Laure Perrin
Université Rennes 2
Comme toute chose ou objet existant, l’image depuis maintenant plusieurs années s’engage dans une mouvance technologique et numérique, véhiculant des projections visuelles trompeuses et illusoires. Jouant sur deux tableaux différents, l’image se fait représentation réaliste et fidèle, mais également reproduction invraisemblable du monde qui nous entoure. Comme l’indique d’ailleurs l’étymologie du mot, découlant du latin imaginem, l’image renvoie à une imitation de la réalité sans aucune liberté, ni interprétation possible. Nonobstant, elle désigne une transcription abstraite du monde, prenant la forme d’un souvenir (image mentale), ou d’une interprétation singulière et personnelle du réel. Les nouvelles technologies numériques et visuelles ont fait évoluer le sens profond du terme. En effet, une image formée au moyen de nombres, simulée sous forme de code, acquiert par voie de traitements, de calculs automatisés et de sauvegardes, une forme visible sur nos écrans. C’est ce que l’on nomme communément une image numérique. Mais le terme connaît une nouvelle fois une extension et vient s’enrichir grâce à l’expression « image virtuelle ». Cette dernière diffère légèrement de l’expression précédente dans la mesure où elle désigne une image obtenue par l’enregistrement et le traitement de données en trois dimensions qui permettent de donner l’illusion d’une réalité. Cette image simule « un réalisme allant ʻau-delà’ du réel [et ajoute] au monde réel simulé des concepts ou des entités symboliques »1. Le monde réel semble ainsi enrichi, voire modifié par l’image numérique et virtuelle.
De nombreux dispositifs artistiques proposent aux spectateurs de se plonger dans un univers d’images virtuelles. Ces nouveaux lieux d’expérience offrent une nouvelle manière d’explorer l’image. Cette dernière devient observable, contrôlable, mais aussi enveloppante. Ces nouveaux procédés d’interaction et d’immersion développent une sensibilité nouvelle chez le spectateur, qui explore et éprouve son corps autrement au moyen de dispositifs tels que des manettes, souris, etc... L’image sensibilise le corps réel et virtuel du participant. Ce terrain d’application artistique et imagé reconfigure les modalités cognitives du spectateur. Des similitudes avec le projet de Varela sur le principe d’« enaction » sont identifiables. En somme, comme chez cet auteur, le spectateur qui explore un environnement donné parvient à s’adapter et à modifier ses connexions neuronales, en fonction de ses interactions avec l’environnement. Varela prône l’intensification de notre sensibilité corporelle, passant par une attention accrue de nos organes de perception sensorielle, impliquant une relation avec un contexte spatial exploratoire. Cela modifie instinctivement notre système cognitif, ce que Varela appelle des corrélats neuronaux. Ce processus applicable aux expériences interactives et immersives par images virtuelles nous permet de constater l’influence considérable de l’image sur le corps et le psychisme du spectateur. En conséquence, nous pouvons insister sur le fait que l’image virtuelle fournit de nouvelles méthodes d’exploration interne, elles-mêmes favorisées par une attirance forte du spectateur pour une image qui se fait de plus en plus séduisante. Elle vient happer ce dernier, le convaincre d’accomplir des opérations, mouvements, visant à l’animer. Le spectateur, sensibilisé par tant de mouvance et d’illusion, succombe…
Nous pouvons remarquer que certaines questions restent en suspens quant à ces dispositifs inédits d’images virtuelles. En effet, « comment se manifeste l’immersion en tant que puissance d’absorption [et d’illusion] mentale dans les dispositifs artistiques ? »2. Nous chercherons dans une première analyse à mieux comprendre quels sont les effets et impacts de ces dispositifs, qui semblent séduire le spectateur. Nous nous interrogerons sur la manière dont ces dispositifs peuvent être techniquement programmés par l’artiste pour venir séduire le spectateur. La liberté de mouvement, de déplacement et d’ouverture visuelle du spectateur sera également interrogée. Car la liberté et l’ouverture de ces dispositifs garantissent-elles une immersion du spectateur dans l’œuvre ? Nous examinerons ainsi les notions de toucher virtuel et d’interaction, puis de transport fictif et d’intensification sensorielle en lien avec la séduction imagée. Nous étudierons dans un second temps la notion d’immersion virtuelle par l’image, laquelle contribue, tout comme l’interaction avec l’image virtuelle, à séduire le spectateur. Nous expliciterons la signification d’une immersion totale et absorbante par réalité virtuelle. Cet article aura pour objectif de mieux discerner les caractéristiques spatiales, visuelles et corporelles des notions d’interaction et d’immersion virtuelle. Ces deux notions seront décomposées et illustrées au travers de deux œuvres artistiques. Le rapport du spectateur avec ces deux concepts plastiques nous permettra de les associer à la notion de séduction par l’image. Chacune des analyses d’œuvres témoignera du rapprochement que l’on peut établir entre l’image interactive, l’image immersive et la séduction imagée.
Afin de débuter une exploration au cœur de l’image numérique, il convient d’indiquer que le mot « image » dans sa signification première désigne un élément que l’on perçoit et que l’on éprouve visuellement devant soi. Mais cette dernière peut être expérimentée autrement que par une simple perception. Le spectateur peut activer, éprouver l’image, en interagissant avec elle. L’image n’apparaît plus comme représentation, mais devient mouvante et réactive. Cette différenciation, entre image animée enregistrée et image animée interactive calculée en temps réel, est importante. Une image animée enregistrée est mouvante au sens où une succession d’images défile devant nos yeux. Il s’agit par exemple des images cinématographiques qui s’animent au moyen d’un défilement très rapide, donnant l’illusion d’une image fluide et changeante. Tandis qu’une image animée interactive est certes mouvante, mais est également dotée d’une particularité supplémentaire, à savoir son interaction avec les mouvements du spectateur. La notion de réponse est ainsi essentielle afin d’aborder la première œuvre de notre étude.
