Liliane Louvel
Université de Poitiers
Pour Daniel Arasse
Qui de Vénus et de Raphaël avait eu quelques « visions ».
Je parlerai ici d’une forme paradoxale du pouvoir de séduction de l’image ; de ce que je nommerais volontiers des images défendues/dé-fendues au double sens de interdites au regard et interdites comme art, dans la fente du regard1 entre iconoclasme et idolâtrie. Mais encore dé-fendues car célébrées et revenant comme objets, images, « malgré tout », malgré tout iconoclasme. On l’a compris cet article oscillera entre idolâtrie de l’image et iconoclasme. On verra comment les pouvoirs fascinants de l’image et du trompe-l’œil se réalisent aussi lorsque l’image semble se dérober au regard grâce à un « voile », un frêle morceau de tissu. Écran de réception et d’occultation, il peut aussi aisément jouer le rôle d’objet conceptuel (Deleuze). C’est à une lecture en diptyque que je vous convie, associant peinture et littérature. Car au-delà du propos premier qui va s’attacher à suivre les pouvoirs séducteurs (« mesmerizing ») de l’image, j’essaierai de voir comment la peinture peut éclairer la littérature et permettre de mieux comprendre ce qui se joue là. De voir comment « la poésie [est] comme la peinture », alors que l’on a souvent plutôt renversé le vers 361 d’Horace en examinant comment le langage éclairait la peinture. Bref de voir comment le visible déclencherait le lisible et le lisible convoquerait le visible en un événement d’art qui se logerait au creux du secret intime de la séduction. C’est la réaction du lecteur-spectateur qui va jouer à plein ici, au sens de « response », comme Freedberg l’a si bien détaillée à travers ses objets si variés.2
Raphaëlle. Pas celui auquel vous pensez, mais un autre, Raphaelle Peale, peintre américain, prénommé d’après le premier par son père peintre Charles Willson Peale, et auteur d’une Vénus anadyomène : Venus Rising from the Sea - a Deception (After the Bath) cir. 1822. Histoire de déclencher une histoire, celle d’une illusion, celle d’un trompe-l’œil sidérant, et d’une dénégation de son propre désir, ou de celui d’un spectateur dont le regard est dé-robé de son objet même.
Raphaelle Peale, Venus Rising from the Sea - a Deception (After the Bath), cir. 1822, Nelson Atkins Museum of Art, Kansas City, Missouri (Nelson Trust)
Petite expérience de dénotation, pour le plaisir. Ici, l’on voit : un linge épinglé en deux endroits sur un ruban brillant qui pend en son milieu laissant apparaître un bras nu saisissant une chevelure retombant en cascade qui prend la forme d’une main semblant rejoindre la première au-dessus de la tête, formant ce que Barthes nomme l’idéogramme des « bras levés du Désir »3. En bas, un pied qui écrase des fleurs en couronne. Un fond assez sombre laisse deviner la nature derrière le sujet féminin et sert d’arrière-plan. Les plis du linge sont fortement sculptés par la lumière, en trompe-l’œil. Question de proportion, de dimensions, oscillation entre deux moments du voir : si l’on considère que le linge, comme la musca depicta4, « témoin » de trompe-l’œil, est posé sur l’espace du tableau, il est alors grand comme un mouchoir. Inscrit dans l’espace représenté, il serait de la taille d’un drap. Problème d’échelle, de ce que Louis Marin à propos du vase de Filippo Lippi appelle le lieu de « l’échange invisible entre le regard du spectateur et le tableau » et qui, justement ici, scelle l’entrée « de ce regard dans le tableau »5.
Mais on s’en doute, si les choses ont l’air simples, elles vont aussitôt se compliquer au sens premier d’être intimement pliées ensemble. Je propose de suivre ces plis et replis du linge pictural en les assortissant d’un pli supplémentaire, celui de la formule de Deleuze « Qu’est-ce qui s’est passé ? » qui trouvera pleine justification dans la dernière partie de ce travail. Le pli sera deleuzien ou il ne sera pas.
Lourd héritage, que cette Vénus, et en peindre la naissance au dix-neuvième siècle demandait de la revêtir de quelques « ajustements ». Ce que fait Peale, jouant avec l’obstacle, dissimulant les charmes incomparables de la femme adorable derrière le voile de la représentation, celui du trompe-l’œil. Pas n’importe lequel.
En effet, l’œuvre de Peale est un repeint, celui du tableau éponyme de James Barry de 1772, dans lequel Vénus se coiffe les cheveux, le corps entouré de volutes de nuées. C’est donc un tableau que le linge peint par R. Peale en premier plan dissimule. De Vénus sortant de la mer, ne reste qu’un substitut domestique : la serviette de bain qui a servi à essuyer son corps (mais elle semble immaculée et encore toute raide du repassage)6. Ce linge qui sert à dissimuler Vénus-en-tableau joue le rôle de rideau blanc. Or on avait coutume autrefois de protéger les tableaux sous une étoffe, coutume dont Lacan lui-même usera pour L’Origine du monde7. Ce qui nous ramène, encore, à un pli, à un trompe-l’œil fondateur des mythes aux origines de la peinture dont le tableau de Peale est une variante. Je veux parler de la réponse à la maestria des raisins de Zeuxis par son rival Parrhasios8, qui, par le détour du mimétisme exacerbé du linge comme objet (mais pas de n’importe lequel, la représentation d’un objet (métapictural) servant habituellement à dissimuler un tableau d’où le trompe-l’œil à double détente) a triomphé de son illustre adversaire.
