Jonathan Maho
Université Paris Diderot
Bien que constituée de quatre mille travaux composant un ensemble hétérogène, l’œuvre de Robert Mapplethorpe (1946-1989) peut être décrite comme reposant sur des principes invariables, énoncés dès le début de sa carrière. La pratique de cet artiste américain s’est appuyée pendant vingt ans sur des fondamentaux solides exprimant, notamment, l’idée d’une expérience « révélatrice ». Conçue pour provoquer « un sentiment dans l’estomac »1, son œuvre fut inspirée par une sensation ressentie lorsque, adolescent, il découvrit à New York les magazines érotiques aux couvertures censurées. Les images qu’il mit ensuite en scène, qu’il en fut ou non l’auteur, devaient ainsi permettre d’atteindre un stade émotionnel intense – celui-là même qui l’avait révélé à son propre désir.
À de nombreuses reprises, Mapplethorpe a évoqué l’émotion produite par sa première confrontation à des images à caractère sexuel2 – des images recouvertes de caches, mais suffisamment évocatrices pour éveiller en lui l’envie d’en savoir plus. « Si l’on pouvait donner à quelqu’un ce sentiment à travers l’art, cela serait un très puissant statement », dit-il3. Ce qui rendait ces images intéressantes était lié à l’effet qu’elles produisaient, plus qu’à leur contenu (lequel ne pouvait qu’être deviné). De fait, l’artiste considérait avant tout la photographie comme un vecteur d’émotions : « ce que Mapplethorpe appell[ait] le sentiment dans l’estomac, c’est le signal interne, physique, qu’un changement dans la conscience se produit, provoqué par des sensations, des émotions et des perceptions intensifiées ou intensifiantes », écrit la critique d’art Ingrid Sischy4.
Or pour parvenir à recréer les conditions de sa première expérience sexuelle, il savait devoir confronter ses contemporains à des images dont le caractère explicite pouvait faire effet de repoussoir, leur contenu étant peut-être trop suggestif pour être véritablement apprécié. On repère ainsi dans son travail un intérêt certain pour les modes de présentation sophistiqués compensant l’aspect démonstratif de la scène photographiée. Telle une main tendue nous encourageant à baisser la garde afin que la confrontation ait bien lieu, les mises en scène élaborées et l’exaltation des normes académiques aidaient à surmonter cette difficulté en nous donnant l’impression que si son travail devait retenir notre attention, c’était pour sa forme – et pour sa forme uniquement.
Nous allons démontrer que la proposition formulée par sa photographie s’appuie sur une confrontation « vendue » sous une forme séduisante pour, en réalité, provoquer une expérience terrifiante. L’hypothèse que nous formulons ici, c’est que les attributs formels de son œuvre n’ont pas été pensés pour compenser ce qu’elle donne à voir (contrairement à ce qui a été parfois avancé5) mais qu’ils escortent un contenu auquel nous ne souhaiterions pas nous confronter. Plus précisément, nous proposons d’interpréter l’usage de références et d’une esthétique formelle comme le moyen de contrer un réflexe « protecteur ».
Certes apprécié pour son aspect séduisant, le travail de Mapplethorpe est aussi très souvent considéré pour son caractère obscène. Ce paradoxe s’explique, nous allons le voir, par le fait que l’artiste ait consciemment cherché à équilibrer sa pratique entre ces deux versants (lesquels, d’ailleurs, n’ont pas obligatoirement été considérés de manière égale par la critique, selon qu’il était question de l’encenser ou de le blâmer). L’obscénité est devenue sa « connotation principale », résume l’universitaire Dustin Kidd6, le photographe étant resté célèbre pour un corpus composé de photographies dédiées au sexe et, plus particulièrement, au sadomasochisme7. Depuis la toute fin des années 1980, et la polémique faisant irruption avec la présentation de ses travaux à Cincinnati dans le contexte des dites « Culture Wars » aux États-Unis8, son œuvre est restée associée au terme qui fut choisi afin de la discréditer au regard de la loi américaine9. Certaines de ses images – et par extension, toute sa photographie – sont rattachées depuis aux débats portant sur le financement d’expositions présentant des photographies que tous, des politiques aux éditorialistes, qualifiaient à l’époque d’« obscènes ». Pourtant, le choc à la vue de ces photographies est une émotion qui n’a pas été réellement expliquée ; il a moins été question d’étudier l’origine de ce sentiment que ses conséquences sur la réception de son œuvre. Ainsi, nombre de ses travaux sont considérés comme étant obscènes per se sans que l’on sache véritablement pourquoi. À lire la presse de l’époque, il semble que c’est un caractère qui leur est inhérent, tout en restant inexpliqué10.
