Alice Morin
Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle
La mode, modélisation de l’apparence, opère principalement par le biais de la séduction. Ce phénomène n’a pas manqué d’être observé par les penseurs issus de champs disciplinaires très variés, mais en particulier de la sociologie1. Dans le cas des photographies de mode le rapport avec la séduction est encore plus marqué : il s’agit de proposer des modèles incarnant la nécessité de plaire aux autres, à soi et, dans une économie de marché, à des consommateurs disposant d’un large choix.
Précisons d’emblée que, plutôt que de photographie de mode, il serait plus juste de parler ici d’images de mode. Cet article se concentre particulièrement sur les représentations, souvent photographiques, produites et diffusées par la presse spécialisée. Plutôt qu’à leur qualité strictement photographique2, nous nous intéressons à leur position au sein d’un réseau, ainsi qu’aux mécanismes au confluent desquels s’épanouit leur dimension séductrice à travers des dispositifs divers. Les images éditoriales3 des magazines de mode, qui articulent la tension première entre tentation artistique et nécessité commerciale4, sont en effet un support singulier, à travers lequel émerge un jeu de séduction. Images de femmes idéales, elles sont destinées à provoquer le désir des lecteurs (bien souvent des lectrices) : désir de leur ressembler, mais aussi désir de séduire comme elles le font. Ce désir semble pouvoir se résoudre par l’achat de vêtements, accessoires et autres produits de beauté, et puise donc dans un répertoire esthétique inspiré des tendances artistiques de l’époque, pour valider un modèle consumériste qui a vu naître les supports pour lesquels ces images sont produites. C’est le cas de mensuels américains haut-de-gamme comme Vogue et Harper’s Bazaar (notre corpus), qui disposent à la fois de grands moyens et d’influence auprès de plusieurs millions de lecteurs.
C’est dans les années 1960 qu’on voit apparaître dans leurs pages des images nouvelles. Elles nourrissent chez leur(s) public(s), en réponse à leurs efforts de séduction, une forme de fascination qui s’avérera de plus en plus hypnotique. Nous tenterons donc ici d’analyser comment cette séduction opère à deux niveaux. Il s’agira d’abord de dégager les images nouvelles, le discours qui les accompagne et ce qui fait leur succès – alors que les magazines tentent de conserver leur pertinence dans un monde qui évolue. Leur attrait non-démenti relève en fait du système propre, exogène mais aussi autonome qu’elles construisent. Il conviendra de l’étudier dans un deuxième temps, tout en tentant d’en saisir les enjeux, qui expliquent aussi sa durabilité.
Ces changements s’opèrent à l’intersection de plusieurs bouleversements. De fait, ces publications se positionnent au carrefour d'une culture visuelle marquée par l’esthétisation croissante du capitalisme5, de questions identitaires, et de la mise en récit de bouleversements sociaux (notamment la place changeante des femmes et des minorités dans la société) qui les informent et les animent6.
En ce qui concerne la mode, un tournant s’amorce à cette même période, alors que la hiérarchie sociale précédemment rigide semble se fluidifier. Le contexte sociétal changeant accentue les rapports étroits entre la mode et l’identité, tant réelle que projetée, tant individuelle que collective, reconfigurée et évolutive7. C’est alors que le premier désir – désir mimétique, d’identification à un idéal, qui passe d’abord par le corps (désir sexuel), et ensuite par le regard8 (masculin mais aussi féminin) que l’on porte sur ce corps – prend forme.
L’essor de la mode est aussi lié à celui du capitalisme, plus précisément à un système fondé sur la consommation9 et fonctionnant, comme tel, sur un autre désir, celui de consommer donc. Ce phénomène s’accélère et se globalise à partir des années 1980. En atteste un intérêt croissant pour les marques et plus précisément pour ce qui a été appelé les « récits de marques »10. S’appuyant sur l’imaginaire, le fantasme et les récits construits autour du produit, ils en viennent à prendre sa place dans l’esprit des consommateurs. Parallèlement à ces évolutions se développe le marketing, de plus en plus tourné vers l’expérience vécue par le consommateur. Jeremy Rifkin, par exemple, souligne dans The Age of Access que, face à la profusion de biens, l’accent est mis sur le désir (illimité) plutôt que sur le besoin (limité) – un désir doublé de « la possibilité d’accéder à des expériences, à des états d’excitation et de ‘conscience altérés’ »11. Pour Rifkin comme pour Lipovetsky, la « société d’hyperconsommation »12 nécessite l’entretien d’un désir continu : « l’offre sans désir est vaine, et […] le désir n’a aucune raison d’exister ex nihilo dans des sociétés où la consommation est, quasiment en permanence, à son comble »13. C’est donc finalement lui-même, sous tous ses aspects, que le consommateur consomme, dans un cycle potentiellement infini, à un moment où l’identité est de plus en plus fragmentée, instable. André Gortz y voit un tournant vers « l’immatériel »14, qui crée ses propres consommateurs en produisant « des désirs, des envies, des images de soi et des styles de vie qui, adoptés et intériorisés par les individus, les transformeront en cette nouvelle espèce d’acheteurs qui ‘n’ont pas besoin de ce qu’ils désirent et ne désirent pas ce dont ils ont besoin’ »15. Ce second désir, désir consumériste, est donc progressivement induit puis intégré.
Olivier Assouly, ramenant ce désir de création et de modélisation aux questions d’identité, l’analyse au regard des bouleversements susmentionnés : « Ce souci de soi, notamment sur le terrain esthétique, est l’héritage critique d’un désir de libération et de créativité né dans les années 1960, ensuite intégré sous la forme de marchandises et de modèles de management moins autoritaires, plus permissifs, appropriés à ces nouvelles formes de possession de soi »16.
