Autour de Faulkner : Idiotie et étonnement dans la littérature du Sud des États-Unis

  1. Frédérique Spill

Université de Picardie Jules Verne

  1. « Whenever I am asked why Southern writers particularly have a penchant for writing about freaks, I say it is because we are still able to recognize one » (Flannery O’Connor 44).

  2. Dans Le Réel  : traité de l’idiotie, Clément Rosset définit l’adjectif « idiot » à partir de son sens étymologique :

Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont :  incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. (42)

Selon Rosset, au-delà de sa définition comme déficience congénitale grave, l’idiotie désigne le caractère unique et sans équivoque, absolument singulier et dépourvu de reflet, de ce qui n’existe qu’en soi-même. Comme Rosset dans son essai, la littérature s’intéresse moins aux idiots cliniques, la clinique faisant d’ailleurs un usage assez circonspect de la notion générique d’idiotie, à laquelle elle préfère des appellations à la fois plus précises et restreintes, qu’aux potentialités créatrices de l’idiotie et aux images qu’elle produit.

  1. D’un point de vue narratif, distinguons deux types d’idiots littéraires. D’une part, les personnages idiots peuvent être, et c’est le cas le plus fréquent, perçus de l’extérieur, leur faits et gestes étant alors saisis par un narrateur-observateur qui témoigne de l’étonnement suscité par leur comportement ; tel est le cas du Prince Mychkine dans L’Idiot (1869) de Fédor Dostoïevski, de ceux de Joseph Conrad dans la nouvelle intitulée « The Idiots » dans Tales of Unrest (1898), ou, pour n’évoquer que quelques-uns d’entre eux, de Lennie dans Of Mice and Men (1937) de John Steinbeck, des personnages qui exemplifient par ailleurs l’extrême variété des symptômes permettant de définir les idiots comme tels. Ils sont, d’autre part, mais c’est beaucoup plus rare, susceptibles de jouer le rôle de narrateurs extrêmement déroutants, à la manière de la figure canonique de l’idiot faulknérien, Benjy Compson, sur le discours duquel s’ouvre l’un des romans, sinon le roman, le plus perturbant du vingtième siècle, à savoir The Sound and the Fury, paru en 1929. Si l’idiot Benjy est aussi fascinant et exemplaire, c’est qu’il constitue un affront à la possibilité même du récit, dans la mesure où, à travers sa conscience entravée, se déploie à la première personne un discours impossible puisqu’il émane d’un individu dont l’entendement est aussi restreint que le carré de terre grillagé sur lequel il évolue, sous l’œil vigilant de ses gardiens successifs.1 Qu’il soit, par ailleurs, dépourvu du pouvoir de la parole entraîne le lecteur sur un territoire narratif assez peu fréquenté, qui exige de lui un double mouvement, a priori assez contradictoire, d’acceptation de la déroute la plus entière et d’attention minutieuse aux détails qui, dans leur ressassement désordonné, sont susceptibles de finir par faire sens, bien que la somme critique engendrée par ce seul roman faulknérien démontre combien ce sens demeure flottant, fuyant et à jamais discutable.2

  2. Dans Les Oiseaux, paru en 1957, l’écrivain norvégien Tarjei Vessas crée un personnage idiot, Mattis, qui est peut-être l’idiot littéraire le plus proche de Benjy Compson. En effet, bien que Mattis ne soit pas officiellement narrateur, la totalité du roman est filtrée à travers son regard et la voix du narrateur hétérodiégétique tend à laisser place à un discours indirect libre qui perturbe la séparation entre narrateur et personnage. Son style, très répétitif et dépouillé, imite en outre les carences et courts-circuits du flux de conscience de l’idiot, élaborant ainsi une poésie sous-tendue non seulement par sa frustration de ne pas pouvoir interagir avec autrui, mais surtout par les émerveillements provoqués par les choses simples ‒ les grives, le squelette d’un arbre, les ridules à la surface d’un lac ‒ qu’il vient à observer. Comme Benjy, Mattis a une sœur, Hege, dont dépendent son être et son bien-être, mais qui, bien qu’elle soit dévouée et bienveillante à défaut d’être aussi aimante que Caddy, a, comme cette dernière, d’autres aspirations qui échappent complètement à son frère, l’étonnent et le font souffrir d’un mal qu’il ne comprend pas.