Étymologiquement, l’obscène appartient à la terminologie augurale. Le latin obscenus et son dérivé obscenitas renvoient également au mauvais présage. Telle une menace, ou plus précisément, la vision de cette menace à venir, l’obscène est donc rattaché à la fois au visuel et à l’anticipation. Voir et prévoir, reconnaître le mauvais augure et au même instant, prévisualiser la forme que prendrait le sinistre. C’est le sens que nous accordons ici à l’obscène. Certes, le terme est communément rattaché au dégoûtant ou à l’indécent. La psychanalyste Corinne Maier parle d’un « spectacle exhibé qui n’est pas conforme avec les règles morales ou les conventions esthétiques qui prévalent »11 ; l’historienne de l’art Laïla Mernissi évoque, quant à elle, des « mises en scène du corps transgressives à l’égard des bienséances et de l’“ordre établi” »12. Mais pour notre étude, nous considérons l’obscène selon son sens premier – comme désignant avant tout une prévision, donc, sans nous préoccuper du versant moral conférant à cette terminologie une connotation négative.
Dire qu’une image est obscène revient à reconnaître le fait qu’elle est potentiellement révélatrice. Face au spectacle qui est donné à voir, le choc correspond à la possible révélation de nos affects. En effet au-delà de la scène elle-même, c’est la représentation d’une charge pulsionnelle qui intrigue. « L’obscène va droit au but en venant réveiller nos désirs », dit l’historienne de l’art Anja Zimmermann13. C’est « à la menace de l’aboutissement du désir [que l’]on répond par l’exaspération continuelle de la tension en deçà de l’orgasme », explique Laïla Mernissi14. Là réside la difficulté avec les œuvres de Robert Mapplethorpe : comme le suggère le critique Arthur Danto, ses photographies montrent un traitement « peut-être profondément désiré par beaucoup d’entre nous »15. Danto explique que ce n’est pas tant l’exhibition de ce traitement qui est perturbante, mais le fait qu’il renvoie à la répression de pulsions (au refoulé, dirait Sigmund Freud). Les photos perçues comme obscènes sont donc celles qui exhument une frustration. Danto dit que, puisque nous réprimons ces envies impérieuses « avec suffisamment de force pour en être inconscients »16, la moindre excitation est vécue comme une insupportable provocation. La représentation d’une pulsion rappelle en effet à quel point son assouvissement est contraint. Elle évoque « tout un amalgame de restrictions extérieures intériorisées dans notre instance psychique », écrit Christelle Besse dans sa thèse portant sur l’obscène en art17. C’est bien ce que montre l’artiste : outre les photos de fleurs et les portraits de célébrités, on compte parmi ses tirages argentiques de nombreuses images où un ou plusieurs individus sont engagés dans des pratiques dédiées à la libération d’une pulsion.
Dans le cas d’une image sexuellement explicite – telles celles par lesquelles Mapplethorpe s’est fait connaître – son caractère obscène ne renvoie pas tant à ce que l’on voit (l’acte sexuel) qu’à ce que l’on perçoit, par déduction (une envie révélée par la représentation de cet acte). C’est toute la différence entre l’image pornographique et l’image obscène : là où la première distrait et excite (de façon « naïve », ajouterait Roland Barthes18), la seconde happe l’attention du spectateur en révélant bien plus que ce qu’il devrait reconnaître. Comme l’explique le philosophe Slavoj Žižek, c’est le fait que le désir nous apparaît de façon trop directe qui fait passer l’image de pornographique à obscène. Il s’opère alors un « renversement », dit Žižek ; « la proximité trop grande avec l’objet du désir, la confrontation directe au réel de la chair nue transforme la fascination érotique en dégoût »19. L’image obscène ne montre pas ; elle montre trop, au-delà de ce que l’on saurait voir.
Cet excès de visibilité a quelque chose de fascinant. Pour ce que les Grecs nommaient le phallos (« phallus »), les romains employaient le terme fascinus, décrivant ainsi ce qui « arrête le regard au point qu’il ne peut s’en détacher », nous rappelle l’écrivain Pascal Quignard20. Or cette fascination est difficile à admettre : dire que le désir, de même que sa représentation, capte notre attention revient à reconnaître le fait que l’objet représenté parle à notre inconscient (ce qui nous renvoie à nos frustrations). Ainsi l’effroi ressenti face à l’image obscène correspond à la fois à son aspect fascinant et au besoin de s’en détacher. Corinne Maier dit que « l’obscène capte le regard sans le retenir » et a « tendance à le faire fuir »21. Puisque nous nous surprenons à contempler la scène avec attention, l’expérience doit être comprise comme insupportable afin de nous inciter à nous en détourner. L’émotion ressentie face à l’image obscène correspond de fait à un sursaut, à la dernière carte à jouer avant que ne s’éveille une envie insoupçonnée. Notre aversion ne correspond pas à une condamnation, consciente, mais davantage au besoin naturel et urgent de « détourner le regard » (aversio, en latin).
Dans le travail de Mapplethorpe, c’est la représentation de pulsions librement assouvies qui pose problème. En évoquant ce qui est « peut-être profondément désiré par beaucoup d’entre nous », Arthur Danto ne fait pas référence à une pratique particulière mais à ce que sa mise en œuvre suppose – en l’occurence se libérer des interdits, s’affranchir de normes régissant la satisfaction des besoins primaires. Chez l’artiste américain, c’est principalement la représentation d’une charge pulsionnelle violente ou sexuelle qui rend nombre de ses travaux insupportables.