La femme de Peale, dont on dit aussi qu’elle était jalouse de la beauté des femmes peintes par son mari, aurait voulu comme Zeuxis soulever le voile pour voir ce qui se cachait derrière9. D’où « A Deception », une duperie, un tour joué à une épouse. La nudité doit être voilée, on l’aura compris, même s’il s’agit d’un tableau, surtout s’il s’agit d’un tableau aux attraits puissants, lorsqu’il montre qu’il en cache un autre sous une toile, qu’il s’agit d’une re-peinture de sujets en palimpseste, de couches de tableaux. Bien sûr, ce n’est pas l’œuvre de Barry que le voile recouvre mais de la toile vierge. L’original est en sûreté dans un musée. Mais le spectateur glisse le tableau de Barry sous le voile peint, en trompe-l’œil, oubliant que « ceci n’est pas une toile » justement. L’haptique semble dissimuler l’optique ou bien n’est-ce pas l’inverse dans le toucher/touchant de l’œil séduit. Déjà, ici, l’imagerie est voilée comme Pollock choisira de le faire plus tard10.
Venons-en au titre, en glissando, de pli en pli. À triple pliage, il mérite le détour. Commentaire minimal sur l’œuvre, il oriente d’abord la lecture vers une représentation de Vénus (on nous donne son nom) pour mieux la dénier, puis en proposer une version prosaïque, dégradée entre parenthèses, comme autant de « repentirs ». Venus Rising from the Sea - a Deception (After the Bath) resitue le tableau dans l’histoire de la peinture occidentale, en particulier celle de la Renaissance italienne, dont le paradigme est la Naissance de Venus de Botticelli, après « la mythique [et] l’inexistante Aphrodite anadyomène du peintre grec Apelle »11. Vénus Anadyomène est née de l’écume de la mer, aphros en grec, représentée en ourlet dans le tableau de Botticelli mais non dans celui de Peale si ce n’est par le détour humoristique de l’allusion à l’écume du bain. La Vénus du peintre italien ne cache rien de sa venustà mais dissimule quand même son sexe derrière ses mains et ses cheveux. Le voile y vole vers la nudité de la déesse, porté par la suivante de droite qui s’empresse de vouloir dissimuler ce pouvoir indécent qui risque d’éveiller le désir.
Après le tiret, comme une tension, qui suit la référence mythologique, « A Deception », affiche la couleur : il s’agit d’une « tromperie », sens premier d’illusion (ludere), justement, d’un jeu avec le lecteur/spectateur. Nous voilà proches du manifeste esthétique, de l’annonciation d’un leurre. Entre « refuser à voir » et « donner à voir », On n’y voit rien pour parler comme D. Arasse12. Ensuite, (After the Bath), entre parenthèses, semble poser un joker, dans l’énonciation du prosaïque et la protection du cadre ponctuationnel. Troisième titre, mais titre premier si l’on considère qu’il est le juste titre, celui qui fut donné par Peale pour seconder celui de l’œuvre de Barry, lui-même citation ad infinitum, (After the Bath) est aussitôt effacé sous le voile de la duperie, et la déflation du bathos du bain/bath. En outre, « after » en anglais souligne l’anachronisme dans la copie. D’après c’est forcément après.
Humour, donc, car il y a du ludique dans l’illusion (ludere), dans le fait de montrer ce qui n’est pas là. Et dans le même temps, celui de l’affichage, celui de l’intitulation, il y a aussi mouvement de « détromperie » : « N’y croyez pas » dit le titre. Ceci est un tableau moderne, ni une allégorie, ni une naissance de Vénus, mais une « sortie de bain », un linge servant à dissimuler l’objet désigné par le titre comme paradigme du désirable, le corps d’une déesse, en sa représentation. « Deception » reste encore dans son sens archaïque proche de l’origine française de la « déception », « nor are my hopes deceived », écrit John Dryden. Le résultat de la fraude du regard est bien la déception : circulez, il n’y a rien à voir. L’image n’agira pas.
C’est qu’il s’agit ici de « détruire (et célébrer) la peinture » en la dé-fendant, en la dérobant au regard sous le linge domestique fraîchement déplié, avec rayures rouges à l’ourlet comme il se doit et dans le coin inférieur droit le nom du peintre, un nom en forme d’écho, comme une broderie, noire sur blanc qui rajoute au nom la date 1822(23) et pinxit, affirmation de la paternité de l’œuvre, déclaration orgueilleuse du peintre… sur le coin inférieur d’un torchon prosaïque.
Mais si l’on poursuit, la « femme au bain » est un genre de peinture canonique. En cela, alors, il ne s’agirait pas d’une tromperie mais d’une autre manière de traiter le sujet, en trompe–l’œil, en renversant la donne visuelle : de Suzanne et des vieillards on ne verra ni l’une ni les autres, de Bethsabée, on ne saisira que le point de vue défendu, dérobé à David qui ne peut que l’imaginer mais dont le spectateur se délecte. Titillé par le montré-caché, ce qui se dé-robe et reste dé-fendu, le spectateur, ici, cherche à voir ce qui se cache derrière les plis du linge. Le titre nous avait prévenus pourtant « After the Bath », la femme n’est plus au bain mais elle se recoiffe, se rhabille, Venus pudica, elle est dissimulée aux yeux des autres. Jeu avec le genre pictural, citation et refus devant l’obstacle, on est dans l’après/l’apprêt du linge, celui du bain, celui du tableau de Barry pourtant dé-fendu. Le corps de la femme reste à « inventer ».
Il y a de la monstration dans ce tableau et de la monstruosité, celle qui dans le même mouvement consiste à montrer tout en cachant, contrairement au voile de Phryné qui sert à dévoiler la vérité lorsqu’elle est l’au-delà du langage, lorsque l’éloquence est en panne13. Histoire aussi de dénoncer le puritanisme de ses contemporains, et en particulier, dans cette famille si particulière, celui du père de Peale.