  3. Le verbe « étonner » tire son étymologie du latin attonare, qui signifie « frapper du tonnerre » : dans le cas des idiots, l’étonnement s’apparente aux effets stupéfiants d’un coup de tonnerre qui se répercute sans fin. Pour l’idiot, chaque nouvelle sensation est l’objet d’un semblable ébranlement dans la mesure où elle demeure pour lui un phénomène inattendu et inexpliqué. Constamment électrifié par les sollicitations du monde, Benjy apparaît plongé dans un ébahissement incessant. Ainsi le drapeau qui flotte sur le cours de golf attenant au domaine des Compson suscite infatigablement en lui le même étonnement. De part en part de son monologue, il ne se lasse jamais de l’évoquer : « I saw the flag flapping, and the sun slanting on the broad grass » (51). Tandis que la constance des objets qui composent le monde de l’idiot se lit dans l’évocation répétée de leur présence, l’émerveillement renouvelé qu’ils éveillent s’immisce dans les variations infimes de la syntaxe de l’idiot qui, d’une occurrence à l’autre du même objet, rend compte de l’inconstance des impressions dans lesquelles ils apparaissent à la perception. La fraîcheur du regard de l’idiot se matérialise ici dans la double allitération des /f/ et des /s/ qui transfigure la répétition et le caractère anodin de la perception en figure poétique : le drapeau (« the flag flapping ») et le soleil (« the sun slanting ») deviennent ainsi, littéralement, des objets extraordinaires.

  4. L’étonnement que suscite l’idiot lorsqu’il est objet du regard se double de l’étonnement du regard que l’idiot porte sur le monde et ses objets. Au carrefour de l’étonnement que l’idiotie littéraire suscite auprès du lecteur et de l’étonnement sans relâche qui caractérise la posture des personnages littéraires idiots, nous nous proposons ici d’interroger, dans le sillage de Faulkner, la singulière prédilection de la littérature du Sud des États-Unis pour les idiots et d’analyser la manière dont l’étonnement de l’idiot constitue souvent un parti pris d’une inventivité particulièrement fertile.

Ahuris du Sud

  1. Parus en 1959, les Selected Poems of Langston Hughes contiennent une section intitulée  « Magnolia Flowers », qui est plus particulièrement consacrée à la relation pour le moins ambivalente que le poète entretenait avec le Sud des États-Unis ;3 on y trouve notamment un poème qui a pour titre « The South » et qui commence ainsi :

    The lazy, laughing South

    With blood on its mouth.

    The sunny-faced South,

    Beast-strong,

    Idiot-brained.

En réaction au double héritage de l’esclavage et de la ségrégation raciale, l’ensemble de la section dénonce, au revers d’un hommage continu aux atouts incontestables de la région ‒ « the magnolia-scented South » ‒, le traitement haineux infligé aux Noirs dans un Sud envisagé sans nuance, de manière générique et hyperbolique, où le sang éclabousse l’indolence et le rire. Par-delà la dénonciation de la violence, ce qui est saisissant dans l’interpellation du poète, c’est l’usage qu’il fait de l’image de l’idiot pour désigner les limitations intellectuelles de ceux qui, bien qu’ils ne soient pas nommés, sont responsables d’un tel état de fait, suggérant ainsi que la cruauté qui, par association, contamine à ses yeux la région entière, s’explique sûrement en partie par leur ignorance et leur dangereuse immaturité politique, également suggérée par le vers qui suit : « the child-minded South ».

