La séduction photogénique

Alisson Cheng

Université Hankuk des études étrangères (Corée du Sud)1

  1. Omniprésentes et toutes-puissantes, les images s’imposent à nous que nous le voulions ou non. Elles le sont d’autant plus dans une société ultra-connectée où la multiplication des supports leur permet de s’afficher partout. Toutefois, en s’emparant d’elles et de leur imaginaire, celle-ci induit aussi le risque de les rendre plus ambiguës, voire nuisibles, surtout lorsqu’elles deviennent un outil de séduction participant à une stratégie, entre autres, pédagogique, informative ou commerciale. En fait, il apparaît, au delà même de l’usage que l’on peut en faire, que l’image est essentiellement équivoque. En effet, grâce aux avancées techniques apportées par Niepce et Daguerre, dans la première moitié des années 1800, l’homme ne reproduit plus le réel mais c’est bel et bien le réel qui se reproduit lui-même devant ses yeux. Surpassant ainsi la faculté prodigieuse de la peinture qui se veut une traduction du monde2, la photographie a le pouvoir de « s’efface[r] en tant qu’image au profit d’une réalité qui se prononce elle-même »3. C’est bien à travers la relation qui s’établit entre ce qu’elles reproduisent et les choses du réel que transparaît toute l’ambiguïté et la richesse des photographies car, même si à première vue, celles-ci ne figurent qu’une pure et simple imitation du monde, il ne semble guère envisageable de les interpréter comme on pourrait le faire des personnes ou des objets réels qu’elles représentent. En fait, l’image photographique entretient un rapport complexe avec le réel. Ce sujet est d’ailleurs traité par de nombreux théoriciens comme Charles S. Peirce dont les études sur le processus d’inscription de la photographie, définie comme un indice impliquant la coprésence physique du signe et de son référent, vont nourrir les réflexions sur la théorie du photographique. Des travaux comme ceux de Philippe Dubois4 ou de Rosalind Krauss donneront, par exemple, une importance certaine au regard et à l’acte photographique en s’intéressant au mode de production indicielle de la photographie. Ainsi, pour l’auteur des articles « Notes on the Index »5, la photographie relève de la trace, de l’archive, celle-ci entretenant un rapport direct, physique avec son référent. En fait, si l’image photographique fascine tant, c’est sans doute parce qu’elle porte en elle un paradoxe, celui d’être identique au réel et autre à la fois. Rien n’est donc moins duplice que la séduction photographique surtout lorsque son pouvoir est amplifié par le mystère de la photogénie. Effectivement, elle ne se réduit pas uniquement au pouvoir qu’elle a, en tant que leurre parfait, de saisir avec exactitude le réel et de marquer son emprise sur lui. Les images photographiques charment aussi par leur esthétisme car la majorité d’entre elles trouve une raison d’être dans la mise au jour d’une beauté exécutée par le savoir-faire d’un opérateur ; à moins que cette révélation ne dépende uniquement de la capacité du sujet photographié à oblitérer l’œil du photographe, à illuminer par sa seule présence. De fait, l’apparition photogénique semble introduire dans notre monde une nouvelle forme de simulacre rendue suspecte par ses tentatives de séduction. Mais que cherche-t-on au juste à voir derrière ce simulacre ? Que gagne-t-on et que laisse-t-on derrière soi lorsqu’on entre dans le jeu de la séduction photogénique ? Peut-elle influencer le regard que l’on porte sur le réel et sur sa représentation ? Afin d’apporter quelques éléments de réponse, il serait loisible d’interroger la séduction de l’image en nous intéressant plus particulièrement au mystère du génie photogénique qui, en instaurant un nouveau rapport au monde, conduit à questionner également le rapport à soi. Puis, sachant que l’attirance irrésistible de l’image peut trouver comme réponse une posture de méfiance traduisant une appréhension, ou plus encore la peur d’être séduit, l’on peut se demander si l’image photogénique pousse inexorablement celui qui l’observe à l’admirer ou à la craindre, ou s’il est possible au contraire de la contrôler, voire de la neutraliser. Enfin, si la séduction révèle une angoisse, c’est probablement dans le rapport de forces s’instaurant entre l’image photographique et le spectateur qu’il faut chercher une réponse. En interrogeant le lien qu’entretiennent les notions d’identité et d’altérité dans le jeu spéculaire auquel nous invite la séduction photogénique, nous chercherons à voir si un dialogue peut s’établir, figurant la conciliation, voire la réconciliation de l’opérateur, du spectateur via le médium qu’est l’image. Ajoutons que notre étude ne prendra en compte que les photographies argentiques du XIXe au XXIe siècle. Nous excluons ainsi la photographie numérique dont l’utilisation impose un rapport à l’image différent. Pour Pierre Barboza, par exemple, l’indicialité est rompue parce que la photographie numérique devient l’objet de manipulations6. En effet, en ayant la possibilité de devenir un fichier numérique, celle-ci remet en question les choix engagés par le photographe non seulement avant, mais aussi après la prise de vue, puisque ce dernier peut dorénavant, grâce aux logiciels de retouche, modifier ou effectuer des montages à partir d’une ou de plusieurs images.

Séduction de l'image et trouble photogénique

  1. Dans son essai intitulé Œil ouvert et cœur battant : comment envisager et dévisager la beauté, François Cheng se penche sur l’un des mystères qui, dès notre premier souffle, nous interroge et nous frappe7. Il s’agit de la beauté qui, même si elle ne semble pas de prime abord indispensable à notre existence8, se présente comme une donnée constitutive du monde au point que chaque individu y apparaît comme une présence investie par un « désir de beauté »9  capable de susciter un sentiment « d’exaltation et d’adhésion »10. Dans son Analytique du beau11, Kant, quant à lui, avance que la question du beau concerne davantage le jugement que nous portons sur une chose dont on dit qu’elle est belle. Il apparaît que ce jugement est d’ordre esthétique et subjectif puisqu’il ne définit pas l’objet en lui-même mais l’état du sujet touché par sa représentation. En outre, malgré le caractère d’ineffabilité de la beauté nous contraignant à ne pouvoir énoncer clairement ce que l’on éprouve devant elle, et bien qu’elle ne puisse faire l’unanimité, nous aspirons à la partager lorsque nous la voyons. Ce jugement de goût est donc lié à un désir d’universalité et, de ce point du vue, l’opposé de la beauté est intéressant car de nombreux artistes contemporains comme Gina Pane12 défendent une esthétique de la laideur ou de la monstruosité qui, sur la base d’un jugement subjectif, pourraient aussi prétendre à l’universel. Dès lors, ce que l’on entend par « belle » photo semble difficile à définir, d’autant plus qu’il n’existe pas une photographie mais des photographies, donc autant de jugements de goût.

