Résistance de l'humain dans Cloud Atlas de David Mitchell et Never Let Me Go de Kazuo Ishiguro

Machinal Hélène

Université de Bretagne Occidentale — EA 4249, CEIMA/HCTI

    1. La littérature contemporaine comprend un certain nombre de romans qui mettent en scène un futur de l'humanité. Quoi de neuf a priori puisque l'on pourrait remarquer que les grands classiques de la science fiction que sont les œuvres de Orwell, Huxley ou Zamiatine nous ont déjà fait pénétrer dans des mondes dystopiques. La nouveauté réside cependant dans un affranchissement des cadres génériques (ceux de la SF, mais pas uniquement) et dans une indistinction entre futur et présent qui déclenche un processus de « défamiliarisation » propice à la mise à distance préalable à la réflexion. Ces textes ont en effet en commun une réflexion sur l'humain, opérée par la mise en regard de l'humanité et d'une post-humanité. La littérature britannique contemporaine s'inscrirait dans une réflexion entre un avant et un après, qui seraient séparés par le pivot d'une nouvelle révolution épistémologique, celle d'un horizon post-humain.

    1. Les deux romans retenus pour engager une réflexion sur l'humain, mettent en scène une post-humanité qui ne se décline pas sur le même mode. Il conviendra donc de dégager les spécificités des deux romans pour comprendre les enjeux du post-humain dans chaque cas, et partant, la réflexion sur l'humain induite par la mise en écriture du post-humain. Car c'est finalement de l'humain qu'il s'agira dans cette étude, l'humain en tant que dernier bastion de résistance à une vision globale, futuriste (voire prophétique), uniformisante et réductrice de l'être humain dont le post-humain est une projection possible. Entre « bio-catastrophisme » et « techno-prophétie », pour reprendre les termes de Dominique Lecourt1, l'horizon d'une post-humanité déclenche des possibles où la réflexion sur l'humain met en tension le singulier et le collectif, l'individu et la communauté, tout en tentant de dire l'indicible et l'inimaginable, à savoir un après de notre condition finie de mortels.

    1. Comme les fins de siècle qui l'ont précédée, la fin du XXe siècle est marquée par la publication d'un certain nombre d'œuvres littéraires qui mettent en fiction un futur en rupture avec l'expérience présente et actuelle de l'humanité. Cloud Atlas de David Mitchell et Never Let Me Go de Ishiguro s'inscrivent dans cette tendance. Justifier le choix de ces deux romans peut nous donner l'occasion d'évoquer d'autres œuvres qui participent du même phénomène. Précisons pour commencer que nous excluons volontairement les textes qui relèvent de la science-fiction puisque cette dernière implique d'emblée une visée spéculative où science et technologie seraient effectivement devenues les références à l'aune desquelles l'humanité se pense. En revanche, on voit apparaître depuis quelques années des textes qui fonctionnent sur le mode de la « déréalisation2 ». Nous entendons par-là que l'ambiguïté même du texte de fiction y est inscrite et que la relation lecteur/texte devient un enjeu de réflexion sur la construction ou la déconstruction d'une réalité. Ces textes s'inscrivent par ailleurs dans la continuité de la tradition fantastique, tradition renouvelée par le roman postmoderniste.

    1. Un exemple de ce processus de déréalisation pourrait se trouver dans l'un des romans de Kazuo Ishiguro, The Unconsoled, qui, justement, repose sur l'incapacité du narrateur à s'ancrer dans une réalité quelle qu'elle soit. D'autres exemples peuvent se trouver dans les romans de Patrick McGrath qui mettent en scène des personnages construisant un sens fallacieux de la réalité, imposé au lecteur sans que ce dernier ait nécessairement les moyens de déconstruire l'illusion fictive qui lui est proposée3. Dans ces exemples, la question d'une post-humanité n'entre pas en jeu, mais le processus de déréalisation que nous allons retrouver dans les exemples suivants est déjà à l'œuvre.