« All images, once discovered or gazed upon with such attentiveness, partook of the quality of the divine images; The ontology of the religious picture… is exemplary for all pictures. »14
La Naissance de Vénus figure l’histoire d’une double incarnation, incarnation de celle qui ne naît pas du corps d’une mortelle mais de l’aphros, incarnation de la peinture, par la peinture, du désir comme jaillissement. Mais dans le tableau de Peale, si cette double incarnation est bien suggérée elle n’en est pas néanmoins refusée et dans le même mouvement, soustraite au regard par le déni du voile. Or, à y bien regarder, autre chose y insiste, revenant comme hanter la toile : un autre type de tableau, un autre genre de peinture, qui rejoue le petit drame du refus de « donner à voir », contre la tradition picturale. Cette fois-ci, il s’agit du domaine du sacré, d’une divinité faite… homme.
Le dispositif proposé par le tableau de Peale s’offre bien comme une autre histoire de linge, incomparable lui aussi et auratique, celui qui aurait servi à sainte Véronique pour essuyer le visage du Christ pendant la Passion : linge tendu entre deux pôles (doigts de Véronique, coins du tableau à l’envers chez P. de Champaigne) pour exhiber à la vue le visage douloureux qui vient en avant des plis de la toile. Chez Peale, évidemment, de nouveau : rien à voir, point de visage. Le linge reste immaculé sous les plis soigneux. Le Christ-en-véronique est absent mais évoqué par le dispositif pictural. Le tableau de Peale qui affiche une histoire de substitutions comme autant de plis et de replis : celle de faux/vrais tableaux, celle des titres, en rajoute donc une troisième, sous-jacente, celle de la Véronique, une autre femme compatissante.
L’oscillation visuelle entre ces tableaux possibles et niés provoque une oscillation de type temporel : entre le drap servant à dissimuler le corps de celle qui est en train de naître15, et le mouchoir qui, de l’autre côté a essuyé la sueur du visage de celui qui va mourir, on est bien entre deux temps, celui de l’avant et celui de l’après, entre la naissance qui vient d’avoir lieu et la mort en train d’être donnée à petit feu, pendant la Passion, entre la déesse de la passion amoureuse et de la création, et le Christ (Dieu fait homme) d’une autre Passion, celle du don de soi, pour le rachat de la Faute, celle à laquelle Vénus nous invite. On est entre ce qui vient d’arriver et ce qui va arriver, entre amour sacré et amour profane aussi. Au tableau d’une naissance se substitue l’évocation du portrait d’un mourant, car l’on a bien un masque mortuaire, celui du Christ comme en sous/sur-impression, renouant avec l’origine de la peinture car chez les Romains, imago signifie « l’effigie des absents »16.
Qu’est-ce qui s’est passé ? pour qu’ils disparaissent tous les deux dans les plis sans traces de l’énigme de ce tableau qui, en 1822, représente un objet trivial sous couvert du mythe dénié. Car c’est le portrait d’un linge blanc tout juste sorti d’une armoire bourgeoise et déplié que nous avons ici, avant le Ceci n’est pas une pipe de Magritte, l’urinoir de Duchamp, ou La mariée mise à nu… Où se situe le pouvoir de l’image : dans l’objet ? dans l’œil de celui qui regarde ? car après tout qui dit que j’ai raison ? Aux risques de la surinterprétation.
Évidemment, le lecteur du vingtième-siècle songe au « Portrait inconnu » de Balzac où l’on ne voit qu’un pied (fétiche) qui vient en avant (et ici le bras ingresque potelé par derrière) et à l’interprétation de G. Didi-Huberman17. Mais on en perçoit aussi la différence, car, ici, l’on n’a pas un pan de peinture, au sens de la matérialité (non représentative) où il l’entend, au sens du « pictural » de Passeron, mais au contraire, une représentation illusionniste qui fait trompe-l’œil et prend soin de donner l’illusion de la matière du linge déplié. Comme en une hallucination. Dernier pli et repli, donc, l’œil s’use à scruter la toile. Le regard fait tout le travail. Le regard masculin d’abord dans le désir de voir le corps de la femme subtilisé, dé-fendu, on a dit. Derrière le voile. Le regard du croyant ensuite qui cherche la trace du visage adoré. En avant de la toile. Dans le cas de la Véronique, une apparition trouve « lieu » sur le linge, et imprime une image achéropoïète, tout comme la Vénus Anadyomène ne naît pas des œuvres humaines. L’image fascine d’autant plus.
Dans le tableau de Peale, il n’y a rien sur la toile vierge. Le spectateur va y projeter ce qu’il veut, un peu à la manière de l’injonction malicieuse de Sterne proposant au lecteur de dessiner lui-même le portrait de la Veuve Wadman puisque de toutes façons sa propre description ne plaira pas ; et de fournir dans le même temps la page blanche nécessaire au dessin. Page blanche et toile blanche seront aussi « à l’œuvre » dans un texte que j’évoquerai dans le second temps de cette analyse. À noter pourtant qu’à force de regarder, on voit, on hallucine ce que l’on veut voir. La même lettre à l’initiale des noms des deux femmes, forme le V du triangle du féminin, celui de la cassure du pli aussi. C’est bien ce que montre le voile avec le pli en Y comme un pubis féminin qui insiste par dessous en son tiers inférieur, ce que l’on nomme Mont de Vénus.
De Vénus expulsée du cadre, mais qui revient par im-pression, de Véronique, la vera icona, la seule image vraie est celle d’un avènement, celui de l’art comme événement pur, « response », séduction ultime de l’image qui avance de l’arrière vers l’avant, vers nous. C’est la forme, eidos, qui advient dans le pli dehors-dedans, couché entre l’un et l’autre, dans l’intensité du regard captivé.
La mise en relation a été faite entre le tableau du fils avec son voile en trompe-l’œil et le tableau du père Peale soulevant un rideau pour dévoiler orgueilleusement ses collections18, tous deux exécutés en 1822.