De fait, il nous faut aussi prendre en compte les phénomènes politiques, socioéconomiques et culturels qui marquent les années 1960 à 1980. Les années d’après-guerre voient triompher la société de consommation, déjà palpable dans les années 1920. Un temps enrayée par la crise économique, qui prend fin avec l’entrée du pays dans la Seconde Guerre mondiale, elle devient dans les années 1950 « de masse » alors qu’une victoire militaire et idéologique impose les États-Unis comme une puissance majeure et incontestée, et leur modèle économique comme une idéologie politique s’appuyant sur la publicité et les médias en pleine expansion. Plus tard, l’ultra-libéralisation des années 1980, marquées par les choix économiques de l’administration Reagan, notamment la dérégulation des marchés, correspondent également à la mise en avant de l’hyperconsommation et de « l’immatériel » évoqué plus haut.
Les questionnements identitaires trouvent quant à eux racine dans l’activisme des mouvements sociaux, notamment le Mouvement pour les droits civiques, qui réclament une égalité des minorités devant la loi (mais aussi en tant que consommateurs). Ces mouvements, souvent contre-culturels, tentent bien souvent de remettre en cause l’hégémonie (notamment esthétique) du capitalisme. S’ils n’y parviennent pas, ils entraînent en revanche de nouvelles réflexions sur les rapports de l’individu et des groupes. Ils introduisent ainsi de nouveaux mécanismes de modélisation du soi, permettant de promouvoir une identité fluide car apparemment libérée des contraintes de race, de classe ou de genre – même si ce modèle sera aussi soumis à des rejets (dits backlash) parfois violents.
C’est dans ces cadres qu’évolue la photographie de mode, déclinant sur papier glacé les différents désirs évoqués, ou plutôt le désir sous toutes ses facettes, en un jeu de séduction qui fait par ailleurs le lien entre le produit (objet supposé de la prise de vue) et le « soi » du spectateur (qu’il est effectivement invité à consommer), et ce à travers le corps, donc.
Dans les années 1960, c’est bien dans les séries de photographies éditoriales de magazines tels que Vogue ou Harper’s Bazaar que de nouvelles images de mode et de nouveaux discours émergent. Leur libération esthétique fait écho aux prises de position apparentes de ces publications sur les sujets de société – en particulier en ce qui concerne les combats des femmes. Cette nouvelle audace se traduit notamment dans les collaborations avec de jeunes photographes novateurs comme Hiro17 ou David Bailey, qui y feront leur réputation, ou avec des provocateurs comme Guy Bourdin et Helmut Newton, qui rivalisent d’effets de lumière, de collages… Parmi d’autres exemples, de nombreuses séries présentent des corps tordus dans des poses artificielles mais dont les lignes magnifient la composition ; des mannequins disparaissant derrière des tâches de lumière obtenues en faisant bouger l’appareil lors de la prise de vue (cela sera la spécialité d’Hiro) ; ou des jeunes femmes dont le reflet se multiplie de manière très graphique dans une infinité de miroirs. Ainsi, les vêtements passent effectivement au second plan, derrière des expérimentations dont le bénéfice est avant tout de se rattacher aux courants artistiques de l’époque et de donner aux publications une aura avant-gardiste. Le corps comme les décors sont découpés, recomposés, « abstraitisés », de manière d’abord discrète puis de plus en plus prévalante.
En parallèle, les anciens discours sur la position de la « femme idéale » et ses activités sont revisités. Les photographes, munis d’appareils plus légers et transportables, privilégient les prises de vue dans la rue (c’est entre autres le cas de David Bailey). Loin des poses figées et des cadres distants de la décennie précédente, ces procédés permettent à leurs modèles d’entrer dans l’espace public. Les boudoirs ne disparaissent pas mais tendent à s’effacer derrière des titres mettant l’accent sur l’audace (« dash » est un mot récurrent au milieu des années 1960, tout comme « fun » ou « revolution ») de cette jeune génération active, dont les articles dissèquent le mode de vie non-conventionnel. La maquette elle-même est repensée, harmonisant ces nouveautés – avec l’usage du all-over (le traitement de toute la page comme une seule et même surface uniforme plutôt que fragmentée), la continuité typographique, les arrangements en dégradé… Cela en accentue le côté moderne, tout en permettant aux magazines de se positionner comme défenseurs de cette modernité.
Si plusieurs commentateurs relèvent le manque de cohérence de cet engagement18, qui existe mais se contredit régulièrement dans les pages même des titres en question (que ce soit sur les questions des droits des femmes ou sur les relations interpersonnelles, entre autres exemples), ce tournant des années 1960 présente, à mon sens, deux mérites. D’une part, il fait émerger un nouveau langage visuel en intégrant des inventions notables (à commencer par un idéal plus proche du quotidien supposé de la lectrice), qui élargissent la gamme et la portée des images de mode (sur la forme comme sur le fond). D’autre part, il laisse la place à une certaine ambiguïté, à des tensions inhérentes à ces contradictions, à ces croisements, à ces négociations, qui semblent répondre à une nouvelle demande de ses lecteurs, dont le rôle change alors sensiblement.
De fait, la position des lectrices connaît dans les années 1960 des changements irréversibles, parallèles aux changements identitaires déjà évoqués. Plus actives dans leur consultation de périodiques étudiés, ces nouvelles lectrices dont l’identité n’est plus fixe mais fluide développent de nouvelles attentes à l’égard des magazines, censés les refléter.