  1. Les personnages idiots sont sans conteste particulièrement nombreux dans la littérature du Sud. S’ils arpentent les pages d’innombrables textes de William Faulkner, de ses premières esquisses publiées à La Nouvelle-Orléans en 19254 au dernier volume de la trilogie Snopes, The Town, qui, paru en 1957, met en scène la mort de Benjy Compson près de trente ans après son entrée en scène, les idiots du Sud ne sont cependant pas tous des résidents du Comté du Yoknapatawpha et de ses ramifications. L’emprunt le plus manifeste de Joan Williams, dont l’écriture a largement été inspirée par la compagnie de Faulkner, à l’œuvre de ce dernier est la figure centrale de l’idiot dans The Morning and the Evening (1961).5 On retrouve l’idiot du Sud dans l’œuvre d’Elizabeth Spencer, cette fois ‒ et c’est une chose plus rare ‒, dans une version féminine, dans « The Light in the Piazza » (1960). Le récit met en scène une figure de simplette qui échappe, par la force de son désir irréfléchi, au carcan des conventions familiales et sociales dans lequel sa mère essaye en vain de l’enserrer ; ce faisant, en toute ingénuité, elle met en branle l’ordre établi et finit par imposer ses propres règles de conduite, aussi peu conventionnelles soient-elles. Les idiots de Deliverance (1970), le roman original de James Dickey puis l’adaptation cinématographique de John Boorman en 1972, continuent à faire polémique. Mais leur perception souvent caricaturale par opposition aux citadins prétendument civilisés qui débarquent dans leur domaine en quête d’aventure sauvage éclipse la subtilité des ambivalences qui sont suggérées, ne serait-ce que par le talent incontestable de l’arriéré albinos qui, bien qu’il ne sache rien, joue au banjo comme un dieu : « Lonnie don’t know nothin’ but banjo-pickin’ » (51). Par où l’idiot n’exclut pas, loin de là, un talent de génie, ainsi qu’en témoignent les envolées endiablées des « Dueling Banjos ». Le troisième roman de Cormac McCarthy, Child of God (1973), dont l’action se situe dans les Appalaches du côté du Tennessee, relate la macabre histoire de Lester Ballard, « un enfant de Dieu » qui, évoluant en marge de la communauté, accumule les comportements déviants, son affranchissement absolu à toute forme de règle confinant à l’horreur la plus inimaginable. D’autres figures d’idiots mémorables apparaissent dans The Confederacy of Dunces (1980) de John Kennedy Toole, où l’idiot n’est cependant pas toujours celui que l’on croit. Figure d’une singularité absolue, Ignatius Reilly est, dans une certaine mesure, un idiot par choix. Mais c’est un idiot d’une grande acuité qui, ainsi que le suggère l’aphorisme de Jonathan Swift auquel le roman emprunte son titre, s’il n’existe qu’en soi et pour lui-même, opère cependant comme un révélateur du monde qui l’entoure : « When a true genius appears in the world, you may know him by this sign, that the dunces are all in confederacy against him ».6 S’opère ainsi chez Toole un renversement ironique que l’on retrouve à maintes reprises dans la littérature du Sud des États-Unis, où l’idiot est finalement souvent autant à plaindre qu’à envier, en vertu de la radicale liberté qui est la sienne et des sursauts que son idiotie génère dans et par l’écriture. Plus récemment encore, l’idiot réapparaît, même si ce n’est parfois que dans des rôles secondaires, dans les œuvres de Tim Gautreaux, de Chris Offutt, de Daniel Woodrell ou de Tom Cooper, dont le premier roman, The Marauders, paru en 2015, fait émerger, en hommage à ses illustres prédécesseurs, une galerie d’idiots du Sud tous plus désopilants les uns que les autres. Comme souvent, l’écriture se délie et devient particulièrement jubilatoire lorsqu’elle fait place à l’idiotie.

  2. Il serait assurément peu pertinent, caricatural et, en dernière analyse, incorrect, de considérer les figures d’idiots littéraires du Sud des États-Unis ‒ étant entendu que le benêt, le simple d’esprit, le débile, l’arriéré, le dégénéré, l’abruti ou encore l’ahuri en constituent autant de variations dont le point commun s’illustre dans leur radicale dépossession ‒, comme des cas cliniques qui refléteraient l’inexorable dégénérescence d’une région. Bien au contraire, l’impressionnante créativité des écrivains sudistes ‒ et nous faisons ici de cette épithète un usage purement géographique ‒, à travers les générations constitue probablement l’une des preuves les plus flagrantes du fait que le Sud est à deux mille lieues d’être à bout de souffle. Il est cependant difficile d’ignorer cette étonnante récurrence des personnages idiots dans la littérature du Sud des États-Unis et tentant de l’envisager comme une forme de tropisme. La question de savoir pourquoi les ahuris ont, de tout temps, été si nombreux dans cette littérature mérite certainement une attention particulière.7 Dans les essais rassemblés dans Mystery and Manners (1969), Flannery O’Connor, qui met à son tour en scène la figure improbable d’un écrivain idiot dans « The Enduring Chill », celle d’une innocente, « un ange de Dieu » qui ne s’exprime que par borborygmes dans « The Life You Save May Be Your Own » ou celle, centrale, d’un simplet dans son second roman The Violent Bear It Away (1960), s’interroge, même si elle ne fait pas explicitement référence à la notion d’idiotie,8 sur cette constance remarquable, et tente une axiomatisation de cet aspect définitoire de la littérature du Sud des États-Unis et des personnages fictionnels qu’elle tend à privilégier. Bien sûr, comme elle l’a ingénieusement remarqué, Faulkner est passé par là : « The presence alone of Faulkner in our midst makes a great difference in what the writer can and cannot permit himself to do. Nobody wants his mule and wagon stalled on the same track the Dixie Limited is roaring down » (45). Une première piste consisterait donc à suggérer que Faulkner ayant ouvert les portes de la fiction aux idiots, ceux-ci y ont gagné grâce à lui une place légitime et désormais privilégiée.