Charles Willson Peale, The Artist in His Museum, 1822, huile sur toile, 263,5 × 202,9 cm, Musée d'art de Philadelphie, The George W.Elkins Collection
La fonction du rideau, comme fente du voir, deixis du montrer/dévoiler19 y joue à plein. Or, la représentation dé-fendue de la Vénus/Véronique à la Peale du masque mortuaire absent aveugle l’autoportrait du père dans sa gloire, et dissimule la castration du corps maternel. Le refus de montrer du fils, comme une défense, se dresse contre l’orgueil de désigner du père. Peale ne peut/ne veut pas représenter la trace de la mémoire, à la différence de son père qui crée un Musée. Au rideau cramoisi répondrait le drap épinglé, à la collection d’animaux, l’unique beauté féminine, à l’ostension, la dissimulation. En outre, il y aurait sous ce voile la copie partielle d’un portrait de Raphaelle peint par son père20. Le « deception » du titre semble aussi signaler le symptôme d’un refus de rivaliser avec une double figure paternelle : celle de Barry incarnant l’autorité de sa peinture classique, celle du Christ (en y faisant allusion tout en le déclarant infigurable, comme un au-delà de la peinture). Que de complications ! Ce qu’on nomme aussi une dérobade qui aiguise le regard qui ne peut avoir lieu qu’à la dé-robée.
La double nature de la toile-écran permet d’abord au peintre de dissimuler la représentation du corps placé derrière, ensuite de servir d’écran de projection laissant apparaître dans ses plis l’impression à venir ? le ressouvenir du visage d’une incarnation ? Enfin, le linge, écran de projection, est situé entre-deux : entre le corps invisible en entier et le visage in-vu. C’est bien aussi ce qu’est la toile vierge du peintre : un écran de projection du désir ou son écran d’occultation et d’opacité. La serviette de bain tendue pour dissimuler les charmes de Vénus et tromper le voyeur puritain joue sur sa frustration avec humour. Elle s’offre comme un exercice de virtuose, un morceau de pure peinture mimétique. Ce faisant, elle substitue par un habile jeu de remplacement, au tableau de nu, poncif académique, une nature morte en trompe-l’œil21 au premier plan, derrière laquelle se débat un bras, se nouent des cheveux, s’avance un pied, autant de restes du nu académique mis en morceaux. Elle présente aussi son aporie : elle ne peut que rester vierge, n’être qu’un entre-deux, un double écran entre réception et projection pour l’artiste, pour le spectateur. Et ici, l’artiste y fait bien son autoportrait lorsqu’il signe sa toile, comme L. Marin le signale22, affirmant « ce tableau est de moi », « me voici ».
À la toile vierge correspondrait la page blanche de l’écrivain, celle que nous tend aussi une nouvelle de Karen Blixen, « The Blank Page », histoire reposant sur les questions posées par le « silence » de la toile, le refus de donner à voir. « La peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante », aurait dit Simonide de Céos. Où je propose de com-pliquer la toile blanche réticente d’une page blanche, avec une autre histoire de linge blanc et de séduction paradoxale.
« The Blank Page », nouvelle de Karen Blixen23, est une histoire d’encodage et de déchiffrage qui aurait plu à Deleuze et Guattari, car elle offre bien la forme d’un secret tout en restant impénétrable tandis que l’histoire contée est peut-être celle d’une pénétration indue. Nouvelle sur le déclenchement de l’écriture et sur le silence, elle met aussi en scène une toile vierge qui fascine par son refus même. Sa forme concentrée et énigmatique ouvre à de multiples interprétations en miroir de la perplexité des personnages.
Une vieille femme conte l’histoire d’une curieuse coutume de son pays à des étrangers. Au Portugal, un couvent de carmélites détenait le privilège de fabriquer les draps de lin immaculés destinés à la royale épouse pour sa nuit de noces. En retour, le drap nuptial était ramené au couvent et la partie souillée exposée dans la plus étrange des galeries. Mais, dans la série des cadres, une toile reste obstinément vierge, dûment encadrée, elle aussi, par les royaux parents. Ce cadre reste sans nom et le morceau de drap blanc, énigmatique, est le lieu favori où se tiennent les anciennes compagnes des princesses et les carmélites lors de leur parcours-pélerinage de la galerie. On les y retrouve plongées dans une profonde méditation déclenchée par le visuel. D’un récit qui n’en finit pas à une ellipse, son centre blanc recouvre une histoire qui reste interdite, sous le non-dit donné à voir. Pliage tout autant qu’opération de voilement/dévoilement, « The Blank Page » est aussi une leçon sur l’art de conter des histoires en images. Et le lecteur assiste à un tour de passe-passe savant.
La série des récits enchâssés qui structurent la nouvelle paradoxalement mène au silence. Une délégation des discours, celle de quatre générations de conteuses fondues en une seule, mène à l’histoire encryptée :
Her own mother’s mother had taught it to her, and both were better story-tellers than I am. But that, by now, is of no consequence, since to the people they and I have become one, and I am most highly honoured because I have told stories for two hundred years.
Au seuil du récit, la narratrice, la petite fille de la vieille conteuse, ralentit l’entrée dans l’histoire grâce à une série de substituts dilatoires. « [T]he old beldame » remonte à la fabrication de l’étoffe de lin, aux privilèges du couvent, puis elle décrit la galerie de « tableaux » avant d’évoquer la duègne qui « file » des histoires face aux toiles encadrées. Enfin, l’histoire de la toile « muette » est révélée vers la fin du texte en un paragraphe de cinq lignes avant que ne se referme le cadrage intradiégétique. Quant au cadrage extradiégétique, il restera ouvert laissant ainsi l’œuvre et l’interprétation libres de dériver. L’histoire de l’énigmatique drap vierge est véritablement « couchée », « embedded », soigneusement repliée au creux des plis du texte. Qu’est-ce qui s’est passé ?24. Selon Deleuze et Guattari, la différence entre le conte et la nouvelle correspondrait aux deux questions : « Qu’est-ce qui va se passer ? » et « Qu’est-ce qui s’est passé ? ».
