Juliana Lopoukhine & Naomi Toth
The Quintet of the Astonished (2000). Vidéo couleur, rétroprojection sur écran accroché au mur dans une salle obscure. Taille de l’image projetée : 140 x 240 cm. 15:20 minutes. Performeurs : John Malpede, Weba Garretson, Tom Fitzpatrick, John Fleck, Dan Gerrity. Photo : Kira Perov.
Sur un écran encadré et accroché au mur, quatre hommes et une femme, nos contemporains, se présentent au regard. Cadrés à mi-corps sur fond noir, ils sont rassemblés au centre et pourtant isolés les uns des autres par leurs regards qui ne se rencontrent pas. L’expression de leurs visages, d’abord neutre, commence presque imperceptiblement à s’altérer ; quelque chose y prend forme, une force puissante gagne les corps tout entiers, les manipule, les traverse, les submerge, puis se retire, les laissant dans un état d’épuisement. Fabriquée à partir d’une seule prise de quelques minutes ralentie à l’extrême, cette œuvre vidéo de 15 minutes et 20 secondes fait porter toute l’attention du spectateur sur les mouvements les plus infimes de ces corps, mouvements qui sont ainsi décomposés — le sens premier du mot analyse — devant nos yeux. Ce que nous sommes invités à examiner ainsi est le mouvement de l’étonnement, comme l’indique le titre de cette œuvre de Bill Viola, The Quintet of the Astonished. Tentative paradoxale, car ce que nous sommes appelés à connaître, l’étonnement, est justement cet état provoqué par la rupture du savoir, son suspens, le moment de la perte de sens. Signifiant à la fois le doute, l’incrédulité, le choc ou l’émerveillement, l’« étonnement » désigne la manière dont nous sommes affectés devant quelque chose qui ébranle notre savoir et le met en mouvement.
C’est pourquoi les deux arrêts sur image tirés de cette vidéo posent avec une acuité particulière les questions explorées dans ce numéro de L’Atelier dont le pari est de penser l’émotion, geste paradoxal réunissant deux éléments supposés contraires, pathos et logos, renvoyés dos à dos depuis l’Antiquité. L’émotion a en effet souvent été considérée comme une menace pour la raison critique, comme un matériau susceptible d’être utilisé à des fins de manipulation politique, ou encore comme l’apanage d’approches personnalisantes ou psychologisantes de la littérature et des arts. Aussi a-t-elle été l’objet de soupçons, voire de mépris, entrainant une réduction de son rôle dans l’activité critique jusqu’à parfois l’en exclure. Cette position a souvent, par exemple, été celle de la critique formaliste héritée du vingtième siècle, quand elle a cherché à faire de l’œuvre d’art l’objet d’une science. Il n’est donc pas surprenant qu’au cours d’un entretien, en 2002, Bill Viola ait confié qu’au moment de sa formation artistique dans les années 70 les émotions constituaient un champ d’exploration artistique « interdit » ; une mise au ban qui, selon lui, était encore d’actualité1.
Au cours du vingtième siècle, pourtant, un autre courant critique a préféré remettre en jeu l’opposition entre émouvoir et savoir dans le rapport à l’œuvre, tout en évitant les écueils auxquels le formalisme a cherché à se soustraire. Ce courant critique situe en effet l’émotion au sein d’une relation, celle d’un sujet à une expérience qui à la fois le déborde et le subjugue, déjouant ainsi les postures de maîtrise et les illusions de l’identité. Il a également su se garder d’un autre écueil, à savoir la tentation de créer de nouvelles hiérarchies entre les termes rivaux d’émouvoir et de savoir, s’opposant en cela aux approches plus récentes inspirées des sciences expérimentales qui prennent pour objet les émotions associées à la littérature et aux arts. Ces approches assujettissent l’émotion à un savoir positiviste en plaçant le pathos sous le régime du logos, dans un système où le savoir vient figer les émotions dans des catégories généralisables2.
C’est en mettant la forme plastique ou langagière de l’émotion au centre de la pensée que cet autre courant critique a tenté de rendre compte de ce que l’émotion fait au savoir, et inversement. Cette préoccupation de la forme à chaque fois singulière que prennent les affects travaille la pensée du pathos-formeln d’Aby Warburg, celle des affects de Deleuze et Guattari, du punctum de Barthes, de la sémiotique de Kristeva ou de la phrase-affect de Lyotard, pour n’en citer que quelques-uns. Bien qu’il s’agisse d’outils très différents, tous abordent l’émotion comme le problème du savoir, à la fois sa puissance et sa limite, ou encore son excès. L’émotion serait ainsi l’impulsion du savoir littéraire ou artistique, mais une impulsion qui lui retire toute prétention à la totalité, à l’idéalité ou à la généralité. C’est souvent en prenant appui sur cette autre tradition que les études sur l’affect dans l’art et la littérature ont connu leur essor actuel : en témoigne le grand nombre de colloques, numéros de revues et ouvrages sur ce sujet depuis les années 2000. L’interdit qui pesait sur l’exploration du pathos, dont parlait Bill Viola en 2002, semble aujourd’hui appartenir au passé. Mais notre étonnement, lui, reste intact.
