spot et Fifi ressemblent aux personnages d’Ésope, qui révèlent les particularités, voire les travers des humains : Spot appartient à un batelier, représentant des classes populaires, tandis que Fifi partage la vie d’une élégante bourgeoise ; leur duo apparaît vite comme la tendre parodie du dialogue amoureux auquel s’adonnent, d’un bout à l’autre de la pièce, le peintre Seurat et sa compagne Dot5. Cela dit, Sondheim ne s’en tient pas là : quoique Spot et Fifi se mettent au service d’un projet de signification qui, dans une certaine mesure, ne les concerne que par raccroc, le moment vient où ils font l’objet d’une empathie véritable et où le texte s’interroge sur des existences canines que l’on ne peut sans violence considérer comme le simple prolongement de vies humaines. Spot se réjouit de fausser un instant compagnie à son maître dont il déplore le mauvais caractère (30) ; Fifi saisit avec entrain la moindre occasion de se divertir, elle qui passe le plus clair de son temps à s’ennuyer auprès de sa maîtresse :

Stuck all week on a lady’s lap,

Nothing to do but yawn and nap,

Can you blame me if I yap? (32)

Proches des humains avec qui ils partagent les plaisirs simples de la promenade, les deux chiens s’en distinguent suffisamment pour exprimer des besoins spécifiques ; et si le parc de la Grande Jatte, rendez-vous dominical des classes populaires et de la petite bourgeoisie, figure une société en voie de démocratisation6, leur présence incite à se demander à quoi ressemblerait une démocratie élargie où les animaux dits « domestiques » se verraient reconnaître des droits comparables à ceux des humains sans que soit perdue de vue leur altérité : pour reprendre le mot de Jacques Derrida, Sunday in the Park with George se livre ainsi à « l’expérience […] d’une limitrophie », examen attentif de ce qui « nourrit, se nourrit, s’entretient, s’élève et s’éduque, se cultive aux bords de la limite » entre l’humain et l’animal7.

  1. Ainsi, la véritable question concerne moins la nature de cet épisode que son utilité, sa contribution à l’économie générale d’un ouvrage auquel il n’apporte rien sur le plan dramaturgique (il pourrait être coupé sans que l’intrigue s’en ressente aucunement). À cela, on peut répondre à titre préliminaire que l’irruption de Spot et de Fifi permet à Sondheim de réagir à une sollicitation extérieure, celle du tableau de Seurat qui fournit à la fois le sujet et le principal décor de la pièce. Dans Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte, deux petits chiens apparaissent au tout premier plan ; bien visibles, ils jouxtent la frontière qui distingue l’espace du spectateur et l’espace de la représentation : la limitrophie — ou sa manifestation visuelle — est d’abord le fait du peintre, et il incombe à Sondheim d’en tenir compte dès lors qu’il a décidé de modeler ses personnages sur ceux qu’a peints Seurat. (On ajoute aussitôt que, face à ce défi, il opère un tri parmi plusieurs stratégies possibles. Pourquoi ne met-il à son tour en scène que les deux chiens ? Pourquoi laisse-t-il de côté le ouistiti8 que tient en laisse la jeune femme représentée sur la droite du tableau ? Les chiens se prêtent-ils davantage à l’exercice de la transposition théâtrale, et si oui, pourquoi ? On peut s’interroger sur ce choix contestable — quel choix ne l’est pas ? — et du même coup observer qu’il y a là une manière de s’ouvrir à la diversité des êtres que l’on rassemble habituellement sous la dénomination commune d’« animaux » : Sondheim échappe ainsi à l’erreur typiquement philosophique qui, selon Derrida, consiste à dire « au singulier et sans plus “L’Animal”, en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne serait pas l’homme »9). Autrement dit, la comédie animale est ici l’indice et l’instrument d’un questionnement sur les formes d’expression, sur le rapport entre théâtre et arts plastiques, mais aussi sur le genre même de la comédie que Sondheim soumet ici à une forme de défamiliarisation puisqu’il invite à rire avec l’animal et non pas seulement de lui, au mépris de l’adage rabelaisien10. Là encore, tout est affaire de « multiplicité » et d’« hétérogène »11, à la jointure de plusieurs modes d’existence et d’expression entre lesquels passe une « frontière plurielle et surpliée » qui « ne se laisse plus tracer, ni objectiver, ni compter comme une et indivisible »12, et qui retient d’autant plus l’attention qu’elle parcourt la pièce de bout en bout : Sondheim pratique ici un théâtre de l’image peinte tout comme, en son temps, Seurat peignait des toiles analogues à des tableaux vivants, inspirées par l’esthétique du cirque et du café-concert dont il était friand13.

Le silence de l'animal, ou le comique en question

  1. Consacrée par l’usage, l’expression de « comédie musicale » n’est sans doute pas celle qui, dans l’ensemble, décrit le mieux les musicals de Stephen Sondheim. D’une part, ils sont plusieurs à traiter de sujets grinçants (Assassins, 1990), voire franchement mélodramatiques (Passion, 1994) ; et lorsqu’ils font rire, c’est bien souvent à force d’humour noir : tel est notamment le cas de Sweeney Todd (1979) qui joue sur les conventions du Grand Guignol pour conter la grotesque aventure du barbier homicide et de sa maîtresse cannibale. D’autre part, même quand Sondheim se plie sans états d’âme aux usages du genre comique dans ses versions les plus policées, c’est toujours pour mieux ouvrir sur des abîmes : si anodines soient-elles en apparence, les situations décrites alimentent un questionnement existentiel, et il n’y a pas lieu de s’étonner que Sondheim se sente des affinités avec le cinéma d’Ingmar Bergman, à qui il a emprunté le sujet de A Little Night Music (1973).