La nouvelle est fondamentalement en rapport avec un secret (non pas avec une matière ou un objet du secret qui serait à découvrir, mais avec la forme du secret qui reste impénétrable), […] et aussi la nouvelle met en scène des postures du corps et de l’esprit, qui sont comme des plis ou des enveloppements. […] la posture est comme un suspens inversé.
Il ne s’agit donc pas de renvoyer la nouvelle au passé, et le conte au futur mais de dire que la nouvelle renvoie dans le présent lui-même à la dimension formelle de quelque chose qui s’est passé, même si ce quelque chose n’est rien ou reste inconnaissable.
Autour de Virginal, l’histoire se plie et se déplie : il en est le centre vierge25. La page blanche fascine l’écrivain et le lecteur, nourrit l’imaginaire et se moule sur le sujet de la diégèse. Non souillée, elle peut être le dépositaire d’une histoire, celle d’une vie, celle d’une nouvelle. L’importance cruciale de la virginité dans cette nouvelle sur la défloration de futures reines se double de celle de la page vierge couverte de signes imprimés laissant encore transparaître le blanc de la feuille marquée par une histoire qui a été contée et relue, tout comme les marques sur les draps. Ce qui se lit avec : « when a royal gallant pen, in the moment of its highest inspiration, has written down its tale with the rarest ink of all ». Le lien pen/penis (penicillus le pinceau), ink/blood, high inspiration/climax, dévoile l’écriture comme éjaculation, ce qui est en accord avec le sujet en question.
Le titre désigne un processus de substitution et de contiguïté. « Blank » peut s’appliquer à sheet, la page et le drap, et encadrés sont la toile vierge et la page blanche. Proche du français blanc, étymologiquement, blank, plus qu’à une couleur, se réfère à une absence, à un manque à remplir. Le carré blanc est une synecdoque ascendante, la partie désignant le tout, le carré, le drap et la marque, la défloration de la vierge. C’est un indice, pour suivre Pierce, une trace, qui a été en contact avec son origine mais ne lui ressemble pas26. L’indice fournit la preuve de la pureté, et la tache de sang celle de la rupture de l’hymen. Paradoxalement, c’est donc la toile visiblement pure qui révèle l’impureté du vœu brisé. Le carré blanc est érigé en représentation et dûment honoré d’un cadre. Toute la nouvelle est structurée sur le mode du paradoxe et de la séduction de l’illusion, tour à tour affirmée puis déniée.
À en croire la vieille femme, l’énigmatique drap blanc de lin, tout comme la page blanche, conterait une bien meilleure histoire que celle de la page écrite, ce qui ne manque pas de sel, puisque c’est bien ce que nous lisons. Le drap blanc diffère du reste de la série car, sans nom, et sans marque, il provoque le choc de la différence, la rupture de la série, de la rangée, du récit écrit. Derrida joue sur « the palindrome and the anagrammatic version or reversion of écrit, récit, série »27. Le drap blanc fétiche affiche ce qu’il semble taire : une rupture, une transgression qui requiert interprétation. La galerie figure le locus où une histoire se déploie au fur et à mesure d’un déplacement, comme dans la définition de la peinture par de Piles : « Car la peinture doit être regardée comme un long pélerinage[…] on s'y arrête en faisant son chemin »28. Le temps de la vision fusionne temps et espace pour mieux captiver le regard. En arpentant la galerie, le spectateur fait aussi l’expérience du temps en liant une scène à l’autre, tout en tissant une histoire qui repose sur un itinéraire chronologique. La série mène à un récit. C’est aussi une manière de représenter le temps. La galerie dans « The Blank Page » se complique encore d’un niveau paradoxal : substitut de la traditionnelle galerie de tableaux, elle n’offre aux regards que ce qui devrait rester invisible et, partant, inconnaissable et indicible. Les draps de lin encadrés donnent à voir le plus intime, l’amour et les secrètes activités de la nuit de noces. Nul portrait ici, nulle icône à mettre en regard d’une quelconque ressemblance. Mais cette toile/page blanche fera l’objet d’une contemplation infinie des spectateurs de l’histoire, et du lecteur occupé à visualiser ce que les personnages observent : « a white sheet », au plus creux de leur vision interne.
Car le silence se révèle être plus séducteur encore car il engendre une prolifération de contemplations et de récits déclenchés par l’absence de réponse satisfaisante. « The Blank Page », fidèle en cela à son esthétique de l’absence, désigne le non-lieu du sang virginal versé, avant ? de la perte irréparable, de ce qui s’est passé, avant, de ce qui s’est passé, après ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Le drap blanc dénonce ce qui était invisible : la preuve par l’absence semble prouver la Faute, mais n’est-ce pas plus compliqué ?
Le paradoxe émerge ainsi comme figure structurante de la nouvelle et se reflète dans les nombreux oxymores et antithèses. Histoire en noir et blanc, elle respecte l’étymologie paradoxale de blank, la brûlure aussi, évoquée dans le récit29.
Later on, up to our own day, it has come to pass—as it comes to pass when a sheet of paper is being burnt, that after all other sparks have run along the edge and died away, one last clear little spark will appear and hurry along after them—that a very old highborn spinster undertakes the journey to Convento Velho.
Les deux extrêmes de l’étymologie suggèrent le noir et blanc de la page écrite. Deux autres oxymores renforcent la structure paradoxale de l’histoire : à « silence will speak » répond « the voice of silence ». Ensuite, la vieille conteuse est « the old beldame », polysémique en diable puisque le vieux français beldame signifiant ce que l’on entend bien, en migrant de l’autre côté de la Manche a pris le sens de grand-mère. Ce qui en français serait un oxymore devient en anglais un pléonasme, adéquat pour une vieille femme de deux cents ans.
