La séduction comme stratégie de propagande : les photographies du groupe d'Alfred T. Palmer  (1941-1943)

Sarah Charluteau

Université Paris-Sorbonne

  1. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la photographie s’impose comme un matériau de propagande de premier plan pour le gouvernement des États-Unis. Durant la décennie précédant l’entrée en guerre du pays, le 8 décembre 1941 à la suite de l’attaque de la base navale de Pearl Harbor, le Président Franklin Delano Roosevelt (1933-1945) instaure un système d’agences fédérales lui permettant de diffuser et d’orienter les informations concernant sa politique. La photographie joue alors un rôle important dans ce travail de documentation de l’action gouvernementale. Le 13 juin 1942, l’Office of War Information (OWI) est créé afin de centraliser l’ensemble des agences d’information fédérales de l’Office for Emergency Management (OEM), l’organisme chargé du programme de la défense nationale. Les deux principaux groupes de photographes gouvernementaux sont alors amenés à se réunir au sein de la section photographique du News Bureau, gérant les relations entre la presse américaine et le gouvernement. Il s’agit de l’équipe du photographe Alfred T. Palmer, issue de la Division of Information (DOI), et de l’équipe de Roy Stryker, provenant de la Farm Security Administration (FSA). De ces deux groupes, l’histoire de la photographie américaine a principalement retenu les images créées par les photographes de Stryker. De nombreuses expositions et ouvrages consacrés à la FSA, dont le plus notable est notamment celui de Beverly Brannan et Gilles Mora, Les Photographies de la FSA : Archives d’une Amérique en crise 1935-1943, ont contribué à forger la popularité de ces photographies dans la culture américaine. À l’inverse, le travail du groupe d’Alfred Palmer semble sombrer dans l’oubli dès la fin de la guerre. L’ouvrage de référence sur l’OWI, The Politics of Propaganda: The Office of War Information de l’historien Allan M. Winkler, n’aborde pas la question de la photographie et seule la thèse de Jeanie Cooper Carson, Interpreting National Identity in Time of War: Competing Views in U.S. Office of War Information (OWI) Photography, se consacre au médium photographique dans la propagande gouvernementale. Cette absence d’étude significative dissimule l’importance de l’œuvre du groupe de Palmer, constituée d’environ 10 000 images, réalisées entre 1941 et 1943.

  2. Photographe principal de la DOI puis du News Bureau de l’OWI, jusqu’à sa démission en 1943, Alfred T. Palmer (1906-1993) marque la propagande photographique fédérale par la qualité de son travail. Au sommet de sa carrière, cet ancien photographe de la marine américaine, reconverti dans la photographie publicitaire, dirige un groupe de six photographes1 qui parcourt les États-Unis pour enregistrer le résultat de la politique gouvernementale. Le News Bureau emploie également ponctuellement des photographes extérieurs pour réaliser certaines missions2. Diffusées dans la presse américaine, utilisées dans divers supports de propagande, les photographies du groupe de Palmer sont aujourd’hui conservées à la Bibliothèque du Congrès, avec l’ensemble des archives photographiques de la FSA et de l’OWI. Ces images se différencient néanmoins de l’œuvre de l’équipe de Roy Stryker, tant par leur histoire que par leurs propriétés visuelles spécifiques. Le groupe d’Alfred Palmer met, en effet, en scène une représentation engagée de l’Amérique en guerre se distinguant du reste de la propagande photographique gouvernementale.

  3. Au début des années 1940, le mot « propagande » possède une forte connotation négative dans la société américaine3. Le terme, s’il est défendu dans divers articles de l’époque comme étant une arme de la démocratie4, n’est jamais utilisé dans le discours officiel de la DOI ou de l’OWI pour qualifier leur travail auprès des citoyens américains. Les deux agences préfèrent mettre en avant leur mission d’ « information ». Associant la propagande au travail de manipulation des pays de l’Axe, William Nelson, alors responsable du News Bureau de l’OWI, décrit ainsi le travail de ses photographes comme factuel et objectif5. Néanmoins, la nature politique des images fédérales, notamment de la FSA, a été discutée et reconnue6. Le parti-pris de cet article est que les images du groupe d’Alfred Palmer relèvent bien de la catégorie de la propagande. En effet, une image peut être factuelle et n’en être pas moins porteuse d’un message propagandiste dans ce qu’elle choisit de montrer ou dans la façon dont elle montre un sujet donné. Les photographes de l’équipe de Palmer, à travers leurs œuvres, fabriquent une image valorisante du programme gouvernemental. Leurs photographies ne peuvent s’apparenter à un compte-rendu de la situation réelle du pays en guerre. Elles mettent, au contraire, en avant une représentation positive et encourageante de la politique présidentielle. Leurs images correspondent en cela à l’entreprise de leurs agences d’appartenance : convaincre les citoyens américains, dans leur plus grande majorité, du bien-fondé de la politique menée par le Président Roosevelt. Il semble donc possible d’associer les photographies du groupe de Palmer à la catégorie de la propagande politique, que Jacques Ellul définit comme « l’ensemble des techniques d’influence employées par un gouvernement en vue de modifier le comportement du public à son égard »7.

  4. La séduction tient une place particulière au sein de ce travail de propagande par l’image. Dans son article « Les techniques de manipulation dans le discours de la propagande », Alexandre Dorna montre l’étroitesse du lien entre la persuasion et la séduction dans la mission de propagande. La séduction détourne la réalité pour obtenir un avantage, « le séducteur propagandiste offre le rêve et l’aventure, l’impossible même, à la place du réel et du quotidien pénibles »8. Dorna définit la méthode de séduction comme reposant sur deux processus émotionnels complémentaires : l’activation d’une attirance affective et le rejet de l’adversaire. La séduction, selon cette explication, peut s’observer dans l’œuvre de l’équipe d’Alfred Palmer. S’imposant comme l’une des principales stratégies de la diffusion de leur message, elle vient définir à la fois ce que représentent les photographes et la manière dont ils enregistrent leurs images. Il s’agit, pour le groupe de Palmer, de créer des photographies dont le contenu et la forme « attirent » le spectateur, pour mieux le persuader d’un message politique. S’il est difficile d’analyser la réception de ces images par le public américain9, il est néanmoins possible de comprendre les mécanismes guidant l’enregistrement de ces photographies, leurs effets espérés et leur résultat visuel.