À ce titre, il paraît judicieux de convoquer la notion de jeu telle que conceptualisée par Peter Braunstein. Centrale aux changements de comportement et de perception survenus dans ce qu’on a appelé les sixties, elle procède d’un nouveau point de vue sur la vie, les relations et les transmissions. Il explique ce glissement : « [a] more inclusive, ecumenical notion of youth as state of mind undergirded the blossoming culture of rejuvenation that facilitated rapid adult assimilation of youthful ideas and lifestyles »19. De cette exaltation de la jeunesse découle une forme de dérision à l’encontre de tout ce qui était précédemment considéré comme sérieux (comme l’information ou la formation d’une identité de genre ou de classe stable), et une manière de vivre comme un personnage de fiction (comme les héros de la culture jeune alors si omniprésente dans l’espace public et médiatique). L’hédonisme et la validation sociale et personnelle du désir sont mis au premier plan. Bien plus, cette attitude, à l’origine sous-culturelle et minoritaire, s’étend à toutes les couches de la société.
Les magazines doivent s’adapter à ce nouveau lectorat et reprendre à leur compte ce renversement des valeurs. Ils séduisent en promouvant dynamisme et souplesse, sans s’engager en profondeur. Au même moment, les interactions entre les journalistes et les « consommateurs » sont de plus en plus fréquentes, puisque les magazines essaient d’émuler leurs lectrices et que celles-ci les imitent à leur tour. Les frontières entre ces interlocutrices deviennent de plus en plus floues. En effet, d’après Jennifer Craik, les magazines féminins, et donc ceux de mode, deviennent moins dogmatiques et plus interactifs dans les années 1960. « They were […] encouraging their readers to participate in the pages of the magazine—for example through letter pages, diverse advice columns, reader makeovers, and fashion features »20. Ce changement est palpable jusque dans des magazines haut-de-gamme et précédemment très exclusifs comme Vogue et Harper’s Bazaar. C’est pourquoi ces publications mentionnent de plus en plus fréquemment « the real women » comme leur cœur de cible, et ambitionnent de traiter de ses préoccupations – qu’il s’agisse d’une mode accessible, d’une bonne gestion de la famille ou d’une connaissance plus approfondie des actualités culturelles.
Les lectrices des magazines de mode deviennent ainsi paradoxalement plus actives dans leur relation avec ceux-ci – ce qui s’expliquerait par le contexte sociopolitique – et moins appliquées dans leur approche de ces titres et de leurs productions, tant textuelles que visuelles. Le goût de la nouveauté, la multiplication des propositions dans les productions des magazines pourraient donc répondre à cette double demande, à laquelle les magazines s’adapteraient, une nouvelle fois, remarquablement rapidement. Il leur faut effectivement rentrer dans cette relation d’engagement avec leur public. Cela s’effectue en proposant des formes esthétiques cristallisant un « moment » et assorties d’un discours de la nouveauté. Il s’agit de séduire encore et toujours ; une tâche apparemment facilitée par la légèreté ambiante.
L’engagement dans ce jeu, dans cette parade, s’explique aussi parce qu’outre le lectorat le paysage commercial de la presse évolue. Un lectorat de classe supérieure ne semble plus suffire à Vogue et Harper’s Bazaar, dont les dépenses sont aussi de plus en plus extravagantes21. Si leurs colonnes s’ouvrent à de nouvelles expérimentations, c’est que ces titres courtisent clairement un lectorat jeune et plus varié socialement, qui résonne aussi avec l’idéal féminin de l’époque.
De fait, les « empires » de presse qui explosent dès la fin des années 1940 (dont certains, comme Condé Nast, bénéficient alors de plusieurs décennies d’existence et de rayonnement22) n’hésitent pas à recourir à des techniques de plus en plus inspirées de la publicité, avec qui leurs liens sont avérés, pour vendre d’une part, mais aussi pour adapter leurs contenus aux nouvelles demandes des publics. « The strategies of magazines became more precise as techniques of market research were borrowed from the advertisers and used to characterise the profile, lifecycle and consumer patterns of the reader », nous dit Jennifer Craik23, ce qui correspond bien à la segmentation croissante, et surtout genrée, en marchés de plus en plus ciblés (les adolescentes, les femmes au foyer, etc.), elle-même issue du mass-marketing, relevée par Lisbeth Cohen24. L’apparente spontanéité des innovations esthétiques semble en réalité relever du calcul dans un jeu de désir de plus en plus calibré.
De ce fait, les critiques accusant les magazines d’un engagement de surface sont d’autant plus convaincantes car elles recoupent la dimension commerciale qui fonde les magazines de mode. C’est ce que Berger relève dès les années 1970 en théorisant le « glamour », reposant sur un désir envieux (notamment en termes de classe), comme moteur de la production visuelle de la publicité25. Hilary Radner de son côté, disserte longuement sur la « Single girl » et la réelle nouveauté introduite par cette figure jeune, active et célibataire, avant de conclure qu’en réalité ce modèle est, par définition, biaisé :
with the proper cultivation of the face and body through the use of consumer products, all women can improve themselves. Only the camera, however, that renders them not ‘themselves’—only reflections, shadows, traces—can capture beauty, a beauty that is ultimately inhuman, a technological invention. […] The Single Girl […] ‘buys’ a certain look that is presented as both immutable (an ideal) and the result of the purchase and use of goods that are, by their nature evanescent, ever-changing. The Single Girl is ‘free’ to consume but her ‘freedom’ is constrained by the field of consumer culture itself, in which consumption is the single imperative.26
Elle démontre que le magazine doit effectivement vendre un rêve, lequel, pour rester vendeur, doit aussi rester inaccessible, quoique toujours en mouvement, toujours plus neuf, plus surprenant, plus séduisant. Fondant le système économique de la presse magazine, ce fonctionnement qui permet l’achat régulier se retrouve au centre de la production des images qui le composent. Le désir mimétique et réflexif d’atteindre cet idéal opère dans un cadre qui lui interdit en fait de se résoudre.