    1. Matin Amis propose dans son roman Other People un cas de déréalisation qui touche un personnage ayant perdu tout type de repère cognitif. Mary évolue dans un monde qui ne fait absolument pas sens car elle est privée de toute référence à quelque réalité connue que ce soit. Cette indétermination cognitive situe l'humain hors de tout cadre référentiel et produit sur le lecteur une perte de repère qui le place dans un vide particulièrement déstabilisant. On trouve dans Great Apes de Will Self un phénomène qui s'apparente à celui qu'expérimente Amis dans Other People. Cependant, si Self s'inscrit dans la référence c'est toujours avec la distance ironique introduite par la satire sociale qui, dans Great Apes, prend pour cible le monde de la médecine et celui des arts4.

    1. De Other People à Great Apes, on peut observer un déplacement, que nous pourrions qualifier ainsi : de l'être étranger à soi, nous passons à un être étranger au monde qui l'entoure, ou, pour le dire autrement, la perspective ontogénique devient phylogénique. Dans les romans de Will Self tels Great Apes et How the Dead Live, le processus de déréalisation est déclenché par le passage d'un seuil qui fait pénétrer le personnage dans un monde où la référence à l'espèce humaine telle que nous l'appréhendons quotidiennement semble disparaître, mais reste la référence implicite. Great Apes présente un monde où l'évolution des espèces aurait privilégié le singe et non l'homme tandis que How the Dead Live nous fait entrer dans le monde des morts.

    1. Un dernier cas servira de repoussoir pour expliquer les raisons pour lesquelles les romans de Will Self ont été exclus du cadre de cette étude. The Book of Dave propose un schéma narratif qui alterne entre la réalité mimétique et contemporaine d'un chauffeur de taxi londonien et la réalité post-cataclysmique d'un monde qui se serait refondé sur les écrits considérés comme mythiques de ce même chauffeur devenu figure divine et prophétique. La satire est une fois encore dans cet exemple au centre du propos de Self, et elle repose sur le décalage et le rapprochement que fait inévitablement le lecteur entre ce personnage prosaïque et névrotique de chauffeur de taxi et les prophètes bibliques, plus particulièrement Jésus-Christ, lui aussi à l'origine d'une refondation religieuse. Le cas de The Book of Dave permet cependant d'introduire le motif d'une communauté post-cataclysmique, que nous allons retrouver dans Cloud Atlas de David Mitchell.

    1. Cloud Atlas et Never Let Me Go ont pour point commun de mettre en scène des « répliquants » ou clones qui nous permettent donc plus spécifiquement d'aborder la question des biotechnologies dans une post-humanité. Le champ de notre réflexion doit être circonscrit tant le post-humain ouvre à toutes les spéculations, des plus sérieuses aux plus délirantes. Nous proposons donc une définition par l'exclusion : il ne s'agira pas ici d'évoquer le champ littéraire de la science fiction ; il ne s'agira pas non plus d'aborder celui de l'art contemporain qui, avec des plasticiens tels Orlan et Stelarc, et des théoriciens comme Paul Virilio5 ou David Le Breton6 s'attachent à la sur-signification du corps dans l'art contemporain. La piste littéraire de la SF et la piste artistique de l'art contemporain exclues, nous tenterons de suivre la piste d'une réflexion philosophique sur la nature humaine en interrogeant le passage de « l’utilisation de la nature à la fabrique du vivant7 ».

    1. La période charnière pour dater les prémisses de la réflexion contemporaine sur le post-humain est celle de l'après seconde guerre mondiale. La circulation d'images rendue possible par les progrès technologiques et révélant la réalité des camps de concentration, de même que l'utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki révélèrent la pratique d'un type d'extermination jusqu'alors non envisagée, pouvant conduire à une mort globale de l'humanité (Serres, 2001). Les progrès technologiques n'ont pas cessé depuis, et les champs d'exploration de la technique se sont ouverts au vivant avec l’apparition des biotechnologies en général, et la possibilité du clonage humain en particulier.