  2. Par ailleurs, cette notion nous renvoie à celle de séduction avec laquelle elle entretient un lien ténu. Ce que l’on peut dire tout d’abord, c’est que celle-ci inspire tant la fascination que la défiance. En effet, après avoir comporté durant de nombreux siècles et dans une large mesure des acceptions négatives13, elle connaît un glissement graduel vers un sens positif, voire élogieux – de nos jours, la séduction renvoie à la faculté de plaire, d’exercer un attrait irrésistible sur autrui. Malgré tout, l’on constate qu’elle suscite toujours de la méfiance, sans doute parce qu’elle révèle le rapport de forces qui se joue entre les individus et qu’elle repose sur un leurre ou plus précisément sur une promesse à laquelle on ne peut pas renoncer, consistant à penser que l’objet désiré, une fois acquis, comblera nos attentes. Parmi ses nombreuses victimes, l’on pourrait citer Narcisse qui, pris au piège d’une forme d’auto-séduction, se perd dans les confins d’une image spéculaire menaçant à tout instant de fuir sa source. En outre, cette menace nous semble avoir une place décisive dans le jeu de la séduction puisque, pour qu’elle puisse se faire jour et se développer, il faut aussi que l’objet convoité rende les retrouvailles incertaines, par exemple, en se dérobant à la vue de l’autre. En effet, comme le souligne Jean Starobinski dans L’Œil vivant, « le caché fascine » parce qu’il y a « dans la dissimulation et dans l’absence, une force étrange qui contraint l’esprit à se tourner vers l’inaccessible et à sacrifier pour sa conquête tout ce qu’il possède »14.

  3. De ce point du vue, l’image spéculaire de Narcisse et l’image photographique nous semblent présenter des points communs comme la capacité de susciter le désir chez ceux qui portent leur regard sur elles. Parmi les critiques qui se sont intéressés à l’image, Roger Munier est de ceux qui ont interrogé la « séduction des images » qui exercent un pouvoir sur nous15. Dans un ouvrage datant de 1963, intitulé Contre l’image, l’auteur revient sur un monde dans lequel le rapport de l’homme aux choses a été modifié par la photographie qui est une reproduction objective du réel, une pure répétition du monde, puisqu’elle a pour particularité de coïncider parfaitement avec lui. Toutefois, bien que la photographie tende à s’inscrire dans une démarche plus authentique et désintéressée, renonçant même à l’adhésion du spectateur dans le sens où elle se contente de graver sur un support fixe, de manière mécanique – dans certains cas automatique – ce qui apparaît devant l’objectif à un instant donné, elle se révèle moins univoque qu’elle ne le laisse croire. Non seulement, elle ne se résume pas à une simple reproduction du réel car elle l’intensifie et nous séduit, en nous livrant par exemple des détails qu’elle seule a pu capter et que l’on n’aurait pu discerner autrement, mais elle le transfigure aussi lorsqu’émane d’elle le charme photogénique.

  4. En outre, séduction et photogénie ont aussi comme particularité de résister toutes deux à l’analyse : on éprouve les mêmes peines à dire en quoi une image est photogénique ou à expliquer pourquoi on est séduit par quelqu’un ou quelque chose, d’autant plus quand l’objet en question réveille en nous des fantasmes ou des affects hors de portée de notre conscience. De nombreux travaux de théoriciens, dans le domaine de la photographie ou du cinéma16, insistent d’ailleurs sur la difficulté à pouvoir établir une définition précise dudit phénomène tant celui-ci est complexe. Dans un premier temps, l’adjectif « photogénique » signifie : « qui se rapporte aux effets chimiques de la lumière », ou encore « qui donne, en photographie, des images nettes et esthétiques »17. Il prendra progressivement le sens que nous lui donnons : « qui produit, en photographie ou au cinéma, un certain effet poétique et esthétique révélé et amplifié par l’image », mais aussi, par extension, dans le TLF : « qui se révèle sous un jour agréable et séduisant (et éventuellement faux ou trompeur) ». De nouveau surgit un doute. En effet, l’on est en droit d’interroger les desseins d’une photogénie qui pourrait jouer le jeu d’une séduction diabolique du fait qu’elle entretient le mystère sur ce qu’elle est. En effet, on ne sait à quoi attribuer cette propriété car on dit d’elle parfois qu’elle relève du naturel, d’une faculté innée que possèdent certaines personnes ou certains objets que l’image révélerait, ou encore d’une maîtrise purement technique. Ainsi, pour Édouard Pontremoli :

Nul ne se sait photogénique avant d’être photographié. C’est l’appareil qui en décide même si, on s’en doute, une telle propriété a affaire aux éléments naturels, à la transparence de l’air, au miroitement inégal des surfaces, à l’intensité lumineuse. 18

Tandis que ce dernier voit l’appareil, ou plus précisément le « génie de la lumière »19, comme un révélateur de la photogénie, d’autres, à l’instar d’Edgar Morin, avancent que la photographie n’a besoin d’aucune instance médiatrice comme celle de l’artiste ou d’un opérateur, pour transmettre des émotions. En effet, pour ce dernier :

Le génie de la photo est d’abord chimique. La plus objective, la plus mécanique de toutes les photographies, celle du photomaton, peut nous transmettre une émotion, une tendresse, comme si d’une certaine façon, selon le mot de Sartre, l’original s’était incarné dans l’image. 20