La réalisation qui nous intéresse a été exécutée par Jean Dubois en 2011 et s’intitule Brain Storm. Cette création met en évidence le fait que toute image que l’on peut bouleverser aux moyens de différentes stratégies de mise en scène suscite un vif sentiment de satisfaction chez le spectateur. L’artiste a volontairement choisi de le faire participer, visant une plus grande implication et attention de ce dernier. Le participant peut non seulement modifier les images de l’œuvre en interagissant avec elles, mais également retrouver dans ces images une partie de lui-même. Il y saisit sa corporéité et son imaginaire inconscient, ce qui ne sera pas sans influence sur le rapport d’intimité et de séduction qu’il tisse avec elles. Ainsi, selon le néologisme formé par Réjean Dumouchel, le spectateur s’impliquant dans la réalisation de l’œuvre acquiert le statut de « spectacteur ». Cette idée d’intégration du spectateur dans la réalisation d’une œuvre est primordiale, puisque cette notion d’engagement physique contribue à le séduire et le convaincre corporellement. Mais, avant d’explorer plus en détail l’œuvre de Jean Dubois, il convient de préciser quelque peu cette notion, en rapport avec l’interactivité et son lien avec la séduction imagée.
L’idée de faire interagir le spectateur avec une œuvre a vu le jour dans les années 1960, sous l’influence des performances et de l’art cinétique, où le corps de l’artiste, tout comme celui du participant, acquiert une nouvelle dimension. Le corps actionne l’œuvre, la modifie, la façonne. D’où l’idée selon laquelle le spectacteur devient le pilier central et l’une des conditions d’existence de toute réalisation. Le participant n’est plus seulement passif et velléitaire, mais acteur à part entière, responsable de la réussite de l’œuvre. Dans l’art performatif, il est fortement sollicité corporellement afin d’intervenir et de laisser sa trace sur l’œuvre. Le corps devient un instrument de perception et de création. Dans les pratiques d’art cinétique, c’est bien plus la perception visuelle du spectacteur qui est impliquée. Les effets d’illusion d’optique dans les œuvres induisent un mouvement visuel interne et amènent le spectateur à bouger. Ainsi, c’est le mouvement physique du spectacteur, son action corporelle devant la réalisation qui produit une modification. Il la déclenche et la transforme. Dans le domaine de l’art numérique et interactif, ce principe s’est développé et perfectionné rapidement. En interagissant avec l’œuvre, le participant obtient une réponse, qui se manifeste par une modification visuelle, auditive, sensible, etc. Cette idée d’action et de réaction en temps réel introduit un concept important. Plus précisément, cette chaîne ininterrompue d’opérations provoquées par la mouvance du spectateur et sa répercussion sur un système automatique nous permet d’introduire la notion d’« environnement-interface »3.
Les conditions d’existence de cet environnement-interface sont fondées sur une neutralité du lieu d’exposition et sa mise en relation avec l’automatisme d’une machine. Réagissant aux sollicitations du spectateur qui déambule dans l’espace, cet environnement forme un système nerveux, engendrant des réponses visibles, qui bouleversent l’œuvre. Les outils utilisés afin que tout participant expérimente l’interface et ses possibilités dans des dispositifs d’environnement-interface sont nombreux. On peut citer l’utilisation de capteurs de mouvements, capteurs thermiques, gants, joysticks, souris, claviers et encore bien d’autres instruments au service de l’interaction. Cet environnement-interface factice produit, comme dans le monde réel, une réaction devant notre gestualité. Tout l’intérêt de ces dispositifs tient au fait que chaque geste engendrera une réponse différente dans le monde réel. Cet écart perceptif permet au spectateur de prendre conscience de l’illusion du dispositif imagé. Il peut visualiser les conséquences de ses mouvements sur l’environnement et ainsi expérimenter tout le potentiel d’une interaction avec une image fictive. Cette innovation visuelle fondée sur l’interaction conduit le spectateur à s’engager corps et âme dans le dispositif, signe de son saisissement et de son adhésion face au dispositif. Afin d’expliciter plus en détail notre propos, il convient de revenir sur l’œuvre de Jean Dubois et d’analyser les méthodes employées dans cette réalisation pour séduire le spectateur par l’interactivité.
Lorsque ce dernier débute son interaction avec l’œuvre, il se trouve plongé dans l’obscurité la plus totale. Il doit tâtonner, avancer à l’aveugle, trouver des points d’appui pour ne pas tomber. Cela met l’accent sur la dimension corporelle du spectateur, qui, ayant perdu ses repères visuels, doit désormais se fier à ses autres sens pour se déplacer. Il va sans dire que l’homme, depuis des décennies, fonde son existence sur son occulocentrisme, négligeant ses autres sens. Brain Storm nous oblige en quelque sorte à modifier nos habitudes, afin d’être plus à l’écoute de notre corporéité. Progressivement, l’œil parvient à s’accommoder. Le spectateur distingue des éclats de lumière, provenant d’images projetées sur des murs, ou encore la luminosité émanant d’un socle, qui facilitent son orientation dans l’espace. Cette mise en scène apparaît comme une amorce nécessaire pour le spectateur, dans sa réussite expérientielle de l’œuvre. Il distingue désormais un dispositif de mise en scène interactive, situé dans une grande salle obscure, qui lui donne l’impression métaphorique de se situer dans une caverne faiblement éclairée. L’installation fonctionne à l’aide d’un vieux Commodore 64, synchronisant « huit projecteurs vidéo sur une surface de projection programmée pour couvrir trois murs et une portion du plancher »4. Le commodore 64 gère l’interaction entre le spectateur et un anémomètre situé en plein centre de la pièce sur un socle. « Inventé par John Thomas Romney Robinson en 1846, l’anémomètre à coupelles sert à mesurer la vitesse du vent »5. Il permet, dans le cadre de cette installation, non pas de mesurer la vitesse du vent, mais de recueillir le souffle du visiteur, générant des effets visuels, perceptibles sur les murs de la salle. « L’anémomètre remplace ici l’interface habituelle des manettes et boutons »6 et intègre directement le spectateur dans le dispositif, au moyen seul de son souffle. Ainsi, après qu’il a soufflé très fort en saccades rapprochées dans les coupelles de l’anémomètre, le dispositif s’actionne, provoquant selon l’intensité d’air expulsé, une réponse visuelle. L’image projette un entrecroisement aléatoire et poétique de mots, provenant de néologismes formés par Jacques Derrida et Stéphane Mallarmé. Ces mots, préalablement sélectionnés par Jean Dubois en fonction de leur impact visuel, s’actionnent et s’accélèrent au travers des images projetées. Les mots viennent s’entrechoquer, former des collisions lumineuses et sonores. Le spectateur devient complice de cette accélération spatiale des mots, prenant conscience de l’importance de son souffle et donc de son corps. Si la force du souffle prédétermine la réponse visuelle, l’image devient ainsi dépendante de notre puissance pneumatique, puisque cette dernière se remodèle à l’infini sous ces impulsions. Le spectateur est envoûté par l’image qui lui assure une satisfaction nouvelle : celle de lui répondre.