La nouvelle apparaît bien comme une forme condensée qui contient d’autres potentialités de récits inscrits dans la concentration du drap/page blancs. Certains d’entre eux appartiennent à notre fonds commun, celui des histoires d’amour contrariées sur le paradigme de Romeo and Juliet. D’autres sont les histoires imaginées par les anciennes compagnes des reines, face aux cadres, figurant l’activité du lecteur, comme dans un test de Rorscharch : « Within the faded markings of the canvases people of some imagination and sensibility may read all the signs of the zodiac […]. Or they may there find pictures from their own world of ideas: a rose, a heart, a sword—or even a heart pierced through with a sword ». Si les draps souillés portent les signes avant-coureurs du destin des reines ou des symboles sentimentaux distingués après-coup, le drap blanc reste inviolable, réticent à cause de l’absence qu’il exhibe. Qu’est-ce qui s’est passé ?
« The Blank Page » peut se lire comme une histoire de dis-sémination. C’est la rupture de l’hymen qui est donnée à voir dans les draps encadrés. Ce qui ne manque pas d’évoquer l’utilisation métaphorique qu’en fait Derrida, l’hymen comme drap, comme toile, qu’il substitue à la métaphore du phallus. Ce qui permet ainsi au sens de proliférer, comme Mieke Bal le déclare en étudiant la Danaé de Rembrandt, autre histoire de séduction interdite (et l’on entend bien l’impossibilité de parler comme dans rester interdit) et de défloration forcée perpétrée à la Zeus.
It is to such an oppressive notion of text that Derrida opposed the concept of dissemination, which enhances the slippery destabilizing mobility of signs in interaction with sign-users. Derrida replaces the metaphor of the phallus as the ultimate meaning with that of the hymen as the sheet—or canvas—on which meaning circulates without fixity.30
Et Georges Didi-Huberman, justement dans son étude du Chef d’œuvre inconnu, note le pouvoir d’écran de l’hymen, entre « le désir et son accomplissement ».
L’hymen, consommation des différents, continuité et confusion du coït, mariage, se confond avec ce dont il paraît dériver : l’hymen comme écran protecteur, écrin de la virginité, paroi vaginale, voile très fin et invisible, qui, devant l’hystère, se tient entre le dedans et le dehors de la femme, par conséquent entre le désir et l’accomplissement. Il n’est ni le désir ni le plaisir mais entre les deux. Ni l’avenir ni le présent, mais entre les deux. C’est l’hymen que le désir rêve de percer, de crever dans une violence qui est (à la fois ou entre) l’amour et le meurtre.31
Les sèmes éparpillés sont ceux de la semence perdue dont l’absence permet au sens de circuler. La princesse anonyme aurait-elle cédé à la séduction et brisé la règle en accueillant le « semen » avant sa nuit de noces royales ? Mais est-ce bien cela, Qu’est-ce qui s’est passé ?
« The Blank Page » met en scène la figure du lecteur/spectateur en herméneute, l’aporie de l’interprétation et les limites des tentatives pour interpréter la réticence du signe-comme-marque, du signe-comme-peinture, et de la résistance du signe-comme-texte. Le carré de toile blanche reste muet d’où le désir de la relance de la série d’interrogations et de paradoxes. La représentation, sous la forme du carré de toile blanche encadré, comme « toile » minimale sans peinture (canvas apparaît quatre fois dans le texte), génère le discours tandis que la poésie reste muette, renversant les termes de l’aphorisme de Simonide, et que les spectatrices se voilent : « The story-tellers themselves before [this canvas] draw their veils over their faces and are dumb », sorte d’hommage que la poésie rend à la peinture tout comme le voile blanc du tableau de R. Peale déclenche l’imaginaire et le discours pour combler le signe en vacance.
Si le carré de lin blanc, « substitut » du pictural32, dissimule une histoire dé-fendue, il est cependant à l’origine de la production textuelle. D’où la référence à l’Annonciation, le Verbe fait chair (un discours performatif avant tout), en une discrète ekphrasis, celle de la scène de la séduction divine :
The whole valley becomes air-blue, the very color of the apron which the blessed virgin put on to go out and collect eggs within St Anne’s poultry yard, the moment before the Archangel Gabriel in mighty wing-strokes lowered himself onto the threshold of the house, and while high, high up a dove, neck-feathers raised and wings vibrating, stood like a small clear silver star in the sky.
Le sens oscille constamment entre deux pôles d’interprétation : soit le mariage a été consommé et la mariée n’était plus vierge ou bien il n’y a pas eu consommation et la mariée est restée virgo intacta. L’option privilégiée par la narratrice semble être la première puisqu’elle rend hommage à la loyauté des royaux père et mère : « the royal papa and mama who once ordered this canvas to be framed and hung up, had they not had the tradition of loyalty in their blood, might have left it out ». Mais après tout la non-consommation du mariage aurait aussi pu être cause de honte ? Qu’est-ce qui s’est passé avant ?… Et après ? Séduction trop tôt ? trop tard ? Défendue par le code de l’honneur ?
La vieille femme avait raison. Longtemps après la lecture, l’image de la toile blanche restera hanter l’esprit du lecteur pliant et dépliant mémoire, imagination et sphère du visuel. Comme une trace dans la mémoire à cause de l’absence d’une trace ou d’une marque. Comme l’illusion d’image dans l’œil de l’esprit enregistrant « l'aventure séminale de la trace »33 pour citer Derrida discutant l’interprétation de l’origine perdue. D’où la production d’un troisième texte, le troisième livre de Derrida, texte non écrit qui doit être actualisé par le lecteur en sa « citadelle pensive » (à la De Quincey), d’une image comme superposée, diaphane, entre ce qui est raconté et ce qui est imaginé, le récit d’une image entre deux, entre texte et image, ce que je nomme « le tiers pictural »34. La trace que laisse cette histoire oscille entre l’écrit et ce qui est contemplé, comme la tache qui oscille entre indice et icône, désignant la virginité de la mariée comme une marque et faisant de la toile blanche un portrait. Entre métonymie et métaphore, la nouvelle, « œuvre ouverte »35, est lue et repensée sans cesse en une démultiplication d’histoires de femmes racontées par une série de femmes face à une série de toiles encadrées36.