  5. À travers l’analyse du message promu par l’équipe d’Alfred Palmer, de l’esthétique et de la technique spécifique de ces images, il est ainsi possible de mettre à jour la stratégie de séduction visuelle utilisée par la propagande du gouvernement des États-Unis au début des années 1940.

La séduction au service de l’effort de guerre : la promotion photographique du front intérieur américain

  1. Le contenu des photographies d’Alfred Palmer et de ses photographes met en avant une représentation démocratique et patriotique du peuple américain, dissimulant, derrière cette apparence séduisante, un discours construit par le gouvernement et les grandes entreprises des États-Unis.

  2. Dès 1941, les interventionnistes, en faveur de l’entrée en guerre de la nation américaine dans le conflit européen, diffusent un concept qui deviendra très vite central dans la propagande gouvernementale : le front intérieur. Ce terme explique qu’une guerre se joue sur deux fronts, le front extérieur ou front militaire, et le front intérieur ou front civil. Au sein des agences fédérales, ce concept permet aux propagandistes de répandre le principe qu’une victoire militaire ne peut pas être possible sans le soutien de la population, occupée à produire l’armement. Pour la propagande gouvernementale, la notion de front intérieur permet ainsi d’associer pleinement les citoyens américains à un conflit se jouant hors de leur territoire et de promouvoir l’effort de guerre, la mobilisation sociale et industrielle au service de l’État. Dans leurs images, les photographes du groupe de Palmer mettent en avant cette militarisation de la population, en insistant sur l’unité et le dévouement des travailleurs américains. Leur objectif est de réussir à mobiliser les citoyens en les identifiant à un groupe d’appartenance, le front intérieur, regroupant les femmes et les hommes dévoués à la victoire de leur pays.

  3. Alfred Palmer et son équipe cherchent ainsi à encourager l’ensemble du peuple américain à participer activement à la guerre déclarée par le gouvernement des États-Unis aux pays de l’Axe. En août 1942, Palmer réunit les protagonistes de l’affiche Men Working Together. Cette œuvre, réalisée en novembre 1941 par l’OEM, se compose d’un collage mettant côte à côte un marin, un ouvrier et un aviateur. Ce triptyque vise à illustrer le travail conjoint des civils et des militaires dans la défense des États-Unis. Deux photographies de Palmer, réalisées durant l’été 1941, ont été utilisées pour la création de l’affiche : le portrait d’un soldat de la Naval Air Station de Washington, D.C., et celui d’un ouvrier de l’usine Allegheny Ludlum Steel Corporation. Palmer et son équipe collaborent en effet étroitement au travail de création d’affiches, de dépliants ou encore d’expositions, mené au sein des agences gouvernementales. Les compositions et les motifs engagés des portraits réalisés par Palmer correspondent aux attentes des affichistes, à la recherche d’images efficaces et percutantes. De cette façon, quand un an plus tard Palmer enregistre la rencontre des trois modèles de l’affiche, il utilise les mêmes procédés visuels emphatiques.

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Alfred T. Palmer, A poster comes to life. The very life of each of these men depends upon the other. Soldier, steel worker, sailor, their destinies are interdependent in America’s all-out war against the Axis. Sergeant French L. Vineyard, welder George Woolslayer and Aviation-radio Chief John Marshall Evans stand against the smoking chimneys of a steel mill, watching an electro-magnetic crane loading steel scrap into waiting cars, août 1942 ©Library of Congress

  1. Dans un cadre rapproché, en contre-plongée et sur un arrière-plan au décor d’usine, ouvrier et soldat bombent fièrement le torse. Leur assurance, mise en valeur par le photographe, semble vouloir prouver au spectateur la supériorité des forces américaines. La légende de l’image, explicite, rappelle que seule l’union des travailleurs et des militaires peut conduire à la victoire américaine : « The very life of each of these men depends upon the other. Soldier, steel worker, sailor, their destinies are interdependent in America’s all-out war against the Axis ». Dans leur œuvre, Alfred Palmer et son équipe fabriquent une vision unie et forte de l’Amérique en guerre afin de mobiliser les destinataires de leurs images. Leur but est de réussir à créer des images insistant sur la puissance de la nation américaine, pour inciter la population à participer au succès militaire des États-Unis.


  2. La séduction tient une part importante dans les mécanismes d’adhésion au discours de ces photographies. Afin d’intégrer les spectateurs de leurs images dans le front intérieur, les photographes du groupe Palmer s’emploient à illustrer ce qui peut réunir la population américaine. Pour mobiliser le plus d’individus possibles, la propagande doit, en effet, toujours s’adresser au plus grand nombre de personnes : « la propagande, du fait de sa loi d’efficacité, ne peut s’attacher au détail, non seulement, parce que gagner les hommes un par un est beaucoup trop long, mais encore parce que faire naître la conviction chez un individu isolé est beaucoup plus difficile »10. Les photographes de l’équipe d’Alfred Palmer élaborent ainsi des images pouvant diffuser massivement le message des campagnes menées par les agences fédérales.

The purpose of the photographs we service is not primarily illustrative; that is, their being serviced to illustrate textual articles etc. is of secondary importance. Primarily we seek to use photographs as simple, effective and widely read mediums of expression to explain in terms of pictures the reasons behind and purposes of the various campaigns undertaken by the OEM and its component agencies.11

  1. Leurs photographies devant être accessibles à la majorité de la population, le groupe de Palmer est amené à définir l’identité américaine autour de grandes valeurs communes. En juillet 1942, le News Bureau est chargé de réaliser une série de photographies intitulée Americans All. Howard Liberman et Ann Rosener sont désignés responsables de cette mission. Leurs images mettent en avant l’idée que les travailleurs américains, malgré leurs différences d’origine, de race, de genre ou encore d’âge, sont tous unis dans et par la guerre que mène leur pays. Dans ces photographies, l’identité américaine se construit autour de l’engagement des individus pour leur patrie. Les véritables Américains y sont représentés comme des hommes et des femmes se dévouant, par leur travail, à la défense et à la victoire des États-Unis. Quand Ann Rosener photographie les ouvriers de la Pressed Steel Company de Chicago dans l’Illinois, elle insiste sur l’américanité des ouvriers d’ascendance étrangère. Dans la légende d’une de ses images, montrant deux travailleurs nés de parents européens, elle explique que ces deux jeunes Américains se battent pour leur pays à travers leur participation à la production de guerre. La séduction opère ici en utilisant un discours patriotique qui idéalise les travailleurs. Alfred Palmer et ses photographes dépeignent le front intérieur, dans toute sa diversité, comme le lieu de la démocratie en guerre contre le fascisme.