Il faut cependant nuancer ce propos, en précisant que cette réponse n’est qu’une simulation purement mécanique et non délibérée de l’image. L’activité physique crée de la nouveauté dans le rapport œuvre/spectateur en l’introduisant directement dans le mécanisme de l’œuvre. En somme, sa place apparaît comme centrale dans cet environnement-interface, puisqu’il effectue un parcours expérientiel et interactif nécessaire au bon fonctionnement de l’œuvre. Ce parcours débute par la perte de repères, provoquée par l’obscurité puis par l’expérimentation interactive avec l’œuvre. Ces étapes de test et de mise à l’épreuve du corps du participant viennent renforcer le lien qu’il va tisser avec l’œuvre. Après cette succession d’épreuves, qui s’achèvent systématiquement par une réussite, ce dernier se place en position de supériorité. Cette posture lui permet d’être conquis par les images qu’il perçoit, mais surtout qu’il semble animer. Ce rapport au monde totalement nouveau lui procure une satisfaction particulièrement agréable, associée à une impression de maîtrise, celle d’une autorité exercée sur l’image. Cette domination sur le dispositif et sa mise en image engendre un sentiment de contentement, semblable à un jeu où le participant a toutes les cartes en main.
L’espace virtuel est ainsi structuré par le spectateur. Cependant, si l’œuvre répond aux sollicitations corporelles de ce dernier, elle se veut cependant évolutive et aléatoire. Les algorithmes du dispositif sont programmés pour transcrire des réponses visuelles inédites et renouvelées à chaque nouvelle stimulation. Dès lors, le spectateur influence l’œuvre, puisqu’il l’active, mais ne la contrôle pas totalement. L’improvisation des mouvements et de la réponse visuelle associée sont ouverts et non figés. En conséquence, nous pourrons parler de « toucher virtuel », par lequel l’interaction corporelle avec un dispositif permet de commander et de recréer une image virtuelle et indéterminée. Le toucher virtuel interactif implique non seulement le sens du tact (ou taction), mais aussi la vue, l’ouïe, etc... Ainsi, le toucher virtuel comprend des mouvements reposant sur les mains et le contact avec la peau, mais également des attitudes corporelles comprenant les déplacements, la respiration, l’émission de sons et incluant des mouvements très variés. Le spectateur semble atteindre l’image, se l’approprier grâce à son corps, transformé en une sorte d’instrument mécanique. Les images interactives ont un large pouvoir de persuasion. Nous pouvons dès lors nous demander qui contrôle qui dans ce dispositif illusoire ? Est-ce l’image interactive et automatisée, ou l’autorité corporelle du spectacteur ? En effet, l’image virtuelle capte l’attention et mobilise le corps du spectateur, mais accroît également le potentiel d’autogestion du dispositif artistique. Tandis que le spectacteur, imprégné par l’image qu’il peut modifier, plonge tout droit au cœur de cette duperie visuelle. Cela nous permet de visualiser un cercle sans fin, dévoilant l’extrême pouvoir des images, qui par leurs dimensions mouvantes et créatives exercent une attraction sur notre corps et notre esprit. Le dispositif libère nos gestes et nos pensées et tout à la fois nous contraint et nous limite dans la réponse visuelle proposée et analysée par notre rationalité et notre vécu.
Ainsi, si nous avons pu examiner la notion d’interactivité entre le spectateur et l’œuvre, il paraît essentiel d’expliciter les effets de ce dispositif sur ce dernier. Nous pouvons distinguer deux effets majeurs. Le premier effet repose sur la notion de transport. Plus précisément, en activant l’image sous son impulsion corporelle, le spectateur « a le sentiment d’être impliqué, ʻtransportéʼ dans une autre réalité, distincte de celle dans laquelle il est en train d’opérer »7. Cela semble aller plus loin qu’une simple distraction ludique et captivante puisque le participant s’adonne avec persévérance à cette pratique interactive. Le spectateur est exalté par l’image et sa mouvance, allant parfois jusqu’à la confondre avec le réel. L’un des risques couramment évoqués dans le cadre des pratiques virtuelles est le rapport déconcertant entre le monde réel et le monde virtuel. Le spectateur peut parfois se perdre mentalement dans l’image qui lui est présentée, jusqu’à la confondre avec le monde qui l’environne. L’image séduit, ouvre vers l’impossible et l’irréel, mais peut également provoquer la confusion et l’égarement perceptif et spatial du spectateur. Réel et virtuel se mêlent et le spectateur semble désormais partagé entre les deux mondes mis à sa disposition.
Ainsi, la notion de transport par l’image est centrale dans ce dispositif, qui nous fait rêver et voyager. Cette séduction physique et mentale est rendue possible par deux éléments. Elle repose tout d’abord sur un effet de dépaysement et de changement vis-à-vis des habitudes, qui contribue à l’adhésion visuelle du spectateur. Ce dépaysement est provoqué par la cécité expérimentée au début de l’œuvre. La modification brutale de l’environnement change notre façon de penser et d’agir qui devient malléable et surtout plus sensible, ce qui est nécessaire pour nous extraire du réel. Le spectateur est plus à l’écoute de son intériorité, de ses rêves, le plus souvent refoulés. Quant au second élément, il se fonde sur la notion d’interaction du spectateur avec le dispositif. Cela engendre chez le participant une sorte d’adhésion au monde qui lui est présenté, monde qui est beaucoup plus ludique et tactile qu’à l’ordinaire, et qui favorise une déconnexion des automatismes du spectateur, en le transportant au cœur du dispositif imagé. Lové en son sein, ce dernier se sent rassuré et se laisse doucement porter par les éléments. Le spectateur voyage au travers du dispositif et des images qui l’animent tant physiquement que mentalement.