  3. Les réflexions incisives et polémiques de Flannery O’Connor sur le métier d’écrivain du Sud dans Mystery and Manners reposent sur plusieurs constats, dont la pertinence n’est pas émoussée : la paradoxale prolifération des écrivains du Sud ‒ « in the South there are more amateur authors than there are rivers and streams » (29) ‒, alors même que les lecteurs se trouvent plus volontiers dans le Nord9 ; la tendance prononcée de ces derniers à percevoir les productions littéraires sudistes de façon caricaturale : « I have found that anything that comes out of the South is going to be called grotesque by the Northern reader, unless it is grotesque, in which case it is going to be called realistic » (40)10 ; enfin, la difficulté pour l’écrivain sudiste de faire entendre sa voix dans un contexte gangréné par les idées reçues et, qui plus est, dans l’ombre gigantesque portée par Faulkner. Mais surtout, comme O’Connor le rappelle en référence à une remarque faite par l’un de ses congénères, le Sud a une histoire pour le moins singulière qui a très certainement contribué à aiguiser sa perception de ses propres limites, à rebours d’une Amérique volontiers occupée à exprimer l’étendue de sa puissance :

    When Walker Percy won the National Book Award,11 newsmen asked him why there were so many good Southern writers and he said, “Because we lost the War.” He didn’t mean by that simply that a lost war makes a good subject matter. What he was saying was that we have had our Fall. We have gone into the modern world with an inburnt knowledge of human limitations and with a sense of mystery which could not have developed in our first state of innocence ‒ as it has not sufficiently developed in the rest of our country. (59)

O’Connor associe ici la lucidité dont témoigne la littérature du Sud à l’endroit des limites et restrictions de l’expérience humaine au traumatisme de la défaite des Sudistes ‒ à entendre cette fois au sens de la Confédération par opposition à l’Union ‒, et de ses conséquences. Dans une pirouette, le sacrifice de l’innocence du Sud (on se rappelle l’esprit enfantin, sinon infantile, dénoncé par Langston Hughes) devient, selon O’Connor, la condition de possibilité d’une écriture qui, entre War et Fall, deux mots-clés capitalisés, atteint sa maturité dans la conscience de ses failles. Les idiots qui habitent la littérature du Sud et qui jusqu’aujourd’hui continuent à la traverser pourraient alors s’interpréter comme autant de représentations de cette conscience aigüe et souvent obsédante d’une faillite. Dans leur indépassable solipsisme, ils incarneraient de manière exacerbée, à la manière de l’idiot Jim Bond dans Absalom, Absalom! (1936), l’expérience douloureuse de la fin d’une ère, celle d’une défaite associée à une infamie, mais aussi la possibilité de leur dépassement : « it was all finished now, there was nothing left now, nothing out there now but that idiot boy to lurk around those ashes and those four gutted chimneys and howl until someone came and drove him away » (301 ; nous soulignons). Les dernières pages d’Absalom, Absalom! vibrent de ce now où hurle le bâtard idiot au sang mêlé, dernier héritier de sa lignée et unique survivant d’un rêve mégalomane. Son hurlement rappelle d’ailleurs celui du premier idiot faulknérien dans « The Kingdom of God » lorsque se brise la fleur de narcisse qu’en toutes circonstances, il arbore comme un sceptre. L’amour-propre éreinté du Sud se reflète dans ses idiots eux-mêmes dépourvus de reflet. Il appartient à ses écrivains de s’emparer de cette plainte inarticulée et, riches d’une expérience qui manque « au reste du pays », pour reprendre l’expression malicieuse de O’Connor, de transfigurer un aveu de faiblesse en puissance poétique, à proprement parler foudroyante.12

L’étonnement à l’œuvre  : Idiotie et poésie

  1. Les idiots faulknériens ne se lassent pas de s’étonner et d’étonner. Dans l’œuvre de Faulkner, à chaque fois que le regard et la posture qui caractérisent l’idiot face au monde sont décrits du point de vue d’un narrateur extérieur qui se place en témoin de l’idiotie, le sémantisme de l’étonnement ressurgit. Ainsi dans Knight’s Gambit (1949), Monk, le héros éponyme de l’une des nouvelles, est-il frappé d’une incompréhension fondamentale de ce tout qui (lui) arrive : « the same expression of amazement and surprise » (45). La répétition des mêmes phénomènes n’altère en rien sa surprise. Chez l’idiot Ike Snopes dans The Hamlet (1940), cet étonnement perpétuel face aux manifestations du monde gagne d’abord son regard : « watching again with peaceful and absorbed astonishment » (186), « his blasted eyes staring aghast and incredulous at nothing » (188). La répétition de schémas syntaxiques binaires montre les efforts du narrateur pour saisir dans la parataxe les nuances d’un état pourtant caractérisé par sa constance. Pour l’idiot, à la fois incapable d’anticiper le moindre phénomène et imperméable à l’abstraction de la généralisation, l’étonnement constitue un état inaltérable, ce qui conduit Pierre Senges à affirmer dans L’Idiot et les hommes de paroles que  « l’absence d’étonnement [est] due à la permanence de l’étonnement » (27). Chez Faulkner, l’étonnement constitue l’état de l’idiotie par excellence. Sa permanence n’exclut cependant pas le fait que, comme le cri qui pallie précairement son mutisme, l’étonnement de l’idiot se module à divers degrés d’intensité. C’est encore l’idiot Ike, celui-là même qui tombera éperdument amoureux d’une vache, qui est ici décrit : « his empty face now filled with baffled bewilderment » (188),  « there had come into his face an expression almost intelligent in its foolish fatuity, which, when Houston began to curse, faded and became one of incredulity, amazement » (194). La variation des formes de l’étonnement se déploie à travers un vaste éventail lexical qui passe de la surprise (« surprise », « astonishment ») à l’émerveillement (« amazement ») et culmine dans l’incrédulité (« incredulous », « incredulity »), voire l’ahurissement (« bewildered », « bewilderment ») le plus entier.