Dans beaucoup d’épreuves, le sexe devient ce par quoi le sujet photographié se libère de toutes restrictions. Restrictions morales : il est question de sexe entre hommes (à quelques exceptions près). Restrictions culturelles : le sexe n’est pas accompli de façon conventionnelle. Il a pour objet la satisfaction d’un plaisir égoïste (voir par exemple Self- portrait, 1973) et implique l’utilisation d’accessoires ou d’objets (Cock with Belt, 1971). De plus, de nombreuses photos montrent des pratiques sexuelles impliquant un détournement de la fonction des organes, pénétrés ou stimulés (Sucking Ass, 1979) de façon extrême. Certaines œuvres laissent apparaître la fonction primaire de ces mêmes organes – en faisant donc, par association, référence au caractère irrépressible de certains besoins (Peeing in Glass, 1977).
Quant à la violence, c’est généralement à travers la mise en scène d’un supplice que transparaît la pulsion. Mapplethorpe a par exemple consacré une série de polaroids au bondage22, en montrant de jeunes hommes ligotés (dans toutes les pièces intitulées Self-portrait, Untitled, Untitled (Bondage) et Bondage, produites entre 1973 et 1974). D’autres travaux mettent en avant l’utilisation d’objets : en plus des cordages, on remarque des chaînes empêchant tous mouvements (Leatherman, 1980) ou des accessoires en cuir et en métal compressant les parties génitales (par exemple toutes les photos intitulées Untitled (Tony), réalisées en 1973). Mapplethorpe montre aussi une mise à l’épreuve physique allant jusqu’à la mutilation (Clothespinned Mouth, 1978). Plus symboliquement, l’idée de violence est parfois induite par la présence d’objets implicites – principalement des armes à feu et des couteaux (Frank Diaz, 1979).
Nombreuses sont les photographies par ailleurs dédiées au contrôle exercé sur l’assouvissement d’une pulsion, que cela conduise au plaisir ou à la souffrance. L’artiste se met en scène pour montrer qu’il a, littéralement, les choses en main (par exemple dans l’autoportrait datant de 1972, où il tient sa verge) et célèbre la maîtrise d’une libération par étapes (les trois polaroids Untitled datant de 1973, où s’ouvre progressivement la fermeture Éclair d’un sous-vêtement). La critique Catherine Millet définirait ces représentations comme « un rappel de ces instants non contrariés », illustrant « le retour libérateur et non inhibiteur vers le point de départ »23. Toutes ces images existent grâce à la transgression d’une norme ; et c’est le rappel du caractère contraignant de cette norme qui obsède. Ces œuvres narguent l’inconscient, rappellent qu’il a fallu renoncer à l’assouvissement de pulsions au prix de difficiles sacrifices. C’est ce qu’évoque Arthur Danto en parlant d’envies « réprimées ».
Les travaux de Mapplethorpe sont de fait obscènes pour plusieurs raisons : ils montrent trop et supposent de s’affranchir des interdits. Ils exhibent aussi une impossible libération, ne se contentant pas d’être uniquement le signe de la pulsion. Ils montrent trop, c’est-à-dire au-delà du soutenable ou de l’imaginable : il est question d’actes qui provoquent l’imagination (rien n’est accompli de façon conventionnelle, voire naturelle) ou qui la dépassent (il est difficile d’aller imaginer ce que signifie, physiquement, l’acte représenté). Ils montrent trop car il y apparaît des signes sexuels qui seraient autrement ignorés ou simplement absents : les parties génitales du modèle posant nu et accroupi sont visibles dans l’œuvre intitulée Ajitto (1981) alors qu’elles sont manquantes dans la peinture dont Mapplethorpe s’est inspiré (Le Jeune homme nu assis au bord de la mer, 1855, d’Hippolyte Flandrin).
En outre, ses œuvres rendent évidente l’implication du spectateur en signifiant à celui ou celle qui les regarde sa position de voyeur. Elles montrent trop et, de surcroît, font comprendre au regardeur qu’il est le destinataire de ce spectacle (notamment lorsque le sujet photographié dirige son regard vers l’objectif de l’appareil photo24). Dans ce registre, les pièces construites autour d’un miroir sont les plus manifestes : que cela soit dans Untitled (Photo Mirror) (1971) ou dans Bill, New York (1976), il est question de mettre le spectateur en présence d’images de magazines pornographiques (collées sur le cadre entourant le miroir) ou de deux photographies d’un pénis en érection, présentées de part et d’autre d’une vitre réfléchissante. Avec ces travaux, il s’agit surtout pour l’artiste de mettre le spectateur en présence de son propre reflet pour, comme le dit l’universitaire Richard Marshall, « rendre l’observation à la fois synonyme de participation et de confrontation »25.
