Pauline Macadré
Université Paris-Sorbonne
« The looking-glass—no, you avoid the looking-glass »1. La remarque de la narratrice de « An Unwritten Novel », qui tente d’imaginer la vie d’une femme qu’elle observe dans le train, mimant ainsi le processus d’écriture de la fiction, est brutalement interrompue. La rupture syntaxique déçoit la promesse narrative ; l’ouverture habituelle du miroir est barrée par un tiret, refermée par un « no ». La phrase ressemble autant à un constat étonné (la femme ne se regardera finalement pas dans le miroir, contrairement à ce à quoi l’on pouvait logiquement s’attendre) qu’à un conseil étrange, voire un avertissement face aux pièges du miroir. De même, elle reflète la construction de la nouvelle, dont la chute ressemble à un avertissement face aux pièges de l’imagination, puisque la confrontation avec la réalité (fictionnelle) contredit finalement les suppositions de la narratrice. Ce « roman dés-écrit » (un-written novel) se situerait-il justement au creux d’un miroir qui restera sans reflet ? Il reste que le jeu de miroir est bel et bien mimé par le texte dans lequel la répétition des mots « the looking-glass » enferme syntaxiquement « you » (personnage, lecteur ou pronom général ?), de part et d’autre du tiret-miroir qui fait bégayer le langage comme si la narration se repliait sur elle-même2. La tentative d’évitement du miroir est davantage qu’un refus de trouver sa place dans le monde – dans la mesure où le miroir est autant le lieu d’un examen privé minutieux permettant de refléter sa propre apparence que celui d’une « opinion publique » compliquée par nos propres projections et spéculations sur la perception d’autrui. Par l’illusion d’objectivité que donne sa surface lisse et l’expérience de défamiliarisation de soi-même qu’il induit, le miroir semble nous montrer ce que les autres voient. Lieu de dualité, instrument de reconnaissance et de confrontation, il reflète à la fois soi et un autre, permettant par le truchement de l’image spéculaire de s’identifier à l’autre et de se placer sous son propre regard comme Gestalt, forme saisie dans son extériorité. Le miroir est le théâtre du je social – il encadre le double qu’il reflète et y enferme une image. L’affirmation précédente est donc triple : constat, conseil, et résistance du personnage qui, en ne regardant pas dans le miroir, refuse de se laisser saisir par le regard d’un observateur extérieur et de se soumettre au cadre que la voix narrative lui impose. Pourtant, et c’est bien ce que le texte démontre, on n’échappe pas au regard de l’autre. De même, en parcourant la fiction de Woolf, la tentation du miroir est telle qu’il devient difficile de s’y soustraire, tant pour les personnages que pour le lecteur, et l’auteure elle-même. Postés dans toutes les pièces (qu’elles soient habitées ou désertes), les miroirs encadrent le reflet du monde représenté dans la fiction et en révèlent le caractère fictif. Parfois déformants, inscrits jusque dans les figures de style comme nous l’avons vu, leur fonctionnement est mimé par les échos au sein même du texte et à différentes échelles. En redoublant le monde, ils génèrent des images inversées – à la fois fidèles et trompeuses – et les encadrent comme autant de tableaux mouvants ; la fiction, de même, semble donner l’illusion de la représentation du réel3. Qu’est-ce qui, dans le miroir, séduisait Virginia Woolf ? Si l’image du miroir est séduisante, le fait que le personnage refuse de s’y contempler illustre l’ambivalence du reflet qu’il offre. Entre tentation et répulsion, le rapport au miroir des personnages est aussi le rapport de l’auteur et du lecteur à la fiction, qui prétend tendre un miroir à la face du monde et se constitue en miroir déformant du réel.
L’exemple précédent est d’autant plus frappant que les œuvres de Woolf, notamment les nouvelles « The New Dress », « The Lady in the Looking-Glass: A Reflection », et les romans The Waves et Between the Acts, présentent régulièrement des personnages qui se contemplent dans le miroir et épient d’autres personnages ou d’autres lieux par son biais, de sorte qu’il est symptôme de la vision frontale ou oblique, entre le face-à-face (avec soi-même) et le coup d’œil furtif. Le reflet devient pour les personnages un moyen de se constituer en tant que sujets et de trouver leur place au sein du monde4 ; de la même manière, la fiction semble être un lieu en miroir du monde dont les lecteurs sondent les profondeurs pour y apprendre davantage sur eux-mêmes. Le miroir est un vecteur indirect de notre être-au-monde et pose les questions de la surface et de la profondeur, de l’être et de l’autre : suis-je ce que je vois ? Ne suis-je que ce que je vois ? Ce que je vois, est-ce le réel?
Parée de sa « nouvelle robe » dans la nouvelle du même nom, « The New Dress », Mabel est irrésistiblement attirée par le miroir dont le reflet hypnotique ressemble à un tableau mouvant dans lequel elle ne se reconnaît pas. Dès son arrivée à la soirée de Mrs Dalloway, elle se précipite dans un coin de la pièce, faux refuge, abri qui l’expose : « she went straight to the far end of the room, to a shaded corner where a looking-glass hung and looked. No! It was not RIGHT »5. On ne sait pas bien qui, de Mabel ou du miroir, regarde l’autre. Le verbe « look » est d’ailleurs utilisé dans ses deux acceptions dans la nouvelle, à la fois regard actif et « avoir l’air », passif, « être regardé ». Ce qui importe est que la nouvelle robe, vilaine et démodée, concentre à elle seule toute l’horreur (« the whole horror ») d’un jugement sans appel. À l’attirance initiale est substituée une forme de répulsion qui souligne l’ambivalence du miroir dans lequel on ne regarde pas, résistance consacrée dans la conjonction « but » : « But she dared not look in the glass. […] She felt like a dressmaker’s dummy standing there, for young people to stick pins into » (ND 165). Sacrifiée sur l’autel des apparences, Mabel devient le mannequin sur lequel le regard coud son jugement comme une robe, costume caméléon, enveloppe qui (au lieu de protéger) reflète sa non-conformité au système de valeurs des autres invités – ou, plus précisément, à la « norme » que Mabel projette de façon imaginaire par le biais des autres. La nouvelle souligne le rôle « social » du miroir comme œil public dont le cadre expose une imposture (crainte ou réelle) et qui fonctionne comme l’obturateur d’un appareil photographique : « for oh these men, oh these women, all were thinking—“[…] What a fright she looks! […]”—their eyelids flickering as they came up and then their lids shutting rather tight » (ND 164).