    1. L'intelligence et la vie artificielles deviennent alors deux champs d’exploration possibles pour la science mais aussi pour la littérature. Les auteurs choisis pour cette étude les placent en effet au centre de leurs textes en mettant en scène des clones qui sont les personnages principaux du roman de Ishiguro et le fil rouge de celui de Mitchell. Ce n'est pas le procès de la technique ou de la technologie qu'il s'agit d'engager ici mais plutôt une réflexion sur le malaise qu'engendre la création, pourtant fictive, d'un être artificiel. Ce dernier interroge à la fois la singularité individuelle mais aussi les rapports entre système sociétal et sujet dans le cadre de ce que Foucault appelle le « bio-pouvoir8 », un pouvoir politique qui prend pour objet la vie des populations et non pas des individus en tant que tels.

    1. Le dernier roman d'Ishiguro a pour narrateur Kathy, un personnage qui raconte son passé à la première personne dans un temps diégétique spécifiquement situé dans les années 1990. Le lecteur découvre au fil de la narration la singularité d'une narratrice qui se révèle être un clone conçu et élevé pour donner des organes vitaux jusqu'à ce que mort s'ensuive. La particularité du roman d'Ishiguro réside dans l'innocence du personnage-narrateur ; ce dernier se lance en effet dans une quête de la connaissance de soi par la recherche et la reconstruction des différentes étapes qui l'ont mené à une conscience de son identité. Du point de vue de ce narrateur à la première personne, le texte nous donne donc à lire la construction d'un être humain ; ou pour être plus précis, ce qui se définit dans ce processus narratif est une « personne » selon la définition qu'en donne Locke :

Je regarde le mot de Personne comme un mot qui a été employé pour désigner précisément ce qu'on entend par « soi-même ». Partout où un homme trouve ce qu'il appelle soi-même, je crois qu'un autre peut dire que là réside la même personne9.

    1. Pour Locke, une personne ne se conçoit qu'en association avec trois autres termes : identité, conscience et mémoire. Dominique Lecourt résume cette définition ainsi : « Il vise l'être humain individuel, en tant que doué d'une identité réflexive – par conscience de l'identité10 ».

    1. Le malaise que déclenche le roman d'Ishiguro résulte de la position dans laquelle se trouve placé le lecteur (Machinal, 2009). En effet, l'identification au personnage du clone est inhérente au processus narratif de quête identitaire à la première personne et le lecteur se trouve écartelé entre deux types d'affect, d'une part l'empathie déclenchée par la description de l'accès à la conscience individuelle propre à tout être humain, et d'autre part, un sentiment de répulsion, déclenché par la monstruosité que représente le clone dans la négation de l'unicité et de la singularité du sujet qu'il incarne. La tension paradoxale entre des sentiments opposés, décrite au niveau de l'individu lecteur se double d'une tension qui travaille le texte d'un point de vue plus collectif. L'accès à la conscience individuelle s'effectue dans le roman simultanément à la prise de conscience de l'opposition classique du même et de l'autre, même si cette dernière acquiert une dimension particulière. L'accès à la conscience de soi s'opère en effet par un apprentissage de leur monstruosité aux yeux des « autres » et par une acceptation de leur différence vécue comme un état de fait. Le malaise devient alors encore plus palpable, puisqu'ils ne se rebellent pour ainsi dire pas. Le lecteur découvre ainsi qu'il est exclu du même et qu'il appartient à cette entité indéfinie et autre, effectivement appelée « them » dans le roman, cette majorité silencieuse qui a laissé faire et fermé les yeux sur les conséquences éthiques du clonage à visée thérapeutique.

    1. Le lecteur devient aussi dans ce roman le spectateur d'un mode de construction de la réalité, fondé sur le simulacre et le virtuel tels qu'ils ont été décrits par Jean Baudrillard11. En effet, les clones construisent leur sens de la réalité grâce aux images virtuelles dont nos sociétés regorgent. De ce point de vue, le texte introduit une réflexivité entre le clone et le lecteur qui contribue à accentuer le sentiment de malaise déjà repéré dans la construction de la personne et dans l'opposition entre identité et altérité. Le lecteur est alors pris dans un jeu de miroir déformant ou révélateur. En effet, cette construction d'une réalité virtuelle fondée sur des images qui ne permettent en aucun cas de parvenir à un sens du réel correspond bien à une problématique décrite, entre autres par Baudrillard, et dont la littérature contemporaine s'empare, en particulier dans les romans qui tentent de mettre en texte ce processus de déréalisation. En résumé, dans ce roman d'Ishiguro, le lecteur subit en quelque sorte trois chocs successifs : il est amené à s'identifier à la construction d'une personne qui se révèle totalement autre. Il se rend compte qu'il appartient à une entité collective dominante qui assujettit des êtres conçus pour servir de prothèses et de pièces détachées. Enfin, il constate que la société qui l'entoure se fonde sur des simulacres de réalité qui empêchent tout accès au réel.