Je vous ai montré et conté des histoires de voiles, de tissage, comme cette « faille » (étoffe 1829), qui au XIIIe siècle signifiait, « voile de femme », tissu à gros grain d’où « taffetas à failles ». Et taffetas vient de « tissé » du turco-persan taftà (Taphetas 1314). On est toujours dans la texture.
Les signifiants picturaux permettent de mieux faire retour sur le texte, d’en saisir les enjeux : ici, la référence à l’histoire de l’art, le rideau de Parrhasios, mais aussi la trace, et l’image achéropoiète éclairent « The Blank Page », car si les traces laissées par les chastes princesses ne font pas image, et ne le deviennent que lorsqu’elles sont traitées comme telles (le cadre, le nom etc.), l’empreinte est bien achéropoiète et sert de preuve, dissipant l’illusion pour mieux faire resurgir la forme du secret. Et l’on est bien dans une histoire féminine de drap, de toile, qui doit porter les traces ou dissimuler la pudeur pour mieux séduire, la faire voir ou désirer. L’apparition/disparition du sujet et la mise en scène de l’attitude du spectateur pris dans le regard provoquent ce que je viens de faire : développer un discours pour s’expliquer, se l’expliquer, au sens de déplier, de défaire les plis de ce qu’il vient de voir, de ce qu’il contemple et ne comprend pas bien, qu’il ne saisit que lorsque le langage vient aplatir les plis du linge ou détailler la toile prise pour tableau, entourée de son cadre d’or lourd. Le pli dehors/dedans du tissu/texte, le devenir-chair de l’image puissante.
En ce sens, chez Peale comme dans la nouvelle de Blixen, il y a bien une naissance, celle d’un discours sur du discours, et on le sait, avec Barthes : « le tableau n’est jamais que sa propre description plurielle »37. D’où aussi un dernier portrait : celui du lecteur/voyeur en duègne pensive.
Le drap qui occulte la beauté incarnée ou sert d’écran de révélation vierge de toute incarnation et la nouvelle qui met en scène la perplexité du spectateur face à une toile paradoxalement vierge donnent à voir des objets qui jouent avec l’attente. C’est l’une des manières de déclencher du discours sur/de l’image en venant suppléer à la forme attendue par un discours de remplacement, un supplément, au sens double de suppléer à et de rajouter. Le discours produit, le mien, le vôtre, est le fruit d’une coopération esthétique qui, finalement, donne voix à ce qui est réputé être silencieux. C’est l’une des voies vers les voix du voir que je m’attache à explorer en ce moment. Quelles modalités ? Quels dispositifs (paradoxe du rien à voir ostensiblement déployé) déclenchent le discours ? Et quels types de discours ? Le refus devant l’obstacle, la dérobade de la forme, la soustraction au regard de l’objet défendu au regard sont bien sûr déclencheurs du désir de dire, de trouver du sens, là-dessous. Érotique du voile, le voile comme érotique moyen d’accès à l’événement du voir : cherchez la femme sous la faille : « il y a une femme là-dessous »38.
Événement d’art, bien sûr, que produit dans le continuum du vécu une expérience rompant ce continuum et y insérant, comme un coin fiché, une fente du visible : un objet, le tableau par exemple, ou, une trace mémorielle, la rencontre d’un objet, l’expérience d’une performance, d’une installation, laissant un souvenir-art, une trace d’ordre esthétique qui perdure. Le tableau de Peale et la nouvelle de Blixen montrent comment surgit l’événement d’image, l’événement comme pur avènement, apparition dans la lumière, illumination. Une expérience phénoménologique.
La force des deux œuvres est de donner à contempler un texte, une toile, vacants au sens de désertés par le signe, ou en attente, qui font mine de mettre à mort l’écriture, de détruire la peinture, pour mieux attirer à eux le spectateur/lecteur, et afficher leur programme esthétique, celui de la table rase39. Justement, pour Vicente Carducho, le maître de Velasquez : « la toile blanche [tabula rasa] voit toutes les choses en puissance ; seul le pinceau, avec une science souveraine, peut réduire la puissance à l’acte »40. « La toile blanche, la « table rase », c’est le revers de la toile que nous voyons et dont l’avers contient, en puissance, un tableau que nous ignorons et que conçoit, seul, le peintre qui nous regarde », conclut D. Arasse à propos des Ménines. Il ne me reste plus qu’à me taire alors, dans le retrait de la figure hallucinée infiniment séductrice, d’autant plus séductrice qu’elle reste dé-fendue, inter-dite. Pouvoir de la fiction, jeux d’illusion, tremblements de la Fata morgana, « And the rest is silence ». Carte blanche41 au lecteur libre d’imaginer Qu’est-ce qui s’est passé ?
1 Voir Norman Bryson, Vision and Painting, The Logic of the Gaze, Londres : Macmillan, 1985.
2 David Freedberg, The Power of Images, Studies in the History of Response, Chicago : Chicago University Press, 1989.
3 « Le discours de l’Absence est un texte à deux idéogrammes : il y a les bras levés du Désir, et il y a les bras tendus du Besoin ; J’oscille, je vacille entre l’image phallique des bras levés et l’image pouponnière des bras tendus », Roland Barthes, Fragments du discours amoureux, Paris Seuil, 1977, 23.
4 André Chastel, Musca Depicta, Franco Maria Ricci, 1996.
5 Voir le commentaire de Daniel Arasse, On n’y voit rien, Descriptions, Paris, Denoël, 2000, 36.
6 On pourra consulter Monique Pruvot, « Aspects du corps dans la peinture américaine », Les figures du corps, ed. Bernard Brugière, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1991, 319-320 sur le tableau de Peale.