  2. Sunday in the Park with George illustre à merveille ce dernier cas de figure. On y reconnaît le canevas classique de la Comédie Nouvelle, hérité de Ménandre et de Térence : malgré l’adversité, un couple parvient à se retrouver au terme d’un chemin semé d’embûches14 — scénario auquel Sondheim et Lapine prêtent l’allure très américaine d’une comédie du remariage15 puisque George et Dot se réconcilient au second acte après s’être quittés à la fin du premier, lorsqu’elle choisit de suivre le pâtissier Louis qui lui propose d’émigrer aux États-Unis. À ce titre, Sunday in the Park with George comporte une dimension perfectionniste, au sens où Stanley Cavell entend ce terme :

each self is drawn on a journey of ascent to […] a further state of that self, where […] the higher is determined not by natural talent but by seeking to know what you are made of and cultivating the thing you are meant to do16

de bout en bout, l’accent porte sur la capacité humaine à cheminer sans cesse vers un état supérieur de conscience éthique, comme en témoigne, dans le livret, la thématique récurrente de l’apprentissage et du dépassement de soi : « The choice may have been mistaken, / The choosing was not », proclame Dot dans la dernière scène (106) comme pour indiquer que la seule vérité qui vaille réside dans la recherche incessante du juste mode d’existence, plutôt que dans ses résultats imparfaits et décevants. Cela dit, le comique de Sunday in the Park with George demeure empreint d’une profonde ambivalence. Les amants se retrouvent, c’est vrai, mais par-delà la mort, près d’un siècle après leur rupture et par l’intermédiaire d’un autre George, leur arrière-petit-fils américain à qui l’ombre de Dot apparaît lorsqu’il visite à son tour l’Île de la Grande Jatte. Le dénouement ne met pas véritablement un terme à leur séparation : au contraire, le fantôme de Dot rappelle le souvenir d’une femme depuis longtemps disparue sans retour, et tout son échange avec le second George résulte d’un quiproquo puisqu’elle le confond avec son aïeul à qui il ressemble de manière troublante (les deux rôles sont interprétés par le même acteur). Sondheim et Lapine inventent ainsi une comédie inquiète qui porte en elle-même une interrogation radicale sur sa propre impossibilité, s’il est vrai que le happy end figuré par la rencontre amoureuse compte parmi les traits définitoires du genre comique tel qu’ils le conçoivent17. À vrai dire, peut-être cette ambivalence est-elle justement ce qui, chez Sondheim, différencie la comédie d’autres formes théâtrales moins complexes, par exemple la farce qui n’est que gaieté (A Funny Thing Happened on the Way to the Forum, 1962) ou bien le drame (Passion), qui n’est que noirceur18.

  1. L’irruption des deux chiens porte l’hésitation à son comble, car elle s’avère porteuse d’une interrogation fondamentale sur le théâtre en tant que tel, défini comme un espace dialogique voué à l’exploration de l’hétérogène. Le décor représente un parc, autrement dit un lieu de rencontre, comme il sied à la comédie qui par nature rassemble là où le (mélo)drame sépare et exclut. Or peut-on dire que George « rencontre » Spot et Fifi comme il fait la connaissance des promeneurs du dimanche ? De quelle(s) modalité(s) de l’altérité est-il question dès lors que l’on parle de « rencontre », et est-ce bien de celle(s)-là qu’il s’agit dans la scène des chiens ? Si la rencontre, chez Sondheim, a d’abord lieu dans la parole et dans le chant — c’est le cas, par exemple, lorsque le second George dialogue avec Dot revenue d’entre les morts — que dire face à des êtres qui par eux-mêmes ne parlent ni ne chantent, et à qui George doit prêter sa voix ? Et s’il s’avère que l’on touche ici à une frontière du représentable, pourquoi le devenir de l’œuvre (picturale, théâtrale) ne semble-t-il en rien compromis ? Pourquoi a-t-on au contraire le sentiment que ce passage à la limite est nécessaire au succès de toute l’entreprise, tant et si bien que ce qui l’on pourrait prendre, de prime abord, pour un menu détail du tableau constitue un défi que le musical se doit de relever ?