  2. L’étonnement de l’idiot face aux phénomènes et aux objets du monde où nous cohabitons avec lui trouve un corollaire dans l’étonnement que nous ‒ concitoyens, personnages, écrivains ou lecteurs ‒ ressentons devant le spectacle involontaire de son corps difforme, voire monstrueux, de sa démarche trébuchante, de ses gestes anarchiques et de sa complainte inarticulée, qui diffèrent si prodigieusement de ce que nous sommes. Dans Absalom, Absalom!, l’étonnement de l’idiot rappelle le regard naïf des enfants, étrangers aux motivations qui inspirent aux adultes leurs vaines gesticulations : « with the quiet and unalarmed amazement of a child I watched the mirage antics of men and women » (131). Pour l’enfant comme pour l’idiot, le caractère insondable de certains phénomènes n’est pas une source d’inquiétude (« unalarmed »). Chez l’enfant, l’étonnement fait partie intégrante de l’incessant processus de découverte qui régit son apprentissage. Son étonnement finit cependant par être transcendé par l’acquisition de connaissances et par être relégué au stade de manifestation exceptionnelle : ainsi c’est lorsqu’il n’est plus étonné que l’enfant devient sage. À cent lieues de la posture étonnée de l’idiot, l’étonnement est aussi le point de départ de la philosophie, qui convertit dialectiquement la négativité de l’ignorance en une quête de la vérité. L’ « état du philosophe » est ainsi décrit par Platon dans le Théétète (155d) : « s’étonner. La philosophie n’a pas d’autres principes que celui-là » (116). Aristote, dans La Métaphysique, définit les premiers objets de la philosophie en fonction de l’étonnement qu’ils suscitent :

    C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit  ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance […]. Ainsi donc […] ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie. (Aristote 16-17)

Du point de vue de la philosophie antique, l’étonnement est donc le principe précurseur de la sagesse, qui assure la conversion dialectique de l’ignorance en connaissance. L’idiot ne manifeste pour sa part aucune reconnaissance de son ignorance : dans son cas, l’étonnement ne désigne pas une posture théorique (et un tant soit peu artificielle) ; il constitue authentiquement et irréversiblement sa manière d’être au monde. Au moment où le philosophe accède à l’intelligence progressive des phénomènes, sa vision s’altère et ne contient plus qu’un nombre croissant d’objets conformes à ses attentes raisonnées et raisonnables. Mais chez l’idiot, ce perfectionnement qui réduit progressivement les causes de l’étonnement ne s’opère jamais. La pérennité de son étonnement idiot réside dans son irrémédiable ignorance. Dans l’esquisse intitulée « Il faut vraiment être idiot pour… », où il se transmue temporairement en idiot s’exprimant à la première personne, Julio Cortázar dresse un inventaire des vertus de l’idiotie13, qui lui apparaît comme un état à la fois burlesque et désirable, dont il vante l’inépuisable enthousiasme pour des objets aussi variés qu’une toile d’araignée ou une représentation d’une pièce de Shakespeare :

  1. Mais plusieurs personnes m’ont dit que mon enthousiasme était la preuve de mon immaturité (de mon idiotie, veulent-ils dire, mais ils choisissent leurs mots) et que ce n’est pas possible de s’enthousiasmer pareillement pour une toile d’araignée qui brille au soleil parce que si on éprouve de tels débordements pour une toile d’araignée pleine de rosée, que restera-t-il le soir où l’on donnera Le Roi Lear ? Voilà qui me surprend parce que l’enthousiasme n’est pas une chose qui s’use quand on est véritablement idiot, il ne s’use que si on est intelligent et que l’on a le sens des valeurs et de la relativité des choses. (Cortazar 73-74)