Ce que Mabel voit dans le miroir des Dalloway est rien moins que la « réalité », et au reflet qui la révèle à elle-même dans sa « vérité » (« she saw through everything. She saw the truth. THIS was true, this drawing-room, this self, and the other false », ND 166) se superpose « l’autre », celui de l’illusion. Ce jeu de miroir ouvre un espace vertigineux dans lequel elle se noie comme une mouche (« a fly in a saucer », « a feeble, vacillating creature », ND 168). Ligotée dans une robe qui devient : « a penance which she had deserved […], she thought that there was no escape for her—none whatever » (ND 169), punition honteuse de sa propre vanité, Mabel est confrontée à la superposition de deux reflets qui sont à la fois en deçà et au-delà de la réalité (« either much more real, or much less real », ND 166) et font exister tour à tour les différentes facettes du personnage, entre figure et fantasme. Le miroir devient un instrument de connaissance, voire de « co-naissance de soi », pour reprendre l’expression de Christine Reynier6 (dans la mesure où Mabel naît de sa rencontre avec son reflet : « Suffused with light, she sprang into existence », ND 166), ou de reconnaissance de soi : le reflet est à la fois le double et l’autre.
Tout semble être une question de cadrage, et en l’absence de coin où se cacher, aux autres et à soi-même, le reflet du miroir ovale ressemble à une scène de genre dans lequel Mabel se plonge pour se distancer d’une conversation qui l’ennuie :
she could see little bits of her yellow dress in the round looking-glass which made them all the size of boot-buttons or tadpoles […]. And what was still odder, this thing, this Mabel Waring, was separate, quite disconnected; and though Mrs. Holman (the black button) was leaning forward [...] she could see her, too, quite detached in the looking-glass, and it was impossible that the black dot, leaning forward, gesticulating, should make the yellow dot, sitting solitary, self-centred, feel what the black dot was feeling, yet they pretended. (ND 168)
Le moment d’humiliation est un moment de révélation par le truchement du miroir. Ce dernier figure autant le regard de l’autre que le dégoût de Mabel (« self-loathing », ND 168), et opère une coupure entre soi et son image, de même qu’entre soi et l’autre. Le tissu social dans lequel la robe de Mabel n’a pas sa place devient comme une juxtaposition de touches de couleurs, de pointillés dans un tableau impressionniste, ou d’aplats contrastés, entre la tâche jaune et la tâche noire, qui dénoncent la vacuité des rapports humains superficiels, où l’empathie et la communion sont impossibles : « It was flat, just flat, that was all » (ND 170).
Dans The Waves7, l’imposture révélée par le miroir dans lequel se voit Rhoda se traduit de même par des aplats « textuels » juxtaposés sur la page, impossibles à superposer. Elle rencontre avec perplexité dans le miroir un visage qu’elle reconnaît comme le sien et rejette au même moment : « That is my face […] in the looking-glass behind Susan’s shoulder—that face is my face » (W 30). La spécularité du miroir est mimée par la répétition de « face » et la distance qu’il introduit est redoublée par le déictique « that » autant que par le biais du glissement de « that face » à « my face », deux visages identiques et pourtant impossibles à réconcilier. Le miroir est ainsi brisé par le sentiment d’aliénation : « I am not here. I have no face » (W 30). Le refus du visage est refus d’être-là et d’être-au-monde. Incapable de se constituer comme sujet, Rhoda s’oublie et devient reflet de l’autre, qu’elle imite : « Other people have faces […] they are here. Their world is the real world. […] I have to look first and do what other people do » (W 30). Cette absence de visage contamine la vision (ou non-vision, « [I] am seen through », W 30) que les autres personnages ont d’elle, ainsi Neville ne peut la voir que comme un reflet, une brume (« whose face I see reflected mistily in the looking-glass opposite », W 104). Dans un tel contexte d’anéantissement du moi (« fall down into nothingness », W 30), la seule modalité d’existence devient une rencontre brutale avec le monde sensible (« I have to bang my head against some hard door », W 30), tête vide, dépourvue du visage abhorré8 : « I hate looking-glasses which show me my real face » (W 30). La confrontation avec le miroir résulte en une pulsion de mort chez Rhoda qui voudrait oblitérer son propre visage qu’elle voit comme celui d’une autre : le refus du visage, refus de la « responsabilité » de Lévinas, devient un refus de l’altérité, un refus de se constituer comme sujet. Le miroir est donc un instrument de révélation paradoxale qui, en reflétant l’apparence, expose le vide que celle-ci dissimule.
La distance mise en évidence par le miroir induit une dé-possession de l’être, qui va bien au-delà du refus de reconnaître l’image spéculaire comme double, et reflète la difficulté de se voir dans le décor et d’appréhender son propre être-au-monde. Toutefois, la différence marquée avec son propre reflet ne tient pas uniquement au caractère englobant du miroir et un autre personnage, Jinny, déplore la fragmentation de son corps générée par le cadre étroit du miroir des escaliers9 :
“I hate the small looking-glass on the stairs,” said Jinny. “It shows our heads only; it cuts off our heads. And my lips are too wide, and my eyes are too close together; I show my gums too much when I laugh. […] So I skip up the stairs past them, to the next landing, where the long glass hangs and I see myself entire. I see my body and head in one now [...]” (W 29-30)
Le petit miroir désolidarise le visage du corps, en souligne les détails comme grossis à la loupe qui le différencient de celui des autres, et en montre la « signification sans contexte ». Lévinas considère l’attention aux détails comme un obstacle à la rencontre sociale du visage : « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. […] ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas »10. À l’inverse, le grand miroir présente à Jinny l’image spéculaire de sa silhouette entière qui la constitue toute, révèle son unicité au sein du monde. Son existence semble créée par son « être vue », par le regard des autres qui en devient la condition sine qua non : « I catch fire even from women’s cold eyes ». En leur substituant son propre regard, le miroir est le moyen de se ressaisir et de se re-saisir au sein du monde.