  2. Quand il aperçoit Spot, puis Fifi, George s’adresse à eux comme s’il en attendait une réponse, mais finit par parler à leur place — manière paradoxale de donner à leur conversation une existence scénique tout en indiquant qu’elle n’a pas véritablement lieu puisqu’elle requiert une forme de ventriloquisme, signe d’une asymétrie fondamentale. L’échange, si c’en est un, se déroule en trois temps. Tout d’abord, George se parle à lui‑même en présence de Spot ; exemple caractéristique de monologue théâtral où, par convention, le personnage révèle à voix haute ses pensées secrètes (dans ce cas précis, il réfléchit au croquis qu’il est en train de réaliser : « If the head was smaller. / If the tail were longer. / If he faced the water » [29]), cette tirade évoque aussi la situation plus ambiguë où un humain soliloque devant un animal sans savoir si, ni jusqu’à quel point, il est en droit de se croire seul quand il se trouve avec lui19. D’emblée, George est donné, ou se donne, en spectacle : mais devant qui au juste — le public, le chien ou les deux à la fois, quoique de manière différente ? Déjà se pose la question du silence de Spot : est-ce le signe qu’il est extérieur à l’ordre du langage, la manifestation d’un mutisme fondamental propre aux êtres privés de logos ; ou bien doit-on comprendre qu’il est bel et bien capable d’intervenir dans une situation de parole, mais uniquement à titre d’allocutaire, qu’il peut entendre ce qui est dit en sa présence, mais non pas y répondre ? Puis George se prend au jeu et pose une question au chien : « Would you like some more grass? » (30) — manière, sinon de trancher, du moins d’affronter un problème jusque-là renvoyé dans l’implicite. C’est alors qu’en troisième lieu Spot finit par répliquer avec les mots de George (30). Pourtant, cette réponse n’en est pas véritablement une puisqu’en réalité le chien se tait — étant entendu que le silence à lui seul ne prouve rien, et que dans certains cas s'abstenir de parler constitue encore une modalité du dire.

  3. Derrida rappelle que l’incapacité de l’animal à répondre fait partie des arguments classiques auxquels la tradition philosophique a recours pour lui dénier ce qui constituerait « le propre de l’homme »20 ; ce serait là, selon les philosophes, l’une des raisons majeures de n’accorder aucune valeur à ce qui se trame au « fond d’une vie dite animale »21. De fait, un spectateur cartésien ne verrait sans doute rien de surprenant dans cette courte scène où le chien, « animal-machine » figuré par un élément de décor, ne semble intervenir que pour apporter la preuve de son inaptitude à tenir son rôle dans un dialogue de théâtre. Cette lecture ne va cependant pas de soi ; le texte est plus ambigu, notamment parce que la question de George est formulée de manière à estomper la frontière entre le monde qui l’entoure et l’univers de la représentation, fruit de son travail d’artiste. Il ne s’adresse pas au chien qu’il a devant lui, mais à celui qu’il destine à figurer dans son tableau, et c’est cet animal imaginaire — à la tête plus petite, à la queue plus longue — qui finit par prendre la parole. Du reste, y a-t-il ici un « vrai » chien, distinct de sa représentation picturale ? Dans la mise en scène de la création, Spot apparaît d’emblée au spectateur tel qu’il sera montré dans La Grande Jatte une fois achevée. George ne dessine pas ce qu’il a sous les yeux ; au contraire, son environnement scénique — par exemple les arbres qu’il fait disparaître (2) ou réapparaître (5) à sa guise — n’est que la projection visible de ses images mentales, de la « vision » intérieure qui donne forme à son œuvre en devenir. Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner qu’il réponde à ses propres questions, puisqu’il n’a pas d’autre interlocuteur que lui‑même ; le numéro burlesque vire à l’exhibition narcissique, le cabotinage prend le dessus, et l’on ne peut rien en conclure s’agissant de l’animal dont c’est surtout l’absence qui est donnée à voir : si le chien ne répond pas avec sa voix de chien, c’est d’abord qu’il n’est pas là, et l’on peut tout aussi bien interpréter son absence comme la manifestation de son altérité radicale.

Théâtre et zoopoétique

  1. Il existe d’autres animaux dans le théâtre de Sondheim22 ; certains sont doués de parole, voire s’avèrent remarquablement diserts, par exemple le Loup lubrique qui, dans Into the Woods (1987), cherche à séduire le Petit Chaperon Rouge. Cela dit, son cas est bien différent. De toute évidence, ce personnage ne renvoie pas à un animal réel : d’abord parce qu’il est issu de l’univers des contes de fées où les lois de la nature ne s’appliquent que par intermittence ; ensuite parce que Sondheim et Lapine, lecteurs de Jung23, en font l’allégorie d’une masculinité prédatrice dont on voit bien d’emblée ce qu’elle a de tristement humain. Apparemment plus anodin, mais au fond beaucoup plus complexe, le cas de Spot et de Fifi illustre une hésitation fondamentale quant au statut de l’animal dit « domestique », que la tradition anthropocentrique traite comme un simple ornement de vies humaines auxquelles il demeure assujetti mais en qui un observateur moins biaisé pressent quelque chose de l’ordre du Tout-Autre, comme le signale Jacques Derrida via un emprunt récurrent au vocabulaire de Lévinas24. L’incertitude ne porte pas seulement sur le mode d’existence de l’animal lui-même, mais aussi sur la possibilité d’une « zoopoétique », d’une esthétique respectueuse du mode d’existence propre à l’animal25. Et si au fond l’art (pictural, théâtral) était trop humain pour rendre justice à ce qui ne l’est pas ? Et si l’humanité de l’art n’était pas son plus beau titre de gloire, mais l’un de ses défauts, dès lors qu’elle lui interdit d’évoquer autrement que sur le mode de la dénégation ce qui ne se présente pas d’emblée comme une invention humaine ?

Look at all the things you’ve done for me:

Opened up my eyes,

Taught me how to see,

déclare Dot à la fin du second acte pour remercier George d’avoir enrichi sa compréhension du réel (106) ; or l’intervention de Spot et de Fifi laisse soupçonner que ce gain de lucidité a peut-être pour contrepartie l’oubli de tout ce qui ne renvoie pas l’observateur à ce qu’il croit déjà savoir de lui-même. Pour surmonter cet obstacle, il faudrait en passer par une dépropriation consentie, renoncer à l’orgueil d’une humanité « d’abord soucieuse et jalouse de son propre »26 et rompre avec le solipsisme hautain d’un regard trop sûr de ses privilèges. C’est du reste ce que Dot dit à George quand elle le quitte à l’acte I : rien ne la retient auprès d’un homme qui semble ne s’intéresser qu’au drapé de sa robe (5) et à qui, croit-elle, sa personnalité est indifférente.