Ainsi, face aux images obscènes telles celles utilisées par Mapplethorpe, il est difficile d’interpréter ce que l’on voit mais également de comprendre la réaction qu’elles inspirent. Admettre un trouble reviendrait en effet à reconnaître implicitement ce qu’elles révèlent dans l’inconscient – l’obscène n’est jamais loin de l’obsédant et la condamnation d’une image choquante renvoie toujours à ce qui fascine, hypnotise, celui ou celle qui la regarde... « Nul ne disserte de l’obscénité sans s’y impliquer », résume l’universitaire Thierry Tremblay26.
Ce qui est obscène relève du subjectif ou du moins se mesure, s’apprécie, subjectivement. Cela se comprend comme une relation unique entre un objet et l’esprit et, en ce qui nous concerne, entre une œuvre d’art et l’inconscient de celui ou celle qui la regarde. L’obscène n’est donc pas une qualité intrinsèque à l’image, mais existe uniquement dans le regard du spectateur27. Dans sa thèse portant sur l’obscène en art, Christelle Besse explique que « la notion d’obscénité est subordonnée à l’effet même [d’une] réverbération, [d’une] répercussion sur soi »28. « Il y aurait donc impossibilité de discuter l’obscène » dit Tremblay29, puisque cela reviendrait à se trahir. Par conséquent, les représentations de pulsions sexuelles ou violentes, qu’elles soient ostensibles ou induites, seront toujours comprises comme formulant une inconvenante proposition qui doit, nécessairement, être rejetée.
Pour faire face à ce qu’il convient de décrire comme une « menace », la fonction du regard est de se dresser en unique rempart avant la révélation de nos affects. C’est un processus que nous pouvons considérer à travers l’analyse développée par Jacques Lacan : dans son Séminaire XI sous-titré Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Lacan théorise le principe d’un réflexe protecteur à partir du rêve. Selon lui, dans le rêve, face à l’irruption du réel (le réel étant décrit par Lacan comme « le plus complice de la pulsion »30), la conscience « se retourne sur elle-même », dit-il, « se saisit », et propose « un évitement », « un escamotage »31. Ce réflexe correspond à ce que le psychiatre nomme l’élision du regard, un processus permettant de se méprendre quant à l’objet faisant irruption. Selon ce processus, le véritable sens de ce qui nous est montré ne nous parvient qu’éludé32 puisque nous nous contentons d’une interprétation au premier degré. Le sujet reste « dans l’ignorance de ce qu’il y a au-delà de l’apparence »33 ; il« ne voit pas où ça mène », dit Lacan34.
Le tableau, image peinte, est également le lieu d’irruption du réel – mais dans sa version apaisée35. En se concentrant sur le perceptif, Lacan explique que chez le spectateur, « dans son rapport au désir, la réalité n’apparaît que marginale »36 et que l’œuvre d’art, médiateur du contenu, réel ou apparent, fonctionne tel un trompe-l’œil. Ainsi selon Lacan, le peintre « invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard », ce qui revient à le convaincre de « dépose[r] les armes »37. Or dans le cas d’une image dont le contenu lui parvient sans détour, cela implique qu’elle peut éveiller son inconscient. Pour le spectateur, déposer le regard représente de fait une proposition inacceptable, incluant « quelque chose qui comporte abandon »38. Si nous considérons une photographie comme étant un tableau et donc, comme étant le lieu d’irruption du réel, son statut, cette condition, la rend particulièrement problématique car le réel y surgit de façon trop évidente.
Ainsi face à une œuvre obscène, le sujet est confronté à une expérience particulièrement difficile supposant que le regard soit redirigé – sur les apparences, notamment – sans quoi, selon le processus écrit plus haut, elle parviendrait à l’arrêter au point que nous ne pourrions nous en détacher. En nous forçant à nous concentrer sur ce qui est évident (l’aspect formel de la composition, par exemple), l’obscène nous oblige à nous tromper à la fois sur l’objet représenté et sur l’origine de notre émotion. Il doit « provoquer » (dans tous les sens du terme) notre incompréhension.
Si l’on considère le principe qui sous-tend le travail de Mapplethorpe depuis ses débuts, on comprend que l’envie de reproduire l’émotion intense qu’il avait vécue adolescent est incompatible avec le réflexe protecteur provoqué par le contenu de ses travaux. Par conséquent, l’idée d’une photographie séduisante servait à contre-balancer l’effet créé par les images à partir desquelles il travaillait (sachant que, dans un autre contexte, elles susciteraient notre aversion). Pour l’artiste, il était primordial d’empêcher le réflexe selon lequel la conscience se saisit et propose ce que, à partir du concept lacanien, on peut également appeler « un évitement ». Alors que son œuvre suppose un abandon que nous ne saurions accepter, nous provoquant au point de détourner notre attention, Mapplethorpe a travaillé avec des images nous laissant croire qu’elles nous fascinent pour leurs apparences.