L’étonnement de l’idiot se situe donc au point de convergence de son « immaturité » et de la fraîcheur inaltérable de son « enthousiasme » pour tous les objets du monde, sans discrimination. Il n’y a en effet pas de petites choses pour l’idiot. Son absence du « sens des valeurs » résulte dans la valorisation et l’absolutisation paradoxales de toute chose et élargit infiniment le champ des objets « possibles » de la perception et, dans son sillage, de l’écriture.14 D’une certaine manière, l’ouverture de l’idiot aux choses ‒ et à toutes les choses sans préjugé ‒ est aussi garante de la continuité de son monde où tout objet, qu’il soit passé ou présent, est uniformément saisi sur un même plan et appréhendé dans l’afflux de sensations indistinctes. L’idiot saisit de manière indéfectible tous les objets du monde dans la collection des perceptions sensibles hétérogènes à travers lesquelles ils se manifestent. À la fois innombrables et uniques, les objets de l’idiotie sont ainsi condamnés à une versatilité perpétuelle. C’est dans cette perspective que l’idiot faulknérien manifeste une curieuse ressemblance avec Funes, héros borgésien qui se caractérise à la fois par une grande érudition et par son hypermnésie :

  1. Celui-ci, ne l’oublions pas, était presque incapable d’idées générales, platoniques. Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses  ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. (Borgès 117)

À l’opposé de l’hypertrophie de la mémoire que manifeste Funes, à l’origine de sa résistance aux « idées générales platoniques », le concept se définit grâce aux vertus de l’oubli. Dans l’élaboration d’un concept, les différences sont, en effet, oubliées pour faire émerger les caractéristiques communes d’objets distincts. Mais là où Funes ressent une « difficulté » qui n’est pas tout à fait une « incapacité », l’idiot est confronté à une impossibilité radicale. L’idiot est absolument réfractaire à toute forme de symbole : il n’y a rigoureusement pour lui que des « individus dissemblables » et des « formes diverses ». L’ignorance qui se révèle dans son impossibilité de concevoir un objet comme appartenant à une classe ou à une catégorie « génériques » est autant le signe de son idiotie qu’elle marque son ancrage privilégié dans les racines du monde sensible. L’abîme qui sépare l’idiot du monde des idées manifeste ainsi son immersion dans l’ordre du sensible, au plus près des choses. D’une certaine manière, l’idiotie s’ancre dans la proximité idéale et absolue aux choses à laquelle le discours conceptuel a précisément renoncé en transcendant l’étonnement inaugural de la vision. Fondamentalement, ce que rappellent la vision de l’idiot et le discours singulier qu’en dérive Faulkner dans The Sound and the Fury, c’est l’échec des mots à saisir les choses : « le symbole générique chien » désigne non pas l’objet chien qui, comme le perçoit Funes, est sujet aux altérations les plus imperceptibles, mais l’idée du chien qui n’est, quant à elle, susceptible de ne subir aucun changement. Le langage est un réseau ininterrompu de symboles qui évacuent les qualités sensibles des objets. Or, la constance de l’étonnement de l’idiot provient précisément du fait que, dans la singularité de son regard, nul objet ne se répète ; chaque objet est à son tour condamné à une idiotie irréversible. L’esthétique de l’idiotie faulknérienne s’installe donc dans les défaillances essentielles du langage, à jamais condamné à manquer les choses mêmes, et leur oppose des solutions, aussi aléatoires soient-elles, sous la forme d’incessantes circonlocutions qui restituent la sensibilité dans son statut premier et primordial. Dans l’article « Phénoménologie de l’Art » du Grand dictionnaire de la philosophie, François Soulages définit ainsi la vision qui caractérise l’approche phénoménologique du monde : « la vision n’est pas une opération de pensée permettant de représenter clairement l’idéalité du monde ; c’est une approche étonnée de ce monde » (798). Dans sa méthode, la phénoménologie tente de renouer avec ce contact étonné et naïf avec les choses avant qu’elles ne soient enfouies sous les sédimentations de l’habitude et du langage catégoriel.