You are complete, George.

You are your own.

We do not belong together. (53)

  1. On ne peut pas pour autant aller jusqu’à dire que l’intervention de Spot et de Fifi met en crise la représentation ; Sunday in the Park with George relève bien jusqu’au bout de la comédie, c’est-à-dire, on l’a vu, d’une esthétique de l’ambivalence qui pérennise les tensions au lieu de chercher à les résoudre, quand elle ne va pas jusqu’à se nourrir de sa propre remise en cause. En d’autres termes, les chiens de Sondheim interrogent le regard et l’écoute sans pour autant ressembler au lion de Wittgenstein ; ils suscitent le trouble, mais ne représentent pas une menace. On connaît le célèbre aphorisme des Recherches philosophiques : « Quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions le comprendre »27. Derrida accuse les philosophes, depuis Aristote jusqu’à Descartes, Heidegger, Lacan et Lévinas28, d’avoir décrété que l’animal est à tout jamais privé de langage, lui-même tenu pour le propre de l’homme — ce « your own » que Dot brandit comme une accusation et qui retient tout particulièrement l’attention lorsque George converse avec les deux chiens, puisqu’il fait mine de les écouter mais n’entend en réalité que sa propre voix. Peut-être Wittgenstein prend-il déjà ses distances avec cette tradition, et se montre-t-il en quelque sorte moins « philosophe » que Lacan, qui pourtant ne prétendait pas l’être ; à coup sûr, il est l’un des très rares penseurs de premier plan à ne pas exclure par principe que l’animal puisse parler, ou à tout le moins à considérer cette hypothèse comme un objet légitime de réflexion et d’enquête. Toutefois, il en tire aussitôt la conclusion que le discours du lion ne signifierait rien pour nous, tant est considérable l’écart qui, selon lui, nous sépare de sa « forme de vie » spécifique29. C’est pourquoi le lion de Wittgenstein reste malgré tout un peu cartésien puisqu’il importe peu, de notre point de vue, qu’il sache ou non parler ; s’il dialogue, c’est avec d’autres lions, sans peut-être que nous nous en apercevions puisqu’il n’est pas sûr que nous serions capables de reconnaître un langage à l’œuvre dans ce qui, pour nous, relèverait en tous points de l’inintelligible. Aussi n’est-il en aucun cas un animal de théâtre : avec lui, nul dialogue n’est possible ni même imaginable. Le maître de Spot, batelier de son état, dit tout autre chose de son animal favori : « I’ll take my dog for company any day. A dog knows his place. Respects your privacy. Makes no demands », déclare-t-il (24) ; selon lui, ce n’est pas le chien qui répond de manière incompréhensible aux questions que nous lui posons, mais nous qui sommes libres de ne pas donner suite aux exigences qu’il n’a pas. Le silence du lion de Wittgenstein procure le vertige de l’incommunicable ; celui de Spot est un silence discret qui acquiesce d’avance, sans demander de détails, à toutes les significations possibles. Peut-être y a-t-il là, en définitive, la plus parfaite, la plus délicate des réponses — auquel cas il ne reste plus aux humains qu’à le traiter avec le même infini respect, ce dont le Batelier semble incapable :

 The planks are rough

And the wind is rough

And the master’s drunk and mean,

se plaint Spot, impatient de gambader dans l’herbe (30).

L'animal et l'éthique de la représentation

  1. C’est là, sans doute, que la question de la comédie rejoint la réflexion sur l’éthique de la représentation, par-delà les enjeux explicites du livret. Si l’on admet que le chien ne parle pas, non parce qu’il en est incapable, mais parce qu’il n’en a pas besoin, alors un pas décisif est franchi en direction de la « limitrophie » derridienne : dès lors, on perçoit mieux que la limite entre l’animal et l’humain présente une « bordure multiple et hétérogène »30, qu’elle traverse de part en part ce que nous prenons à tort pour notre domaine « propre », et que par suite quelque chose de ce prétendu « propre » échappe à notre contrôle. Selon cette logique, il n’y aurait pas de dire sans un ailleurs du dire, qui n’est pas son contraire mais son dehors extime, la part de lui-même qui échappe à l’appropriation énonciative et que la voix chantée figure dans une œuvre qui relève du musical : le discours outrepasserait ses propres limites et, en même temps, porterait en lui sa propre extériorité, celle que l’on associe d’ordinaire à l’animal censé demeurer privé de langage. On pourrait du reste faire des remarques du même ordre à propos du voir, qui « commande en maître »31 et sert à « domestiquer, apprivoiser, dresser, discipliner dompter »32, mais qui, dans le même temps, questionne l’autorité dont se prévaut l’humain trop sûr de ses privilèges. À l’arrogance du maître, il conviendrait dès lors de préférer la modestie du chien : son silence courtois met sur la voie d’un principe de justice (éthique) et de justesse (esthétique) articulé à un renoncement mélancolique, au deuil de toute aspiration à l’absolu de la maîtrise et à la simplicité des oppositions tranchées.