Qu’il soit miroir de poche ou miroir en pied, le miroir apparaît donc comme un portrait, tableau qui représente chaque personnage avec ses attributs spécifiques. Il est également un instrument de séduction : « Jinny has taken out her looking-glass. Surveying her face like an artist, she draws a powder-puff down her nose, and after one moment of deliberation has given precisely that red to the lips that the lips need » (W 173). Accessoire indispensable de l’autoportrait, il permet de transformer le visage lui-même en une toile vierge sur laquelle l’artiste peint, arrange et ajuste les touches de couleurs de façon harmonieuse. La contemplation du visage et les soins qu’elle y prodigue participent chez Jinny d’un désir de se prémunir contre les effets du temps dans une tentative vaine et illusoire d’échapper au destin et à la mort. Pour contrer la fragmentation, voire le démembrement et la dé-composition du corps, il s’agit de contrôler son propre reflet. Le maquillage, version mondaine de la peinture qui immortalise l’apparence dans un tableau, permet de se re-présenter au monde. Ces efforts sont nécessairement vains, comme en témoigne la réaction de Jinny qui surprend sa propre silhouette vieillie dans un miroir du métro : « It was only for a moment, catching sight of myself before I had time to prepare myself as I always prepare myself for the sight of myself » (W 148). Le reflet déforme jusqu’au langage, comme le montre la répétition qui trahit la difficulté du personnage à réconcilier « myself » et « the sight of myself ».
Instrument de l’apparence, donc, moyen de sauver et de sauvegarder les apparences, et de contrôler sa propre image. Dans Between the Acts11, Mrs Manresa, elle aussi, ne manque pas une occasion de se remaquiller : « Mrs Manresa had out her mirror and lipstick and attended to her lips and nose » (BA 120) ; « Mrs Manresa had out her mirror and attended to her face » (BA 159). La variation dans la répétition entre ces deux phrases semble indiquer que c’est bien cette « attention » qui a doté Mrs Manresa de son visage. Nous laissons pour l’instant les miroirs du pageant de Miss La Trobe et nous intéressons ici davantage au partage de l’espace reflété dans le miroir à trois pans d’Isa Oliver :
Mrs. Giles Oliver […] stood in front of the three-folded mirror, so that she could see three separate versions of her rather heavy, yet handsome, face; and also, outside the glass, a slip of terrace, lawn and tree tops.
Inside the glass, in her eyes, she saw what she had felt [...]. Inner love was in the eyes; outer love on the dressing-table. But what feeling was it that stirred in her now when above the looking-glass, out of doors, she saw coming across the lawn the perambulator; two nurses; and her little boy George, lagging behind? (BA 13-14)
Le miroir offre trois versions du visage d’Isa, reflets de ses trois rôles dans la société (mère, épouse, amante), et son identité se constitue dans le flottement non seulement entre ces rôles différents, indique Urszula Terentowicz-Fotyga, mais également dans l’espace entre « l’intériorité du personnage et ses représentations matérielles » : « The mirror, the central artefact of the room, becomes a perfect symbol of Woolf’s remapping of the notion of identity, which questions the oppositions between inside and outside, private and public, material and spiritual »12. Le triple miroir juxtapose plusieurs plans, comme un triptyque dont chaque partie complète et nuance les autres. L’espace multiple est ainsi connecté et fragmenté tout à la fois.
À la manière d’une fenêtre, le miroir ouvre l’espace, offre un passage et donne accès à autre chose. La confusion entre intérieur et extérieur est rassemblée dans le miroir, dont la surface est un trompe-l’œil qui confond reflet et abîme, et qui permet en outre une vision de ce qui, « au-delà », y échappe comme s’il s’agissait d’un miroir sans tain. Le miroir triple n’est pas déformant et semble au contraire révéler ce qui est caché hors du miroir (« outside the glass »), dénoncer quelque chose qui se dissimule sous la surface13. On dirait qu’en plaçant d’une part sa silhouette, et d’autre part son environnement, le jeu des pans du miroir expose finalement, au centre, l’intériorité du personnage. Notons que le miroir semble également receler une réalité autre, et c’est lui que les yeux d’Isa scrutent dans leur quête d’un langage idiomatique, qui prend la forme de répétitions de sons, mots redoublés, comme reflétés : « she groped, in the depths of the looking-glass, for a word to fit the infinitely quick vibrations of the aeroplane propeller [...]. Faster, faster, faster, it whizzed, whirred, buzzed, till all the flails became one flail and up soared the plane away and away… » (BA 14).
Le miroir est donc cet espace double, « duplice », qui reflète bien plus qu’une simple image. Qu’il s’agisse d’un instrument pour contrôler et sauvegarder les apparences ou qu’il soit le lieu d’une confrontation violente avec l’image publique dans laquelle les personnages sont tenus captifs, le miroir est interface entre le « je » et le « me » pour reprendre les termes de Abraham et Torok14, entre sujet et objet auto-réflexif ; et sa surface est le théâtre du « je » et du « jeu » social (du « social I » autant que du « social eye »). L’image spéculaire est le locus de la reconnaissance de soi et de l’identification avec l’autre, de l’accueil de l’autre en soi et de soi comme un autre, et place l’homme sous son propre regard. Nous avons vu en outre que les descriptions de rencontres avec des miroirs ressemblent à des ekphrasis :
They stood together in front of the looking-glass, and with a brush tried to make themselves look as if they had been feeling nothing all the morning, neither pain nor happiness. But it chilled them to see themselves in the glass, for instead of being vast and indivisible they were really very small and separate, the size of the glass leaving a large space for the reflection of other things. (VO 353)
Les personnages s’arrangent d’un coup de pinceau (brush) qui les débarrasse des sentiments et les sépare en dessinant leurs contours jusqu’à ce qu’ils soient des silhouettes sur le fond d’une toile. Que trouve-t-on dans cet arrière-plan qui, loin d’être vacant, reflète « d’autres choses » ? Cette question en appelle une autre : lorsqu’il n’y a personne pour regarder dans le miroir, que reflète-t-il ? Devient-il un personnage en créant un regard absent qui redouble celui du lecteur ? Une fenêtre ouvrant un accès vers le réel ?