    1. David Mitchell nous propose avec Cloud Atlas, un roman construit sur le mode de l'emboîtement de divers récits qui renvoient chacun par ailleurs à des genres narratifs et à des époques différents. L'agencement de ces divers récits nous fait partir du plus ancien situé à la fin du XVIIIe siècle et intitulé « The Pacific Journal of Adam Ewing », pour passer à un récit daté de 1931, « Letters from Zedelghem » puis à « Half-Lives – The First Luisa Rey Mystery » qui se passe à la fin du XXe siècle, avant de poursuivre par « The Ghastly Ordeal of Timothy Cavendish » situé au début du XXe siècle. Nous quittons alors les références temporelles connues puisque le texte qui suit s'intitule « An Orison of Sonmi — 451 » et se situe dans un futur indéterminé mais précédant le dernier texte, « Sloosha's Crossin' an' Ev'rythin' After », qui lui se déroule après la chute et la destruction de la post-humanité décrite dans « An Orison of Sonmi — 451 ». Une fois le cœur du roman atteint (à savoir « Sloosha's Crossin'... »), le lecteur fait le chemin diégétique et temporel inverse : il lit la suite des textes commencés dans l'ordre chronologique inverse, comme s’il devait refermer les poupées gigognes ouvertes dans la première moitié du roman. Parvenu au centre situé dans le futur le plus lointain, il progresse donc à rebours et finit sa lecture par la dernière partie du journal d'Adam Ewing. C'est aussi dans cette deuxième phase de lecture qu'il est amené à saisir les liens entre les différents récits.

    1. Le roman s'ouvre sur « The Pacific Journal of Adam Ewing », qui évoque les romans du 18ème de Defoe ou Smollett, suit « Letters from Zedelghem » qui consiste en une série de lettres écrites en 1931 par un musicien, Robert Frobisher, à Rufus Sixmith au cours desquelles nous apprenons que le premier texte est un manuscrit incomplet que le personnage de Robert Frobisher a trouvé chez son employeur tandis qu'il compose un sextet intitulé Cloud Atlas Sextet. Rufus Sixmith fournit la liaison avec le texte suivant, qui met en scène Rufus de nombreuses années après sa correspondance avec Frobisher. Scientifique de renom, il s'oppose aux intérêts financiers et industriels d'une multinationale sur le point de lancer un nouveau réacteur alors que dans son rapport, il dénonce des risques d'accident pouvant entraîner une 'contamination' radioactive en Californie. Avant d'être assassiné par les hommes de main de la multinationale, il parvient à avertir une journaliste (Luisa Rey) du danger et cette dernière part en quête du fameux rapport. Luisa Rey récupère les lettres de Frobisher à Sixmith et comprend qu'elle est liée à Frobisher par une marque qu'elle porte à l'épaule. L'histoire de Luisa Rey s'avère être en fait un roman que lit Timothy Cavendish au cours de son périple kafkaïen en vue d'une publication par la maison d'édition qu'il dirige. « The Ghastly Ordeal of Timothy Cavendish » s'avère à son tour relever de la fiction puisque dans la seconde section de « An Orison of Sonmi-451 », le lecteur apprend que Sonmi, avant son exécution, regarde un film qui porte le même titre. Sonmi, le clone de ce roman, est par ailleurs lié à Luisa Rey et à Robert Frobisher par cette marque de naissance portée à l'épaule. La marque réapparaît dans le texte post-cataclysmique central, où la tribu de Zach'y rencontre la représentante d'une communauté appelée les « prescients » et dont l'ambassadrice Meronym porte la même marque en forme de comète que Frobisher, Sixmith, Luisa Rey et Sonmi, les personnages principaux des récits précédents.