Un second élément est à prendre en compte afin de mieux discerner les conséquences et effets de l’interactivité. Plus précisément, nous pouvons souligner que l’exploration du corps, sa mouvance avec le dispositif, tout comme la perte de repères visuels provoquent un retour vers nos sens et nos réflexes spontanés. En effet, la cécité nous plonge dans un lieu où nous n’avons plus de références visuelles auxquelles nous raccrocher. Ainsi, par automatisme, nous comblons ce manque au moyen d’un remplissage corporel et sensible. Comme l’explique d’ailleurs Shepard, dans Constraints common to apparent motion in visual, tactile, and auditory space. Journal of Experimental Psychology, Human Perception and Performance, « [le] remplissage perceptuel c’est-à-dire la capacité qu’a le cerveau de continuer à percevoir le monde extérieur même s’il n’a pas de signaux visuels présents »8 produit « une perception unique et cohérente de notre corps et de l’espace »9, visant à nous guider, mais aussi à nous obliger à nous fier à nos sensations, à notre instinct, ainsi qu’à notre interprétation mentale et imaginaire, pour nous orienter.
En somme, cette capacité à combler le manque visuel (également nommé remplissage perceptuel) est fondée sur deux éléments. Le corps va s’attacher dans un premier temps à des sensations autres que celles de la vue : la conscience de notre système vestibulaire, et proprioceptif, contribue au bon fonctionnement de notre mouvance corporelle dans un espace sombre. Mais le corps nous introduit dans un second temps au cœur de notre imaginaire. L’absence de signes visuels accroît nos pensées inconscientes, nos fantasmes, nos peurs (comme dans le cas des monstres et des créatures nocturnes chez les enfants et les adultes). Cela nous réintroduit à l’intérieur de nous-même, de nos rêveries et de nos angoisses les plus profondes. Ces deux notions sont prépondérantes dans Brain Storm. L’installation nous soumet, dans la première partie expérientielle, à une atmosphère inquiétante, face à la noirceur ambiantale qui y règne. Elle nous conduit à un retour sur notre intériorité et sur notre corps, éveillant curiosité et exaltation sensible. Tandis que dans la seconde partie expérientielle, ce retour au corps est activé au moyen du souffle, favorisant un réengagement du corps du spectateur. Le souffle symbolise l’élan vital ou encore le monde invisible, un passage intermédiaire entre le ciel, la terre et le cosmos. Il nous ramène instantanément à notre corporéité. L’image virtuelle vient, par ce double mode d’existence et d’expérimentation, à la fois interne et externe, nous séduire, nous happer, nous convaincre. Devant cette expérience corporelle et interactive avec l’image, le spectateur reprend conscience de son corps et de son pouvoir sur les « nouvelles figures visibles et lisibles au sein de l’œuvre »10.
Ce déverrouillage sensoriel nous reconnecte avec notre intériorité (psychique et corporelle). La manipulation et l’utilisation de nouveaux procédés corporels et interfacés deviennent source de plaisir. L’image interactive se joue de nous, nous fait voyager et nous emmène où bon lui semble. Elle provoque la satisfaction corporelle, mais se fait également réponse visuelle à diverses sollicitations, nous autorisant à croire en sa valeur fictive et illusoire, le temps d’un instant…
Nous venons de mettre en évidence dans la partie précédente le fait qu’un dispositif d’images numériques et interactives permettait d’animer le corps du spectateur. Cet agencement mécanique et automatisé amplifie la démarche de séduction proposée au spectateur, qui est accentuée par son contrôle sur l’image projetée. Cependant, il convient d’élargir notre propos et d’aborder un autre point essentiel, une seconde démarche possible, concernant la séduction imagée. Plus précisément, il apparaît que l’image virtuelle, au sens d’image mouvante et perceptible au moyen d’un casque de réalité virtuelle, vient une nouvelle fois saisir le spectateur, l’attirant au sein de son déplacement fictif. Cette notion d’immersion du corps dans l’image trouve son origine dans le cinéma. En effet, les panoramas/dioramas, tout comme le cinéma stéréo-optique, ou encore le « cinéorama qui apparaissent dès le XIXème siècle […] mettent en jeu une projection d’images circulaires, se succédant à un rythme rapide, [et] forment une image développée jusqu’à trois cent soixante degrés »11. Cette projection enveloppante amène le spectateur à goûter l’image et à s’immerger en elle. Ainsi, ce processus d’enveloppement spatial, autour du corps du spectateur, dans l’image, a rapidement acquis une influence dans le domaine des arts et des technologies. Aujourd’hui le cinéma immersif ou les casques de réalité virtuelle ont pris le relais, élaborant des dispositifs de plus en plus complets et sophistiqués. En somme, la notion d’immersion du corps dans un espace imagé nous renvoie à un nouveau type d’expérience et d’existence, qui se distingue cruellement de nos modalités quotidiennes. Ces nouvelles technologies engendrent une implication du spectateur, son interactivité, mais surtout renforcent les sensations, allant parfois jusqu’à l’extase... Différents types d’immersion peuvent être proposés au participant. Dominic Arsenault et Martin Picard, dans leur ouvrage intitulé Le Jeu vidéo entre dépendance et plaisir immersif : les trois formes d’immersion vidéoludique, datant de 2007, distinguent trois formes d’immersion. La notion d'engagement est le premier palier immersif, correspondant à une coopération de la part du participant. Nous pouvons souligner que la première œuvre étudiée, Brain Storm de Jean Dubois, représente ce premier palier immersif, pour lequel le participant interagit avec le dispositif, en l’actionnant. Le second palier repose sur l’attention. Le participant en s’investissant physiquement et mentalement au sein de l’œuvre ressentira des émotions avec plus ou moins d’intensité. C’est ce que l’on nomme attention sensible. Et enfin, le dernier palier consiste en une immersion totale. Il s’agit d’une forme d’osmose produite avec un dispositif et un participant :
L’immersant n’est alors plus seulement plongé dans un monde artificiel ; il est soumis à un état d’indétermination qui l’empêche de situer précisément l’ancrage de son corps, du côté du monde imaginaire ou du monde actuel.12