  2. Comme l’indique le Batelier, le chien ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas ; à vrai dire, lui non plus ne regarde pas les humains : dans le tableau de Seurat, Fifi se tourne vers Spot qui, tête baissée, flaire la pelouse. Encore une situation propice au déni, pourrait-on conclure, puisqu’elle confirme l’hégémonie du regard humain et fait le jeu de tous ceux qui « ne se sont jamais vus vus par l’animal » ni ne tiennent « aucun compte du fait que ce qu’ils appellent “animal” [peut] les regarder […] et […] sans un mot s’adresser à eux »33. Pourtant, il ne s’ensuit pas que le chien ne voit rien ; il perçoit bien quelque chose, mais d’un regard de myope qui ne saisit que les détails en très gros plan :

Roaming around on Sunday,

Poking among the roots and rocks.

Nose to the ground on Sunday,

Studying all the shoes and socks. (31)

Autoritaire, centralisateur, le regard du peintre — ou du metteur en scène, ou du spectateur de théâtre — évalue les proportions, jauge la perspective ; cinq mots résument sa mission, ceux que George répète sans cesse et que Dot consigne dans son carnet : « design », « composition », « balance », « light », « harmony »34 (1). Pour autant, le chien ne s’en trouve pas réduit à n’être qu’une « chose vue et non voyante »35 : il saisit tout le reste, autrement dit la prolifération de singularités visibles que l’artiste rassemble en un tout ordonné. Il n’est pas seul à voir ainsi ; son angle de vision est exactement le même que celui des personnages du tableau, à qui Sondheim donne la parole dans le très curieux prologue de l’acte II. Parmi eux, certains se plaignent de ne pas être montrés sous un angle qui leur convient ; « I do not wish to be remembered / Like this, George », avertit Dot, tandis que le soldat Franz s’exclame : « This is not my good profile » (70). Otages d’un monde structuré par un œil qui n’est pas le leur, ils perdent le sens de la perspective : « Perspectives don’t / Make sense up here » (72). On leur a en quelque sorte volé leur regard : « I want my glasses! », s’exclame la jeune Louise (70) ; « [t]his tree is blocking my view », peste la Vieille Dame (67). Ils ne sont pas aveugles pour autant ; seuls les contours leur échappent, de sorte que tout se résout pour eux en une multitude de touches de couleur (« dots »), celles que manie avec art le maître du pointillisme :

The outward show

Of bliss up here

Is disappear-

Ing dot by dot.  (72)

Quelle différence, au fond, entre la myopie du chien et celle de Louise ? Les touches de couleur, chez Seurat, constituent la matière du visible ; elles restituent le divers de la sensation auquel le regard du peintre donne forme et signification. Cela dit, à un autre niveau, elles témoignent aussi d’autres modalités du voir, de sorte qu’elles regardent à leur tour le peintre, d’une manière qu’il peine à reconnaître mais qui n’est pas pour autant nulle et non avenue (de même que, pour Spot, regarder un humain, c’est regarder ses chaussettes, non son visage). À ce titre, la touche de couleur est une figure de l’altérité qui questionne les privilèges de l’artiste, un peu comme Dot, la bien nommée, confronte George aux conséquences de son solipsisme et l’oblige à se « voir vu », pour reprendre le mot de Derrida. Chez Sondheim et Lapine, il arrive à George de le pressentir, par exemple lorsqu’il regarde Dot devant son miroir : « Forever with that mirror. What does she see? The round face, the tiny pout, the soft mouth, the creamy skin… […] Seeing all the parts and none of the whole » (21). « Que voit-elle ? », se demande-t-il — manière d’admettre que la jeune femme aussi est sujet (et non simple objet) d’un regard, que sa vision lui échappe et qu’il ne parviendra au terme de sa tâche que lorsqu’il sera capable de voir le monde (c’est-à-dire, entre autres, de se voir lui-même) à travers les yeux de qui le contemple sans se donner d’emblée la totalité pour horizon.

  1. Le même raisonnement vaut à propos de la voix parlée et chantée, composante essentielle du théâtre musical. Quand George répond à la place de Spot, il met en scène son accès progressif au langage : il commence par une onomatopée, « Ruff! », mot qui n’en est pas un puisqu’il fait mine de s’approcher autant que possible d’une forme non verbale, et en l’occurrence animale, de vocalisation ; puis cette onomatopée est reprise sous la forme d’un adjectif (« rough ») qui appartient de plein droit à l’ordre du discours articulé, quoiqu’il se prononce exactement de la même manière. On peut faire une double lecture de cet épisode ambigu. D’un côté, il semble que l’aboiement du chien ne soit convoqué que pour être aussitôt congédié, puisque l’on devine après-coup que Spot parlait déjà alors qu’il semblait japper ; ainsi, l’on n’aura jamais entendu, en définitive, que du langage humain, qui sans surprise se révèle intégralement interprétable. De l’autre côté, on remarque que le texte fait de son mieux pour s’approcher, ne fût-ce qu’un court instant, de la zone frontalière où l’on ne sait plus très bien si l’on entend la voix d’un animal, celle d’un humain ou celle d’un homme qui tire profit de sa proximité physiologique avec les autres mammifères pour reproduire, dans l’onomatopée, la vocalisation du chien. Le « Ruff! » initial est déjà un adjectif sans en être encore tout à fait un, mais du coup les nombreuses occurrences du mot « rough » qui lui font suite résonnent à chaque fois comme un aboiement, de même que le « Yap! » de Fifi, point de départ d’une série de variations lexicales (« lap », « nap », « yep » [forme familière de « yes »], « yawn »), prête à son discours l’allure d’un jappement continu sans porter atteinte à son intelligibilité.