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Americans all. Operating a low-swing engine lathe, Joe Zorich (left) and Chuck Doe, both nineteen, are typical of the younger workers in this huge Midwest medium-tank factory. Both are first-generation Americans̶ Joe’sparents came from Croatia and Chuck’s from Germany̶ andboth are just about as American as any nineteen-year-old who can count his American-born ancestors on both hands. Machining parts for the tanks American soldiers will use to defeat the Axis, they’re marking time till they can be on the front lines themselves, using these very tanks to make a first-hand stab at Hitler’s hordes. Pressed Steel Can Company, Chicago, Illinois, septembre 1942 ©Library of Congress

  1. Leurs images, en mettant en avant une représentation patriotique et optimiste de la population américaine, appellent au positionnement identitaire de leurs spectateurs. Dans les photographies de l’équipe d’Alfred Palmer, se devine ainsi la promesse d’un avenir meilleur, d’une Amérique victorieuse dans la guerre qui se joue alors. Jamais pessimiste, l’œuvre du groupe représente un peuple soudé dans la défense de la nation. Qu’ils concernent des civils ou des militaires en garnison sur le sol américain, les portraits réalisés par ces photographes restent toujours optimistes. Les hommes et les femmes y sont représentés forts et confiants, voulant rassurer par là les citoyens américains sur les jours à venir, et par association sur la solidité de la politique présidentielle. En août 1942, Howard R. Hollem photographie une employée de la base militaire de Corpus Christi au Texas. Debout, la posture droite, les mains dans les poches de son uniforme, la femme regarde droit devant elle, déterminée. Derrière elle, en arrière-plan, se tient un avion de l’U.S. Navy. Par sa composition et l’attitude de son sujet, cette image assure de l’efficacité de l’effort de guerre en en montrant une représentation forte et optimiste. À travers un discours patriotique, qui s’exprime également souvent dans les légendes très détaillées des images, les photographies de l’équipe d’Alfred Palmer cherchent à illustrer des univers et des valeurs dans lesquels peuvent, théoriquement, se reconnaître la majorité de la population des États-Unis. La séduction se remarque dans cette volonté de susciter les émotions des spectateurs pour les faire adhérer à un discours politique.

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Howard R. Hollem, Mrs. Eloise J. Ellis has been appointed by civil service to be senior supervisor in the Assembly and Repairs Department at the Naval Air Base, Corpus Christi, Texas. She buoys up feminine morale in her department by arranging suitable living conditions for out-of-state employees and by helping them with their personal problems, août 1942 ©Library of Congress

  1. Les images du groupe de Palmer visent également des destinataires jusqu’alors ignorés par la propagande gouvernementale. Au début des années 1940, l’économie et l’industrie américaines connaissent une gigantesque croissance en se consacrant aux besoins militaires du pays et de ses alliés. Le manque de main d’œuvre qualifiée ne cesse de grandir, notamment après la réquisition de nombreux travailleurs potentiels suite à l’entrée en guerre des États-Unis. Les campagnes de recrutement, menées conjointement par le gouvernement et les industriels, se tournent alors vers deux catégories discriminées du monde du travail : les femmes et les Afro-Américains. Le front intérieur représenté par les photographes d’Alfred Palmer met ainsi en exergue, pour la première fois à une telle échelle dans la photographie fédérale, une vision positive de ces deux groupes. Le portrait d’une ouvrière de l’aviation, réalisé par Palmer en octobre 1942, se retrouve ainsi utilisé dans une affiche défendant et encourageant le travail féminin.

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Alfred T. Palmer, The more women at work the sooner we win! Women are needed also as [...] See your local U.S. Employment Service, Washington, D.C., U.S. Government Printing Office, 1943 ©Library of Congress

  1. Apparaissant discrète et dévouée, le modèle de Palmer correspond à une certaine attente de la propagande fédérale, désirant promouvoir une vision spécifique des femmes travaillant dans les usines américaines : jeunes, blanches, issues de la classe moyenne et s’engageant pour des motifs patriotiques dans l’effort de guerre. La réalité diffère pourtant en tout point de cette image : « Contrary to the popular belief, the women who entered war production were not primarily middle-class housewives but working-class wives, widows, divorcées, and students who needed the money to achieve a reasonable standard of living »12. De la difficulté du travail ou du quotidien, rien n’est jamais dit dans les images de l’équipe d’Alfred Palmer. Seule une vision idéalisée du front intérieur est montrée. Il faut, pour les photographes, populariser et légitimer une guerre à laquelle le peuple américain était majoritairement opposé avant Pearl Harbor. En créant une imagerie optimiste et inclusive, l’équipe de Palmer invite l’ensemble des Américains à croire au mythe de la bonne guerre, menée par un peuple uni autour de valeurs démocratiques. La séduction permet ici de faire croire à cette fausse réalité, sans déclencher de rejet de la part du destinataire. Si les années de conflit marquent la fin de la dépression économique des années 1930, les États-Unis n’en sont pas pour autant devenus une terre d’égalité et de justice sociale. En dépit de l’image sublimée du front intérieur créée par Palmer et ses photographes, la ségrégation raciale continue d’exister, tout comme les discriminations sexuelles dans le monde du travail. Loin d’être satisfaits des mesures prises par le gouvernement et leurs employeurs, les travailleurs américains luttent pour leurs droits : « Pendant la guerre, il y eut quatorze mille grèves, impliquant quelque six millions sept cent mille travailleurs, bien plus que dans n’importe quelle autre période comparable de l’histoire des États-Unis »13. Comme le montre Bruce Catton, dans The War Lords of Washington, l’effort de guerre et le processus de mobilisation industrielle le soutenant engendrent surtout la concentration des richesses dans les mains d’une élite économique.