Roland Barthes (qui, dans La Chambre claire, prend souvent appui sur les travaux de l’artiste), comprend justement la photographie de Mapplethorpe comme étant « plus » que de la pornographie dans la mesure où de nombreuses photos célèbrent des éléments d’apparence non-sexuelle lesquels, malgré tout, retiennent notre attention. Pour l’auteur, en se concentrant sur autre chose que le sexe, sur un « hors-champ subtil », c’est « comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir »39. Dans son ouvrage, Barthes évoque notamment des détails réveillant l’inconscient et sur lesquels se focalise la charge érotique. Cette dernière passe selon lui par un objet, une matière, un élément insignifiant (il évoque par exemple le grain du tissu des sous-vêtements40) qui sera, certes, associé à la scène érotique, mais seulement de façon indirecte. Ce que le sémiologue nomme un « déplacement » permet ainsi de se méprendre quant à la raison pour laquelle les images de Mapplethorpe nous fascinent.
C’est bien un « piège à regard » que Mapplethorpe échafaude : ses photos séduisantes visent à nous faire baisser la garde, à éviter tout réflexe protecteur par élision. Il fonctionne grâce à une mise en scène centrée sur les détails (comme l’a fait remarquer Barthes). Mais aussi grâce à l’accumulation de références puisées dans l’histoire des représentations afin de laisser croire que ses images nous attirent grâce à des citations. Son œuvre est en effet construite à partir de codes aisément reconnaissables, empruntés à d’illustres artistes. Elle témoigne également d’une pratique guidée par l’emploi de méthodes de présentation et de retouche propres à l’histoire de la photographie.
Concernant les normes académiques, on repère une attention toute particulière portée à l’équilibre de la composition, aux effets de symétrie et aux contrastes marqués. Dans un autre registre, on remarque que les références qu’il a puisées permettent d’associer ses photographies monochromes aux grands classiques de la peinture, grâce par exemple à la présence de drapés (Untitled (Diane), c. 1973). D’autres images évoquent la Grèce antique à partir de la figure de l’éphèbe ; on compte de nombreux polaroids où de jeunes hommes posent telle une statue (Manfred, 1974 ; Untitled (Slave), 1974). Son œuvre comprend également une multitude de natures mortes, notamment sous la forme d’une réinterprétation du travail de maîtres flamands, avec des compositions rassemblant vases, fleurs, et étoffes, le tout posés sur une table, par exemple (Flower Arrangement, 1980 ; Orchid, 1986). Le formalisme caractéristique de son œuvre s’applique à tous les sujets : les historiens de l’art ont retenu le fait que, chez Mapplethorpe, un sexe en érection est présenté de la même façon qu’un bouquet – encourageant, par analogie, les comparaisons.
Quant aux références à l’histoire de la photographie (elle-même déjà fortement influencée par les conventions régissant la peinture), elles sont présentes à double titre. Premièrement, grâce à l’usage de techniques rappelant des procédés employés par ses prédécesseurs – Pictorialistes, notamment. Les pièces réalisées dans la première partie des années 1970 contiennent souvent des images recouvertes de peinture, devenues des « objets » photographiques transformés par l’aplat de différentes couches de couleurs (Male Nude, 1973)41. Puis, concernant la présentation des œuvres elles-mêmes, on distingue de nombreuses pièces uniques dont les passe-partout, les cadres sur mesure et les éléments en tissu rappellent les écrins dans lesquels étaient présentés les daguerréotypes au dix-neuvième siècle (Leatherman I, 1970). Des daguerréotypes eux-mêmes entourés de velours, de papiers colorés et de matériaux valorisants, et que l’artiste collectionnait.
Mapplethorpe a fait appel à cet ensemble de références pendant toute sa carrière. Il est certes principalement connu pour le formalisme de ses tirages argentiques noir et blanc produits dans les années quatre-vingt mais son érudition transparaît dès 1969 et ce, de façon très variée, avec des travaux réalisés à la main et selon des procédés de tirage alternatifs42. Ainsi, c’est toute son œuvre qui semble avoir été façonnée par des normes héritées de ses aînés. Or, si l’artiste a multiplié le recourt aux codes correspondants, c’est bien pour des images au contenu sexuellement explicite avec, par exemple, des performeurs sadomasochistes présentés selon les règles régissant l’art du portrait des hommes de pouvoir (Brian Ridley and Lyle Heeter, 1979).
Puisqu’il s’agissait de confronter le spectateur à un contenu « révélateur » – selon le processus repéré à l’adolescence, avec un effet qui va droit dans l’estomac et reçoit une réponse viscérale43 – l’usage presque systématique de références académiques a servi à rendre plus aisée une confrontation sinon quasi-impossible. La présence de très nombreuses œuvres au contenu sage s’expliquerait selon ce même principe : ses portraits et ses célèbres compositions florales ont permis d’attirer le spectateur vers un accrochage mixte, où les images séduisantes accompagnaient celles auxquelles Mapplethorpe voulait initialement nous confronter. Ainsi le plaisir esthétique fonctionnant dans l’image, par l’image, se repère également à l’échelle de l’œuvre : très prisées pour les expositions conçues de son vivant, les présentations hybrides incluant des images « innocentes » et des travaux au contenu sexuellement explicite relèvent d’une astuce permettant aux pièces les plus obscènes d’être également considérées.