    1. La première différence entre nos deux romans concerne l'ancrage temporel de la diégèse. Autant Ishiguro situe son texte dans le déjà potentiellement là, autant Mitchell nous entraîne dans une valse temporelle et générique qui conduit de l'essor du roman à une posthumanité fictive. Ces deux bornes temporelles ont leur importance. L'essor du roman nous situe d'emblée dans la période où la notion d'individu devient centrale et dans un contexte économique spécifique qui correspond à la naissance du capitalisme. La posthumanité décrite dans « Sloosha » relève d'un possible, certes spéculatif, mais qui pourrait être le résultat d'une politique de l'espèce qui s'apparenterait à ce que Sloterdijk appelle « le parc humain12 ».

    1. Yves Michaud retrace dans un essai intitulé Humain, inhumain, trop humain les origines philosophiques de la construction des réflexions de Sloterdijk, qui ont suscité de nombreuses polémiques. Le devenir humain se constituerait par différenciation avec l'animal2 que l'homme nie et exploite, devenant ainsi éleveur. Ce processus ne se limite pas aux rapports de domination entre l'homme et l'animal, mais peut s'étendre à toute forme de vie qui tomberait sous le contrôle de l'humain. Ainsi, Mitchell présente une société où l'élevage des clones est devenu réalité et un futur où « l'homme est non seulement le brutal éleveur des animaux, le domesticateur de la nature, le théoricien domestique, — il est aussi et plus encore un éleveur d'hommes [...]13 ». Tout dépend, bien sûr, de ce que l'on entend par rapport de domination dans cette question de l'élevage : s'agit-il d'élevage au sens où « l'humanisme pose qu'être humain c'est être éduqué, élevé et bien élevé, domestiqué au sens de gouverné et maîtrisé ? » ou s’agit-il d’élevage au sens de domination, d’exploitation de l’homme par l’homme14 ? Dans son roman Mitchell nous décrit la réalité d'une société qui a mis en place un élevage fondé sur la domination et l'exploitation des clones dans un cadre globalisé qui est celui du capitalisme financier néolibéral.

    1. Cependant, l'auteur ne s'en tient pas là. Dans Cloud Atlas, le clone se rebelle et l'émancipation apparaît possible comme si la part d'humanité de l'être était irréductible à un élevage qui repose sur des fondements eugénistes et utilitaristes. Nous pourrions déceler ici la seconde différence entre les deux textes qui nous servent de support. Le clone, nouvelle icône de l'assujettissement, devient une figure de la rébellion et de la résistance au système. David Mitchell ne se contente pourtant pas de reprendre un motif qui n'est certes pas novateur. Le récit du clone s'achève en effet sur une révélation : l'histoire de la rébellion n'est qu'une illusion fictive, une histoire somme toute, créée par les autorités au pouvoir pour alimenter la rhétorique de la peur du chaos sur laquelle repose leur contrôle de la collectivité. Cependant, comme chez Ishiguro, d'une certaine manière, une forme d'irréductibilité de la résistance semble pouvoir passer par le langage puisque Sonmi clôt son récit en revendiquant la permanence de son « catéchisme », certes ensuite manipulé par le pouvoir oligarchique, mais qui demeure cependant une parole vivante, comme si le « le venir-au-monde prenait [...] les traits d'un venir-au-langage15 ».

    1. L'originalité de Cloud Atlas réside sans doute dans l'introduction d'une post-société oligarchique dominée par les pouvoirs économiques et financiers du capitalisme contemporain. En effet, au cœur de ce roman construit par couches successives, nous découvrons une communauté temporellement inscrite dans une période ultérieure à celle du post-humain contrôlé par le pouvoir économique, et qui s'apparente à une pré-humanité post-lapsérienne. Le lecteur est alors le témoin d'une refondation ontologique communautaire possible mais à partir de l'éternel retour du même. En effet, l'espoir de renouveau s'incarne en Meronym, un personnage qui porte la marque de la réplication et qui incarne une forme de continuité technologique et scientifique. Meronym, apparaît alors comme une figure d'anthropologue dans cette humanité primitive post-cataclysmique puisqu'elle parcourt les derniers îlots d'humanité pour y recenser les rites et coutumes fondés sur le culte de Sonmi, le clone de l'épisode précédant qui, par delà son instrumentalisation par le système économique (ayant conduit à la destruction du monde), devient donc aussi une figure de la continuité humaine.