Si les images de mode se font légères, elles entraînent les lectrices, séduites, dans une relation dialectique qui les engage en fait profondément. Elles sont interpellées par des questions identitaires qui semblent refléter les leurs, mais les modèles présentés se transforment plutôt, par leur multitude, en un « simulacre » tel que théorisé par Baudrillard27. À l’heure de la « culture de masse », ainsi que le relève Edgar Morin (puis Gilles Lipovetsky), la multiplication des modèles pousse à les contempler d’une manière de plus en plus compulsive. Les magazines, coulés dans ce moule, établissent en fait avec leurs lectrices une relation déséquilibrée, qui prend parfois (souvent ?) la forme d’une fascination, en tension entre l’ancrage physique et le fantasme qu’ils cherchent à provoquer : « [Ce] mouvement, hypnotique et pratique, […] entretient ou excite les besoins praticables, et finalement adapte l’homme aux processus dominants. Mais il faut concevoir aussi l’autre éventualité, où la culture de masse bloque réciproquement le réel et l’imaginaire dans une sorte de somnambulisme permanent ou de psychose obsessionnelle »28.
Si cela explique la relation de plus en plus hypnotique que les lectrices entretiennent de manière croissante avec les images de mode, il s’agit toujours d’un jeu de séduction. Comme ne manque pas de le souligner Eugenie Shinkle, il s’effectue d’abord avec l’appareil photo, puis avec soi, et finalement, avec le consumérisme29. Elle observe aussi :
The playful body in fashion photography emerged alongside the increasing standardization of fashionable dress, and indeed of the body itself […] Images of the playful body offered the viewer the chance to act as a creative agent—to experience the body not simply as a sign, but as an affective instrument, and to experience the image not simply as a representation, but as a mode of feeling.30
Shinkle identifie ici un élément essentiel au jeu de séduction proposé par les magazines à leurs lectrices : « l’affect », c’est-à-dire le fait que la contemplation d’un corps provoque une réaction directe, affective chez chaque lectrice. Cette interpellation les rend actives dans la compulsion des images et leur permet d’entrer dans ce jeu. Elle souligne aussi la récupération opérée par les producteurs de ces images (dans cet exemple, de l’innovation que représente le mouvement imprimé au corps du mannequin) qui nous renvoie à l’adaptabilité du capitalisme comme système. Cette « récupération », d’abord théorisée par Dick Hebdige en 197731, est donc double. D’abord esthétique et formelle, elle est aussi une forme de popularisation d’idées nouvelles – celle de la femme au corps libéré, à travers un mouvement physique d’abord radical. Ces idées sont ainsi diluées, et donc contrôlées par leur (re)mise en relation avec des traditions ou, pourrait-on dire, des mythes fondateurs (ici, la liberté et le mouvement vers l’avant comme éléments-clés du capitalisme américain).
Nous pouvons donc dégager plusieurs enjeux centraux à la relation, moins contraignante mais plus investie, qui s’établit entre les magazines de mode et leurs lectrices : la confirmation de l’importance du corps comme support du désir, qui devient dès lors la raison d’être même de l’image de mode ; son intégration à un système de modèles culturels forts, de matrices (progressivement vidées de leur sens) qui ancrent ces récits dans un imaginaire partagé, d’abord supposé puis modelé par ces images de mode ; enfin, l’émergence de l’affect comme levier provoquant l’engagement des lectrices dans un jeu de séduction, à la fois visuel et narratif, dont il leur est ensuite difficile de se dégager.
Tous ces éléments contribuent à expliquer le succès des images de mode dans un contexte donné, mais participent également, avec les formes nouvelles mentionnées plus haut, à créer un système qui leur est propre, extrêmement fiable dans son réseau citationnel et sa réactivité, ce qui leur donne un pouvoir qui s’inscrit dans la durée.
Le pouvoir que les images de mode gagnent dans les années 196032 repose sur une forme de séduction directement visuelle. Il recouvre néanmoins des enjeux particulièrement forts en termes de reconnaissance(s), de négociation et de médiation.
Pour parler ainsi de « système », il nous faut revenir sur les éléments qui le composent, qui sont à la fois extérieurs et profondément autonomes. De fait, pour séduire, il faut que les magazines de mode formulent des propositions esthétiques plaisantes, à la fois familières, intemporelles et innovantes. C’est dans ce but que les images de mode se nourrissent d’abord d’éléments exogènes, issus d’autres traditions de représentation (décors, poses, cadrages...33) remontant à plusieurs siècles ou relevant d’un certain air du temps, avant de les digérer et de les répéter. Ces influences qui les traversent fondent le système des images de mode, qui, plus que de refléter flux et réseaux créatifs, les croise et les fait dialoguer34.
De fait, on retrouve, dans les images des magazines de mode des années 1960 et jusqu’à aujourd’hui des références à une certaine tradition visuelle occidentale et dominante, à travers des figures féminines récurrentes. D’« exotiques » Créoles ou Égyptiennes renvoient régulièrement au XIXe siècle et aux clichés baudelairiens ; l’obsession pour les motifs romantiques (la nuit, la nature) se perpétue via le travail d’Edward Steichen ; la « Single Girl » évoque en réalité la Gibson Girl du tournant du siècle et la Garçonne des années folles, et ainsi de suite. Ces réitérations sont fortement ancrées dans un imaginaire partagé fait de références culturelles ici évoquées et d’archétypes culturels (principalement genrés), déjà popularisés par la presse ou le cinéma, et qui continuent ainsi de se renforcer35.