Dans « The Lady in the Looking-Glass: A Reflection »15, une voix narrative désincarnée décrit l’image instable projetée par un miroir ; à la fois portrait imaginaire tâchant de saisir la vie entière de la « dame », de la capturer dans son absence, tout en soulignant la difficulté de l’entreprise et le caractère illusoire de l’imagination ; et tableau impossible, contradictoire, vanité au miroir et nature morte juxtaposant l’intérieur de la pièce et le paysage britannique. Seul témoin des étranges métamorphoses qui surviennent et altèrent les choses éparpillées dans un salon apparemment déserté, le miroir offre un reflet postimpressionniste à un monde impressionniste, capte l’essence des choses et leur donne forme, résolvant la tension entre figure et sens. L’expression anglaise « still life » est ici particulièrement appropriée puisqu’il semble que le miroir immobilise véritablement les mouvements de la vie, figeant l’instabilité de ce qu’il reflète, sorte d’œil immense, regard pétrifiant qui pallierait l’absence d’observateur et de sujet. Le texte, qui en cela fait écho aux doubles fantomatiques pris dans le miroir, tisse tout au long de la nouvelle des répétitions de mots qui témoignent du passage du temps16. En superposant plusieurs perspectives, ce tissage du langage donne de l’épaisseur au texte autant qu’à la surface trompeuse du miroir, révélant l’essence insaisissable des choses sous le voile des apparences, et leur permettant de demeurer, « in the trance of immortality » (LLG 64).
« People should not leave looking-glasses hanging in their rooms any more than they should leave open cheque books or letters confessing some hideous crime » (LLG 63). La phrase qui ouvre la nouvelle rappelle le conseil qui ouvrait notre article, mais la comparaison est ici quelque peu surprenante. Qu’il s’agisse d’un crime ou de comptes, la double association fait du miroir un espace à déchiffrer, une page recouverte d’inscriptions qui trahissent un secret que l’on voudrait garder. Par ailleurs, elle montre bien le miroir comme réservoir d’images, déclencheur d’imagination qui ouvre un espace de création. On pourrait ajouter, dans la mesure où la phrase est répétée presque à l’identique à la fin de la nouvelle, qu’elle encadre le texte et en souligne le caractère auto-réflexif : « People should not leave looking-glasses hanging in their rooms » (LLG 68). La répétition tronque la phrase ; il semble que quelque chose ait été soit perdu, soit révélé (et donc plus à dire) dans le reflet, dans la traversée de l’autre côté du miroir, ou dans le passage entre le réel et le monde. Quel pays des merveilles le miroir, et la fiction, ont-ils permis d’entrevoir ?
One could not help looking, that summer afternoon, in the long glass that hung outside in the hall. Chance had so arranged it. From the depths of the sofa in the drawing-room one could see reflected in the Italian glass not only the marble-topped table opposite, but a stretch of the garden beyond. One could see a long grass path leading between banks of tall flowers until, slicing off an angle, the gold rim cut it off. (LLG 63)
Qui est donc ce « one » ? L’oblique de la vision, la position liminale du miroir pourraient justifier que « one » puisse voir un reflet d’où il est absent. Le choix du pronom radicalement indéterminé confère à la voix narrative un caractère désincarné, général voire générique, androgyne voire anonyme, et concentre le mouvement dialectique entre distance et proximité qui sous-tend la nouvelle. Il produit une « étrange impression […] puisqu’il est à la fois dans le récit en tant que personnage-focalisateur posté dans la pièce – les déictiques en font foi – et hors du récit lorsque les ruptures temporelles effectuent des remontées vers le temps de l’énonciation »17. Les déictiques nous semblent au contraire être des marqueurs autoréférentiels, des « centres déictiques vides » pour reprendre l’expression d’Ann Banfield18. Ils trompent le lecteur en plaçant au centre de la pièce une présence illusoire. L’utilisation de la modalité, les multiples hypothèses et suppositions émises par « one », trahirait non pas uniquement le travail de l’imagination porté sur un personnage absent, la « dame » qui est/n’est pas (encore) dans le miroir, mais un véritable effort spéculatif sur le réel. Cet effort est tentative de concevoir une réalité qui, filtrée par le miroir, ne le serait plus par la perception humaine, qui est nécessairement subjective. En premier lieu, le miroir apparaît bel et bien comme un tableau dont l’espace est occupé par une perspective harmonieuse qui combine l’intérieur et l’extérieur, fenêtre ouverte sur un jardin qui est déjà « au-delà » (beyond). Le monde est à la fois exposé et bien cadré. Avant d’atteindre son sujet, Isabella Tyson, le cadre du miroir coupe littéralement l’herbe sous le pied de la nouvelle puisque le personnage est ailleurs : le portrait auquel on pouvait s’attendre n’est pas celui qui se dessine sous le regard du miroir, mais plutôt celui que l’imagination va produire, face au miroir qui reflète l’esprit de l’artiste engagé dans le processus de création et le révèle à lui-même.