Que faire, en effet, devant la puissance affective de l’œuvre littéraire ou plastique ? Les articles de ce numéro de L’Atelier se saisissent de cette question en se confrontant aux enjeux formels d’une grande variété d’objets depuis l’époque élisabethaine jusqu’à aujourd’hui et en faisant appel à des outils critiques divers. La dialectique entre excès et forme sous-tend ce numéro d’un bout à l’autre. Dans son analyse d’Othello, Camille Dumoulié nous montre la manière dont la fureur jalouse naît d’un désir diaboliquement introduit dans la fêlure du sujet : le désir d’une jouissance structurellement interdite à un sujet qui n’est jamais identique à lui-même, et qui met le drame en mouvement. Quant à Rowan Boyson, elle choisit d’embrasser la question du plaisir et de la joie plutôt que de la jouissance subversive et ne les considère pas sous l’angle de l’excès, mais comme étant produits par une économie contenue et consciente, où le plaisir est soigneusement cultivé. Son analyse du poème Home at Grasmere de Wordsworth présente le plaisir du poète comme une expérience bienfaisante qui, il fut un temps, constituait un paradigme de l’écriture romantique, avant de tomber en désuétude. Cette vision du plaisir non pas comme mouvement de débordement mais comme stase bienheureuse se déplie à travers une lecture des formes poétiques du romantisme et à la lumière des philosophes de l’Antiquité.
Le rapport entre expérience excessive et forme linguistique anime également l’étude de Françoise Dupeyron-Lafay qui examine l’affect traumatique lié à la mort d’un être cher dans les écrits autobiographiques de deux auteurs qu’a priori rien ne devait rapprocher. Le romantique De Quincey et notre contemporaine Julie Schumacher sont réunis par la figure de l’hypallage : en donnant forme à l’émotion comme force d’entame, ce motif se fait à la fois outil de distanciation de la douleur affective et moyen pour cette douleur de se dire.
Mathias Verger explore encore davantage les valeurs créatrices de l’excès en traquant l’affect labile de la haine chez James Joyce, mouvement qui caractérise un rapport conflictuel à la langue dite « maternelle ». Son analyse éclaire la manière dont la force politique de la haine s’allie avec ses puissances scripturales. L’impératif de traduire ce qui résiste à la langue, en l’occurrence maternelle et nationale, afin de la miner en tant qu’essence – et c’est là le défi posé par l’émotion à la littérature – émerge dans l’analyse d’une œuvre capable de générer une « émotion de la pensée » ou de la langue elle-même, œuvre que Mathias Verger nous invite à lire en « plus d’une langue ».
La capacité de la langue poétique à produire une émotion qui serait proprement esthétique constitue l’enjeu de l’article d’Amélie Ducroux qui nous appelle à poursuivre l’exploration du modernisme littéraire. Son étude de l’essai de T. S. Eliot, « Tradition and the Individual Talent » part du postulat d’Eliot selon lequel « l’émotion de l’art est impersonnelle » : le poète se « rend » au poème pour atteindre cette « impersonnalité de l’émotion artistique », transformant les émotions pour leur échapper, mais aussi, et c’est là le paradoxe, pour mieux toucher le lecteur. Le poète exige alors du lecteur cette même déprise de lui-même et, par ce geste, redonne toute sa place à la « valeur critique » de l’émotion.
Le rapport entre expression et réception est également au cœur des deux articles qui se penchent sur les arts de la scène. Dans la chorégraphie d’Yvonne Rainer analysée par Johanna Renard, comme dans la pièce The Oak Tree du dramaturge contemporain Tim Crouch qu’explore Aloysia Rousseau, les attentes du spectateur sont déjouées afin de sortir d’une certaine émotion attendue et presque automatique. Qu’il s’agisse de susciter l’ennui du spectateur chez Yvonne Rainer ou de mettre à nu des rouages de l’illusion dramatique chez Tim Crouch, ce sont toujours des techniques de distanciation qui permettent à ces artistes d’éviter une sentimentalité convenue dans le rapport au spectateur. Mises au service d’une autre forme d'affect, ces techniques ne servent pourtant pas à créer des émotions purement esthétiques mais à brouiller la distinction entre représentation et réalité. En effet, loin de dénoncer la fausseté supposée d’une émotion factice, Aloysia Rousseau souligne la manière dont la distanciation chez Tim Crouch rompt avec les dualismes où une « vérité » émotionnelle, pureté immédiate débarrassée de tout artifice, s’oppose à une artificialité secondaire, qui ne serait qu’imitation. Au contraire, dans The Oak Tree, art et réalité se mêlent dans la mise à distance du quotidien.