À ce titre, la série « This Summer: Be a Sun Creature » par Franco Rubartelli (Vogue, mai 1966) est exemplaire36. Deux doubles pages mettent en scène une femme allongée sur le dos. Sur la première image, vêtue d’un bonnet de bain et d’une combinaison d’écailles en plastique aux reflets verts et violets, la sirène des temps modernes Veruschka (mannequin) flotte sur l’onde comme l’Ophelia de Millais. Un encadré en haut à droite la présente vêtue d’un maillot de bain en plumes dont la couleur se confond avec sa peau, offerte sur le sable. La légende nous informe des multiples choix qui s’esquissent pour l’été : « Wild? Quite wild. Serious? No. Both notions of something to be this summer—besides one’s self—are Veruschka’s ». Sur la double page suivante, Veruschka, toujours sur le sable (d’une plage ou d’un désert) revêt un monokini imprimé « guépard », fantasme orientaliste souligné par le col qui enserre son cou comme les fers de l’esclavage. Dans l’encadré, nue mais recouverte des taches d’un léopard, elle est à genoux, très droite, la tête toujours recouverte d’une coiffure plaquée et le col d’un lourd collier-plastron dans une évocation incongrue d’un pays d’Afrique inventé de toutes pièces, mais « lisible » pour les lectrices.
La dichotomie fondatrice de l’image de mode, déjà évoquée, entre l’art et le commerce37 (deux mondes qui tendent alors à se rapprocher38, en particulier dans la photographie de mode39) semble ainsi se résoudre par des emprunts aussi bien à la tradition qu’à la nouveauté. Si la relation de la mode, et en particulier de l’image de mode, avec l’art est déséquilibrée (car c’est l’art institutionnel qui apporte à l’image de mode une légitimité, et très rarement l’inverse40) et si la publicité adopte à son tour les formes dictées par la photographie éditoriale41, Jonathan Schroeder défend les riches possibilités qu’offre l’étude de leurs croisements, car ils ont « the power to recontextualise and reframe photographic images »42, les éclairant sous un jour nouveau.
Ces croisements sont multiples et opèrent à plusieurs niveaux. Au-delà des liens de la figure tutélaire d’Andy Warhol avec le monde du textile et de la publicité, qui ont été amplement discutés43, Sara Doris remarque que les principales caractéristiques du Pop Art se retrouvent dans la mode : la créativité nourrie d’influences diverses rapidement recyclées, la cooptation décomplexée du consumérisme et la dé-hiérarchisation qu’elle induit, et une nouvelle sensibilité, articulée par Susan Sontag (dans l’essai « One Culture and the New Sensibility ») comme infusée d’ironie, de nostalgie et d’une fascination avouée pour l’éphémère44. Dans la photographie de mode, à partir des années 1960, ces caractéristiques se traduisent visuellement par l’accélération du rythme des tendances, par des références de plus en plus fréquentes à des époques antérieures ou par un décalage soigneusement mis en scène. Dans la série intitulée sans aucune ironie « Looks Men Like at Home » par Horst45 des jeunes femmes conquérantes ou mutines posent, contorsionnées, vêtues de tenues ressemblant à des combinaisons spatiales, dans ce qui semble être un entrepôt abandonné mais qui se révèle être la galerie Sidney Janis, devant des pièces de Vasarely ou de George Segal (une curieuse sculpture d’homme en plâtre, le dos vouté, disposée devant un ascenseur condamné), ou devant des tableaux « Pop » de Tom Wesselmann. Au-delà de la simple présence des œuvres, la mise en scène, le cadrage et l’éclairage donnent l’impression d’avoir pénétré dans un autre monde, celui de l’art, étrange mais familier car s’étalant aux premières pages de la presse – un concentré de modernité où corps, vêtements, œuvres et injonctions contradictoires sont mis sur le même plan et invitent la lectrice à participer à cette célébration intime.
En plus des formes, les images de mode des sixties empruntent également les mécanismes mis en lumière par le Pop Art. L’insistance sur la surface de la page comme lieu privilégié de l’expression, et la répétition sérielle de modèles féminins, ont pour résultat « l’iconisation »46 croissante de l’image de mode. À travers ce processus, celle-ci se multiplie, ce qui dilue son pouvoir de surprendre, mais renforce sa légitimité. Ainsi, la page de magazine devient un espace ambigu, en tension dans un équilibre entre sa fonction de plaire (héritée de son aspect commercial) et celle de déranger (héritée de ses liens avec l’avant-garde artistique de l’époque, et de la provocation caractéristique du contexte social dans lequel elle émerge). Cet espace est surtout multiple, parvenant à réconcilier toutes les fonctions de l’intime, du public, du collectif et du performatif. Séduisant par cette ambiguïté, le système qui en émerge devient totalement autonome car il semble ouvrir à travers sa facilité à manier la citation une multitude de possibilités visuelles.
L’image de mode, on vient de le voir, puise dans des formes connues et intégrées pour les décliner ensuite à l’infini. Familières, rassurantes, elles se livrent à un jeu de rappels formels à travers un réseau référentiel qui devient propre aux magazines, et qui continuera à les nourrir. Audrey Hepburn présente un bon exemple de ce phénomène. Hantant les pages des magazines de mode, d’abord parce qu’elle incarne le type de la brune piquante et gracieuse, elle devient ensuite elle-même un modèle imité voire singé dans son style, ses traits et sa silhouette par les stars du jour ou par des mannequins anonymes – symbolisant la fraîcheur des années 1960 en même temps qu'une élégance un peu surannée.
De telles résurgences semblent relever du « surgissement des images » formulé par Georges Didi-Huberman. Informé par les « migrations » et les « survivances des symboles » mises à jour par Aby Warburg dans son Atlas Mnémosyne47, ce concept met en mouvement et en résonance les images dans l’espace et le temps, permettant d’expliquer la longévité de certaines représentations, comme d’en élargir les interprétations. Ainsi, les récurrences endossent-elles de nouvelles significations au fil du temps, qui se répondent et se confortent.