La proposition perverse de l’œuvre – perverse au sens où elle correspond à l’approche d’un artiste enclin à provoquer une expérience intense par des moyens détournés – est donc formulée deux fois. À une échelle individuelle : la forme de l’image (la composition équilibrée, les contrastes marqués...), sa présentation (les cadres sophistiqués, l’accrochage...), tout comme l’usage de références sont voulus pour séduire le spectateur et l’inviter à se confronter à un contenu difficile. À l’échelle de l’œuvre : les images agréables, telles les photographies de fleurs, invitent le spectateur à se rapprocher de celles qui le sont moins, présentées juste à côté. Aussi, on peut légitimement penser que ce qui est véritablement obscène chez Mapplethorpe, c’est le fait que le renoncement, l’abandon, soit « vendu » sous une forme séduisante pour, en réalité, provoquer une confrontation. La scène présentée de façon formelle, stylisée, sera peut-être appréciée de façon superficielle ; mais l’inconscient, lui, aura bien repéré le contenu à caractère sexuel y faisant irruption. Voilà pourquoi l’étude de l’œuvre peut difficilement se faire sans expliquer ce qu’est l’obscène : cela permet non seulement de mieux comprendre ses travaux individuellement, mais aussi, et surtout, la proposition formulée par sa photographie dans son ensemble.
L’œuvre de Mapplethorpe constitue une proposition d’autant plus problématique que, malgré les apparences, elle rend impossible une expérience esthétique salvatrice. En effet, selon le concept de sublimation tel que défini par Sigmund Freud, une image esthétiquement plaisante nous offre un réconfort en nous incitant au renoncement44. Comme on le sait, l’œuvre d’art est comprise par Freud comme offrant une consolation en compensation du refoulement du désir – le père de la psychanalyse voyant dans le plaisir esthétique un dérivé substitutif du plaisir sexuel habituellement contraint. Il explique que l’art n’a « pas son pareil pour opérer une réconciliation avec les sacrifices consentis [...] »
45. Le psychanalyste Michaël La Chance résume la pensée de Freud en expliquant que, selon ce dernier, « l’œuvre devient une scène fantasmatique où le spectateur éprouve une excitation sexuelle qu’il ne se permettrait pas autrement »46.
Or dans le cas d’une image qui ne s’adresse pas à notre inconscient de façon indirecte (de façon métaphorique), lorsque l’artiste n’obéit pas « aux lois de la beauté » pour « rendre les autres complices en leur offrant un plaisir supplémentaire »47, l’image se refuse justement comme objet de sublimation. Freud comprend l’obscène comme étant une rencontre avec le réel, c’est-à-dire, l’objet d’angoisse. Dans L’Interprétation des rêves (1899), il le décrit comme « le surgissement de l’image terrifiante, angoissante [...], la révélation de ce quelque chose d’à proprement parler innommable »48. Avec une image où le sexe apparaît tel quel, l’incompatibilité entre ce contenu difficile et le recueillement nécessaire à la contemplation nous laisse donc dans l’incapacité de surmonter cette angoisse.
Comme chez Mapplethorpe, une représentation trop frontale du sexe « prostitue la chose représentée » « sans ménager la réception », explique Michaël La Chance49. Elle donne « l’illusion de tout voir et ne laisse rien à imaginer »50. De là vient notre dégoût : Freud dit bien que la beauté est un attribut de nos objets sexuels mais seulement de façon métaphorique – montrées telles quelles, les parties génitales ne peuvent être belles. Par ailleurs, la scène photographiée a cela de particulier qu’elle s’offre par le médium considéré comme étant le moins allégorique (contrairement à la peinture, par exemple). La photographie précise un peu plus la menace car elle excite sans détour l’inconscient, en montrant les choses (le « ça », dirait Freud) telles qu’elles sont. C’est ce que l’universitaire Wendy Steiner nomme le « problème spécial » du médium : pour l’historienne, « aucun art ne suscite la crainte de façon aussi insistante que la photographie »51. C’est son terrifiant réalisme qui explique les vives réactions à son égard. Et donc, le besoin impérieux de s’en détourner.
La photographie de Mapplethorpe a ainsi cela de pernicieux qu’elle joue sur différents rapports : elle donne l’impression d’être séduisante, d’être belle (au sens où Freud l’entend), mais seulement en raison des conventions esthétiques auxquelles elle fait référence. Elle semble être une invitation à la contemplation, elle semble offrir un plaisir esthétique gratuit, alors qu’en réalité elle est pensée pour nous confronter à un contenu qui dépasse la métaphore et l’imagination. De cette manière, le spectateur peut percevoir comme attrayantes des scènes dont il se serait détourné dans un autre contexte. Il devient complice du photographe au même titre que les modèles posant devant son objectif. Là réside l’ultime aspect pervers de l’œuvre, celui auquel nous avons fait référence plus haut : la photographie de Mapplethorpe soumet une proposition repoussante sous une forme séduisante.