  1. Enfin, il est aussi possible d’envisager la photogénie moins comme un accident que comme le fruit d’un travail. Transfigurant le réel, celle-ci apparaît comme une donnée de l’image et est, de fait, soumise aux techniques photographiques (le choix du cadrage, des lumières...). Du reste, quand on prend un objet en photo, on l’extrait de son contexte et le résultat obtenu n’est plus modifiable. Il y a donc un avant et un après la photo qui se concrétise par ce qui est rendu visible sur le cliché mais aussi par ce qui n’y figure pas et qui, paradoxalement, peut conduire à un irrésistible appel au dialogue. En effet, un lien se crée entre le photographe et le spectateur par le biais de l’image car ce dernier, en s’appropriant le cliché, récupère aussi bien ce qui est présent que ce qui est absent. Il est alors en mesure de restituer avec plus d’acuité ce que Roland Barthes nomme, dans La Chambre claire, ce qui « a été là » du fait que, contrairement à la peinture qui « peut feindre la réalité sans l’avoir vue »21, la photographie ne permet pas de « nier que la chose a été là », le référent étant nécessairement présent au moment de la captation photographique22. Rappelons que cet ouvrage s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la disparition de la mère de l’auteur. En rédigeant ce texte à partir de photographies d’elle exprimant la notion de noème, ce fameux « ça a été » qui renvoie la photographie au passé et à la mort, ce dernier oppose deux attraits que peut avoir une photographie. Il distingue tout d’abord le studium qui désigne ce que la photo dit d’elle, puis le punctum qui représente ce en quoi elle le touche23. La beauté, quant à elle, n’est pas nécessairement liée au punctum qui attire l’œil sans raison et indépendamment de son contexte social ou esthétique. Barthes prend d’ailleurs comme exemple la photo d’un condamné à mort prise dans sa cellule en 1865. Il souligne la beauté de l’homme, mais celle-ci relève du studium. Contrairement au punctum qui est « il va mourir »24, celle-là ne touche pas. Ignorant tout du contexte, y compris des intentions du photographe pendant la prise de vue, le spectateur est affecté par une séduction mystérieuse qui entoure la photographie, une singularité qui s’exprime dans le noème, c’est-à-dire dans le fait d’avoir été là et de ne plus y être.

  2. Ce lien est plus prégnant encore lorsque l’image n’est pas le résultat d’une rencontre fortuite entre le photographié et le photographe. Le cas échéant, elle dissimule la présence d’un « Operator »25 dont elle dépend, et plus particulièrement de ses intentions qui, sur le cliché, orientent le regard du spectateur grâce à un ensemble de moyens techniques qui œuvrent à sa photogénie. Dans ce cas, le photographe s’impose comme un créateur auquel pourrait s’adjoindre la collaboration – volontaire ou non – du sujet photographié. Dans l’un des chapitres de son ouvrage intitulé Mythologies26, Barthes revient par exemple sur la nécessité, en France, d’avoir un portrait fait par les Studios d’Harcourt pour pouvoir réellement prétendre au statut d’acteur. Participant à la promotion de comédiens rompus à l’exercice photographique – ces derniers ont développé une excellente maîtrise de leur corps pour se mettre en valeur devant l’objectif –, les Studios mettent en œuvre leur art afin que le spectateur soit troublé par des photographies d’acteurs ayant retrouvé leur « essence intemporelle »27. En effet, en acceptant de se plier aux exigences d’une mise en scène étudiée28, ces derniers semblent pouvoir obtenir des attributs refusés au commun des mortels et montrer ainsi au public la représentation d’un visage sublimé29.

  3. Barthes ne manque pas d’accumuler les remarques ironiques à l’encontre de ces clichés dont la photogénie ne concède finalement qu’un mystère « creux » au visage, c’est-à-dire toutes les propriétés d’un « objet romanesque »30, idéalisé, déréalisé31, ou d’une beauté qui ne dit finalement rien d’autre que ce qu’elle montre. Il semble donc que la photogénie ne se contente pas des simples attraits d’une beauté irréprochable pour se manifester. En effet, l’image photographique, qui a le pouvoir de rendre le photographié immarcescible, le fige dans l’espace et le temps. C’est ce qu’évoque, par exemple, Émile Pontremoli :

[L’image] présente le vrai d’hier. […] [L]e visage photographié garde le vif du temps qui passe. Il s’est soustrait du jeu horaire commun, mais non à la façon d’une manière incorruptible ni à celle des dieux toujours renaissants. Si court qu’il soit, l’instant « fixé » retient assez de temps pour animer la présentation. Quelqu’un est là, immergé dans l’instantanéité autonome, naturelle, d’un apparaître. 32

  1. La photographie permet donc de s’approprier un objet à un moment déterminé, unique, qui ne se reproduira pas, et que l’on a choisi certes, pour le faire sien, mais également pour révéler une vérité, celle de l’objet photographié. Bien qu’elle saisisse un instant précis, la photographie doit faire surgir à chaque coup d’œil cet « apparaître » et c’est peut-être grâce à la réactualisation de cette instantanéité et moins par un pouvoir de remémoration que la photogénie séduit. En fait, ce caractère d’unicité semble être déterminant dans le jeu de la séduction photogénique, encore plus si on le compare à la beauté qui aime à se déployer, s’exprimer dans la « fulgurance », comme le souligne François Cheng :

D’expérience, nous savons que la beauté est tout sauf une plate répétition du même ; elle est chaque fois un « apparaître » dans la fulgurance de son élan. Son mode d’être est dans l’instant […] et l’art n’est autre qu’une suite illuminante de ces instants de dévoilement, de révélation […]. Elle a, en outre, la capacité paradoxale de replacer les instants de beauté dans la durée […].33

  1. La photogénie pourrait avoir la faculté de transfigurer un instant fugace du réel capté par l’objectif, de faire surgir la beauté de l’obscurité, la faisant ondoyer à la surface de l’image comme un scintillement fugitif qu’elle inscrirait dans la durée, mais pas une durée mortifère figeant le modèle dans une immobilité stérile. Ceci est d’autant plus pertinent au cinéma34, où le frémissement qu’elle produit et l’éclat avec lequel elle ne brille que par instants nous disent que « ce ne sont […] pas les objets, les visages eux-mêmes, qui sont photogéniques, mais leurs avatars ou leurs variations »35. De fait, nous pourrions aller plus avant en disant que la beauté photogénique n’est pas à confondre avec la beauté dite « naturelle », qui lui préexiste, s’exprime indépendamment d’elle et ne nécessite aucun support matériel pour s’affirmer. Celle-ci n’est toutefois pas condamnée à lui être inférieure. En effet, on les compare, on les jauge, l’authenticité de l’une étant mesurée à l’aune des propriétés lumineuses de l’autre, mais loin d’être un faire-valoir la photogénie semble ne pas vouloir se plier aux règles – pour peu qu’il y en ait – de cette beauté « naturelle », lui refusant parfois le privilège de la révélation d’une grâce qu’elle porte en elle mais dont elle ignore encore l’existence. En fait, plus qu’un simple avatar de la beauté36, la photogénie séduit parce qu’elle s’affirme dans l’instauration d’un nouveau rapport au monde et à soi menaçant de désemparer le spectateur.

Un nouveau rapport au monde, aux autres, à soi

  1. Ce que la séduction photogénique semble dire avant tout, c’est sa réticence à se livrer à ceux qui posent leur regard sur elle. Elle refuse non seulement de se laisser immobiliser dans un espace circonscrit, mais aussi de tout dire d’elle. Si elle résiste, entre autres, à l’analyse de ses charmes en se tenant « à mi-chemin entre la surface, le signe et l’artifice »37, il apparaît que la photogénie résiste également au sujet photographié dont l’image a été prise par une machine capable de l’en déposséder 38.