Le spectateur est en harmonie avec le dispositif, il l’explore de part en part, l’expérimente, le traverse. Le spectateur ne sait plus véritablement comment placer son corps, plongé dans un univers parallèle et exploratoire. Cet espace transitoire est appelé environnement-monde. Les caractéristiques sont à distinguer de l’environnement-interface, exploré précédemment avec l’œuvre Brain Storm. En effet, contrairement à un environnement-interface, un environnement-monde n’est pas un lieu neutre, mais un espace identitaire. Cet endroit est traversé par des individus ayant une histoire propre, une individualité, leur permettant de se situer dans ce lieu et de s’identifier avec lui. L’environnement-monde est conçu selon des critères précis, permettant la projection du participant dans un espace. Un environnement-monde se définit par des relations fictives entre le participant et le monde qu’il parcourt, ces relations étant régies par des interactions et des interfaces virtuelles. Ce lieu mis à disposition du spectateur engendre une reconnaissance d’éléments qu’il connaît, dont il se souvient, afin qu’il adhère plus facilement aux situations qui lui sont proposées. On remarque dès lors que la séduction opère grâce à la valeur immersive du corps, qui éprouve la sensation d’être dans l’image et investit pleinement l'espace. Mais la séduction est également rendue concrète par sa dimension réaliste. Le spectateur immergé dans des éléments qu’il a déjà perçus au préalable est mis en confiance. L’expérimentation nouvelle du dispositif sera ainsi totalement étrangère et dépourvue de repères. L’image va être fortement attirante et susciter la curiosité de ce dernier, en l’amenant dans des endroits encore inexplorés, tout en le reconnectant avec des éléments familiers. La séduction par l’image opère progressivement, le spectateur n’ayant plus qu’à se laisser bercer par le flux ininterrompu d’images éphémères et surprenantes de réalisme. Afin d’enrichir notre propos, nous pouvons nous pencher sur une œuvre, considérée comme « l’une des premières vraies œuvres d’art en réalité virtuelle »13.
La réalisation Osmose a été inventée en 1995 par l’artiste Char Davies. Cette installation s’inspire d’expériences immersives menées par l’artiste en milieu aquatique, alors qu’il plongeait pour rencontrer des requins. Il a souhaité convertir cette expérience de flottaison en un dispositif de réalité virtuelle. L’expérience de l’immersant débute lorsqu’il met un casque de réalité virtuelle à visualisation stéréoscopique, ressemblant étrangement à un scaphandre de plongée, composé de deux écrans. Il doit également mettre un gilet, qui remplace l’outil habituel de la souris, du gant ou du joystick et permet de se mouvoir dans l’espace virtuel. Le casque et le gilet sont reliés directement par des câbles à un ordinateur, transposant la position spatiale du participant et des mouvements qu’il effectue, transmis en temps réel dans l’espace virtuel. L’originalité du gilet est de capter les mouvements de la colonne vertébrale, ainsi que les mouvements respiratoires du participant. Ces mouvements sont retranscrits et permettent à l’immersant de se déplacer dans le monde virtuel. Cependant, les modes de déplacement sont bien différents de ceux du monde réel, puisque l’immersant n’est plus soumis à la pesanteur terrestre. Lorsque ce dernier inspire, cela engendre une montée virtuelle de son corps, tandis que lorsqu’il expire, son corps descend virtuellement. Ce mouvement de bas en haut ou de haut en bas permet à l’immersant de traverser les douze couches ou mondes successifs proposés dans Osmose. L’intégralité des différentes couches d’univers sont évocatrices de la nature et de son système. De manière métaphorique le participant peut traverser des arbres, des racines, des feuilles, des forêts, des clairières, des étangs, des roches, etc... Cependant, certains éléments non naturels évoquent l’illusion et l’artificialité du dispositif, au moyen de quadrillages, de lignes de code, d’algorithmes ou de phrases. Le quadrillage est perçu dès le début de l’immersion, lorsque le spectateur démarre l’expérience. Les lignes de code et les algorithmes verts phosphorescents, conçus par John Harrison, en collaboration avec Char Davies, pour mettre au point le dispositif virtuel, sont perceptibles lorsque le spectateur plonge sous la terre, sous les racines et les feuilles des arbres. Enfin, les phrases écrites par des poètes et philosophes tels que Gaston Bachelard, Maurice Merleau-Ponty, Rainer Maria Rilke… ont influencé les créations de Char Davies. On peut distinguer ces phrases dans le ciel, une fois les nuages traversés. L’immersant peut ainsi franchir toutes ces strates de matière. Les strates arborent un aspect semi-transparent, telles des substances fantômes et évanescentes, qui s’évaporent sous l’effet du passage du spectateur. Le monde dans lequel le participant évolue sans cesse se modifie, faisant de chaque traversée un moment singulier. C’est après quinze minutes d’expérience que l’immersant est appelé à mettre fin à son voyage. Une douce musique répétitive, accompagnée par un recul progressif de l’image, jusqu’à la disparition complète de celle-ci, le laisse flotter dans le vide et la pénombre, l’amenant à comprendre qu’il est temps de revenir à la réalité. Au final, cette immersion permet au participant de reconfigurer ses habitudes perceptives et spatiales, et provoque une « dé-automatisation de [s]a sensibilité perceptive »14. Le corps éprouve de nouvelles dynamiques, et comme dans Brain Storm, se reconnecte avec son existence, au moyen de son souffle vital. L’expérience permet de respirer avec liberté, délectation, mais également de visualiser les effets de cette manifestation pneumatique sur les mouvements du corps plongé dans l’image. En conséquence, ce dispositif de réalité virtuelle immerge le corps du participant au moyen de cette connexion avec un espace à la fois familier et inédit, mais également par l’absorption du corps du participant dans l’image. Telle une illusion devenue réalité, le mirage du virtuel nous séduit, nous enlace. Le corps du participant fait désormais partie intégrante de cette fiction.