  2. Par ce biais, le texte rappelle pour mieux l’interroger la distinction classique entre logos et phonè telle qu’Aristote la formule dans la Politique :

Sans doute les sons de la voix (phonè) expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs.36  

D’emblée, le propos d’Aristote est ambigu : il désigne le « propre de l’homme » tout en rappelant que celui-ci partage la phonè, mais aussi l’affectivité et ses « manifestations » vocales avec de nombreux autres animaux, genre dont il n’est que l’une des espèces selon la terminologie aristotélicienne. Or c’est justement, on le remarque aussitôt, sur ce terrain partagé que se déroule le travail vocal que Sondheim exige de ses interprètes37. Chez lui, la voix n’est en aucun cas traitée comme un simple moyen  au service du logos ; elle s'affranchit de la tutelle du texte, revendique un rôle musical à part entière et se voit attribuer une fonction essentielle, qui est de « manifester », voire de susciter par ses propres moyens le plaisir et la peine, de créer une « atmosphère » qui environne les mots d'une aura d'émotion sans illustrer les significations qu'ils véhiculent38. Certes, l’écriture musico-théâtrale de Sondheim accorde beaucoup d’importance au livret et notamment aux lyrics, qui frappent chez lui par leur grande densité littéraire ; mais si riche que soit le dialogue, l’omniprésence du chant oblige à faire retour sans cesse vers la zone d’indistinction où l’on « manifeste » déjà sans « dire », et rappelle du même coup qu’il n’y a pas de « dire » sans « manifestation » de cet ordre. Dans Sunday in the Park with George, cela entraîne deux conséquences importantes : d’une part, la dignité de l’animal ne saurait plus faire l’objet d’un déni, ni a fortiori d’un rejet méprisant, puisque la seule communauté qui vaille est celle des créatures douées de phonè, dont l’animal — le chien — fait partie ; d’autre part, il est rappelé que si différence il y a entre logos et phonè (et rien, dans cette pièce, n’autorise à penser le contraire), celle-ci ne doit pas être tenue pour acquise, mais résulte d’un processus de différenciation sans cesse à reprendre, puisque c’est la phonè en tant que matériau sonore, mais aussi en tant que vecteur d’un lyrisme commun à l’homme et à l’animal, qui permet au logos d’exister. On retrouve ici la question de la démocratie, non qu’il faille dès lors étendre au chien les droits de l’homme et du citoyen, mais au sens où ces droits ne peuvent être identifiés sans le secours de ce que le citoyen partage avec le chien, et où le sentiment du « juste » et de l’« injuste » impose de lui rendre le respect qui lui est dû à raison de cette contribution : il ne saurait plus être question, dans ces conditions, de « mettre l’animal hors circuit de l’éthique » (Derrida 147). Une démocratie capable de se montrer à la hauteur de cet impératif ne ressemblerait guère à l’espace du politique tel que le décrit Giorgio Agamben, fondé sur la distinction nette entre bios et zoè, entre la « vie digne d’être vécue » et la « vie nue » de l’homo sacer, traité à l’égal de l’animal promis au sacrifice39 ; bien au contraire, elle garderait conscience de l’impossibilité d’une telle démarcation, et plus encore de ce qu’a de fondateur l’échange ainsi permis entre l’humain et l’animal, dans le respect de ce qui les distingue40.  

  1. Comme dans toute bonne comédie, on voit ainsi se profiler un heureux dénouement ; mais quelque chose, en route, s’est obscurément perdu : sinon les repères qui rendent le monde habitable, du moins la confiance en leur stabilité inébranlable, l’assurance et le sentiment d’invincibilité qu’ils procurent. Avant que Dot ne parvienne à le convaincre d’aller confiant vers l’avenir, George traverse un moment de découragement :

See George remember how George used to be,

Stretching his vision in every direction.

See George attempting to see a connection

When all he can see

Is maybe a tree —

The family tree — (104)

  1. Ce qui est en cause, c’est l’autorité d’une « vision » capable de tout ordonner à sa guise, le pouvoir discrétionnaire du sujet maître de lui-même comme de tout ce qu’il perçoit — d’où peut-être le choix que fait George de parler de lui-même à la troisième personne, comme en proie à un sentiment de dépropriation qui confine à l’aliénation. Il est vrai que cette perte s’accompagne d’un gain non négligeable, puisqu’il parvient du même coup à regarder les objets pour eux-mêmes, sans leur imposer d’entrer les uns avec les autres dans un réseau de rapports arbitrairement choisis par lui ; bien lui en prend, car ils lui viennent en aide en suggérant d’eux-mêmes leurs propres mises en relations : l’arbre qui pousse au bord de l’eau est également un arbre généalogique qui relie George, plus ou moins directement, à l’ensemble du monde vivant (et donc, aussi, à l’animal). Dot a raison : il faut aller de l’avant, « move on » (106), dans un univers finalement moins décentré que George n’a pu le craindre un moment ; il s’agit bien, encore une fois, d’une comédie où l’ordre finit par prévaloir et où la réconciliation demeure toujours possible. Rien n’interdit pourtant de ressentir un léger pincement au cœur car rien, pour le meilleur ou pour le pire, ne sera plus jamais pareil. « Well, the greens are a little darker. The sky a little greyer. Mud tones in the water. […] But the air is rich and full of light » (108).