  2. La séduction se retrouve donc à plusieurs niveaux dans le message des photographies de l’équipe d’Alfred Palmer. Elle s’observe, à un niveau général, dans la stratégie de promotion du front intérieur qui cherche à inclure le plus grand nombre d’Américains dans l’effort de guerre. À des niveaux secondaires, elle se retrouve dans la mise en avant de sentiments patriotiques et optimistes, mécanismes d’adhésion au discours des images. La vision fantasmée de l’Amérique en guerre, qui ressort de cette stratégie, masque ainsi la réalité du peuple américain durant le conflit mondial et les véritables enjeux économiques et politiques de l’effort de guerre. La séduction, véritable instrument de propagande, touche également l’esthétique des images.

L’esthétique de la séduction : « the more appeal the better »

  1. L’esthétique des photographies de l’équipe d’Alfred Palmer, pensée pour séduire le spectateur, rompt avec la forme classique de la photographie gouvernementale. Ses propriétés reposent à la fois sur la perception du médium photographique, et sur la mise en scène héroïque et « glamour » des figures du front intérieur.

  2. La perception de l’image photographique relève à la fois du contexte de réception et des propriétés sociales du récepteur. Néanmoins, il semble possible de dégager une compréhension générale du médium dans la culture occidentale. Dans son essai Sur la photographie, Susan Sontag propose une réflexion sur ce qu’elle nomme « l’héroïsme de la vision », la capacité de la photographie à glorifier ce qu’elle enregistre : « Ayant d’abord été un objet d’émerveillement par sa capacité à rendre la réalité avec fidélité, tout autant que de mépris pour sa précision servile, l’appareil photo a fini par produire une valorisation extraordinaire des apparences. Des apparences telles qu’il les fixe »14. Cette capacité à valoriser les apparences ne peut que servir le travail des photographes du groupe de Palmer. Les images produites et distribuées par leurs agences doivent, en effet, répondre à des critères esthétiques précis. Dans une lettre, datée du 8 septembre 1942, William Nelson – directeur du News Bureau – résume ses attentes au sujet d’un travail photographique sur le point d’être réalisé : « the more appeal the better… if we can get enough of it we may be able to do some popular releases »15. La recherche de la séduction conditionne ainsi l’enregistrement des photographies de l’équipe d’Alfred Palmer, réalisées pour la plupart dans les usines et les chantiers liés à l’effort de guerre. Le bureau du groupe attend des images « attirantes », « séduisantes », dans l’espoir de les diffuser massivement. Le News Bureau réalise, en effet, ses propres communiqués et propose également ses images aux journalistes, aux éditeurs et aux autres composantes de la communication gouvernementale. Dans ce courrier, Nelson lie la capacité de séduction des images à leur popularité, montrant par là l’importance accordée à la forme des photographies. Cette quête permanente d’une image séduisante s’inscrit dans une rupture esthétique avec la photographie fédérale des années 1930.

  3. La photographie de la FSA marque la décennie précédant l’entrée en guerre des États-Unis, en montrant les images de l’Amérique touchée par la crise économique. À l’aube des années 1940, ces photographies misérabilistes commencent à être rejetées pour une esthétique plus encourageante.

Dès 1939, les premières critiques du « documentaire » comme esthétique de la misère font leur apparition jusque dans les journaux photographiques les plus populaires […]. La critique va se propager d’autant plus facilement qu’elle se nourrit souvent d’un nationalisme grandissant avec l’approche de la guerre : de telles vues sont taxées de propagande démoralisatrice et anti-américaine.16

  1. Au contraire de la démarche de la FSA, Alfred Palmer et son équipe créent des photographies valorisantes et patriotiques. Lors de la fusion de l’équipe de Roy Stryker, héritière de la FSA, avec celle de Palmer dans l’OWI, une opposition esthétique et idéologique se manifeste immédiatement entre les deux hommes.

“When Stryker and I began to work together, he’d be so proud to show me the [FSA] pictures that had been reproduced in newspaper all over the country and abroad — gruesome pictures of poor sharecroppers, shacks, trash all over the floor. My reaction was, ‘Look, Roy, those pictures aren’t helpful to us, they’re not going to contribute to what we’re trying to accomplish here’. He considered me as a ‘glamour photographer’ who had to be taught the facts of life, but I felt that what he did at the FSA was manipulation — encouraging the photographers to show the worst conditions. […] I believed in looking at things in helpful and encouraging manner.”17

  1. Si cette critique de Palmer reste un point de vue personnel, elle permet d’illustrer les différends existant entre les deux groupes. Bien que les images de l’équipe de Roy Stryker évoluent aussi vers une propagande patriotique au début des années 1940, les photographies du groupe d’Alfred Palmer ont plus facilement et largement recours aux propriétés valorisantes du médium photographique. Leur œuvre participe ainsi à la création d’un renouveau esthétique de la photographie fédérale, en faveur d’images séduisant par leurs qualités visuelles et enthousiasmantes.

  2. Afin de valoriser les sujets de leurs images, les photographes de l’équipe d’Alfred Palmer mettent en scène leurs prises de vue. Dans leurs images, les travailleuses et les travailleurs américains se transforment par ce biais en héros du peuple, en individus dotés de qualités exceptionnelles. Cette transformation passe notamment par les poses demandées aux modèles des photographies. Ces poses peuvent se regrouper en deux catégories, se retrouvant dans la quasi-totalité des images du groupe de Palmer. La première catégorie concerne la posture de dévouement. Les photographes de l’équipe d’Alfred Palmer insistent, en effet, sur l’extrême dévouement de leurs sujets. Quand Howard Liberman met en scène, en mars 1942, un ouvrier travaillant à la construction d’un sous-marin, il représente le travailleur comme étant entièrement consacré à sa tâche, indifférent à l’enregistrement photographique. En dépit des apparences, cette photographie, comme la majorité des images du groupe, est une mise en scène lui donnant une forme d’instantané. Si l’ouvrier utilisait véritablement son outil au moment de l’enregistrement photographique, l’image serait marquée par un léger flou provoqué par ses mouvements – comme cela est le cas dans certaines photographies de l’équipe de Palmer. Au moment de la prise de vue, l’ouvrier prend ainsi la pose pour le photographe, qui cherche à illustrer le dévouement du travailleur à l’effort de guerre.