Le monde reflété dans le miroir est-il de l’ordre de l’imagination en mouvement, et le tableau du miroir de l’ordre du réel immuable ? D’une part, la figure problématique du « one », invisible (« unseen ») et invoyant, observe les étranges changements qui animent l’espace paradoxalement vide de la maison (« The house was empty », LLG 63) : objets et matière deviennent des créatures nocturnes timorées (« shy », « nocturnal creatures », LLG 63), l’inerte prend vie et souligne l’irruption d’une inquiétante étrangeté, unheimlich, au cœur du foyer : « lights and shadows, curtains blowing, petals falling – things that never happen, so it seems, if someone is looking » (LLG 63)19. Outre l’étrange vie domestique, on assiste dans le cadre du miroir à l’effondrement des notions spatio-temporelles par la juxtaposition de deux moments successifs, « Nothing stayed the same for two seconds together » (LLG 63), confondant le nacheinander (une chose après l’autre) du temps et le nebeneinander (une chose à côté de l’autre) de l’espace. En reflétant le jardin ainsi recadré, il réinjecte un espace extérieur déplacé dans la maison, et, mieux que les fenêtres ouvertes, montre ce qui reste hors-cadre, hors du tableau : « But, outside, the looking-glass reflected the hall table, the sunflowers, the garden path so accurately and so fixedly that they seemed held there in their reality unescapably. It was a strange contrast – all changing here, all stillness there » (LLG 63). Le miroir de la nouvelle est un tableau, dont nous avons déjà indiqué le pouvoir immobilisant, à la fois mortifère et immortalisant. À l’inverse des fenêtres et portes ouvertes qui trouent l’espace de façon quasi organique (comme des ventricules ou des alvéoles), il entrave la brise chaude qui traverse la maison et semble porter les soupirs des défunts, respiration à la fois éternelle et éphémère : « there was a perpetual sighing and ceasing sound, the voice of the transient and the perishing, it seemed, coming and going like human breath » (LLG 63). Il est œuvre d’art qui assassine et préserve pour toujours : « in the looking-glass things had ceased to breathe and lay still in the trance of immortality » (LLG 63). Le monde confiné au cadre du miroir-tableau cesse d’exister dès que l’on sort du cadre. De même la maîtresse de maison, disséquée dans le cadre de la nouvelle, est littéralement (dé)coupée du monde et effacée par son cadre (« [she] had vanished, sliced off by the gilt rim of the looking-glass », LLG 64).
Enfin, le reflet dans le miroir emprisonne les éléments dans « leur réalité » (« their reality ») à distinguer du « réel ». Filtrés par le miroir qui les reflète à l’inverse, en négatif du monde, ils ne sont déjà plus essentiellement « eux-mêmes », avant même d’être filtrés par le regard de « one ». Bien plus qu’une présence intradiégétique, ce « one » est figure même de la potentialité et dépasse les cadres de la nouvelle et de la fiction. Le regard qu’il plonge dans le miroir est tout à la fois celui du personnage et du lecteur. Il témoigne d’une réflexion sur la nature du réel, les possibilités narratives d’en rendre compte, le regard que porte tout artiste sur la matérialité du monde. Qu’il soit associé au miroir ne surprend guère, puisqu’il est inclus, prévu, inscrit dans le nom même (« looking-glass ») ; le regard est déjà dans le miroir, avant même que quelqu’un ne s’y penche pour regarder, il pré-existe à la vision. Ce que le miroir propose est de l’ordre de l’écho du réel, surface sur laquelle serait projetée une image du réel. À l’inverse de la caverne de Platon, il défamiliarise le monde qui apparaissait familier et indique ce qui nous échappe, comme un tableau qui imiterait ce qui ne saurait être représenté.
Cette problématique est formulée dans la nouvelle, hors de laquelle, et hors du miroir de laquelle, Isabella demeure un mystère pour « one » qui pourtant ne cesse d’émettre des suppositions, de formuler puis de rejeter des comparaisons, « idle and superficial – […] trembling between one’s eyes and the truth » (LLG 64). Ces comparaisons redoublent la surface du texte comme une couche de peinture supplémentaire, et inscrivent un écran de mots, la page du texte, par-dessus l’écran du miroir, un point-virgule (ponctuation du lien autant que de la séparation) : « There must be truth; there must be a wall. » (LLG 64). Dans quelle mesure peut-on accéder à cette vérité inaccessible ? La métaphore du miroir met en évidence cet écart et souligne les limites, voire la faillite, du langage qui ne peut saisir l’essence de son sujet, tout en indiquant la possibilité d’une autre vérité. Par ailleurs, ces comparaisons remettent en question l’autorité de l’instance narrative qui se reprend, se corrige et se remet en question. Dans sa dimension auto-réflexive, la voix narrative reflète en définitive le processus de création littéraire lui-même, fait de faux départs et de corrections.
L’impossibilité d’une adéquation parfaite entre le réel et ses représentations artistiques apparaît de nouveau dans l’interruption silencieuse du facteur : « these reflections were ended violently and yet without a sound » (LLG 65). Par le double sens de « reflection », le fil de la pensée, filage de la nouvelle, est coupé, autant que le miroir brisé. Cette pantomime mystérieuse déconstruit l’espace visible reconnaissable : « But the picture was entirely altered. For the moment it was unrecognisable and irrational and entirely out of focus » (LLG 65)20. Les lettres constituent un leurre, puisqu’elles ne seront pas lues, emblèmes de la connaissance qui ne sera jamais dévoilée : « tablets graven with eternal truth – if one could read them, one would know everything there was to be known about Isabella, yes, and about life, too » (LLG 65). Comme des intrus, elles dérangent d’abord le tableau dans le reflet :
There they lay on the marble-topped table, all dripping with light and colour at first and crude and unabsorbed. And then it was strange how they were drawn in and arranged and composed and made part of the picture and granted that stillness and immortality which the looking-glass conferred. They lay there invested with a new reality and significance and with a greater heaviness, too, as if it would have needed a chisel to dislodge them from the table. (LLG 65)
Comme par magie, c’est le miroir qui peint, à partir de la lumière et des couleurs primaires, l’harmonie de son reflet, trompe-l’œil si réussi que les lettres semblent avoir été gravées dans le marbre de la table, le marbre de la connaissance : « The pages inside those marble-looking envelopes must be cut deep and scored thick with meaning » (LLG 65). Tout se passe comme si la seule façon d’atteindre la possibilité du sens était de ne rien dévoiler, au risque de rencontrer le même néant que celui qui habite finalement Isabella à la fin de la nouvelle, lorsqu’elle surgit dans le reflet, prenant le texte par surprise, dérangeant la syntaxe : « One must imagine – here was she in the looking-glass. It made one start » (LLG 67). L’arrivée du personnage fait du reflet un tableau dans l’espace abstrait duquel elle s’insère naturellement (« more and more completely », « so gradually that she did not seem to derange the pattern in the glass », LLG 67). Le dernier coup de pinceau donne au tableau un sens inattendu : n’échappant pas à la pétrification de l’œil du miroir, Isabelle est déjà morte (« She stopped dead », LLG 68). La lumière projetée par le miroir révèle le creux, le manque de substance du personnage :
At once the looking-glass began to pour over her a light that seemed to fix her; that seemed like some acid to bite off the unessential and superficial and to leave only the truth. It was an enthralling spectacle. Everything dropped from her [...]. Here was the hard wall beneath. Here was the woman herself. She stood naked in that pitiless light. And there was nothing. Isabella was perfectly empty. (LGG 68)
L’échec de l’apparition de la forme provoque « la chute du réel » et « l’effondrement du voir »21. Objet de « cristallisation », le personnage ne résiste pas à l’épreuve du miroir. L’essence d’un être, comme le réel, n’est envisageable que lorsqu’il reste hors champ. Il en résulte que c’est le regard même du lecteur qui, en se plongeant dans la lecture, sonde les recoins du miroir de papier façonné par le langage. Le miroir permet d’appréhender l’immensité du monde qui échappe à son cadre, sans parvenir à l’y saisir.