  2. Impuissants, nous nous retrouverions devant une forme de séduction susceptible de nous déposséder du réel, du monde qui nous entoure, voire de ce que nous sommes, et accentuée par le danger qu’elle recèle ou pourrait receler. D’ailleurs, si certains attribuent ce danger à l’essence même de l’image, surtout lorsqu’elle se fait le vecteur d’une beauté capable de se révéler perverse39, d’autres l’imputent à un mode de consommation ou avancent encore, dans certains cas40, que la fascination des images résulte d’une disparition « du sens et de la représentation »41.

  3. La séduction photogénique, au contraire, semble attirer parce que sa seule « présence » fait « sens »42. D’ailleurs, tant dans le domaine cinématographique que photographique, l’on trouve des travaux concernant la question du rapprochement entre photographie et linguistique, comme ceux de Gina Pane qui, dans un essai datant de 1973, établit un parallèle entre image et signe linguistique43 . Pour l’artiste française, la lecture d’une image se fait sur deux niveaux, à savoir ce qui est montré et ce que cela signifie. Dans la combinaison qui associe ces deux niveaux, la photogénie joue un rôle majeur parce qu’elle provoquerait une rupture engendrant non pas un vide mais un supplément de sens, à l’image d’un sème connotatif déterminant le sens d’un signe de manière individuelle et variable en fonction des effets de sens relatifs à la situation d’énonciation44. De ce point de vue, le travail du photographe est crucial puisqu’il invite le spectateur à voir davantage que ce que l’image montre d’elle-même au premier abord. Comme le souligne Michel Tournier dans Le Coq de Bruyère, le photographe pourrait dès lors, à l’image d’un démiurge, transformer l’accidentel en imaginaire45.

  4. En d’autres termes, la photogénie cache pour mieux lever le voile et permet ainsi de ne pas se limiter à une pure reproduction des choses, mais de la dépasser afin de libérer un sens second. Ce faisant, elle dit alors autre chose que le monde qu’elle s’approprie. L’image tient alors un nouveau discours qui se situe au cœur de cette inquiétante séduction : la photographie se situe à mi-chemin entre l’imaginaire et le réel puisque, comme le souligne Roger Munier, même si l’image objective coïncide parfaitement avec le monde qu’elle reproduit, celui-ci n’est pas réel46. Autrement dit, « la photographie “est” et “n’est pas” le monde »47.

  5. En outre, étant le produit d’un opérateur, c’est-à-dire d’un acteur réel, la photographie a ipso facto prise sur celui qui l’observe. La photogénie nous plonge alors dans une forme de vertige du fait que le monde qu’elle reproduit n’est plus une simple répétition de lui-même, il est à la fois visible et hors de portée 48. De fait, on peut craindre l’image, percevoir à travers ses miroitements et autres jeux de miroir, un artifice qui pervertit le rapport au monde et à l’Autre. En effet, outre le cas d’une fascination de l’image attribuée à une disparition du sens49, Baudrillard poursuit son analyse en en révélant le caractère fallacieux50. À l’instar de ces images qui « subtilise[nt] le réel à [leur] profit »51, se confondent avec lui au point de nous perdre et de nous pousser à la plus grande méfiance 52, la photogénie nous rappelle que la relation entretenue avec son référent est tout aussi ambiguë. En effet, si l’image est le résultat d’une confusion entre le réel et l’imaginaire, la photogénie a le pouvoir de renverser ces concepts, comme pour ces photographies qui semblent désormais « plus vivantes que les gens »53 qu’elles reproduisent. Comme l’affirme Susan Sontag, la photographie s’impose comme une nouvelle norme, changeant même notre perception de la réalité parce qu’elle peut nous conduire à évaluer le réel par rapport à l’imaginaire54. En l’occurrence, la comparaison s’effectue à rebours car on en vient à apprécier le résultat par rapport à l’original. Dans ce nouveau rapport aux choses, la photogénie a, semble-t-il, le pouvoir d’influencer le regard qu’a le spectateur sur ce que l’on juge beau mais aussi sur lui-même. En effet, toujours selon l’auteur, l’appareil photographique est parvenu à embellir le monde au point qu’on en juge la beauté à l’aune de sa représentation photographique, ce qui a aussi pour conséquence majeure de nous apprendre à voir et à évaluer notre propre image de ce même point de vue photographique. Nous nous trouvons alors beau lorsque le cliché nous en donne la confirmation. Le danger de cette séduction photogénique reposant sur l’inversion de la mimésis provient alors de la confusion qu’elle engendre chez le sujet photographié. Effectivement, en cherchant à travers l’image spéculaire les retrouvailles avec l’objet du désir perdu, ce dernier s’expose à une menace latente consistant à se laisser prendre au jeu d’une reproduction de soi plus vivante encore que ne l’est l’originale55.

  6. La séduction photogénique, comme toute forme de séduction, est également sous-tendue par la présence de l’Autre avec lequel elle entretient un rapport ambivalent, voire conflictuel. Le cas échéant, celui-ci prend corps dans cet entre-deux qui, tout en provoquant un élan vers l’inconnu, risque de le perdre. Dès lors, la photogénie peut se révéler captieuse lorsqu’elle figure moins la correspondance parfaite entre ces deux mondes qu’un décalage impossible à résorber – comme le reflet de Narcisse, elle abolit les repères établis entre imaginaire et réel en proposant un monde identique et autre à la fois56. En effet, bien qu’en apparence identique, le reflet est un double de soi, et pose donc un problème d’identité puisqu’en l’occurrence, « soi » est à la fois « Je » et un « Autre ».  En revanche, elle peut l’être aussi lorsqu’en s’exposant au regard de tous – y compris au sien – la photogénie révèle sa capacité à faire du photographié un objet de désir. En effet, comme l’évoque Louise Merzeau : « si la photogénie révèle quelque chose de la face […] [c’est] sa disposition à se laisser traverser par des regards désirants et appareillés. C’est pourquoi il n’y a que l’autre qui puisse être photogénique : celui dont la distance augmente à mesure qu’on le touche »57. Il serait tentant de rapprocher ce constat de la notion de stade du miroir développé par Henri Wallon en 1931 et repris par Jacques Lacan en 1936 puis en 194958. Ce stade formateur de l’être en tant que sujet consiste chez l’enfant, à reconnaître son image dans le reflet du miroir, à se l’approprier pour devenir ainsi spectateur de lui-même. Mais comme le signale aussi Lacan, la connaissance de soi ne peut se mettre en place que par la présence du regard, du « désir de l’autre »59, car le moi s’identifie en tant que sujet par rapport à l’Autre. Nous pourrions voir une similitude entre le miroir lacanien et la photogénie du fait que tous deux produisent une « captation » du je par l’image spéculaire. Comme pour Narcisse, celle-ci se montre duelle parce qu’elle rend possible tant la connaissance de soi qu’une forme d’aliénation brouillant les identités.