    1. Dans les deux romans qui nous ont servi de support, on peut repérer une réflexion sur l'humain qui s'opère par sa mise en regard avec une forme de post-humain sans que ces deux termes soient pris dans une perspective manichéenne limitée qui reviendrait à opposer l'humain à une inhumanité présentée comme inhérente au post-humain. Les deux auteurs jouent de la mise en regard des deux termes et introduisent une réflexion d'ordre politique en articulant la dimension individuelle et la dimension collective.

    1. La construction du sentiment de malaise chez le lecteur de Never Let Me Go repose sur la contradiction dans laquelle le lecteur se trouve pris : en tant que sujet individuel et responsable, il ne peut accepter cette instrumentalisation du vivant, mais en tant que membre de la communauté humaine qui a laissé se mettre en place un marché du vivant sans règles éthiques, il se retrouve dans une position de coupable par inertie et laisser-faire. Dans Cloud Atlas, le lecteur est confronté dans chaque récit à une perspective ontogénique, donc limitée à l'individu. Il est cependant amené à construire une perspective globale et collective, par l'enchâssement narratif sur lequel se fonde le roman. Ainsi, les deux élans en jeu dans le développement des biotechnologies, à savoir l'amélioration de l'espèce mais aussi, et peut être surtout, le processus de destruction de la planète, sont présents dans le roman de Mitchell. Ce dernier montre cependant que ces processus emportent la planète à un niveau global, sans que chaque individu puisse, ou pire encore, sans qu'il souhaite4, faire quoi que ce soit pour freiner cet élan frénétique. En revanche, Mitchell désigne très explicitement les maîtres d'une telle dérive individuelle et collective. La question de l'être même de l'humanité ou de son devenir est soumise à des enjeux de contrôle économique aux mains d'un pouvoir financier par essence déshumanisé. Contrairement à ce qui se passe dans la science-fiction qui présente souvent des sociétés futures où les hommes artificiels deviennent des figures de tyrans primitifs dominant les hommes naturels, les clones se transforment en marchandises dans Never Let Me Go  ou forment un sous-prolétariat dans Cloud Atlas, que les nouvelles formes de capitalisme assujettissent. Le point commun entre Ishiguro et Mitchell serait finalement la dénonciation d'une dé-responsabilisation des individus, induite par une société de l'image qui construit des réalités virtuelles interdisant toute prise directe avec le réel :

Le monde de la publicité et des médias qui reflète et façonne notre imaginaire nous fait sans cesse miroiter un univers sans attaches, sans frottement et sans résistance, un royaume de la glisse et du lisse16.

    1. Les romans de Mitchell et Ishiguro participent d'un élan commun qui pourrait se condenser en une nécessité absolue de redonner sens à la notion de personne humaine telle que Dominique Lecourt en décrit la genèse :

Il fallait qu'au prix d'un baptême philosophique la « personne » devint « humaine »: coupée de toute attache à la transcendance divine, elle remplit sa fonction d'ordre en rattachant l'individu-citoyen en tant que « sujet » à « l'humanité ». Elle marque dans l'intimité de la conscience de l'individu la présence contraignante de l'universel. (Lecourt, 102)

    1. Or, dans les deux romans, les clones sont les seuls êtres à témoigner d'un sens de l'individuation, alors que le clone équivaut à une « désingularisation de l'homme » (Lecourt, 35-36). Paradoxalement donc, et c'est sans doute là que l'une des sources du malaise que crée la lecture de ces romans, ce sont les clones qui sont les vecteurs potentiels d'un possible renouveau d'une pensée portée par un sens de l'universel et du collectif.