Par ailleurs, selon la « logique référentielle » du « déjà-vu » qu’explicite Clément Chéroux dans son essai sur l’intericonicité, le retour de certains motifs, pourtant réactualisés, participe d’une « standardisation de la mémoire » dont il nous rappelle qu’elle est constitutive du processus médiatique48. En effet, « [l]’image initiale n’a pas entièrement disparu sous la nouvelle. Elle est, la plupart du temps, bien présente et même mise en évidence par un système de renvoi, d’association, voire d’hybridation »49. À travers les marqueurs immédiatement reconnaissables que sont les figures évoquées plus haut, ou encore celles de la passante, de la Parisienne ou de la ‘all-American girl’ qu’on retrouve très fréquemment dans des séries photographiques éditoriales, les images de mode des magazines s’inscrivent dans cette tradition de superposition visuelle qui renvoie en fait à ses propres traditions.
Cependant, si ce système séduit, c’est justement parce qu’il convoque le familier en semblant le renouveler, mais en le canalisant. La dimension « kaléidoscopique »50 de telles déclinaisons devient alors le fondement de la fascination déjà évoquée pour l’inaccessible incarnation, qui se trouve à la convergence de l’icône et de la consommation compulsive du soi. Ce jeu de miroir est analysé par Agnès Rocamora comme un regard apparemment multipliable à l’envi(e)51 :
Quand elle regarde l’image d’une femme regardée [par le ‘regard’ masculin internalisé d’une part, et par l’appareil photographique souvent tenu par un homme de l’autre], c’est aussi elle-même que la lectrice regarde, car, comme le note Berger (1972, p. 46) « l’examinateur et l’examiné » sont les deux constituants de l’identité féminine. […] Regardées, les femmes sont aussi celles qui se regardent elles-mêmes, mais regardent aussi les autres femmes, sur lesquelles les lectrices peuvent, grâce aux images de mode, exercer l’œil du voyeur en en occupant la position.52
Le vertige de la pulsion scopique, inhérent à toute image, est donc décuplé par la superposition de ces images en renvois et de ces regards en miroir.
Outre la compulsion consumériste et narcissique, osons avancer qu’on peut également trouver des racines à ce système citationnel dans la tradition moderniste. Le Modernisme représente pour la photographie de mode, à la recherche de validation artistique, un modèle de pureté (comme pour beaucoup d’autres mouvements lui ayant emboité le pas, qu’ils s’inscrivent en parallèle ou en opposition). Dans cette matrice, le turn ou le trope, le fait de tourner et de retourner une expression dans tous les/ses sens est au cœur du dispositif d’expression artistique53, alors prise dans la crise de la représentation – la répétition étant à la fois nécessaire pour se rapprocher du dicible et impossible. Dans les images de mode des années 1960, marquées par ce fonctionnement mais aussi par un contexte qui voit le triomphe de la représentation plutôt que de sa crise, la répétition persiste mais représente une finalité plutôt qu’un moyen. Ainsi, la crise ne semble pouvoir se résoudre car le cycle n’est pas destiné à avoir de fin. Alors que ses représentations se (re)tournent et tournoient, à l’intersection de ces pulsions voyeuristes, c’est bien le système des images de mode qui se complait à se regarder, à se mettre sans cesse en scène.
Notons cependant que le cycle continu mais fermé des images de mode n’empêche pas, on l’a vu, l’intégration de nouveaux éléments à son système citationnel. Là encore, la recherche de cette nouveauté procède d’un ancrage traditionnel (modernité rimbaldienne ou ruptures modernistes) mais est aussi symptomatique du capitalisme industriel54, de son renouvellement constant et de son adaptabilité, le tout se fondant et se dissolvant au fil des répétitions iconiques.
Finalement, ce système fonctionne, on l’a vu, parce que les lectrices y prennent part en consultant ces images de manière durable et finalement engageante. Nous avons plusieurs indices sur ce qui les y pousse. Pour Agnès Rocamora, le plaisir tiré de ces images est aussi littéral :
Plaisir d’entrer dans la peau du voyeur donc, mais plaisir également de se projeter dans celle de la passante et donc dans les vêtements qu’elle porte. En effet, la lectrice regarde une femme, en laquelle elle peut peut-être se voir, mais aussi des matières, des couleurs et des formes qui, contextualisées dans le décor urbain, sont dotées d’une réalité empirique pouvant devenir sienne, un dynamisme sensuel que le mouvement des corps photographiés leur transmet tout en leur donnant vie.55
C’était déjà ce que semblait indiquer Eugenie Shinkle en parlant du corps représenté comme un agent de sensibilité. L’« affect » alors convoqué est peut-être la conséquence la plus importante de l’introduction de nouvelles formes visuelles depuis les années 1960. Ces modèles, plus proches, plus saisissants aussi car ils s’adressent aux lectrices directement dans une relation dialectique, provoquent des stimuli visuels puissants qui relèvent également d’une dimension sensorielle. L’appel aux sens est par ailleurs aussi la conséquence d’un glissement de la promotion d’un vêtement à celle d’un style de vie (lifestyle) inaccessible, comme le fait remarquer Stuart Ewen56. Ici donc, l’élément commercial de ce capitalisme de plus en plus dévorant, immatériel est couplé à l’élément sensoriel d’une représentation « touchante ». L’image prend alors potentiellement une vie propre, qui en appelle à chaque lectrice de manière individuelle. Peter Schwenger57 parle alors d’« agency » de l’image, créant à son tour des « afterimages » (persistances d’images) dans l’inconscient. W. J. T. Mitchell, se penchant sur la « relationalité » (relationality) qu’établissent les images et le public, fait quant à lui la distinction entre « pictures » et « images », ces dernières indestructibles et continuant à impacter les spectateurs après la disparition des premières58.