7 On sait que Asher B. Durand, ami de Peale, dissimula aussi son Ariane de John Vanderlyn (1815).
8 Pline, Histoire naturelle, livre 5 «La peinture et la représentation », XXXV, xxxvi, 60 et XXX, 64. voir aussi A. Reinach, La peinture ancienne, textes grecs et latins, Histoire de l’art, Macula 1985. Dans le duel opposant Zeuxis et Parrhasios, Zeuxis soulève le voile qui semble être un rideau de théâtre dont le lever laisse apparaître des personnages (Ovide, Métamorphoses III, 111-14).
9 Voir Monique Pruvot, op. cit., 319.
10 Pollock : « I choose to veil the imagery », cité par B. Rougé, dans Images du corps, op.cit., 328.
11 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris : Gallimard, « Le temps des images », 1999, 16. Voir aussi la note 15 page 128 pour les références bibliographiques.
12 Daniel Arasse, On n’y voit rien, op. cit.
13 Bernard Vouilloux, Le Tableau vivant, Paris : Flammarion, 2002.
14 David Freedberg, op. cit., 338.
15 « Rising from the Sea », l’-ING du titre souligne l’inchoatif et l’action en train de se faire qui ne s’accomplit pas sous les yeux du spectateur. Seul l’après est donné à voir. C’est aussi un moyen de représenter deux actions en une, celle de naître de la mer (le temps du mythe) celle de se mettre à vivre après la naissance, de se rhabiller, de se coiffer, d’éviter ainsi par le jeu du double-titre de choisir le moment du kairos, celui du bon moment à choisir pour la représentation. Une autre question celle de la représentation du temps en peinture.
16 Évoquant l’imago, « La place vide de l’absent, comme place non vide, voilà l’image », Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris : Galilée, 2003, 128.
17 Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris : Minuit, 1989.
18 François Brunet, « Tel père, tel(le) fils, La Vénus cachée et le musée Peale, Autoportrait à deux mains du peintre américain en 1822 », Cercles, 37-42 et Jochen Wierich, The Body of Raphaelle Peale: Still Life and Selfhood 1812-1824, by Alexander Nemerov, Berkeley University of California Press, 2001, Review of Books, William and Mary Quarterly, Vol. LVIV, N°1.
19 F. Banu, Le Rideau ou la fêlure du monde, Paris : Adam Biro, 1997.
20 L. Lessing et M. Schafer, « Unveiling Raphaelle Peale’s Venus Rising form the Sea-A Deception », University of Chicago Press, 2009, vol. 43 N° 2/3 Summer/Autumn 2009.
21 Et Peale, malade, ne devait plus peindre que des natures mortes, still lifes, qui connurent un grand succès.
22 Voir Louis Marin, L’Écriture de soi, Paris : PUF, 1999.
23 « The Blank Page » in Last Tales, New York : Random House, 1957, première parution dans The Atlantic Monthly, 1957 : http://www.whiterabbit.net/@port03/Dinesen/BlankPage/blank_page.htm.
24 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Trois nouvelles ou ‘qu’est-ce qui s’est passé ?’ » in Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980, 235-52.
25 Le champ sémantique de la virginité envahit le texte avec des signifiants tels que « milk-white, blue, heaven, to bleach, snow, flower-white, snow-white ». Et « snow-white sheet, white linen, blank canvas, blank page, pointing to the white sheet of paper », rendent explicite le « double jeu » de « sheet » : « the linen within the frame is snow-white from corner to corner, a blank page ».
26 Voir aussi l’analyse de Georges Didi-Huberman dans Dissemblance et figuration, Paris : Flammarion, « Champs », 1999.
27 Jacques Derrida, « Living On », Border lines, Deconstruction and Criticism, Harold Bloom, Paul de Man, Jacques Derrida, Geoffrey Hartman, J. Hillis Miller (New York : Continuum, 1995), 86.
28 Roger de Piles, Cours de peinture par principes (Paris : Gallimard, « tel », 1989), 189.
29 MF blanc of a white or pale colour, lacking colour, ON blakker akin to L flagrare : to burn—more at black. (Webster's Dictionary). La vieille femme porte du noir, sa mère était une danseuse aux yeux noirs, la grande galerie est dotée de « a black-and-white marble floor ».
30 Mieke Bal, Reading Rembrandt, Beyond the Word-Image Opposition, Cambridge MA, Harvard : Cambridge University Press, 1991, 19.
31 Jacques Derrida, Marges—de la Philosophie, Paris : Minuit, 1972, 241, cité par Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris : Minuit, 1989, 64.
32 Voir L. Louvel, Textes/images, images à lire textes à voir, Rennes : PUR, 2005.
33 Jacques Derrida, L'Écriture et la différence, Paris : Seuil, « Points », 1967, 427.
34 Liliane Louvel, Le Tiers pictural, Rennes : PUR, 2010.
35 Umberto Eco, L'œuvre ouverte, Paris : « Points », Seuil, 198.
36 « [L]a nouvelle se définit comme lignes vivantes, lignes de chair, dont elle opère de son côté une révélation spéciale », écrivent Deleuze et Guattari, et il « faut lire entre les lignes », G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., 238.
37 Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Paris : Seuil, « Points », 1982, 140.
38 Jacques Derrida, Éperons, Les styles de Nietzsche, op.cit., 93, citant M. Heidegger, L’Être et le temps, trad. R. Boehm et A. de Waelhens, Paris : Gallimard [1927], 1964, 46, dans Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris : Minuit, 1989, 61.
39 La « table rase » chez Aristote, Leibniz, Locke est un état de l’esprit « vierge » de toute représentation (Le Robert). Chez Locke, d’après le Webster : « a smoothed tablet or blank slate used esp. of the mind before receiving outside impressions ».
40 Vicente Carducho, Dialogos de la pintura, cité par Daniel Arasse, op. cit., 187.
41 Autre exemple de la réticence d’un narrateur à imposer une forme fixe dans l’esprit du lecteur, la carte blanche dans The Hunting of the Snark, de Carroll, « a large map representing the sea, without the least vestige of land […] a perfect and absolute blank » (« second crisis », strophes 2&4, Londres : Chatto and Windus, 1941).