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Howard Liberman, Production. Submarine chasers. Shipwrights preserve many hand skills. Brace and bit are needed to fit coamings to machine gun wings just aft of the wheelhouse of a wooden subchaser under construction in an Eastern boatyard. Marine Construction Company, Stamford, Connecticut, mars 1942 ©Library of Congress

  1. La deuxième catégorie de pose héroïque concerne la posture monumentale. Les portraits y ayant recours insistent sur la bravoure de leurs sujets, en leur faisant adopter une pose droite et solennelle insistant sur l’importance de leur rôle. Une image telle que la photographie d’un garde-côte, réalisée par Howard Hollem en juillet 1942, met en avant l’attitude digne et grave du sujet. Le cadrage en contre-plongée renforce encore plus la présence remarquable de l’homme, en le grandissant visuellement.

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Howard R. Hollem, Coast Guardsman standing watch over 78-foot torpedo boat. Continual watch is kept. Higgins Industries, Inc., New Orleans, La., juillet 1942 ©Library of Congress

  1. La pose, qu’elle soit monumentale ou de dévouement, permet aux photographes de l’équipe d’Alfred Palmer de rendre attirants leurs modèles, en leur attribuant des capacités hors du commun. Encore une fois, le but n’est pas de convaincre le spectateur par des arguments logiques mais de provoquer chez lui un engagement positif. Comme l’explique Fabrice d’Almeida, la séduction ne cherche pas à informer mais à émouvoir.

Le travail des propagandistes consiste à trouver les moyens de faire basculer un groupe de leur côté, sans en faire un exercice de logique, mais en s’appuyant sur des traits psychologiques, des penchants, des préjugés, afin de provoquer chez les citoyens, ou les masses, une impression favorable. La tactique est simple : jouer sur la sensibilité pour orienter le public.18

  1. En parallèle à ces mises en scène des sujets photographiés, Alfred Palmer et son équipe valorisent également des archétypes culturels dans leur représentation des travailleurs du front intérieur. Afin d’insister sur l’héroïsme des ouvriers des industries ou des chantiers liés à l’effort de guerre, les photographes du groupe valorisent les marqueurs de genre de leurs modèles. Les hommes sont ainsi virilisés et les femmes féminisées, suivant les normes de beauté de l’époque. La force et le muscle des ouvriers sont sublimés, rappelant le modèle du prolétaire viril, « archétype où se mêlent idéalement attributs physiques, vertus morales et qualités psychologiques »19. Ces images de la virilité masculine ouvrière sont nombreuses durant les années 1930. Elle constituaient, à titre d’exemple, le sujet du livre photographique Men at Work de Lewis Hine (1931). Dans ses photographies du chantier du barrage de Fort Loudoun, réalisées en juin 1942, Alfred Palmer exalte tant la force physique que le courage des travailleurs, en les faisant poser, outil à la main, sous le ciel américain. Dans ces images, la puissance des ouvriers est soulignée par leur posture guerrière les faisant ressembler à des soldats du front intérieur.

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Alfred T. Palmer, Tennessee Valley Authority power and conservation. Fort Loudoun Dam construction. A pipe fitter at the Fort Loudoun Dam, furthest upstream of the TVA’s Tennessee River projects. Scheduled for closure and first storage of water early in 1943, this dam will create a 15,000-acre lake reaching fifty-five miles upstream to the city of Knoxville. The reservoir will have a useful storage capacity of 126,000 acre-feet. Power installation of 64,000 kilowatts is authorized, with a possible ultimate of 96,000 kilowatts, juin 1942 ©Library of Congress

  1. Les œuvres de l’équipe d’Alfred Palmer valorisent également la contribution des femmes à l’effort de guerre, en montrant leur détermination et leur patriotisme dans des codes photographiques similaires aux portraits des hommes. Néanmoins, les photographes insistent sur la féminité des héroïnes du front intérieur. Inspirée de la femme fatale du cinéma hollywoodien de l’entre-deux-guerres, qui conjugue charme et sérieux, la représentation des travailleuses s’inscrit dans une esthétique « glamour ». Dans ses photographies de la pause-déjeuner à la Douglas Aircraft Company, enregistrées en octobre 1942, Palmer fait ainsi ressembler les ouvrières de l’usine à des actrices ou des modèles publicitaires. Ces travailleuses incarnent avec perfection l’image idéalisée du travail féminin que veut transmettre le gouvernement. Pour les propagandistes, il s’agit de séduire la future ouvrière, et surtout de rassurer l’opinion publique, en montrant une représentation féminine idéalisée du travail industriel.

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Alfred T. Palmer, Two assembly line workers at the Long Beach, Calif., plant of Douglas Aircraft Company enjoy a well-earned lunch period, Long Beach, Calif. Nacelle parts of a heavy bomber form the background, octobre 1942 ©Library of Congress

  1. Néanmoins, les photographes du groupe d’Alfred Palmer mettent également l’accent sur la force des travailleuses, en les représentant au travail sur les chaînes d’assemblage. Ils initient ainsi le modèle de l’icône populaire américaine : Rosie the Riveter20. Fichu, blouse, biceps et riveteuse, tous les attributs de l’emblème de l’ouvrière américaine de la Seconde Guerre mondiale sont réunis, à la même période, dans les images des travailleuses de l’aviation réalisées par l’équipe de Palmer, montrant l’impact des images fédérales sur l’ensemble de la culture américaine.

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Howard R. Hollem, Oyida Peaks riveting as part of her NYA training to become a mechanic in the Assembly and Repair Department at the Naval Air Base, Corpus Christi, Texas, août 1942 ©Library of Congress

  1. La sublimation photographique d’archétypes de virilité et de féminité rejoint la stratégie d’inclusion du spectateur dans le discours de la propagande gouvernementale. En utilisant des codes esthétiques reconnaissables et valorisants, Alfred Palmer et son équipe entendent convaincre les spectateurs de leurs images de la justesse de l’effort de guerre.