Alors que tout semble y être offert de façon évidente (le sexe, comme les références), son œuvre est finalement tout aussi remarquable pour ce qu’elle ne montre pas. Ce que Mapplethorpe souhaitait avant tout, c’est faire naître un désir insoupçonné : celui de vouloir voir. Si parfois ils montrent trop, ses travaux savent également provoquer l’envie, troublante, d’en savoir plus. Or qu’il soit dissimulé de façon concrète sous différents aplats de peinture ou de façon figurée avec une mise en scène formelle, le réel faisant irruption dans son travail demeure ce qui retient notre attention. On ne peut mieux le formuler que le critique d’art Peter Schjeldahl, lequel en 1988 écrivait :
L’envie crée un besoin impérieux d’union ; le bon goût, lui, demande de garder ses distances. Mapplethorpe transforme ces principes opposés en extrêmes abominables, créant un champ magnétique. Son œuvre ne nous parle pas de satisfaction, qu’elle soit d’ordre sexuelle ou esthétique. [...] Elle nous parle d’une condition entretenue avec acharnement : désirer.52
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1 R. Mapplethorpe cité par C. Squiers, The Hamptons Newsletter, 16. Toutes les traductions des citations de l’artiste et des différents auteurs anglophones cités sont de l’auteur.
2 « I would see a young kid walking down 42nd Street and then go to a magazine storefront – [stores] I didn’t know anything about. I became obsessed with going into them and seeing what was inside these magazines. They were all sealed, which made them even sexier somehow, because you couldn’t get at them. A kid gets a certain kind of reaction, which of course once you’ve been exposed to everything you don’t get. I got that feeling in my stomach, it’s not a directly sexual one, it’s something more potent than that. I thought that if I could somehow bring that element into art, if I could somehow retain that feeling, I would be doing something that was uniquely my own. » (R. Mapplethorpe cité par I. Sischy, Robert Mapplethorpe, 81).
3 R. Mapplethorpe cité par G. Henry, Print Collector’s Newsletter, 129.
4 I. Sischy, Robert Mapplethorpe, 81.
5 On peut ici citer en exemple Germano Celant (l’un des commissaires les plus demandés pour les expositions consacrées à Robert Mapplethorpe). Dans les années 1990, Celant écrit : « [...] the aesthetics of his images – his articulation of the body, the equilibrium of his volumes and forms, his command of structure and repetition – make any and all types of love somehow pure and reassuring. » (G. Celant, Artforum International, 155).
6 D. Kidd, Research in Political Sociology, 93.
7 Entre 1973 et 1981, Mapplethorpe a produit un grand nombre de travaux dédiés aux pratiques sadomasochistes (SM). Dans son essai écrit pour une rétrospective du Whitney Museum, le commissaire Richard Marshall présente les travaux correspondants comme la partie de l’œuvre grâce à laquelle Mapplethorpe est couvert de « beaucoup d’éloge » et par laquelle il « confirme » « sa place en tant qu’artiste talentueux, en position de force et ayant confiance en lui. » (R. Marshall, Robert Mapplethorpe, 14.). À cet égard, on retient notamment le Portfolio X, un groupe de 13 tirages argentiques montrant divers sujets engagés dans des pratiques sexuelles extrêmes. Au total, on compte plus de 300 travaux montrant des scènes explicitement sexuelles dans son œuvre.
8 À partir de 1988, plusieurs expositions furent la cible d’hommes politiques conservateurs ainsi que de différents groupes de pression dans le but de créer une polémique permettant de convaincre l’opinion publique qu’il fallait supprimer l’agence fédérale ayant participé à leur financement (The National Endowment for the Arts, créée en 1965). S’ensuivit une controverse retentissante, occupant les médias pendant quatre ans jusqu’à l’acquittement d’un centre d’art de Cincinnati poursuivi en justice pour avoir présenté une retrospective itinérante dédiée au travail de Mapplethorpe. Le terme Culture Wars est préexistant à cette polémique : au sens large, les dites « batailles culturelles » correspondent aux affrontements entre libéraux et conservateurs sur des questions très diverses allant des droits des minorités jusqu’aux questions de morale. Elles se sont cristallisées autours de « controverses à répétition qui ont opposé [...] la gauche et la droite américaine sur le terrain des liens entre culture et politique, ou culture et morale » (M. Meigs, L’Amérique des images, 378). Ces polémiques récurrentes sont indissociables de cette opposition idéologique profonde ; elles dépassent le cadre des débats agitant les élites à la fin des années 1980 aux États-Unis.
9 Aux États-Unis, « l’obscénité » est une terminologie juridique, correspondant à la jurisprudence Miller vs. California (1973). Selon ce jugement, est défini comme obscène ce qui rencontre les trois conditions suivantes : « (a) whether the average person, applying contemporary community standard would find that the work, taken as a whole, appeals to the prurient interest; (b) whether the work depicts or describes, in a patently offensive way, sexual conduct specifically defined by the applicable state law; and (c) whether the work, taken as a whole, lacks serious literary, artistic, political, or scientific value ». (C. Randolph, William & Mary Bill of Rights Journal, 170-171, note 37.).