Si le corps de l’immersant s’adonne à cette pratique expérientielle de l’image, cela n’est pas sans effets sur son ressenti. L’image parvient à séduire le spectateur et enivre son corps. Cependant, il convient de revenir un peu plus en détail sur les mécanismes principaux de cette séduction imagée, et surtout sur les effets qu’ils engendrent dans une œuvre de réalité virtuelle, telle qu’Osmose. Le participant en se déplaçant physiquement et virtuellement dans l’image est immergé, mais également happé dans l’image. En effet, on parlera d’une forme d’immersion par effet d’absorption de l’image. Si, dans le dispositif de Brain Storm, l’image permettait une immersion par effet de transport du spectacteur, l’immersant dans Osmose apparaît au cœur de l’image. Il semble se laisser absorber consciemment et volontairement. Dans l’installation Brain Storm, les sens sont en éveil du fait de l’interaction avec les éléments environnants. Les mouvements du spectateur au contact de l’espace et des éléments mis à disposition provoquent en lui des sensations inédites, ainsi qu’un transport fictif au sein de l’image. Dans l’œuvre Osmose, le spectateur expérimente également des sensations nouvelles par l’image et les éléments visibles, allant ainsi au delà d’un simple transport au cœur des images de l’œuvre. Devenant absorbantes, les représentations sont une invitation à l’exploration. L’image n’est plus surface plane et procure une sensation de profondeur et de relief. Les sensations permettent l’exploration de nouveaux espaces et provoquent également de nouveaux ressentis physiques. Le corps s’approprie l’image et inversement. Ces deux entités s’interpénètrent. L’image devient tentation visuelle et ludique pour le spectateur, l’envahit, le transforme à son tour en une créature visible virtuellement.
Un autre élément est à considérer dans cette entreprise d’absorption corporelle par l’image. Si l’image parvient à séduire le spectateur, à le kidnapper virtuellement, cela est rendu possible par des sensations, et plus précisément, des sensations kinesthésiques. Le participant immergé dans le dispositif doit lâcher prise et abandonner ce besoin de contrôle qu’il exerce sur le réel. Il libère son corps en expérimentant une nouvelle sensibilité tactile de l’espace-temps. La décontraction mentale et physique semble indispensable pour le spectateur, permettant d’oublier, voire même de désapprendre le réel. L’immersant doit déconstruire le monde qu’il connaît pour reconstruire un monde nouveau sous l’influence du monde virtuel. Chaque spectateur semble plus ou moins exercé et adroit pour s’acclimater au monde virtuel. Mais il semblerait que seuls l’exercice et la confrontation répétée permettent de s’accorder avec cet espace. Ce nouveau lieu virtuel, perceptif et sensible, enrichit notre espace haptique. Cet espace haptique appliqué à la réalité virtuelle repose sur différents critères permettant au participant un meilleur ressenti des effets de son corps dans l’espace virtuel. Cela passe principalement par trois sensations haptiques. La première repose sur la sensation kinesthésique, « correspondant aux forces et aux déplacements s’opposant aux mouvements d’un objet quelconque que l’on manipule interactivement »15. La deuxième se fonde sur le toucher et restitue la sensation d’une surface virtuelle au contact de la peau. Et enfin la troisième se centre sur les échanges thermiques opérés entre le participant et un environnement ou matériau virtuel. Cet intérêt accordé aux sensations kinesthésiques, qui recréent les sensations dans un espace virtuel, permet au participant de se déplacer virtuellement, tout en se connectant avec un corps virtuel. L’immersion par effet d’absorption engendre donc chez le participant comme une double corporéité, influençant ses sensations corporelles réelles et permettant un retour haptique vers les sensations virtuelles. Ces sensations semblent divergentes mais pourtant reliées (puisque l’une engendre l’autre). Le sentiment d’être dans l’image et pourtant de pouvoir s’en extraire à tout moment permet au spectateur de se sentir libre de ses mouvements virtuels et réels. Cette reconnexion avec le corps et les sensations enrichit le processus immersif au sein de l’image virtuelle. Ainsi, n’est-il pas plaisant de pouvoir éprouver un corps double, à la fois fictif et réel, autorisant une reconfiguration de notre mode d’existence ? L’image est séduisante à cet égard, influençant les représentations qu’elle nous propose de renouveler, reposant sur l’indétermination et la mobilité de ses propositions virtuelles, pourtant éprouvées en toute réalité.
L’immersion par images virtuelles, nous venons de le constater, influence et manipule le corps du spectateur, en l’insérant à l’intérieur des images. En les explorant, il renoue avec ses sensations haptiques. Néanmoins, un second effet est à mettre en exergue. Nous pouvons signifier que toute réussite immersive du participant passe par un effet de réalisme, qui encourage un rapprochement entre le réel et la fiction du dispositif. Cette connexion entre deux existences distinctes, comprises dans ce même dispositif, influence le spectateur lorsqu’il revient à la vie courante. Comment une simple image réaliste parvient-elle à séduire et assujettir le participant ? Comment les effets virtuels se maintiennent-ils dans la vie réelle ? Nous pouvons souligner qu’un fort sentiment de réalisme et de présence corporelle du spectateur dans le monde virtuel contribue au maintien de son apprentissage, une fois revenu dans le monde réel. Il convient d’évoquer à nouveau l’œuvre Osmose, afin de mieux comprendre le procédé complexe de réalisme virtuel. Ce sentiment ou effet réaliste est rendu possible dans l’œuvre de Char Davies au moyen de trois éléments. Le premier effet réaliste est initié par les couleurs et textures exploitées. Ces différents effets de matière permettent au participant de reconnaître des éléments concrets, qu’il perçoit dans la nature et authentifie dans le monde virtuel. La réalisation Osmose propose au participant d’observer des couleurs dans des tons majoritairement naturels. Ces couleurs sont associées à des textures diverses, à la fois opaques et transparentes. Ces textures abstraites permettent au participant de traverser cette transparence et de l’explorer. Si nous nous penchons sur l’exemple de la feuille d’arbre, présente au sein du dispositif, nous pouvons nous apercevoir qu’elle se compose de plus de vingt couches translucides successives. En traversant cette feuille, le participant peut la décomposer, telle une dissection précise et fictive de son intériorité. Même si la feuille admet des différences notoires avec le réel, de par son aspect transparent et irréaliste (et sachant que cet élément existe dans le réel), le participant, en percevant de nouveau la feuille dans le monde réel, renouvellera son regard. Il en sera de même pour tous les éléments réalistes proposés au sein de l’œuvre. Dans Osmose, il ne s’agit pas de contempler des éléments exacts et en adéquation avec le monde réel, mais de plonger dans des représentations métaphoriques et immatérielles des choses, représentant une perception imagée de leur essence. En somme, en explorant la feuille d’arbre, le participant ne contemple pas simplement une feuille ordinaire, il contemple l’idée de feuille. L’œuvre étant quasiment transparente dans son intégralité, le participant peut traverser, pénétrer toute chose et toute matière. Nous pouvons également constater que cet effet de réalisme devient concret au moyen des sons perçus dans Osmose. De douces mélodies, accompagnées de bruits de forêt, d’écoulement d’eau, de chants d’oiseaux… parcourent l’œuvre et procurent une expérience riche de réalisme. Mais les sonorités vont bien plus loin dans la mise en place du dispositif, puisqu’elles ont été spatialisées. Plus précisément, elles sont multi-dimensionnelles, au sens où elles ont été créées pour répondre aux changements de position, de direction et de rapidité des mouvements de l’immersant, et s’adapter à eux. Cet effet de réalisme sonore vient considérablement renforcer le rendu réaliste de l’expérience.