Le miroir de la nouvelle semble avoir littéralement happé son personnage et l’avoir vidé de sa substance. À l’inverse, les personnages de To the Lighthouse22, absents de la section centrale « Time Passes », reviennent hanter la maison vide sous forme de présences fantomatiques, reflets du souvenir dans le miroir qui témoigne du passage des personnages qui ont disparu et dont il garde la trace :
What people had shed and left [...] alone kept the human shape and in the emptiness indicated how once they were filled and animated; [...] how once the looking-glass had held a face; had held a world hollowed out in which a figure turned, a hand flashed, the door opened, in came children rushing and tumbling; and went out again. (TL 106)
Le miroir garde en mémoire un reflet qui n’est que le reflet d’un monde déjà déserté, évidé – de sorte que l’on pourrait se demander quel est le bon côté du miroir, surface opaque, qui résiste à l’épreuve du temps, à la mort, sans se briser : « There it had stood all these years without a soul in it » (TL 111). Comme une stèle, il incarne la disparition de l’homme. Il fonctionne de même dans les interludes de The Waves. En recréant le lien entre la chose et son reflet, le miroir révèle un réel qui ne fait plus monde, et la « fleur fantôme », spectre de lumière blanche, est indissociable de la fleur réelle :
The looking-glass whitened its pool upon the wall. The real flower on the window-sill was attended by a phantom flower. Yet the phantom was part of the flower, for when a bud broke free the paler flower in the glass opened a bud too. (W 55)
Le reflet-tableau, comme un hologramme, imite le monde. Pourtant, ce monde reflété est figé : « Rimmed in a gold circle the looking-glass held the scene immobile as if everlasting in its eye » (W 160) ; « The looking-glass was pale as the mouth of a cave shadowed by hanging creepers » (W 181). Œil de verre, symptôme d’aveuglement, le miroir est béance sans profondeur, ombre pâle qui voit sans être vue et ne reflète plus rien. Il ouvre pourtant sur une puissante métaphore, signe de son pouvoir déclencheur du langage.
Si le dispositif complexe mis en place par la présence du miroir est inscrit dans le monde fictionnel, preuve que les reflets ne doivent pas être confondus avec la chose véritable, de sorte que l’objectif de représentation du réel pourrait être discrédité dès le départ, il n’en reste pas moins qu’il crée dans l’esprit du lecteur une image mentale qui reflète les images produites par le texte. Comme deux miroirs qui se font face peuvent créer l’illusion d’optique de l’infini, l’inclusion de miroirs dans la fiction, bien qu’ils ajoutent encore un écran supplémentaire, crée une illusion de profondeur et semble ouvrir une fenêtre vers le réel qui reste hors du cadre du miroir, de la narration et de la perception humaine. Par ailleurs, de même que le miroir est l’écran sur lequel s’inscrit à l’envers le langage du monde, les mots, le langage et la page apparaissent comme autant de miroirs, lieux de confrontation du lecteur qui s’y contemple, s’y reconnaît, s’y constitue comme sujet, comme autre, et y voit une image en avance de sa propre mort – présage de la disparition inéluctable de l’homme. Lorsqu’il regarde dans le tableau produit par le langage, ce qui regarde le lecteur c’est un reflet de son propre monde ; dans le cadre de la page, les mots inscrivent les figures de style mouvantes et la promesse instable de sens. Les miroirs de Virginia Woolf sont des symboles de la fiction qui ouvrent un espace de réflexion sur les possibilités de la représentation et permettent au texte de « réfléchir », comme outil de représentation et comme outil de pensée.
Le cadre du miroir découpe le monde dont il propose un tableau inversé. Ce cadrage du monde permet d’en évoquer l’étendue infinie qui échappe au cadre tout en la préservant, et fait du reflet dans le miroir une synecdoque du réel – qui ne peut être vu que lorsqu’il n’y a personne pour le voir. Lorsque nous contemplons le miroir de la fiction de Woolf, ce qui nous regarde est un monde sans sujet percevant, un monde empli par le silence assourdissant que personne n’entend – inscription paradoxale de la mort qui a lieu à la marge, voire hors-cadre, et du « world seen without a self » (W 221).