  7. En outre, par la surprise qu’elle provoque, l’image se transforme en véritable déclencheur d’émotions et pourrait devenir le lieu d’expression du fantasme. En effet, par définition, celle-ci impose à l’œil de voir mais aussi de ne pas tout voir puisqu’elle exclut le point à partir duquel est pris le cliché. Prendre une photographie ou la voir revient donc à accepter de ne pas tout saisir et de faire face à l’inconnu. Du reste, l’acte photographique témoigne d’une volonté d’aller vers l’Autre car la photographie exprime ce que le photographe désire montrer au spectateur. C’est donc une manière de lui exposer son désir et de susciter le sien, la photographie constituant le point de rencontre de ces deux formes de désir.

  8. La question du désir liée à la puissance photogénique ne peut donc éluder celle du regard du spectateur. Le cas échéant, celle qui touche tant les images fixes que mouvantes ne dépendrait pas uniquement de l’aptitude innée d’un être ou d’une chose révélée par le cliché, ni même d’une compétence dévolue à la photographie, relevant de la technique chimique et/ou d’un savoir-faire du photographe. Elle intégrerait également une autre notion, celle du regard de l’Autre.

Contre une séduction photogénique ?

  1. Il semble qu’on ne puisse évacuer la notion de regard car, après tout, sans lui il ne pourrait pas y avoir de séduction photogénique. De même, si le photographe se détermine comme « le maître de l’instant »60, un doute subsiste quant à l’effet que son travail produit sur autrui61. Effectivement, si certains dénoncent la dangereuse séduction de l’image62, d’autres comme Jean Starobinski interrogent davantage le regard qui se porte sur elle63. Pour ce dernier, le regard, à l’instar des autres sens, se montre exigeant et désireux d’en savoir toujours plus sur l’objet qui s’offre à lui. L’apparence des choses ne le satisfaisant généralement pas, il sera alors dans sa nature de réclamer davantage64. De fait, sa maîtrise – et à travers elle, celle des passions – permettrait en retour d’apprivoiser l'image. En effet, rarement univoque, le regard peut alterner, entre autres, entre éblouissement et méfiance. Sachant alors que toute tentative de séduction coïncide avec la peur d’être séduit, le spectateur peut prendre le parti de ne pas se laisser enfermer dans une posture passive face à la séduction photogénique, en décidant par exemple de lui résister. Cette résistance, qui répond au trouble éprouvé au moment de la rencontre avec l’image, peut s’exprimer par un rejet instinctif ou raisonné témoignant de la volonté d’ignorer l’objet du désir, de fermer les yeux à sa vue afin de se prémunir du danger qu’il pourrait représenter. Toutefois, de prime abord, la photographie se veut rassurante puisqu’à moins d’avoir subi des modifications en aval (des retouches, un recadrage, etc.) celle-ci est censée restituer fidèlement, et de manière indélébile dans l’espace et le temps, l’objet saisi par l’appareil à un instant donné. Il semble qu’il lui soit impossible de tricher avec nous, comme nous avec elle. D’ailleurs, contrairement au reflet spéculaire dans lequel Narcisse s’observe – image mouvante par excellence dont Gérard Genette avance qu’elle ne permet pas d’instaurer un sentiment de « sécurité suffisante » parce qu’il s’agit d’une «  image en fuite »65 – la photographie offre une telle stabilité que sa mise en confiance tend à être indiscutable. Cependant, il apparaît que la photogénie peut avoir, dans certains cas, le pouvoir de réduire la frontière entre soi et l’Autre au point d’occasionner un brouillage identitaire. Dans son texte « Photogénie électorale », Roland Barthes prête ainsi aux photographies qui ornent les prospectus électoraux des candidats-députés « un pouvoir de conversion »66. Comme son texte l’indique :

l’usage de la photographie électorale suppose une complicité : la photo est miroir, elle donne à lire du familier, du connu, elle propose à l’électeur sa propre effigie, clarifiée, magnifiée, portée superbement à l’état de type. C’est d’ailleurs cette majoration qui définit très exactement la photogénie : l’électeur se trouve à la fois exprimé et héroïsé, il est invité à s’élire soi-même […].67

Dans le cas présent, c’est dans le cadre d’une photogénie maîtrisée et étudiée que la photographie séduit celui qui va jusqu’à s’identifier au photographié. Le danger qui provient de la connivence qu’instaure ce type de séduction le pousse à s’abîmer dans cette surface en apparence lisse et transparente.

  1. D’une certaine manière, « être charmé » signifie que l’on a fait preuve de négligence – on s’est laissé séduire – et pour pouvoir en voir davantage sans prendre de risques, il faut aller au-delà des apparences et interroger l’image en profondeur68. Cependant, le spectateur s’expose à un nouvel écueil, celui de se prendre au jeu de l’analyse car, pour que la séduction photogénique puisse s’exprimer dans tout son éclat, il ne faut pas qu’elle soit totalement explicitée. Au contraire, il faut que le voile de mystère qui l’entoure ne soit pas tout à fait soulevé, sous peine de la voir disparaître. Dans un autre texte de Mythologies intitulé « Photos-chocs », l’auteur rappelle ainsi que le photographe ne peut pas se contenter de « signifier »69 l’horrible pour que le spectateur l’éprouve. En effet, il reproche aux photographies trop habiles de ne pas réussir à nous atteindre parce que, selon lui, la parfaite maîtrise de l’opérateur nous impose des images pensées à notre place, des images qui nous dépossèdent de notre capacité de jugement. À celles-ci, l’auteur oppose un art mettant en exergue le « signe amplifié de l’instable »70. En d’autres termes, en réduisant la photographie à un simple langage, en lui refusant toute forme d’ambiguïté ou de mystère, le photographe lui ôte son caractère énigmatique, qualité indispensable à toute séduction qui, pour pouvoir briller, ne doit subir aucune contrainte.