  1. Dans ses convolutions singulières, l’écriture faulknérienne s’efforce avec acharnement de faire coïncider l’ordre du sensible avec l’ordre du langage. Elle ne cherche pas à transcender l’étonnement qui précède la quête du philosophe, mais elle s’y immerge, s’y complaît et le valorise. Dans le sillage du monologue inaugural de l’idiot Benjy Compson, les objets de l’écriture de Faulkner ‒ quelles que soient ses stratégies narratives ‒ émergent dans la subjectivité d’une conscience qui les découvre dans leur exceptionnelle unicité, comme s’ils naissaient au monde simultanément à l’étonnement qui détermine leur première apparition, leur première occurrence. C’est ainsi qu’en dépit de la divergence des parcours du philosophe et du poète, l’étonnement de l’idiot constitue également pour Faulkner le geste premier de l’écriture ; il figure son acte de naissance. L’idiot cristallise d’abord l’étonnement de l’écrivain sous la forme d’un objet extérieur, incarnation humaine de l’altérité la plus extrême. Mais Faulkner ‒ puis dans son sillage, de nombreux représentants de la tradition littéraire qu’il incarne ‒ ne tarde pas à pressentir quelles sont les formes inédites qui se profilent derrière la vision de l’idiot et quelles sont les figures sublimes qui sont susceptibles d’en émaner si la vision devient langage et si les idiosyncrasies de l’idiotie engendrent un idiome. Dans le même mouvement, les figures de l’étonnement de l’idiot constituent une source d’étonnement intarissable pour le lecteur et pour le critique qui satisfont en elles leur besoin enfantin d’émerveillement.

  2. Au terme de ce parcours en compagnie d’idiots du Sud et d’ailleurs et de ces quelques observations sur l’étonnement qui leur est propre face à l'infinie diversité des objets du monde, à jamais uns, uniques et sans reflet, empruntons à Georges Bataille le souvenir, ému et à l’émotion contagieuse, de l’émerveillement qu’il éprouva face à la grotte de Lascaux :

    J’insiste sur la surprise que nous éprouvons à Lascaux. Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre  : elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde de la vie. Souvent nous jugeons enfantin ce besoin d’être émerveillé, mais nous revenons à la charge. Ce qui nous paraît digne d’être aimé est toujours ce qui nous renverse, c’est l’inespéré, c’est l’inespérable. Comme si, paradoxalement, notre essence tenait à la nostalgie d’atteindre ce que nous avions tenu pour impossible, Lascaux ou la naissance de l’art. (15-16)

Ainsi, à partir de Faulkner et autour de lui, l’écriture de l’idiotie est-elle jalonnée d’étonnements qui, constamment, en génèrent d’autres. Tel est l’un des miracles engendrés par l’idiotie en littérature : la transfiguration des restrictions propres à un entendement restreint en art poétique épuré, émerveillé, au plus près du monde sensible.

Ouvrages cités

Aristote. La Métaphysique. Traduction de J. Tricot. Paris : J. Vrin, 1991.

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1 D’après Lucie Tangy dans un article intitulé « Insularité et idiotie. Le monologue intérieur de Benjy dans Le Bruit et la Fureur », telle est la déroute et la stupéfaction du lecteur confronté au discours de l’idiot : « Littérale mais incompréhensible, linéaire mais fragmentée, la ‘voix’ qui ouvre Le Bruit et la fureur déroute le lecteur. L’effet conjoint d’une parole ressassante et nominative et du ‘flou’ infraconceptuel nous confronte à un espace hermétique » (93).

2 Nous avons tenté de rendre compte de cette somme critique dans l’ouvrage consacré à L’Idiotie dans l’œuvre de Faulkner, paru en 2009, issu d’un travail de thèse entrepris au début des années 2000. Ce travail initial s’attache à décrire les phénomènes de l’idiotie faulknérienne, ses choses mêmes, ses données anté-théoriques, antéprédicatives et immédiates, s’efforçant de saisir le réel idiot à travers les liaisons et les déliaisons qui le portent à notre connaissance. Dans le sillage des travaux de Claude Romano dans Le Chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner, notre approche critique s’est alors inspirée de la phénoménologie, dans la mesure où se joue dans l’idiotie comme un retour aux choses mêmes : en effet, au revers et à rebours de la raison, l’idiotie surinvestit le phénomène. Ce sont donc les modalités constitutives de l’expérience idiote, le point de vue de l’idiot et son champ d’objet qui ont constitué à la fois les objets principaux de ce travail et ses angles d’attaque privilégiés. Notre objectif consistait à montrer comment chez Faulkner, à partir des données sensibles de l’écriture, les figures de l’idiotie constituent le lieu de naissance d’un monde, d’une perception du monde et, finalement, d’une écriture. Plus récemment, dans un volume de Critical Insights consacré au Bruit et la Fureur, nous sommes revenus sur les effets et les conséquences de l’ahurissement du lecteur du roman et sur l’inépuisable perpétuation de l’émerveillement qu’il suscite.

3 Originaire du Missouri, État du Midswest, Langston Hughes n’est cependant pas né dans le Sud et n’y a passé que très peu de temps.