    1. Terminons par un détail troublant : chez Michel Serres comme chez Dominique Lecourt, la perspective d'une post-humanité est introduite par la métaphore de l'accouchement5 qui s'explique sans doute par le fait que pour Lecourt comme pour Serres, le devenir de l'espèce humaine passe par une prise de conscience et une nécessaire redéfinition de ce qu'est l'humain en tant que conscience individuelle indissociable de « la présence contraignante de l'universel ». La réintroduction de l'humain passe donc par la résistance et le refus individuels d'« exercer le pouvoir de sélection »6, mais aussi par la naissance d'un sens totalement différent de la communauté vers lequel Giorgio Agamben nous ouvre peut-être une voie dans La Communauté qui vient :

Car si les hommes, au lieu de chercher encore une identité propre dans la forme désormais impropre et insensée de l'individualité, parvenaient à adhérer à cette impropriété comme telle, à faire de leur propre être – ainsi non pas une identité, mais une singularité commune et absolument exposée, si, autrement dit, les hommes pouvaient ne pas être ainsi, dans telle ou telle identité biographique particulière, mais être seulement le ainsi, leur extériorité singulière et leur visage, alors l'humanité accéderait pour la première fois à une communauté sans présupposé et sans objet, à une communication qui ne connaîtrait pas l'incommunicable17.

Ouvrages cités

Agamben, Giorgio. La Communauté qui vient. Paris : Seuil, 1990.

Baudrillard, Jean. Simulacres et simulation. Paris : Galilée, 1981.

Chassay, Jean-Francois. « Le Miroir entêté ». Otrante 26. Fantastique et science. Machinal, Hélène, dir. Paris : Kimé, 2009. 69-79.

Duperray, Max. La Folie et la méthode. Paris : L'Harmattan, 2001.

Foucault, Michel. Dits et écrits : 1954-1980. Paris : Gallimard, 1994.

Gros, François. La Civilisation du gène. Paris : Hachette, 1989.

Gros, François. L'Ingénierie du vivant. Paris : O. Jacob, 1990.

Le Breton, David. Anthropologie du corps et modernité. Paris : PUF, 2005.

Lecourt, Dominique. Humain, posthumain. Paris : PUF, 2003.

Locke, John. Essai sur l'entendement humain. (1690). Livre II, chapitre 27, § 26. Trad.  Pierre Coste. Paris : Librairie générale française, 2009.

Machinal, Hélène. « From Behind the Looking-Glass: Kazuo Ishiguro's Never Let Me Go and Beyond ». Etudes Britanniques Contemporaines 37 (2009) : 115-127.

Machinal, Hélène. « Narrating Monstrosity: Reality Versus Virtuality in Ishiguro's Never Let Me Go ».  Duperray, Max, dir. Gothic N.E.W.S.  Paris : Houdiard, 2009. 332-344.

Michaud, Yves. Humain, inhumain, trop humain. Paris : Climats, 2002.

Serres, Michel. Hominescence. Paris : Le Pommier, 2001.

Sloterdijk, Peter. Règles pour le parc humain. Paris : Mille et une nuits, 2000.

Virilio, Paul. Crepuscular Dawn. Los Angeles : Semiotext(e), 2002.

1 D. Lecourt,  Humain, posthumain.

2 M. Duperray,  La Folie et la méthode.

3 H. Machinal, « Narrating Monstrosity: Reality Versus Virtuality in Ishiguro's Never Let Me Go ».

4 J.-F. Chassay, « Le Miroir entêté ».

5 P. Virilio,  Crepuscular Dawn.

6 D. Le Breton,  Anthropologie du corps et modernité.

7 F. Gros, La Civilisation du gène ; L'Ingénierie du vivant.

8 M. Foucault, Dits et écrits : 1954-1980, 538.

9 J. Locke,  Essai sur l'entendement humain.

10 D. Lecourt,  Humain, posthumain, 101.

11 J. Baudrillard,  Simulacres et simulation.

12 P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain.

13 Y. Michaud, Humain, inhumain, trop humain, 32.

14 Y. Michaud, Humain, inhumain, trop humain, 29.

15 Y. Michaud, Humain, inhumain, trop humain, 28.

16 Y. Michaud, Humain, inhumain, trop humain, 99.

17 G. Agamben, La Communauté qui vient, 67.