  2. Leurs photographies s’inscrivent donc dans un renouveau esthétique, en faveur d’images séduisantes par leur dynamisme, leurs mises en scène héroïques et leur valorisation d’archétypes culturels. La création de cette esthétique propagandiste semble indissociable de la technique employée par les photographes du groupe de Palmer.

Les techniques photographiques de la séduction : le cadrage et la lumière comme procédés de l’emphase visuelle

  1.  Le dernier élément de la séduction, dans la propagande photographique de l’équipe d’Alfred Palmer, relève des éléments techniques de la fabrication des images. Par l’emphase visuelle provoquée par le cadrage et la lumière de leurs images, les photographes cherchent, en effet, à construire des images attractives.

  2. Deux cadrages marquent l’œuvre du groupe de Palmer : le gros plan et la contre-plongée. Le premier permet de focaliser l’image sur des points particuliers du message promu par la propagande gouvernementale. Issu des images de l’avant-garde moderniste et popularisé par l’image publicitaire, le gros plan permet de sublimer la production des usines américaines, en insistant sur la beauté artistique de ses formes et de son organisation. Sublimer la production conduit, par extension, à glorifier le travail des ouvriers américains. Les photographes de l’équipe d’Alfred Palmer mettent ainsi en exergue la prodigalité des industries du pays, produisant en masse pour l’effort de guerre. Ces images de la production industrielle renouent avec les images du capitalisme rayonnant des années 1920, en évoquant le souvenir de la prospérité économique d’avant la Grande Dépression. Les photographies du groupe de Palmer s’affilient, par ce moyen, à une période perçue comme florissante de l’histoire américaine.  

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Alfred T. Palmer, Tank manufacture (Chrysler). Stockpiles such as these need constant replenishment now that M-3 tanks have reached a mass production schedule. These are wheel suspension lever forgings, stored outside the huge Chrysler tank arsenal in Detroit where 10,000 workers are turning out 28 ton rolling arsenals for the Army, 1942 ©Library of Congress

  1. Deuxième sujet mis en avant par le gros plan, la main de l’ouvrier qui devient par ce cadrage l’un des emblèmes du combat du front intérieur. Symbole de puissance, la main est aussi un signe de ralliement quand elle se lève, poing fermé face aux oppresseurs. Alfred Palmer, qui a régulièrement recours au gros plan dans son travail, illustre cette double symbolique dans ses photographies du chantier du barrage de Fort Loudoun. Dans ses images, le gros plan permet à Palmer de rappeler le rôle des ouvriers selon la propagande gouvernementale : travailler et combattre pour leur pays. Le choix du cadrage s’inscrit donc pleinement dans une logique politique.

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Alfred T. Palmer, Tennessee Valley Authority power and conservation. Fort Loudoun Dam construction. Hand of a carpenter setting frame at the new Fort Loudoun Dam, furthest upstream of the TVA’s main Tennessee River projects, juin 1942 ©Library of Congress

  1. Le cadrage en contre-plongée contribue lui aussi à la stratégie de séduction de la photographie gouvernementale. Issue de traditions visuelles similaires à celles du gros plan, cette prise de vue du bas vers le haut permet de magnifier le sujet représenté. Dès la fin des années 1930, la photographie documentaire a recours à la contre-plongée pour produire une vision engagée, plus subjective et psychologique, de la société. En 1941, Berenice Abbott, dans son Guide to Better Photography, légitime ainsi les déformations pour accentuer l’impact émotif des images. Les picture books, qui associent texte et images pour défendre une cause politique, illustrent cette évolution. En 1939, Dorothea Lange, photographe de la FSA, et l’auteur Paul Taylor publient l’ouvrage An American Exodus. Les photographies choisies pour ce livre témoignent d’un engagement visuel, pensé pour sensibiliser le spectateur à la cause des migrants touchés par la crise économique, qui se manifeste notamment par l’utilisation de la contre-plongée. Instrument de sublimation stylistique, ce cadrage, dans les photographies de l’équipe d’Alfred Palmer, permet de souligner la dignité des sujets enregistrés et d’insister sur leur force morale et physique. Il se départit de la misère des images de la décennie précédente, pour se focaliser sur des images uniquement positives et optimistes, comme l’illustrent les portraits des ouvriers afro-américains réalisés par Howard Liberman en mai 1942.

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Howard Liberman, Negro laborers carrying and laying railroad ties for a spur line into a coal storage space for the federal government, août1942 ©Library of Congress

  1. L’utilisation de ces cadrages engagés doit être pensée en relation avec la stratégie propagandiste, visant à mobiliser le public américain par des images séduisantes. Dans le cas de la représentation des travailleurs afro-américains, le choix du cadrage participe à l’élaboration d’une nouvelle vision de ces citoyens. La propagande gouvernementale cherche, par des effets de style, à prouver la valeur d’une population jusque-là discriminée dans le discours gouvernemental : « Soaring camera angles, close-ups highlighting determined faces and skilled hands, underline the point: New Deal beneficiaries had turned into national assets, the “uplifted” black into the “valuable” black »21. Le cadrage des photographies de l’équipe d’Alfred Palmer relève donc de la stratégie de séduction propre aux images du groupe. Gros plan et contre-plongée participent à créer le style spécifique de l’œuvre de l’équipe d’Alfred Palmer, dans laquelle la lumière joue également un rôle central.

  2.  La lumière occupe, en effet, une place importante dans l’emphase visuelle caractéristique des images du groupe Palmer. Pour mieux séduire le spectateur, elle permet par exemple de transformer les décors d’usine en scènes semblables à celles des films hollywoodiens. La photographie industrielle exige une grande maîtrise technique de la prise de vue. L’environnement des usines est généralement sombre et contient de nombreuses surfaces réfléchissantes, entre les machines et les produits fabriqués. De plus, tout doit être fait pour interrompre le moins longtemps possible la chaîne de production. Comme le raconte Palmer, il faut travailler vite et efficacement.