Enfin, un dernier point est à considérer, les outils de navigation. Ils permettent de rendre l’expérience plus fluide et plus aisée. Si nous prenons l’exemple du gilet de navigation virtuel, inspiré du contrôle de flottabilité utilisé pour la plongée sous-marine, nous remarquons que ce mode de déplacement favorise une aisance corporelle au sein du dispositif. Le participant exerçant une pression d’équilibre et une pression respiratoire se familiarise aisément avec ses mouvements virtuels. Il ne s’agit pas d’abolir les procédés utilisés dans le monde réel, mais simplement de les transformer et de les déplacer. Enfin, le casque à vision stéréoscopique, outil à part entière, rendant concrète l’expérience immersive par la diffusion d’images fortement rapprochées de l’œil parvient à envahir « presque tout le champ visuel, créant ainsi l’illusion d’être dans les images »16, à la fois virtuelles, mais aussi réelles, par la sensation de justesse réaliste qu’elles procurent. Il ne s’agit pas de faire croire en des choses irréelles, mais seulement de montrer au participant la matérialité et la pluralité des possibilités que l’image extrait du vivant. Cela nous permet d’indiquer que l’effet de réalisme du dispositif participe activement à la réussite immersive du participant. Il s’agit pour ce dernier de mettre en corrélation deux mondes, c’est-à-dire le monde qu’il côtoie quotidiennement et celui qu’il vient d’explorer virtuellement. La nouveauté visuelle et introspective que le spectateur vient de vivre et de ressentir au sein de l’immersion l’influence dans sa manière d’agir et de penser, au sein du monde réel. Il ressentira l’influence de cette dernière indirectement et inconsciemment, en se remémorant et en se laissant dominer quotidiennement, lorsqu’il s’agira de répéter des gestes, ou d’identifier des éléments qu’il aura perçus dans le monde virtuel. Le relief temporel, également nommé quadrivision, utilisé dans le visio-casque, propose un rendu spatial, sonore et visuel qualitatif qui nous permet d’indiquer, d’après des études menées sur les effets psycho-visuels associés à l’utilisation de la quadrivision, qu’elle tend à « développer une nouvelle perception sensorielle, [et contribue à] ʽl’invention’ mentale d’une nouvelle dimension »17. Cela correspond à un espace transitoire, fonctionnant selon la dialectique virtuel/réel.
Cette nouvelle dimension cognitive engage chez le participant un mode d’existence renouvelé, incluant une exacerbation des sensations, une attention plus vive à certains éléments explorés en immersion virtuelle et reconnus dans la réalité. En interagissant avec l’environnement virtuel, l’immersant modifie les capacités sensorielles et motrices dont il dispose, ce que l’on désignera par la notion de « couplage »18, permettant de réutiliser des notions acquises en exposition virtuelle, dans le monde réel. Ce mode d’existence renouvelé correspond à une augmentation de l’attention portée au corps dans l’environnement qu’il côtoie. Cela passe également par une évolution perceptive de l’atmosphère quotidienne, que le spectateur perçoit sous un aspect différent. Son regard sur les éléments apparaît comme reconstruit. Le corps de l’immersant semble plus attentif à ses ressentis corporels (c’est-à-dire aux stimuli sensibles, aux émotions…). L’immersant acquiert une plus grande compréhension de son corps, de son positionnement dans l’espace, un plus grand discernement des sensations kinesthésiques et proprioceptives. Les dispositifs de réalité virtuelle sont intéressants à cet égard, puisqu’ils permettent de tisser un lien direct avec le corps, qui dans notre vie quotidienne est parfois délaissé. Paradoxalement, c’est parfois une immersion au travers d’éléments virtuels et fictifs qui initie un retour au corps et aux sensations, même si, il faut bien l’indiquer, la réalité virtuelle n’est pas l’unique pratique permettant cette attention portée au corps, mais seulement l’une des méthodes les plus axées sur une technologie de pointe, en lien direct avec le corps. Cependant, il est important de noter qu’une seule exposition en réalité virtuelle n’est pas suffisante pour influencer et modifier l’état physique et mental d’un participant. L’influence immersive sur le réel est optimale lorsque l’exposition virtuelle est répétée plusieurs fois par semaine, par intervalle de quarante-cinq minutes.