Un ultime exemple, tiré du dernier roman de Virginia Woolf, Between the Acts, pointe vers cette impossible confrontation avec le réel. Le pageant de Miss La Trobe se termine avec des miroirs brandis et l’expérience de l’affrontement impossible, insupportable pour le public réticent, avec le moment présent, exposition brutale autant que dévoilement : « It was now. Ourselves » (BA 167). Le malaise commence dès l’apparition de ce rien (« Nothing whatever appeared on the stage », BA 158) qui prend le public en otage (« caught and caged; prisoners watching a spectacle », BA 158) et le confronte de force avec l’inexorable passage du temps. La vacuité absorbe le public et l’empêche de se constituer en tant que tel, diluant chaque être dans le monde sensible qui l’entoure, comme si les formes perdaient leurs contours : « They were neither one thing nor the other; neither Victorians nor themselves. They were suspended, without being, in limbo » (BA 160). Peu à peu, la scène est envahie par une multitude de miroirs : « hand glasses, tin cans, scraps of scullery glass, harness room glass, and heavily embossed silver mirrors », « anything that’s bright enough to reflect, presumably, ourselves? Ourselves! Ourselves! » (BA 165). L’enthousiasme initial laisse rapidement place à l’indignation, voire la panique, face à l’image incomplète que renvoie chacun des miroirs, à ces bribes de corps et vêtements amputés qui avortent toute tentative de se « composer », piègent le regard, capturent l’être en pointillés entre des points de suspension impressionnistes :
Now old Bart... he was caught. Now Manresa. Here a nose... There a skirt... Then trousers only... Now perhaps a face... Ourselves? But that’s cruel. To snap us as we are, before we’ve had time to assume... And only, too, in parts... That’s what’s so distorting and upsetting and utterly unfair. (BA 165)
Chacun se retrouve enfermé dans le cadre du miroir, de même que le texte est encadré par des injonctions – prononcées par, et pour, qui ? – telles que « Look! », « look at him! » (BA 165). Chacun des spectateurs devient spectacle regardé. En montrant l’autre du doigt, tous cherchent à dévier le regard de l’autre diffusé par le miroir pour y échapper (« All evaded or shaded themselves », « [All] avoid[ed] the looking-glass », BA 166). Seule Mrs Manresa échappe au malaise général en ne faisant face qu’à elle-même : « facing herself in the glass, used it as a glass; had out her mirror; powdered her nose […] Alone she preserved unashamed her identity, and faced without blinking herself. Calmly she reddened her lips » (BA 166). C’est en utilisant le miroir comme miroir, en le réduisant à une utilité triviale, qu’elle le retourne à lui-même et le dissocie de toute profondeur vertigineuse.
L’intrusion devient, contre toute attente, une libération des catégories pré-existantes : « the barriers which should divide Man the Master from the Brute were dissolved » (BA 165). Après la surprise finale et sous l’œil impitoyable du miroir (« the inquisitive insulting eye », BA 167), se forme une image inattendue, un tableau à la Picasso, où le corps du public est reconstitué à partir des fragments de chacun : « Scraps, orts and fragments, are we, also, that? » (BA 170) – comme si le corps public se re-constituait23.
Si la symbolique du pageant comme miroir du monde est établie et, ici, explicite, le public reste perplexe : « The looking-glasses now—did they mean the reflection is the dream; and the tune—was it Bach, Handel, or no one in particular—is the truth? Or was it t’other way about? » (BA 179-180). En effet, les scènes successives présentées tout au long du pageant de Miss La Trobe perturbent la quête herméneutique habituelle, presque systématique, du spectacle traditionnel. Cette résistance culmine dans l’ultime « tableau » : tout se passe comme si la déformation induite par la multitude de miroirs révélait, enfin, une forme d’unicité, de communication, tout du moins un lien entre « rêve » et « vérité », entre représentation et réel, et posait la question de leur interchangeabilité, le miroir devenant une membrane poreuse. En outre, l’utilisation systématique de « we » et « ourselves » semble d’emblée inclure auteur et lecteur dans une même communauté.
Si les miroirs brisés ont fait chuter le quatrième mur du théâtre de Miss La Trobe, ils fissurent également l’écran de la page de roman – « Suppose the looking-glass smashes » (« The Mark on the Wall », 6)... Par ce jeu de miroir, le dernier roman de Woolf fait retour sur l’une de ses premières nouvelles, « The Mark on the Wall » (1917), dans laquelle elle interrogeait explicitement le pouvoir de médiation du miroir, le reflet du réel dans la fiction, et le rôle du romancier :
And the novelists in future will realize more and more the importance of these reflections […]; those are the depths they will explore, those the phantoms they will pursue, leaving the description of reality more and more out of their stories […]. How shocking, and yet how wonderful it was to discover that these real things, Sunday luncheons, Sunday walks, country houses, and tablecloths were not entirely real, were indeed half phantoms, and the damnation which visited the disbeliever in them was only a sense of illegitimate freedom. What now takes the place of those things I wonder, those real standard things? (« The Mark on the Wall », 6)
Il semble y avoir une forme d’autoréférence de l’artiste qui porte un regard sur son œuvre24. Between the Acts répond-il à la réflexion menée dans cette nouvelle de jeunesse sur le pouvoir de la représentation et sur le rôle des écrivains à venir, traçant déjà la voie que Virginia Woolf emprunterait au fil de son écriture ?
Entre séduction et sidération, entre hantise et révélation, le miroir est frontière opaque, image trompeuse, tableau anamorphique, ouverture autant vers l’identité insaisissable de celui qui s’y regarde que vers l’ailleurs du réel, dont il suggère la prégnance inaccessible en le dérobant à la vue. Pourtant, la séduction du miroir est si forte que le lecteur serait tenté de se regarder dans le miroir de la fiction et de se demander, face aux images tissées par le langage, « are we, also, that? » (BA 170).
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1 V. Woolf, « An Unwritten Novel », 21.
2 En ce sens, le miroir fonctionne de la même façon que les vitres du train dans lequel se trouvent les personnages : surfaces réfléchissantes et non transparentes, qui enferment la narratrice dans ses pensées et accentuent le caractère introspectif de toute création artistique. Christine Reynier remarque que les deux objets « scellent l’esprit de manière symbolique » (C. Reynier, Virginia Woolf’s Ethics of the Short Story, 99, trad. personnelle).