Œuvres citées

Agamben, Giorgio. Homo Sacer : Le Pouvoir souverain et la vie nue. 1995. Paris : Seuil, 1997.

Aristote. Politique. Trad. Jean Aubonnet. 1960. Paris : Les Belles Lettres, 2002.

Cachin, Françoise. Seurat : Le Rêve de l'art-science. Paris : Gallimard, 1991.

Cavell, Stanley. Conditions Handsome and Unhandsome. Chicago: The University of Chicago Press, 1990.

Cavell, Stanley.  Pursuits of Happiness: The Hollywood Comedy of Remarriage. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1981.

Clement, Russell T. “Knoblock (or Knobloch), Madeleine”. Dictionary of Artists’ Models. Ed. Jill Berk Jiminiez. 2001 New York: Routledge, 2013. 301-302.

Derrida, Jacques. L'Animal que donc je suis. Paris : Galilée, 2006.

Distel, Anne. Seurat. Paris : Éditions du Chêne, 1991.

Rabelais, François. La Vie très horrificque du grand Gargantua. 1534. Paris : Flammarion, 1968.

Savran, David. « Stephen Sondheim: An Interview with David Savran ». 1988. In Stephen Sondheim et James Lapine. Sunday in the Park with George. London: Nick Hern Books, 1990. ix-xxvi.

Secrest, Meryle. Stephen Sondheim: A Life. 1998. New York: Vintage Books, 2011.

Sondheim, Stephen. Look, I Made a Hat: Collected Lyrics (1981-2011) with attendant Comments, Amplifications, Dogmas, Harangues, Digressions, Anecdotes and Miscellany. New York: Random House, 2011.

Sondheim, Stephen, et James Lapine. Sunday in the Park with George (livret). 1984.  London: Nick Hern Books, 1990.

Sondheim, Stephen, et James Lapine. Sunday in the Park with George (captation réalisée pour la télévision). 1986. Avec Mandy Patinkin et Bernadette Peters. Mise en scène de James Lapine. Réalisation de Terry Hughes. DVD BMG Image, 1999.

Wittgenstein, Ludwig. Recherches philosophiques. 1953. Trad. Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal. Paris : Gallimard, 2005.

Young, Kay. « “Every Day a Little Death”. Sondheim’s Un-Musicaling of Marriage ». Reading Stephen Sondheim : A Collection of Critical Essays. Ed. Sandor Goodhart. New York: Garland Publishing, 2000. 77-87.


1 Un musical est habituellement le fruit de la collaboration entre un compositeur, un parolier qui rédige les textes destinés à être chantés (lyrics) et un librettiste (book writer), qui écrit le reste du livret et élabore la dramaturgie d’ensemble. Stephen Sondheim a pour particularité d’écrire ses propres lyrics : il cumule les fonctions de compositeur et de parolier ; en l’occurrence, James Lapine est l’auteur des dialogues parlés.

2 Dans Sunday in the Park with George, le nom des personnages français est systématiquement anglicisé. On a respecté ce choix tout au long du présent article afin d’éviter toute confusion entre les personnes réelles et leur équivalent dans la fiction.

3 S. Sondheim et J. Lapine, Sunday in the Park with George (livret), 29. Dorénavant, les références au livret du musical figureront dans le corps de l'article.

4 D’après Mandy Patinkin, créateur du rôle de George, les répliques des deux chiens devaient à l’origine être chantées par des voix off, mais Sondheim revint sur cette décision lorsqu’il s’aperçut que Patinkin était capable de s’en charger lui-même (M. Secrest, Stephen Sondheim, 334). Contredite par le compositeur, cette version des faits demeure sujette à caution (cf. infra, note 37) ; elle laisse entendre que le recours à des chanteurs dissimulés dans les coulisses n’aurait de toute manière été qu’un pis-aller, auquel Sondheim renonça quand il eut la preuve de son inutilité.

5 À la différence de George, Dot est un personnage entièrement fictif. Georges Seurat avait bien une compagne, Madeleine Knoblock (F. Cachin, Seurat, 90), mais leur fils unique mourut deux semaines après son père (109) ; elle disparut à son tour en 1903 sans être jamais allée aux États-Unis, à la différence de Dot à qui Sondheim et Lapine prêtent une descendance américaine (Clement, « Knoblock », 301).

6 À l’époque de Seurat, la Grande Jatte est une « promenade réputée populaire en opposition aux vraies élégances du monde et du demi-monde […] du Bois de Boulogne et du Parc Monceau. […] [Dans le tableau de Seurat, i]l n’y a pas de femmes “en cheveux” véritablement prolétaires ; seules les très jeunes filles osent laisser voir une natte sagement nouée sur la nuque. Les messieurs en haut-de-forme se mêlent aux canotiers en maillot et l’on s’assoit par terre, dans l’herbe » (A. Distel, Seurat, 14).

7 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 51.

8 « They were talking of you at La Coupole. […] Were you at the zoo, George? Drawing the monkey cage? » interroge Dot qui soupçonne un rendez-vous galant (4). C’est, dans Sunday in the Park with George, la seule allusion (très indirecte) au célèbre petit singe où certains historiens de l’art voient un symbole de luxure ; selon eux, sa présence sous-entendrait que la jeune femme est une prostituée au bras de son client (A. Distel, Seurat, 14).