10 Voir par exemple : Isabel Wilkerson, « Clashes at Obscenity Trial On What an Eye Really Sees », New York Times, 3 oct. 1990, http://www.nytimes.com/1990/10/03/us/clashes-at-obscenity-trial-on-what-an-eye-really-sees.html
11 C. Maier, L’Obscène : la mort à l’œuvre, 1.
12 L. Mernissi, L’Obscène, acte ou image ?, 19.
13 A. Zimmermann, Skandalöse Bilder – Skandalöse Körper, 224.
14 L. Mernissi, op. cit., 21.
15 A. Danto, Playing with the Edge, 13.
16 Ibid., 13.
17 C. Besse, L’Obscène en art : iconographie et esthétique, 68.
18 R. Barthes, La Chambre claire, 70-71.
19 S. Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, 24.
20 P. Quignard, Le Sexe et l’effroi, 11.
21 C. Maier, op. cit., 6.
22 Terme d’origine anglophone. Il décrit les restrictions physiques imposées à celui ou celle dont les membres sont ligotés en vue de produire une excitation sexuelle. Cette pratique s’apparente au sadomasochisme.
23 C. Millet, Art Press, 30.
24 C’est notamment le cas des autoportraits où Mapplethorpe regarde droit dans l’objectif. L’historien Jonathan Weinberg explique par exemple à propos de l’œuvre intitulée Self-Portrait (1978) que cela permet d’insister sur l’aspect performatif de son travail : « son regard rencontre le nôtre bien en face, comme si nous étions les objets de l’observation, comme si c’étaient nos désirs cachés qui étaient évalués et jugés » (J. Weinberg, Masculin / Masculin, 243).
25 R. Marshall, Robert Mapplethorpe, 14.
26 T. Tremblay, L’Obscène, acte ou image ?, 109.
27 Un phénomène qui correspond, notamment, à l’analyse de Roland Barthes. À partir du concept de « punctum » (le détail dans l’image qui retient l’attention), Barthes explique comment le choc à la vue de certaines photos révèle ce qui est « ignorant ou inconscient » dans celui ou celle qui les regarde (R. Barthes, La Chambre claire, 57).
28 C. Besse, op. cit., 68.
29 T. Tremblay, op. cit., 109.
30 J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, 82.
31 Ibid., 87.
32 « Dans notre rapport aux choses, tel qu’il est constitué par la voie de la vision, et ordonné dans les figures de la représentation, quelque chose glisse, passe, se transmet, d’étage en étage, pour y être toujours à quelque degré éludé – c’est ça qui s’appelle le regard » (ibid., 85.).
33 Ibid., 89.
34 Ibid., 88.
35 « Dans la névrose, la jouissance est vécue comme un excès qui cause l’angoisse. [...] L’art nous offre, quant à lui, un champ où cet excès et cette négativité paraissent apprivoisés. » (F. Kaltenbeck, Savoirs et clinique, 7).
36 J. Lacan, op. cit., 123.
37 Ibid., 116.
38 Ibid., 116.
39 R. Barthes, op. cit., 93.
40 Ibid., 70-71.
41 Bien que l’effet recherché fût différent, le travail de Mapplethorpe est comparable à celui des Pictorialistes en cela qu’il retravaillait ses images à la main grâce à l’ajout de peinture. Son souhait de faire accéder ses photographies au statut d’œuvre d’art à part entière grâce à la convocation de procédés d’impression et de présentation élaborés (avec des cadres sur mesure, par exemple) permet également de mettre en parallèle leurs démarches respectives.
42 Dans son œuvre de jeunesse (chez un photographe dont la carrière ne s’étale que sur deux décennies), on remarque un grand nombre de pièces produites à partir de transferts photo, de collages, ou encore de retouches impliquant l’usage de matériaux recouvrants. Ces œuvres rappellent, d’une part, le caractère artisanal des procédés de tirages utilisés au XIXe siècle et, d’autre part, les techniques utilisées au milieu du XXe siècle afin de censurer les images sexuellement explicites (avec l’ajout de cache-sexes peints, par exemple).
43 Nous empruntons ici la formule à la critique d’art Ingrid Sischy (I. Sischy, Robert Mapplethorpe – Pictures, n. p.).
44 On résumera en rappelant que la « sublimation » correspond pour Sigmund Freud à la libération d’une pulsion (moralement condamnable) sous une forme moralement valorisée (l’œuvre d’art). Avec la Sublimierung, Freud désigne ainsi la « capacité d’échanger [un] but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement apparenté avec le premier. » (S. Freud, La Vie sexuelle, 150).
45 S. Freud, L’Avenir d’une illusion, 14.
46 M. La Chance, Trans. Revue de Psychanalyse, 125.
47 Ibid., 125.
48 J. Lacan commentant l’essai de S. Freud « L’injection faite à Irma » (J. Lacan, Le Séminaire II, 196).
49 M. La Chance, op. cit., 126.
50 Ibid., 130.
51 W. Steiner, The Scandal of Pleasure, 40.
52 P. Schjeldahl, The Seven Days Art Columns 1988- 1990, 40.