Les deux articles suivants ont pour objet des formes, manuscrits et lettres, souvent étudiées en tant que documents historiques ; c’est pourtant leur valeur poétique, textuelle et matérielle qui est mise au travail dans les articles de Simon Dumas Primbault et de Carol Acton. La matérialité des manuscrits du savant anglais Roger North est analysée par Simon Dumas Primbault qui montre comment la plume du savant est mue par la passion du savoir. Son étude repère les traces manuscrites d’un pathos à la recherche d’une vérité scientifique qui, selon les paradigmes d’une modernité en train d’advenir, s’en détache ensuite pour devenir savoir. L’attention de Simon Dumas Primbault se porte sur ce moment précis où le discours scientifique n’est pas encore ce pur logos d’un raisonnement mis en forme selon un « plain style » dépouillé de toute émotion, mais le lieu d’un poiein, une « poétique de l’enquête savante » chargée des affects heuristiques de la découverte. Carol Acton, pour sa part, aborde une autre forme manuscrite, celle des lettres échangées entre les soldats britanniques de la première guerre mondiale et leurs femmes ou fiancées. Ces lettres constituent le lieu privilégié d’une émotion à la fois individuelle et collective, dans un contexte historique extrême. En choisissant uniquement des correspondances qui offrent les deux côtés, masculin et féminin, de l’expérience épistolaire, Carol Acton fait une lecture de l’émotion comme construction d’un lieu imaginaire et textuel où l’intime s’inscrit pour y survivre, et où la forme vient créer une communauté d’expériences partagées.
L’article de Nicolas Manning vient clore ce numéro de L’Atelier avec une interrogation qui redouble celle du numéro, à savoir la question des moyens dont dispose la littérature pour exprimer, représenter ou accueillir l’affect. En mettant au centre le réalisme littéraire et en interrogeant, pour le déconstruire, le présupposé selon lequel le réalisme serait en inadéquation avec l’expression affective, cette méditation sous forme d’essai vient confirmer la part d’inconnaissable de tout affect, déjouant une quelconque prétention à tout dire de l’émotion.
Résistant à la fois au désir de maîtriser l’émotion (l’illusion de pouvoir tout en dire) et à la facilité du silence à son égard (la tentation de ne rien en dire), les articles rassemblés ici font le pari qu’il est possible, et même nécessaire, d’en dire quelque chose malgré tout, en acceptant l’idée qu’en dire assez ne peut qu’être un horizon qui toujours s’éloigne. Devant ce qui à la fois anime le langage et lui échappe, nous ne pouvons qu’« essayer dire », avec Beckett3, en échouant un peu mieux chaque fois, ou, pour reprendre la formule de Georges Didi-Huberman qui s’en inspire, « essayer voir »4. Un effort auquel nous invite le clair-obscur dont Bill Viola fait usage dans sa vidéo : tirer du noir les formes de l’émotion en évitant l’aveuglement d’une lumière trop grande mais aussi l’obscurité d’une lumière trop faible. Tenir les formes saisissables tout en poursuivant les mouvements affectifs qui leur échappent : telles sont les conditions de notre vision, et de notre savoir. Dans ce jeu mobile et inachevé, c’est à l’infinitif que nous conjuguons l’émotion : émouvoir.
The Quintet of the Astonished (2000). Vidéo couleur, rétroprojection sur écran accroché au mur dans une salle obscure. Taille de l’image projetée : 140 x 240 cm. 15:20 minutes. Performeurs : John Malpede, Weba Garretson, Tom Fitzpatrick, John Fleck, Dan Gerrity. Photo : Kira Perov.
1 « As to my concept in general, it was to get to the root source of my emotions and the nature of emotional expression itself. In my art training in the 1970s, that was a place you did not go, a forbidden zone. This is so even today. But from my own life experience I found myself completely taken over by this powerful emotional force, and it was so much deeper than the mere sentimentality I was taught to avoid. I felt that as an artist, I needed to understand this better. » « Quant à mon concept en général, il s’agissait d’atteindre la racine, la source de mes émotions et la nature de l’expression même des émotions. Dans la formation artistique que j’ai reçue dans les années 70, c’était quelque chose qui ne se faisait pas, une zone interdite. C’est le cas encore aujourd’hui. Mais dans ma propre expérience de la vie, je me suis trouvé entièrement soumis à cette puissante force émotionnelle, qui était tellement plus profonde que le simple sentimentalisme qu’on m’avait appris à éviter. Je sentais qu’en tant qu’artiste, j’avais besoin de mieux comprendre cela. » Entretien avec Hans Belting, 28 June 2002, publié dans Bill Viola: The Passions, John Walsh ed., Oxford : Oxford University Press, 2003, 199, nous traduisons.
2 À ce titre, voir les entrées concernant les « émotions » dans l’ouvrage important de Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique, Paris : Gallimard, 2015. Sans se référer à aucun objet précis — aucune forme singulière et précise — cet ouvrage tente d’établir un savoir scientifique et positif concernant la place de l’émotion dans la réception.
3 Samuel Beckett, Cap au pire [1983], Minuit, 1991, 10.
4 Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Minuit, 2015.