9 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 53.

10 « Mieulx est de ris que de larmes escripre, / Pour ce que rire est le propre de l’homme » (F. Rabelais, Gargantua, 41).

11 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 53.

12 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 52-53.

13 En témoignent plusieurs toiles peintes à la fin de sa vie, notamment Parade de cirque (1887-88), Chahut (1889-90) et Cirque (1890-91).

14 K. Young, « Sondheim’s Un-Musicaling of Marriage », 78.

15 « What I am calling the comedy of remarriage […] seems to transgress an important feature of both [Old and New] comedy, in casting as its heroine a married woman; and the drive of its plot is not to get the central pair together, but to get them back together, together again » (S. Cavell, Pursuits of Happiness, 1-2).

16 S. Cavell, Conditions Handsome and Unhandsome, 7.

17 K. Young, « Sondheim's Un-Musicaling of Marriage », 87.

18 De ce point de vue, le dénouement de Sunday in the Park with George rappelle celui de Carousel (1945) de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein, où le fantôme de Billy Bigelow rend visite post mortem à sa veuve Julie Jordan. On connaît l'influence décisive qu'exerça Hammerstein sur le parcours personnel et artistique de Sondheim : « Oscar [Hammerstein] was [Sondheim’s] surrogate father; he loved Oscar, and if Oscar had pursued any other profession, Sondheim believed, he would have followed him blindly » (M. Secrest, Stephen Sondheim, 51).

19 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 27.

20 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 54.

21 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 32.

22 Il est notamment l’auteur d’une adaptation musicale des Grenouilles d’Aristophane, créée à l’Université de Yale en 1974 et reprise à Broadway en 2004.

23 « Bruno Bettelheim’s The Uses of Enchantment […] is the book that everyone assumes we used as a source, simply because it’s the only book on the subject known to a wide public. […] [However, James Lapine] was drawn not to Bettelheim’s Freudian approach but to Carl Jung’s theory that fairy tales are an indication of the collective unconscious, something with which Bettelheim would be unlikely to agree » (S. Sondheim, Look, I Made a Hat, 58).

24 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 163. Néanmoins, selon Derrida, « [l]’animal reste pour Lévinas ce qu’il aura été pour toute la tradition de type cartésien : une machine qui ne parle pas » (162).

25 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 20.

26 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 32.

27 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, 313.

28 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 54.

29 « L’expression “jeu de langage” doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d’une activité, ou d’une forme de vie » (L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, §23, 39).

30 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 53.

31 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 124.

32 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 63.

33 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 31.

34 Reprise dans la dernière scène, cette liste comporte un sixième terme, « tension » (109) : bien loin de la remettre en cause, la tension créée fait partie de l'œuvre.

35 J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 32.

36 Aristote, Politique, I.2 11-12, 15.

37 « I had gone to a Laurie Anderson concert and watched and listened with fascination as she sang into a large sausage-shaped microphone called a vocoder, which transmogrified her voice as she sang into any timbre and range that she chose: crackling, gurgling, soprano, bass, male, female, infinite kinds and infinite combinations. I thought it would be smart and suprising to conceal one of these instruments in George’s sketch pad so that his voice would take on the qualities of a growling mutt and a yapping lapdog in turn. […] I hadn’t counted on Mandy Patinkin, the protean actor and singer whom we had cast as George. He told us that a vocoder was unnecessary and to prove his point auditioned dogs for us — three different Spots and three different Fifis, each one distinctly characterized: crackling, gurgling, soprano, bass, male, female, and so on » (S. Sondheim, Look, I Made a Hat, 20). L’intérêt de cette anecdote ne vient pas de ce que Sondheim dit avoir envisagé de recourir à une dispositif de traitement du signal sonore, mais de ce que cela s’est avéré superflu : un chanteur de talent sait recréer la voix de l’animal sans le secours de la technologie, et c’est justement ce que le compositeur lui demande sans avoir d’emblée la certitude qu’il y parviendra.

38 « Generally, I work for musical atmosphere. Harmony is very atmospheric, I find — it can set the mood or the tone of a scene or a song. Musicals can't really be through-composed, but I try to make the most out of the least, which is a lesson I learned from Milton Babbitt: to reduce it to simplicities » (S. Sondheim, in D. Savran, « Interview », xvii-xviii).

39 « Les Grecs ne disposaient pas d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie. Ils se servaient de deux mots […] : zôê, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, qui indiquait la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe » (G. Agamben, Homo Sacer, 9).

40 « Il faut envisager qu’il y ait des “vivants” dont la pluralité ne se laisse pas rassembler dans la seule figure de l’animalité simplement opposée à l’humanité. Il ne s’agit évidemment pas d’ignorer ou d’effacer tout ce qui sépare les hommes des autres animaux et de reconstituer un seul grand ensemble, un seul grand arbre généalogique foncièrement homogène et continu de l’animot à l’Homo (faber, sapiens, ou je ne sais quoi encore). […] Il faudrait, je le répète, bien plutôt prendre en compte une multiplicité de limites et de structures hétérogènes : parmi les non-humains, et séparés des non-humains, il y a une multiplicité immense d’autres vivants qui ne se laissent en aucun cas homogénéiser, sauf violence et méconnaissance intéressée, sous la catégorie de ce qu’on appelle l’animal ou l’animalité en général » (J. Derrida, L'Animal que donc je suis, 73).