4 C’est dans l’esquisse intitulée « The Kingdom of God » qu’apparaît la première figure d’idiot du corpus faulknérien. Bien que la caractérisation de cet idiot anonyme ne soit brossée qu’en quelques traits, ce croquis annonce le personnage de Benjy, qui prendra corps quelques années plus tard, et révèle la prédilection de l’auteur pour ce type de personnage. Voir à ce sujet l’article que nous avons consacré à Faulkner à la Nouvelle-Orléans  : « New Orleans Sketches et la Nouvelle-Orléans de Faulkner : Promenades littéraires et premiers pas dans la fiction », à paraître dans le prochain numéro de la revue E-rea.

5 Voir à ce propos l’article de Gérald Préher, « Joan Williams and William Faulkner United in Fiction: The Idiot Connection  ».

6 La citation est issue de la collection d’épigrammes rassemblées sous le titre « Thoughts on Various Subjects, Moral and Diverting », publiée en 1706.

7 L’impressionnante créativité de la littérature du Sud donne lieu à des études qui sont de plus en plus nombreuses à évoquer la prédilection du Sud pour les figures de la dégénérescence, parmi lesquelles on retiendra : Faulkner, Writer of Disability par Taylor Hagood, qui s’inscrit dans le désormais prolifique champ d’étude des disabilty studies, également représenté par Michael Bérubé ; The Scourges of the South. Essays on ‘The Sickly South’ in History, Literature and Popular Culture, coédité par Thomas Ærvold Bjerre et Beata Zawadka, ou encore Rough South, Rural South, coédité par Jean W Cash et Keith Perry.

8 Corrigeons cette affirmation en évoquant une remarque trop savoureuse pour être passée sous silence. Si elle n’évoque pas directement l’idiotie comme une thématique littéraire, lui préférant les notions voisines de grotesque ou de dégénérescence, O’Connor fait toutefois référence aux « idiots » qui pensent pouvoir apprendre à devenir écrivains à l’université : « In the last twenty years the colleges have been emphasizing creative writing to such an extent that you almost feel that any idiot with a nickel’s worth of talent can emerge from a writing class able to write a competent story » (86). Notons que ces propos, qui viennent en conclusion de l’essai intitulé « The Nature and Aim of Fiction », ont une soixantaine d’années.

9 O’Connor a inventé l’expression « The School of Southern Degeneracy » (38) pour désigner la communauté d’écrivains à laquelle elle appartenait et qui, ainsi que l’interprète Katherine Hemple Brown dans son article intitulé « Riding the Dixie Limited », « wrote primarily for shock value and a northern-based mass market […], leading the general public to associate ‘Southern’ with ‘grotesque,’ ‘Gothic,’ and ‘degenerate’ » (67).

10 En même temps qu’ils s’engouffrent volontiers dans les figures de l’idiotie, nombreux écrivains sudistes tendent, dans le sillage de O’Connor citée ici, à adopter une posture défensive par rapport à ce qu’ils considèrent, à juste raison sûrement, comme des raccourcis simplificateurs : « If you are a Southern writer, that label, and all the misconceptions that go with it, is pasted on you at once, and you are left to get if off as best you can » (37).

11 Walker Percy a obtenu le National Book Award en 1962 pour son premier roman, The Moviegoer.

12 O’Connor propose une autre version de ce renversement lorsqu’elle suggère que le goût de la littérature du Sud pour ceux qu’elle appelle les freaks serait une manière pour ses écrivains de revendiquer leur singularité, luttant ainsi contre les effets d’uniformisation croissante : « The anguish that most of us have observed for some time now has been caused not by the fact that the South is alienated from the rest of the country, but by the fact that is not alienated enough, that every day we are getting more and more like the rest of the country, that we are being forced out no only of our many sins, but of our few virtues » (28-29).

13 Ce parti pris répète sur un mode exacerbé celui de Proust qui, dans sa préface à Contre Sainte-Beuve, organise le procès de l’intelligence, dont il estime qu’elle est condamnée à échouer à saisir les objets et à assurer leur «  résurrection  » dans le langage : «  Non seulement l’intelligence ne peut rien pour nous pour ces résurrections, mais encore ces heures du passé ne vont se blottir que dans des objets où l’intelligence n’a pas cherché à les incarner  » (46).

14 Cortazar s’essaye sur la même page à une autre définition de l’idiotie à la lumière de la constance de son enthousiasme et de sa paradoxale largesse d’esprit, qui accueille sans discrimination tous les objets du monde :  « En y repensant mieux, l’idiotie ce doit être ça : pouvoir s’enthousiasmer tout le temps, pour quoi que ce soit qui vous plaise, et qu’un petit dessin sur le mur ne soit pas méprisé au nom des fresques de Giotto. L’idiotie ce doit être une espèce de présence et de renouvellement constant » (Cortázar 74).