Nous pouvons ainsi constater qu’un dispositif de réalité virtuelle, en immergeant le participant dans un monde irréel, présentant des éléments réalistes et produisant des modèles et des formes exploratoires, évolue aléatoirement selon le participant. Ces modèles imagés proposent des représentations qu’il faut déchiffrer dans le monde virtuel et réadapter au monde réel. La passerelle entre ces deux mondes se faisant de manière intuitive, il ne reste au participant qu’à se laisser guider et séduire par la fidélité représentationnelle de l’image qui lui est présentée. L’image virtuelle, en incluant le corps du participant directement dans son processus interne de diffusion, parvient à capter son attention et à modifier ses habitudes perceptives et corporelles. L’image n’est pas juste un lieu d’amusement et d’expérience, elle devient un nouvel espace d’apprentissage, où seul le participant peut décider ce qu’il adviendra de l’image, de son corps et des implications dans le réel. Cette connexion avec le corps et l’esprit est fortement employée dans les deux œuvres que nous avons évoquées. Plus précisément, on remarque que l'installation Brain Storm nous rapproche de notre corps au moyen du souffle du spectateur, qui permet d’actionner le dispositif. L’air expiré nous rapporte à notre corporéité et nous en fait prendre conscience. Dans la réalisation Osmose, ce rapport au corps est également omniprésent. Nos mouvements corporels sont réinvestis dans une nouvelle réalité, qui remodèle nos perceptions de l’espace et des éléments qui le compose. Ces mouvements nous permettent d’avoir une conscience globale de notre corps dans l’espace à la fois virtuel et réel. Ces deux œuvres nous invitent ainsi vers un voyage initiatique corporel visant à renouveler nos expériences visuelles et physiques, qui nous plongent dans des univers virtuels des plus séduisants.
Andrieu Bernard. « Arts immersifs, dispositifs et expériences ». Figures de l’art : revue d’études esthétiques 26. Pau : Presses de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, 2014.
Arsenault Dominic, Picard Martin. Le Jeu idéo entre dépendance et plaisir immersif : les trois formes d’immersion vidéoludiques. Montréal : Actes du colloque : « Le jeu vidéo : un phénomène social massivement pratiqué ? ». 75ème congrès de l’ACFAS, Université du Québec, 2007.
Bachelard Gaston. La Poétique de l’espace. 1957. Paris : Presses universitaires de France, 3ème édition, 1961.
Baudrillard Jean. Simulacres et simulation. Débats. Paris : Éditions Galilée, 1981.
Boisclair Louise. L’Installation interactive : un laboratoire d’expériences perceptuelles pour le participant-chercheur. Collection esthétique-Sainte Foy. Montréal : Presses de l’Université du Québec, 2015.
Bourassa Renée, Gervais Bertrand. « Figures de l’immersion ». Cahier ReMix 4 (2014). Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, en ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. URL : http://oic.uqam.ca/fr/remix/figures-de-limmersion, consulté le 26 novembre 2015.
Buci-Glucksmann, Christine. Ed. L’Art à l’époque du virtuel. Arts 8. Paris : Départements Arts Plastiques, Université Paris 8 - UFR 1, Éditions L’Harmattan, 2003.
Couchot Edmond. « Programmer l’invisible ». Littérature 78 (1990) : 128.
Couchot Edmond, Hillaire Norbaire. L’Art Numérique. 2003. Champs arts. Paris : Flammarion, 2009.
Davies Char, François Penz, Gregory Radick, Robert Howell. Space: in Science, Art and Society. Cambridge : Cambridge University Press, 2004.
Fuchs Philippe, Moreau Guillaume, Coquillart Sabine, Burkhardt Jean-Marie. Le Traité de la réalité virtuelle : volume 2 : l’interface, l’immersion et l’interaction en environnement virtuel. Paris : Éditions Écoles des Mines de Paris, 2006.
Fuchs Philippe, Moreau Guillaume, Coquillart Sabine, Burkhardt Jean-Marie. Le Traité de la réalité virtuelle : volume 3 : outils et modèles informatiques des environnements virtuels. Paris : Éditions Écoles des Mines de Paris, 2006.
Fuchs Philippe, Moreau Guillaume, Coquillart Sabine, Burkhardt Jean-Marie. Le Traité de la réalité virtuelle : volume 4 : les applications de la réalité virtuelle. Paris : Éditions Écoles des Mines de Paris, 2006.
Gelton Bernard. Les Figures de l’immersion. Arts contemporains. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014.
Grumbach Alain. Cognition Virtuelle : réflexion sur le virtuel, ses implication, ses réalisations artistiques. 2001. Paris : Get/Enst, 2004.
Tramus Marie-Hélène. « Les artistes et la réalité virtuelle, des parcours croisés ». Intellectica virtuel et cognition 45 (2007) : 142.
1 P. Fuchs, G. Moreau, S. Coquillart et J.-M. Burkhardt, Le Traité de la réalité virtuelle : volume 2 : l’interface, l’immersion et l’interaction en environnement virtuel, Paris : Éditions École des Mines de Paris, 2006.
2 R. Bourassa et B. Gervais, « Figures de l’immersion », Cahier ReMix 4 (2014), Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, en ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, URL : http://oic.uqam.ca/fr/remix/figures-de-limmersion, consulté le 26 novembre 2015.
3 P. Fuchs, G. Moreau, S. Coquillart et J.-M. Burkhardt, Le Traité de la réalité virtuelle : volume 3, 63.
4 B. Andrieu, « Arts immersifs, dispositifs et expériences », 77.
5 L. Boisclair, L’Installation interactive : un laboratoire d'expériences perceptuelles pour le participant-chercheur, 94.
6 B. Andrieu, op. cit., 78.
7 B. Gelton, Les Figures de l’immersion, 197.
8 L. Boisclair, L’Installation interactive, 103.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 B. Andrieu, op. cit., 177.
12 Ibid., 41.
13 Extrait du site fondation-langlois.org, URL : http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=103, consulté le 28 avril 2016.
14 C. Buci-Glucksmann (ed.), L’Art à l’époque du virtuel, 195.
15 P. Fuchs, G. Moreau, S. Coquillart et J.-M. Burkhardt, Le Traité de la réalité virtuelle : volume 3, 141.
16 Extrait du site erudit.org, URL: https://www.erudit.org/culture/va1081917/va1140390/53424ac.pdf, consulté le 26 avril 2016.
17 P. Fuchs, G. Moreau, S. Coquillart et J.-M. Burkhardt, Le Traité de la réalité virtuelle : volume 4, 115.
18 Ibid., 62.