Ces conditions réunies permettent au système des images de mode de fonctionner pleinement dans un dispositif médiatique (au sens de médiateur) unique qui contribue à expliquer son succès, sa puissance et sa longévité. En effet, à travers cette autonomie acquise (qui les légitimise comme système propre), les images de mode permettent aux lectrices de se mettre en relation avec le monde extérieur. La négociation qui s’opère au travers des pages concerne à la fois la relation avec la réalité, avec les autres et avec soi-même. Toujours selon Stuart Ewen, le style est une manière d’interagir, sous le regard de chacun, avec une réalité contradictoire, tiraillée entre le quotidien ordinaire et l’aspiration mise en avant par ces images. Leslie Rabine se penche quant à elle sur le malaise provoqué par ces représentations irréalistes. L’élément stylistique y est poussé à son paroxysme sous la forme de la théâtralité de la mise en scène, qui efface effectivement la frontière entre la réalité et le fantasme :
Fashion photography, which depends on the reified status of woman, produces an image that denies its premise, and through the derealized yet super-real effect of photography, projects through feminine viewers the sense of invulnerability and exuberant feminine sexual power that they can dramatize through their bodies.59
Elle s’inspire ici du travail de Marie-Ann Doane sur la mascarade au cinéma60 qui permettrait d’opérer une distanciation avec l’image61, pour le meilleur ou le pire…
Les conséquences de la fascination opérée par les images de mode sur leur lectorat féminin sont finalement négatives d’après ces deux critiques féministes (consumérisme, réification). Reste que l’affect susmentionné parvient néanmoins à toucher les lectrices directement. Il peut ainsi outrepasser les discours de l’industrie de mode qui naturalisent (nécessairement a posteriori) cette fascination, à travers ce que Janice Cheddie qualifie de « common-sense discourse of fashion mythology »62. Peut-être un tel affect est-il capable de cibler le personnel au sein de l’universel auquel il aspire, et ainsi de permettre une réappropriation de la fascination provoquée par les images de mode.
Ayant nous-même effectué un parcours cyclique, que nous espérons cependant ouvert, il nous faut conclure de ces différentes modalités de la séduction déployées dans les magazines qu’ils sont en fait des espaces d’échange, de croisements, soit le point de départ essentiel de toute séduction.
S’ils offrent ce contact, c’est d’abord parce qu’ils représentent, comme nous avons essayé de le démonter, un espace flottant – entre un moment historique et géographique et une toile psychologique prête à peindre ; entre les formes institutionnalisées de l’art et l’omniprésence de l’esthétique dans un monde capitaliste ; entre des relations de domination et une négociation toujours possible. C’est ensuite la flexibilité du support (accessible en kiosque, mais aussi dans la vie de tous les jours grâce aux nombreux détournements et, de plus en plus souvent, au musée) qui en permet la circulation, et par-là même la consolidation de ce système d’images complexes. Ceci soulève alors d’autres questions, politiques par exemple en ce qui concerne l’accessibilité d’un imaginaire partagé mais inégalement distribué63, ou bien des questions d’occupation de l’espace (public ou marchand ?), de visibilité, de positionnement du citoyen comme consommateur… D’ailleurs, Agnès Rocamora estime que cet espace fictionnel, de projection, est également un espace dont la dimension potentiellement menaçante est effacée par la médiation effectuée par le magazine.
Les contacts n’effacent donc pas les tensions, mais pas non plus la possibilité de leur(s) résolution(s), individuelle(s) comme il se doit dans un système capitaliste, mais peut-être aussi collaborative(s), car le système décrit ici devient, on l’a vu, participatif (tout comme l’art et les mouvements sociaux à la même période). Margaret Maynard nous rappelle que :
the fashion photograph is considered not as a stand-alone artwork but as an ‘incomplete utterance’ : a representation which is continually reframed by outside factors such as editorial policy, technical apparatus and the often conflicting opinions of the various creatives involved in its production.64
La médiation offerte par l’image éditoriale s’effectue à travers une séduction complexe, à la fois personnelle et collective. Cette image est loin d’être la seule forme que prend la séduction de la société d’hyper-consommation et d’hyper-esthétisation, et les magazines de mode sont loin d’être les seules plateformes où s’articule le désir. « It is appropriate to think of consumer culture as fundamentally mediated – that is, shaped, defined and constructed by a variety of media technologies and tools of communication, and as taking shape in a range of media texts and images »65, nous dit Mehita Iqani. Cependant, l’image éditoriale qui, d’après Philippe Garner, est véhiculée de manière la plus appropriée au sein de ces ensembles que sont les magazines, apparaît au fil de cette étude comme un objet unique, par la fragilité des barrières entre tous les genres dont elle se réclame, et par l’équilibre qu’elle parvient à atteindre entre tous en proposant une image séductrice, désirable dans un contexte donné – car, ainsi que nous le rappelle Erin Mackie :
No clear line between the production and consumption of fashion exists. The fashion system is a complex network; its effects may be readable only in local and momentary contexts. Once read, its messages have broad implications for a culture far from just and for subjects far from empowered.66
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1 Les commentateurs de la modernité industrielle, Tarde, Simmel et Veblen relient la mode, le nouveau, l’imitation sociale, la visibilité, la distinction. Voir G. Tarde, Les Lois de l’imitation ; G. Simmel, Philosophie de la mode et T. Veblen, The Theory of the Leisure Class.
2 Une question néanmoins passionnante, voir par exemple K. de Perthuis, « The Synthetic Ideal the Fashion Model and Photographic Manipulation ».
3 Les images éditoriales sont les images produites par et pour les magazines, par opposition aux images publicitaires et aux supports de communications, insérés plus tardivement dans la maquette.
4 Pour Brian Moeran, ces deux éléments sont les moteurs d’un magazine de mode. Voir B. Moeran, « More Than Just a Fashion Magazine ».