I’d use two or three lights at most. When I’d go into plants I would present my credentials and talk with the top executives. I’d be assigned to a man from the public relations department who would take me on a half hour tour. During this time I would select those scenes, those set ups that I wanted to photograph. Usually I had a man to carry my lights. Automatically knowing what I wanted, the lighting I needed, I would set up my lights, taking maybe ten minutes. 22

  1. La mise en scène des photographies doit donc être rapide et son résultat visuel le plus efficace possible. Dans un éclairage proche du studio de cinéma, les ouvriers se retrouvent à prendre la pose pour les photographes. Palmer explique, en effet, utiliser de nombreux projecteurs pour créer un effet similaire à la lumière des films policiers « where stark lighting is the thing, accomplished with backlighting, possibly even putting the face in part shadow »23. Les films policiers auxquels fait référence le photographe peuvent évoquer le genre du film noir, qui émerge alors à Hollywood avec des films tels que Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock ou Citizen Kane (1941) d’Orson Welles. L’esthétique du film noir, caractérisée par un fort éclairage expressionniste tout en contrastes, et plus généralement l’esthétique du cinéma hollywoodien marquent la manière d’utiliser la lumière de Palmer. Les images d’une usine d’aviation, réalisées en février 1943, illustrent son utilisation d’un éclairage artificiel et le rendu visuel dramatique provoqué par celui-ci. L’usine devient un lieu sublimé, en évoquant les images d’un véritable film.

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Alfred T. Palmer,  A candid view of one of the women workers touching up the U.S. Army Air Forces insignia on the side of the fuselage of a “Vengeance” dive bomber manufactured at Vultee’s Nashville division, Tennessee, février 1943 ©Library of Congress

  1. L’éclairage des photographies de Palmer et son équipe s’inscrit également dans l’héritage de la straight photography. La photographie « directe » ou « pure » apparaît aux États-Unis au début des années 1920 et se caractérise par son intention accordée aux propriétés du médium. Les artistes de ce mouvement cherchent à exploiter les possibilités de l’appareil photographique, pour s’approcher au plus près de la véritable identité de la photographie. En Californie, le groupe f/64, créé en 1932, propose ainsi une pratique puriste du médium. Au cours de l’été 1916, Alfred Palmer a l’occasion d’assister Ansel Adams, un des membres fondateurs de ce groupe, occupé alors à photographier la vallée de Yosemite. De la straight photography, Palmer conserve la brillance des surfaces, l’éclat des couleurs. Ce travail sur l’échelle des valeurs photographiques se constate, par ailleurs, dans la photographie industrielle de presse des années 1930. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des échos de cette tradition visuelle dans le style des images de Palmer et de son équipe – la majorité des photographes des agences fédérales ayant un passé de photojournalistes. Dans leurs œuvres, la lumière distancie les scènes de l’effort de guerre de leur réalité matérielle et les transporte dans un univers dramatique, où elles deviennent des images sublimées et séduisantes.

  2. Les photographies réalisées à l’extérieur évoquent une lumière céleste héritée du cinéma de l’entre-deux-guerres. À partir des années 1930, le genre cinématographique du western connaît un grand succès, avec ses histoires se déroulant dans les gigantesques étendues de l’Ouest américain. Dans ces films, le ciel et sa lumière évoquent le mythe fondateur de la conquête de cette partie du territoire nord-américain. Ils sont les éléments symboliques de l’héroïsme des pionniers américains. Le western bâtit, en effet, l’image mythique des conquérants de l’Ouest chevauchant sous l’immense toile du ciel. Dans les photographies de l’équipe d’Alfred Palmer, les pionniers ne sont plus les cow-boys du western, mais les travailleurs du front intérieur. Les ouvriers, auréolés d’une lumière céleste, semblent être des héros de cinéma, défendant leur pays et la démocratie. Au contraire du western, il ne s’agit plus tant de conquérir un espace que de le défendre. Le ciel vient rappeler aux Américains la grandeur de leur histoire afin d’éveiller leur patriotisme. Ce symbole se retrouve par exemple dans les films politiques de la même époque. Spanish Earth, réalisé en 1937 par Joris Ivens et co-écrit par John Dos Passos et Ernest Hemingway, raconte, de manière emphatique, l’histoire des combattants républicains durant la guerre civile en Espagne. Le film s’ouvre sur des plans en contre-plongée de travailleurs, laissant apparaître toute la luminosité du ciel espagnol. Dans l’œuvre photographique de l’équipe d’Alfred Palmer, les scènes se déroulant sous la lumière du ciel ne possèdent plus rien d’ordinaire. Elles deviennent épiques et transforment des sujets communs en figures héroïques. Utilisant un langage cinématographique à la puissance transcendantale, les images obtenues possèdent ainsi une véritable force dramatique, propre à créer une représentation séduisante du front intérieur.

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Alfred T. Palmer, A carpenter at the TVA’s new Douglas dam on the French Broad River, Tenn. This dam will be 161 feet high and 1,682 feet long, with a 31,600-acre reservoir area extending 43 miles upstream. With a useful storage capacity of approximately 1,330,000 acre-feet, this reservoir will make possible the addition of nearly 100,000 kw. of continuous power to the TVA system in dry years and almost 170,000 kw. in the average year, juin 1942 ©Library of Congress

  1. Les techniques employées pour créer les images de l’équipe d’Alfred Palmer peuvent donc être reliées à la stratégie de séduction utilisée dans la propagande gouvernementale. Le cadrage, en gros plan ou en contre-plongée, et la lumière des photographies cherchent à émouvoir le spectateur en créant des images séduisantes, diffusant une vision attractive de l’Amérique en guerre.

Conclusion

  1. En conclusion, la séduction s’observe comme une stratégie de propagande fondamentale dans les photographies de l’équipe d’Alfred Palmer. Elle peut s’observer à travers la forme et le message des images du groupe, associant le peuple américain à un front intérieur se battant pour la victoire du pays. Afin de faire adhérer les citoyens à l’effort de guerre, les photographes mettent ainsi en scène une vision optimiste et patriotique de la nation américaine. L’image idéalisée du peuple en guerre, fabriquée par cette stratégie, ne doit pas faire oublier la condition réelle des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale, ni les enjeux politiques et économiques de l’effort de guerre. Néanmoins, la séduction marque l’esthétique des images du groupe d’Alfred Palmer, renouvelant le genre documentaire en faveur de mises en scène visuellement attirantes par leur aspect dramatique. Cette stratégie, en dernier lieu, influe directement sur la technique utilisée pour enregistrer ces photographies à travers l’utilisation d’une lumière et de cadrages sublimant les scènes représentées.