  2. Du reste, c’est une forme de paradoxe qui la caractérise car, a priori, la séduction ne peut se dissimuler sur une photographie. Bien au contraire, l’image capte l’attention du spectateur au premier coup d’œil pour le faire sien puisqu’elle a, par définition, la faculté d’avoir une portée immédiate. Autrement dit, à une séduction dont les ressorts temporels reposeraient sur une alternance de phases d’attentes et d’espoir, entretenant ainsi le désir d’en savoir toujours plus, répondrait celle d’une image photogénique s’offrant sans détours. Alors, une question se pose : comment la photogénie pourrait-elle résister au regard alors qu’elle se donne tout entière à lui ? En fait, sa force pourrait résider dans ce qu’avant de parvenir au sens, le spectateur se laisse surprendre par le spectacle qui s’offre à lui, accepte d’être entraîné, comme l’indique Barthes : « dans un étonnement moins intellectuel que visuel, parce que précisément il l’accroche aux surfaces du spectacle, à sa résistance optique, et non tout de suite à sa signification »71. Ainsi, la photogénie pourrait échapper à la révélation complète de ses contenus inconscients.

  3. En revanche, se prémunir contre l’image jugée dangereuse comporte un autre risque. Si fermer les yeux devant cette séduction de l’image revient à renoncer non seulement au spectacle visuel qu’elle nous offre, mais aussi à sa « signification », il serait tentant de contourner l’obstacle en consentant à un aveuglement conscient. Celui-ci consisterait à se soumettre à la séduction photogénique tout en adoptant une posture proche du critique dont la vocation le pousse à dépasser le sens premier d’une œuvre pour aller « à la rencontre d’un sens second »72. De ce point de vue, la problématique du regard semble moins ressortir à l’objet du désir qu’à la distance prise avec lui. Ce que suggère alors Jean Starobinski, c’est le compromis73.

  4. En l’occurrence, en opérant un va-et-vient incessant entre ces deux types de lecture, le regard s’autorise à un abandon maîtrisé qui l’invite à côtoyer les charmes de la photogénie sans toutefois s’y perdre. De plus, l’auteur insiste sur la complexité du regard qui n’est pas linéaire ou unidirectionnel, et qui, par un mouvement de balancier, parvient à revenir vers ce qui lui échappe74. En effet, dès qu’il quitte la photographie pour retrouver les objets rassurants du monde, le regard ne peut qu’éprouver le désir, la nostalgie de replonger dans ce lieu identique et autre à la fois. Il part en quête du photographié pour le redécouvrir et accéder à sa vérité, car une fois sur le cliché, celui-ci constitue un univers propre qui ne se suffit plus qu’à lui-même. C’est, semble-t-il, parce qu’elle ne révèle pas tout d’elle, que la photogénie impose ce pouvoir de séduction sur autrui, mais pas uniquement. Même si elle peut être le produit de ruses manipulatoires75, c’est en s’inscrivant dans une relation avec le spectateur a priori exempte de cœrcition que cette séduction peut s’exercer librement. En effet, selon Baudrillard :

pour qu’il y ait regard, il faut qu’un objet se voile et se dévoile, qu’il disparaisse à chaque instant, c’est pourquoi il y a dans le regard une sorte d’oscillation. […] Dans une véritable image, certaines parties sont visibles, et d’autres non, les parties visibles rendent les autres invisibles, il s’installe une sorte de rythme de l’émergence et du secret, une ligne de flottaison de l’imaginaire.76

Ces oscillations rappellent de nouveau l’image spéculaire de Narcisse77, où la fascination observée ne livre, selon Genette : « rien d’autre que le Vertige, mais un vertige conscient et […] organisé » 78. En acceptant de se laisser prendre au jeu de la séduction – permettre à autrui de nous prendre en photo revient à lui donner une occasion de nous « posséder », d’accéder à notre vérité79 – sans toutefois s’y soumettre totalement, de multiplier les allées et venues entre ces deux mondes, le spectateur obtient comme récompense la possibilité d’entretenir une relation privilégiée avec l’image qu’il regarde. Pour Starobinski d’ailleurs, accepter de se laisser atteindre par elle permettrait en retour de sentir « naître un regard qui se dirige vers [s]oi»80. Ce regard étant, selon lui, celui d’une « conscience étrangère, radicalement autre, qui […] somme de répondre »81. De fait, le reflet perçu n’est rien d’autre qu’un reflet du monde qui interroge en profondeur celui qui le reçoit. L’épreuve de force à laquelle semblait conduire inéluctablement la séduction photogénique peut se muer en dialogue entre le photographié, l’opérateur et le spectateur. Enfin, substituer au sentiment de défiance un regard prudent allié à une sagesse faisant confiance aux sens et au monde qu’ils nous présentent pourrait redonner sa chance à la séduction photogénique et, à travers elle, à l’image82. Il s’agit même moins, pour François Cheng, de se prémunir d’une beauté menaçante que de l’usage qu’on peut en faire car, précise-t-il : « l’esprit humain jouissant de la liberté a le pouvoir de tout pervertir »83.