5 Voir G. Lipovetsky, L’Esthétisation du monde.
6 Voir I. Fang, A History of Mass Communication et M. Chapman, « Magazines, Modernity, and the Middle Class ».
7 Voir R. Barthes, Système de la mode et P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Le Couturier et sa griffe » puis J. Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe ; G. Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère ; et F. Davis, Fashion, Culture and Identity.
8 Nous faisons ici référence au gaze théorisé par les féministes. Voir L. Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema ».
9 Voir, entre autres, G. Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère.
10 Voir B. Remaury, Marques et récits.
11 J. Rifkin in O. Assouly, « L’Immatériel ou le capitalisme comme consommation de soi », 12.
12 G. Lipovetsky, « La Société d’hyperconsommation ».
13 O. Assouly, « L’Immatériel ou le capitalisme comme consommation de soi », 13.
14 La notion d’immatériel renvoie ici à l’idée que le produit (le bien matériel) disparaît derrière ses images et/ou derrière les propriétés qu’on lui prête.
15 A. Gorz, L’Immatériel, 64.
16 O. Assouly, op. cit., 15-16.
17 Hiro, photographe de mode américain d’origine japonaise, est principalement connu pour sa fructueuse collaboration avec la magazine Harper’s Bazaar, dont il fut « photographe attaché » de 1956 à 1975.
18 Voir D. Warren, « Commercial Liberation ».
19 P. Braunstein, « Forever Young, Insurgent Youth and the Sixties Culture of Rejuvenation », 248-249.
20 J. Craik, The Face of Fashion, 52.
21 Voir F. Monneyron, La Photographie de mode, 59-64.
22 Le groupe Condé Nast est fondé en 1909 aux États-Unis. Au sujet des grands goupes de presse, voir E. M. Noam, Media Ownership and Concentration in America.
23 J. Craik, op. cit., 52.
24 L. Cohen, A Consumers’ Republic, 315.
25 J. Berger, Ways of Seeing, ép. 4.
26 H. Radner, « On the Move », 199.
27 Voir J. Baudrillard, Simulacres et simulation.
28 E. Morin, L’Esprit du temps, 274.
29 E. Shinkle, « Playing for the Camera », 176-179.
30 Ibid., 181-182.
31 Voir D. Hebdige, Subculture: The Meaning of Style.
32 Un pouvoir qu’elles acquièrent aussi notamment grâce à des moyens techniques qui permettent leur diffusion à très grande échelle pendant l’après-guerre.
33 Voir, par exemple, S. Holschbach, « The Pose: Its Troubles and Pleasures » sur la persistance des poses héritées du théâtre du XIXe siècle dans la photographie.
34 E. Currid, The Warhol Economy, 18-36.
35 Voir, entre autres, L. Rugerrone, « The Simulated (Fictitious) Body » et A. Rocomora, « La Femme des foules » (sur la figure de la passante).
36 Vogue, mai 1966, « This Summer, Be a Sun Creature... » par Franco Rubartelli :
https://www.vogue.com/article/from-the-archives-fashion-photographer-franco-rubartelli-veruschka-1960s-supermodels
37 Voir S. B. Kim, « Is Fashion Art? ».
38 Voir Y. Renaud, « L’Art en régime libéral ».
39 Comme l’atteste la patrimonialisation croissante de la photographie de mode à partir des années 1960, et son entrée dans les collections muséales, par exemple.
40 A. Kraus-Wahl, « Between Studio and Catwalk », 22.
41 E. Shinkle, Fashion as Photograph, 13.
42 R. Goldman et S. Papson in J. Schroeder, « Édouard Manet, Calvin Klein and the Strategic Use of Scandal », 38.
43 Voir S. Doonan, Andy Warhol: Fashion.
44 S. Doris, Pop Art and the Contest over American Culture, 156-158.
45 Vogue, novembre 1966, « Looks Men Like at Home » par Horst P. Horst :
https://pleasurephoto.wordpress.com/tag/look-man-like-at-home/
46 Il s’agit ici de transformer des figures (féminines) en icônes à travers leur reprise par de nombreuses images. Voir C. Bernard, « Spectres d’Andy Warhol ».
47 G. Didi-Huberman, « La Condition des images », 6-7.
48 C. Chéroux, « Le Déjà-vu du 11-Septembre », https ://etudesphotographiques.revues.org/998.
49 Ibid.
50 J. Morère, « Intericonicity in Disguise in Madame Yevonde’s Goddesses Series and Cindy Sherman’s History Portraits/Old Masters », https ://erea.revues.org/4659.
51 Elle se réfère ici à Laura Mulvey et à son analyse cinématographique du male gaze et du voyeurisme, appliquée à la photographie de mode.
52 A. Rocamora, « La Femme des foules », 117.
53 Voir C. Savinel, « Wallace Stevens : la Crise à la lettre C ».
54 S. Ewen, All Consuming Images, 2-3.
55 A. Rocamora, « La Femme des foules », 117.
56 S. Ewen, op. cit., 2-3.
57 Voir P. Schwenger, Fantasm and Fiction.
58 Voir W. J. T. Mitchell, What Do Pictures Want ?.
59 L. Rabine, « A Woman’s Two Bodies », 66.
60 Voir M-A. Doane, « Film and the Masquerade ».
61 Notons que le traitement de la célébrité, et des actrices en particulier, est lui hyper-réel, ce qui contribue, d’après Mehita Iqani, à renforcer les stratégies de séduction de la société de consommation à travers tous les supports et les médias. Voir M. Iqani, Consumer Culture and the Media, 82-100.
62 Voir J. Cheddie, « The Politics of the First ».
63 Voir J. Rancière, Le Partage du sensible.
64 E. Shinkle, op. cit., 7.
65 M. Iqani, Consumer Culture and the Media, 4.
66 E. Mackie, « Fashion », 148.