  2. De nos jours, les milliers de photographies de l’équipe d’Alfred Palmer continuent de forger une image idéalisée de l’Amérique en guerre. Se retrouvant dans les livres et les lieux dédiés à l’effort de guerre, ces images de propagande marquent la mémoire culturelle des États-Unis.

Œuvres citées

Abbott, Berenice. A Guide to Better Photography. New York: Crown Publishers, 1941.

Almeida, Fabrice d’. Une histoire mondiale de la propagande de 1900 à nos jours. Paris : La Martinière, 2013.

Carlebach, Michael L. “Documentary and Propaganda: The Photographs of the Farm Security Administration”. The Journal of Decorative and Propaganda Arts 8 (Spring 1988): 6-25.

Carson, Jeanie Cooper. Interpreting National Identity in Time of War: Competing Views in U.S. Office of War Information (OWI) Photography, 1940-1945. Ph. D. Boston University, 1995.

Catton, Bruce. The War Lords of Washington. New York: Harcourt, Brace, 1948.

Dorna, Alexandre. « Les techniques de manipulation dans le discours de la propagande ». La Propagande : images, paroles et manipulation. Dir. Jean Quellien et Stephane Simonnet. Paris : L’Harmattan, 2008.

Ellul, Jacques. Propagandes. Paris : Armand Colin, 1962.

Hine, Lewis Wickes. Men at Work: Photographic Studies of Modern Men and Machines. 1932. New York: Dover Publications, 1977.

Honey, Maureen. Creating Rosie the Riveter: Class, Gender, and Propaganda during World War II. 1984. United States of America: The University of Massachussetts Press, 1985.

Lange, Dorothea, and Paul S. Taylor. An American Exodus: A Record of Human Erosion. New York: Reynal & Hitchcock, 1939.

Lugon, Olivier. Le Style documentaire : d’August Sander à Walker Evans : 1920-1945. Paris : Macula, 2001.

Mora, Gilles, et Beverly W. Brannan. Les Photographes de la FSA : archives d’une Amérique en crise 1935-1943. Paris : Seuil, 2006.

Natanson, Nicholas. The Black Image in the New Deal: The Politics of FSA Photography. Knoxville: University of Tennessee Press, 1992.

Perry, John. “War Propaganda for Democracy”. The Public Opinion Quarterly 6.3 (Autumn 1942): 437-443.

Pillon, Thierry. « Virilité ouvrière ». Histoire de la virilité : 3. La Virilité en crise ? XXe-XXIe siècle. Dir. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello. Paris : Seuil, 2011.

Ponsonby, Arthur P. Falsehood in War-Time, Containing an Assortment of Lies Circulated Throughout the Nations During the Great War. London: George Allen & Unwin Ltd, 1928.

Sontag, Susan, et Philippe Blanchard (trad.). Sur la photographie. 1993. Paris : Christian Bourgeois, 2000.

Winkler, Allan M. The Politics of Propaganda: The Office of War Information, 1942-1945. New Haven: Yale University Press, 1978.

Zinn, Howard, et Frederic Cotton (trad.). Une histoire populaire des États-Unis d’Amérique : de 1492 à nos jours. 2002. Marseille : Agone, 2014.


1 En 1942, six photographes travaillent sous la direction d’Alfred T. Palmer : George Danor, Albert Freeman, Howard R. Hollem, Howard Liberman et Ann Rosener.

2 Parmi les photographes contractuels récurrents du News Bureau de l’OWI, il est possible de citer David Bransby, Edward Gruber, Robert Yarnall Richie et William Rittase. De plus, le News Bureau travaille régulièrement en partenariat avec l’agence photographique new-yorkaise Ewing Krainin Feature Syndicate.

3 La période de l’entre-deux-guerres voit la publication d’ouvrages et d’articles critiquant le rôle de la propagande gouvernementale durant la Première Guerre mondiale, dont notamment le livre Falsehood in War-Time d’Arthur Ponsonby.

4 À titre d’exemple, il est ici possible de citer l’article « War Propaganda for Democracy » de John Perry, publié à l’automne 1942.

5 Rapport rédigé par William Nelson en 1942. U.S. National Archives, fonds de l’Office of War Information, boîte 1123.

6 L’article “Documentary and Propaganda” de Michael L. Carlebach explique en quoi les images de la FSA relèvent de la propagande.

7 J. Ellul, Propagandes, 75.

8 A. Dorna, « Les techniques de manipulation dans le discours de la propagande », La Propagande, 158.

9 Il n’existe pas, à la connaissance de l’auteur, d’enquête sur la réception des images fédérales dans la société américaine des années 1940.

10  J. Ellul, op. cit., 18.

11 Report of Photographic Section Activity During Past Year rédigé par Ruth Bledsoe pour William Nelson, daté du 10 avril 1942. U.S. National Archives, fonds de l’Office of War Information, boîte 1123.

12 M. Honey, Creating Rosie the Riveter, 19.

13 H. Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, 473.

14 S. Sontag, Sur la photographie, 111-112.

15 Lettre rédigée par William Nelson et adressée à Jack Levy, datée du 8 septembre 1942. U.S. National Archives, fonds de l’Office of War Information, boîte 1123.

16 O. Lugon, Le Style documentaire, 102-103.

17 N. Natanson, The Black Image in the New Deal, 258.

18  F. D. Almeida, Une histoire mondiale de la propagande, 80.

19 T. Pillon, « Virilité ouvrière », Histoire de la virilité, 309.

20  Rosie the Riveter, icône du travail féminin durant la Seconde Guerre mondiale, tient son nom de la chanson Rosie the Riveter de Redd Evans et John Loeb. Ses représentations les plus célèbres sont celles du dessin de l’affiche de propagande We Can Do It! réalisé par Howard Miller en 1943, et de l’illustration Homage to Rosie the Riveter de Norman Rockwell, publiée le 29 mai 1943 en couverture du Saturday Evening Post.

21 N. Natanson, op. cit., 40.

22  J. Cooper Carson, Interpreting National Identity in Time of War, 44.

23 Ibid., 49.