  1. Ce que l’image consent à nous dire d’elle finalement, c’est le profond paradoxe qui la caractérise. À mesure qu’elle s’impose à nous, de manière inévitable et irréversible, l’image semble perdre de ses forces, s’épuiser au point parfois de se vider de sa substance. L’on pourrait même penser qu’à force de la côtoyer, celle-ci n’aurait plus les ressources nécessaires pour susciter encore du mystère – donc pour nous séduire. Il lui faudrait donc, pour en restaurer le charme ou tout du moins provoquer un sentiment en nous, dépasser ses limites en se faisant toujours plus extrême, transgressive. En revanche, la photogénie semble contourner le problème en nous faisant voir un autre aspect de l’image et de son imaginaire. Si dans son poème l’Adonis, La Fontaine attribue à la grâce la faculté d’être « plus belle encor que la beauté »84, il serait permis de voir dans la photogénie une forme de grâce qui se différencierait de la beauté canonique. En effet, à l’instar des amants de Poppée dont Jean Starobinski dit qu’ils « ne meurent pas pour elle » mais « pour les promesses qu’elle ne tient pas »85, la photogénie, qui ressort à la fois d’une propriété de l’image, du savoir-faire de l’opérateur et d’une faculté du regard, advient dans ce qui est visible mais aussi dans ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire dans l’absence, et séduit donc aussi bien par ce qu’elle montre que par ce qu‘elle dissimule. L’image photogénique parvient à s’imposer parce qu’elle a la capacité de ne pas décourager le regard du spectateur qu’elle ramène toujours à elle pour l’inviter à pénétrer les diverses couches qui la composent. Et bien qu’elles ne jouissent pas du mouvement ou de la parole que leur accorde la magie du cinéma, les images photographiques ne sont pas moins pourvues d’une « présence qui donne vie »86, et qui nous charme à tel point que nous ne pouvons nous empêcher d’en prendre ou de les regarder. Plus encore, la photographie est un langage du monde qui apparaît comme identique et autre à la fois, car sur le cliché figurent les choses du réel que nous connaissons sans qu’elles soient tout à fait les mêmes. C’est d’ailleurs en cela que la fascination qu’elle suscite peut être dangereuse, encore plus lorsque l’image est touchée par la grâce photogénique. Le trouble surgit en effet de cet entre-deux que la séduction photogénique accentue, entre autres, par le brouillage des identités et le renversement entre imaginaire et réalité. Du reste, si la séduction photogénique se montre duplice en égarant ceux qu’elle attire à elle, résister à cet égarement peut s’avérer aussi problématique. En effet, rejeter cette séduction au profit d’une interrogation du sens, d’une analyse trop aride, éloigne du sentiment de vertige qui lui est essentiel, d’où la nécessité d’en maîtriser les codes pour pouvoir se tenir à bonne distance d’elle, c’est-à-dire de lui laisser l’opportunité de nous séduire. De ce rapport de séduction complexe qui lie le spectateur à l’image ressort cette distance dont Roland Barthes qualifiera le pouvoir fascinant en ces termes : « je suis hypnotisé par une distance ; et cette distance n’est pas critique (intellectuelle) ; c’est, si l’on peut dire, une distance amoureuse […] »87. Conscient de ce pouvoir, la séduction unilatérale peut alors se muer en un dialogue qui passera par le regard, entre le spectateur et le monde, mais aussi entre moi et l’Autre parce qu’affirmer l’existence de la photogénie de l’image ne revient pas à être soumis à son pouvoir. Si séduction il y a, c’est parce que la photogénie est l’expression d’une beauté vivante, changeante mais aussi subordonnée au regard du spectateur auquel elle se donne à voir. Certes, l’on peut faire preuve d’indifférence devant le cliché mais aussi bien se l’approprier mentalement car chaque coup d’œil porté sur celui-ci est une occasion de remettre en question la réalité du monde, d’autant plus que le regard a la possibilité d’accéder, jusque dans ses couches les plus profondes, à la vérité du sujet capté par l’objectif. Toutefois, l’équilibre paraît fragile puisque si toute séduction recèle une part de violence – celle-ci cherche égoïstement à attirer l’objet qu’elle convoite – en révélant ostensiblement ses intentions, elle peut pousser le spectateur à la fuir. D’autre part, son caractère évanescent fait qu’il existe deux risques : celui de la voir disparaître dès lors que l’on tente de la rendre lisible et celui de ne pas voir le désir qu’elle suscite se renouveler. C’est toutefois dans cet espace ténu que la séduction photogénique réside et peut aussi se déployer, permettant à chaque apparition de l’image de se renouveler à travers le regard qui la contemple. Mais pas seulement, car elle conduit aussi le spectateur à dépasser le simple stade de la séduction de l’image et à accéder, par-delà cette apparition labile qui menace à tout instant de lui échapper de nouveau, à un dialogue l’invitant à interroger à travers le regard qu’il pose sur elle, celui qu’il pose sur lui.

Œuvres citées

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1 Cet article a été soutenu par le fonds de recherche de l’université Hankuk des études étrangères.

2 « La peinture pour sa part avait marqué son acharnement à peindre un “entre-deux” manquant. […] La photo avait, elle, reçu le don de l’intervalle. » É. Pontremoli, L’Excès du visible, 139.

3 R. Munier, « L’image fascinante », 91.

4 P. Dubois, L’Acte photographique, Bruxelles, Labor, 1983.

5 R. Krauss, The Originality of the Avant-garde and Other Modernist Myths,196-209 ; 210-220.

6 P. Barboza, Du photographique au numérique, la parenthèse indicielle dans l’histoire des images, 112.

7 F. Cheng, Œil ouvert et cœur battant, 15 et suivantes.

8 Ibid., 19.

9 Ibid., 21.

10 Ibid., 23.

11 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris : Flammarion, 2015.

12 Voir entre autres J. Begoc, N. Boulouch, « Dossier : Gina Pane, Escalade non anesthésiée, 1971 », La Performance entre archives et pratiques contemporaines, Rennes : PUR, 2011.

13 Pour Jean Baudrillard, le concept de séduction qui relève du rituel et de l’artifice représente un danger pour l’ordre divin qu’il détruit et pour les signes qu’il falsifie et pervertit. J. Baudrillard, De la séduction, 9 et suivantes.

14 J. Starobinski, L’Œil vivant, 9.

15 R. Munier, « La séduction des images », Le Portique, http://leportique.revues.org/569.

16 Voir, par exemple, L. Merzeau, « De la photogénie », Les Cahiers de méthodologie,
http://www.merzeau.net/txt/photo/photogenie.html

17 Dictionnaire de l’Académie française (8e édition), Paris, 1932-1935.

18 É. Pontremoli, op. cit., 132.

19 Ibid., 138.

20 E. Morin, Le Cinéma, 25.

21 R. Barthes, La Chambre claire, 120.

22 Ibid.

23 « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) ». Ibid., 49.

24 Ibid., 148-149.

25 Ibid., 22.

26 R. Barthes, Mythologies, 183.

27 Ibid., 24.

28 Par exemple, à un « angle aberrant de la vue, comme si l’appareil d’Harcourt, autorisé par privilège à capter cette beauté non terrestre, devait se placer dans les zones les plus improbables d’un espace raréfié […] ». Ibid., 24.

29 « une splendeur inaltérable, […] une puissance intellectuelle qui n’accompagne pas forcément l’art ou la beauté du comédien ». Ibid., 26.

30 Ibid., 25.

31 « éternellement jeune, fixé à jamais au sommet de la beauté […] plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne parle pas ». Ibid., 24.

32 É. Pontremoli, op. cit., 85.

33 F. Cheng, op. cit., 51.

34 Le terme cinéma « signifie au départ graphie du mouvement, perfectionnement de l’image immobile, dans une représentation du monde capté cette fois dans son flux ». R. Munier, « La séduction des images », Le Portique, http://leportique.revues.org/569.

35 « Elle est essentiellement labile, fugitive, discontinue. Un plan de visage ne saurait être photogénique que par éclairs, à l’occasion de tel mouvement, de telle expression qui le zèbre comme un éclair zèbre le ciel. […] » J. Aumont, Du visage au cinéma, 88.