3 Nous entendons par « réel » ce qui est intrinsèquement réticent à la conceptualisation et n’est, justement, que par tout ce qu’il n’est pas. Dans son acception en psychanalyse, à laquelle nous empruntons le terme, le « réel » est de l’ordre de l’impossible et résiste à toute définition – il cesse d’être dès lors que l’on cherche à s’en saisir et est donc nécessairement impossible à envisager et à représenter. Il se distingue ainsi de la « réalité », qui en serait déjà une image – une figure mentale constituée par les phénomènes ayant une existence pour l’homme en tant qu’il est un sujet conscient, capable d’appréhender le monde par les sens et la connaissance – et du « monde », qui est le réel tel qu’il est organisé, vu sous le prisme de la finitude – l’espace et le temps qui conditionnent le rapport de l’homme à son environnement.
4 Cette idée est largement développée par Lacan (J. Lacan, « Le stade du miroir » ; voir également M. Merleau-Ponty, Les Relations à autrui chez l’enfant, 55-57) Le roman de Woolf Flush en offre un exemple ludique, voire ironique, dans la rencontre inattendue d’un chien et d’un miroir. À ce sujet, voir mon article « “Solving the problem of reality” in Virginia Woolf’s Flush », SFEVE Annual Conference « Becoming Animal with the Victorians », 4-5 février 2016, Université Paris Diderot, dont les actes sont en cours de publication.
5 V. Woolf, « The New Dress », 164, abrégé en ND.
6 C. Reynier, « L’un et l’autre : regards croisés dans trois nouvelles de Virginia Woolf », 102.
7 V. Woolf, The Waves, abrégé en W.
8 Voir Lévinas sur le visage : « Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer » (E. Lévinas, Ethique et infini, 91).
9 Même si la fragmentation du corps n’est pas sans un certain charme : « “And yet those little looking-glasses in hansoms have a fascination of their own,” said Mrs. Thornbury. “One’s features look so different when one can only see a bit of them” » (V. Woolf, The Voyage Out, 147, abrégé en VO).
10 E. Lévinas, Ethique et Infini, 91.
11 V. Woolf, Between the Acts, abrégé en BA.
12 U. Terentowicz-Fotyga, « The Politics of the Borderline », 99. U. Terentowicz-Fotyga commente davantage ces oppositions trompeuses, notamment la scène du jardin, qui apparaît comme une extension de la réalité encadrée par le miroir, et qui est à la fois contenue dans la chambre et constitue un espace séparé auquel Isa n’a accès qu’au travers de fragments qu’elle aperçoit. La tension entre reflet, union et séparation, concentrée dans le miroir, impose le même traitement à l’espace qu’au corps du personnage : « The different spaces merge so that it is difficult to say which is inside, which is outside and while the description is constructed around the oppositions of internal and external, the two notions are practically asemantic » (ibid.).
13 Le miroir permet la rencontre de regards désincarnés : « Standing by the cupboard in the corner he saw her reflected in the glass. Cut off from their bodies, their eyes smiled, their bodiless eyes, at their eyes in the glass » (BA 65). – Voir également cette remarque de Woolf dans son journal : « I looked at my eyes in the glass once & saw them positively terrified » (Diary, V, 1 mars 1937, 63).
14 Voir N. Abraham et M. Torok, L’Écorce et le Noyau.
15 V. Woolf, « The Lady in the Looking-Glass: A Reflection », abrégé en LLG.
16 Liliane Louvel analyse le travail en profondeur du texte et les métamorphoses du langage (L. Louvel, « Virginia Woolf: “The Lady in the Looking Glass” », 72).
17 « Le brouillage énonciatif et l’inversion de l’ordre chronologique canonique déstabilisent le lecteur projeté dans le récit distancié. Il s’interroge : qui est ce "one" qui semble savoir et ne pas savoir ? Si ce n’est le moi clivé entre unité et pluralité, sujet/objet, énonciation/énoncé » (L. Louvel, « Virginia Woolf: “The Lady in the Looking Glass” », 76-77).
18 Voir A. Banfield, « Décrire l’inobservé : des événements groupés autour d’un centre vide”.
19 La description se poursuit avec des allusions « obscures », notamment des flamants roses, ce qui n'est pas sans évoquer le monde d’Alice de Lewis Carroll, au sujet duquel nous empruntons le jeu de mot de Lydie Rekow : « Dans ce tapage carnavalesque du bon sens se joue toute la stratégie poétique du non-sense » (L. Rekow, « La carte et le miroir », 121).
20 La mise à mal du régime visuel ordinaire « affole la raison et révèle la dissociation entre la perception et le sens, la rupture béante entre signifiant et signifié, le lien manquant : “could not relate” » (L. Louvel, « Virginia Woolf: “The Lady in the Looking Glass” », 77).
21 Ibid., 85.
22 V. Woolf, To the Lighthouse, abrégé en TL.
23 Voir M.A. Miller, « Unveiling “the dialectic of culture and barbarism” in British pageantry », Papers on Language & Literature 34.2 (1998) : 134-161.
24 « Dans le "délire" qu’est la vision, dont parle Merleau-Ponty (L’Œil et l’Esprit, Paris : Gallimard, 1964, 26), "le miroir est une folie redoublée" (C. Enaudeau, « Vu de dos », 90) où s’opère une circularité. Il me semble qu’à travers son œuvre, l’artiste n’échappe pas à ce principe du voir et de l’être-vu (élément même de la vision), il n’échappe pas à ce "narcissisme" non pas sur sa personne, mais pour son propre travail, en ce sens qu’il opère un retour sur soi en un point, ou un pli central, que la figure du miroir propose en la présence de sa ligne frontière » (L. Rekow, « La carte et le miroir », 125). Barthes rappelle que : « Nous avons en français une ambiguïté précieuse de vocabulaire : le "sujet" d’une œuvre est tantôt son "objet" (ce dont elle parle, ce qu’elle propose à la réflexion […]), tantôt l’être humain qui s’y met en scène, qui y figure comme auteur implicite de ce qui est dit (ou peint) » (R. Barthes, L’Obvie et l’obtus, 175).