36 Du reste, la séduction photogénique qui ne se limite pas aux portraits individuels – on peut la retrouver dans tous les domaines, à l’instar de la photo de presse par exemple, voir à ce sujet l’article d’Anne Beyaert, « La photo de presse », 209-231 – peut susciter chez le spectateur un mélange de fascination et de méfiance, voire de rejet. De ce point de vue, l’imperfection, ou même la laideur pourrait prétendre à être photogénique.

37 L. Merzeau, op. cit.

38 « nous nous découvrons, devant nos clichés, “photogéniques” ou non, selon une mystérieuse majoration ou péjoration. La photographie nous flatte ou nous trahit ; elle nous donne ou nous dénie un je ne sais quoi ». E. Morin, op. cit., 25.

39 « […] qu[i], douée de pouvoir de séduction comme elle est, […] peut devenir un instrument de tromperie, de domination, voire de destruction [.] Ne parle-t-on pas de la beauté du diable ? ». F. Cheng, op. cit., 33.

40 Dans celui de l’image-media moderne. Voir : J. Baudrillard, « Au-delà du vrai et du faux, ou le malin génie de l’image », 139-145.

41 J. Baudrillard, « Au-delà du vrai et du faux, ou le malin génie de l’image », 142.

42 À l’image d’une beauté qui selon F. Cheng « a le don de provoquer en nous les ressentis les plus forts et les plus immédiats, des ressentis aussi bien charnels qu’émotionnels. Imprégné des sensations nées de ces ressentis, notre être se sent attiré par la présence de la beauté et d’instinct va vers elle. Ce faisant, il s’oriente vers une certaine direction. Or, dès que notre existence prend une direction, elle prend sens […] ». F. Cheng, op. cit., 25.

43 Voir à ce sujet, S. Delpeux, Le Corps-caméra : le performer et son image, 2010, Paris, Textuels.

44 Voir à ce sujet, B. Pottier, Linguistique générale, théorie et description, 1974, Paris, Klincksieck.

45  L’image a cette « faculté de reproduire des photos qui vont plus loin que l’objet réel […] elles ont l’air de dévoiler la beauté qui était jusque-là cachée. Or, cette beauté, les photos ne la dévoilent pas, elles la créent ». M. Tournier, Le Coq de bruyère, 156-157.

46 R. Munier, « La séduction des images », Le Portique, http://leportique.revues.org/569.

47 Ibid.

48 « L’image n’est plus seulement image : elle est monde, mais le monde n’est pas là, soustrait et là dans le même temps, soustrait plus que là, d’autant plus là que soustrait, dans une magique, envoûtante présence », ibid.

49 Voir supra.

50 Elle fait « semblant de ressembler aux choses du réel ». J. Baudrillard, « Au-delà du vrai et du faux, ou le malin génie de l’image », 140.

51 J. Baudrillard, ibid., 140-141.

52 « [En] tant que simulacre, [l’image] […] précède le réel dans la mesure où elle inverse la succession logique, causale, du réel et de sa reproduction ».  J. Baudrillard, ibid., 140.

53 R. Barthes, La Chambre claire, 181.

54 « […] au lieu de se contenter d’enregistrer la réalité, les photographies sont devenues la norme de la façon dont les choses nous apparaissent, changeant du même coup jusqu’à l’idée de réalité et de réalisme ». S. Sontag, Sur la photographie, 112.

55 A. Beyaert, « La photo de presse », 213 et suivantes.

56 « En lui-même, le reflet est un thème équivoque : le reflet est un double, c’est-à-dire à la fois un autre et un même. » G. Genette, Figures I, 21.

57 L. Merzeau, op. cit.

58 J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, 1966, Paris, Le Seuil, 93-101.

59 Ibid., 94.

60 É. Pontremoli, op. cit., 137.

61 « on ne sait jamais clairement ce qu’on offre au public, ou plutôt ce qu’il voit […] ». Ibid., 137.

62 Voir par exemple, R. Munier, Contre l’image.

63 « Notre appétit de voir est toujours disponible pour la curiosité frivole, pour la distraction vaine, pour les spectacles cruels », J. Starobinski, op. cit., 14.

64 « voir ouvre tout l’espace au désir, mais voir ne suffit pas au désir ». Ibid., 13.

65 G. Gérard, op. cit., 21.

66 R. Barthes, Mythologies, 150.

67 Ibid., 151.

68 « Car il s’agit, pour la vue, de conduire l’esprit au-delà du royaume de la vue : dans celui du sens ». J. Starobinski, op. cit., 24.

69 R. Barthes, Mythologies, 98.

70 « […] cette majoration immobile de l’insaisissable que l’on appellera plus tard au cinéma photogénie – qui est le lieu même où commence l’art ». Ibid.,  99.

71 Ibid., 99.

72 J. Starobinski, op. cit., 25.

73 « sachant que la vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre tentative, mais dans le mouvement qui va inlassablement de l’une à l’autre. Il ne faut refuser ni le vertige de la distance, ni celui de la proximité […] ». Ibid., 28.

74 « [L]’acte du regard ne s’épuise pas sur place : il comporte un élan persévérant, une reprise obstinée, comme s’il était animé par l’espoir d’accroître sa découverte et de reconquérir ce qui est en train de lui échapper ». J. Starobinski, op. cit., 11.

75 Comme nous l’avons vu, entre autres, avec le texte « Photogénie électorale ».

76 J. Baudrillard, « Au-delà du vrai et du faux, ou le malin génie de l’image », 144.

77 Celle-ci présente un « lieu privilégié où l’existence universelle vient prendre, perdre, et finalement reprendre conscience ». G. Genette, op. cit., 28.

78 Ibid., 28.

79  « Si l’on peut posséder par photo, c’est évidemment que celle-ci peut vous posséder. Les expressions “prendre en photo”, “être pris en photo” ne trahissent-elles pas une croyance confuse en ce pouvoir ? » E. Morin, Le Cinéma, 28.

80 J. Starobinski, op. cit., 28.

81 Ibid., 28.

82 Ibid., 16.

83 F. Cheng, op. cit., 33.

84 J. de la Fontaine, Œuvres complètes.

85 J. Starobinski, op. cit., 11.

86 « Au cinématographe nous pourrions croire que la présence des personnages vient de la vie – le mouvement – qui leur est donné. Dans la photographie, c’est évidemment la présence qui donne vie ». E. Morin, Le Cinéma, 25.

87 R. Barthes, « En sortant du cinéma », 107.