Thibaut Rioult
Centre Jean Pépin (UMR 8230 - CNRS/ENS)
L’illusionniste est, sans doute, l’archétype du maître des apparences. Nul autre que lui ne peut mieux incarner l’art de manipuler les puissances de la séduction. Plus encore que le cinéma et le théâtre, arts de la re-présentation, c’est bien l’illusionnisme qui permet une réflexion des plus profondes sur l’essence même de la séduction et de ses illusions, puisqu’elle impose avec force au public une pure apparence. En lui faisant expérimenter la réalité de l’impossible, cet art saisit le spectateur et l’arrache à ses convictions. Il fait exister, ne serait-ce que l’espace d’un instant, un autre monde.
Méconnu, l’illusionnisme porte pourtant en lui des ressources insoupçonnées pour penser aujourd’hui dans toute sa complexité la dialectique de l’invisible et du visible, ou de l’être et de l’apparaître, ainsi que la question de l’attention (devenue ressource rare de nos sociétés). Cette étude se voudra pierre apportée à cet édifice.
Dans ce travail de prospection, il s’agira d’opérer une mise en contact de l’illusionnisme avec des outils et concepts qui lui sont exogènes. Nous souhaiterions faire dialoguer et conjuguer de multiples traditions qui se répondent : la production théorico-pratique illusionniste, la théologie, la tradition magique, la critique littéraire et sémiotique et le postmodernisme. Les champs sont multiples et vont nous permettre d’explorer celui de l’illusionnisme, le plus méconnu d’entre eux, objet central de cette étude.
Dans un premier temps, nous établirons les liens qui unissent magie, illusion et séduction. Puis nous montrerons comment l’illusionnisme peut se penser comme séduction. Et enfin, comment cet aspect nous pousse à envisager cet art sous l’angle de la maîtrise de l’attention, et par suite, sous celui de la production d’images séquentielles garantissant ce contrôle.
Depuis la Renaissance, voire l’Antiquité sur laquelle cette période s’appuie directement, trois champs se recoupent largement : celui de la magie classique (figure du magicien, G. Bruno par exemple), celui des jeux de l’amour (figure du séducteur, G. Casanova par exemple) et celui de l’illusion (figure de l’illusionniste, escamoteur et joueur de gobelet).
Parfaitement mise en lumière par Couliano, la figure du magicien chez Giordano Bruno, vu comme « le grand manipulateur »1, s’impose comme un archétype de la séduction et de la manipulation, par sa capacité à capter la puissance de l’eros, du désir au sens large. Bien sûr, dans la tradition hermétique et néoplatonicienne qui est la sienne, Bruno récuse tout caractère illusoire de la magie pratiquée, a contrario du discours théologique dominant. En effet, pour limiter au maximum les pouvoirs surnaturels (en rupture avec l’ordre divin), les théologiens et démonologues insistent sur leur caractère illusoire2.
Ce magicien archétypal, aux pouvoirs manipulatoires incroyables, nous semble se dégrader et se décliner finalement sous deux formes atténuées : le séducteur et l’illusionniste. Le premier s’inscrit dans la dimension amour-désir, l’autre dans la dimension occulte et magique qu’il se voit dans l’obligation de truquer… mais les mécanismes fondamentaux subsistent.
Une analyse rapide de quelques termes issus du vocabulaire magico-théologique, pris dans leur évolution temporelle, montre également la perméabilité de ces trois champs. Du point de vue des mentalités et de l’imaginaire social, elle permet de prendre conscience à la fois de l’atténuation de leur dimension explicitement magique et de leur basculement du côté du pouvoir du désir. La dimension illusoire est également effacée progressivement. Sa négativité se voit remplacée peu à peu par une positivité sociale.
Désignant la puissance de la voix ou du regard, les termes3 « charme », « enchantement » et « fascination » sont passés du champ lexical magique dans celui de la séduction. Celui de « magie » s’est imposé massivement dans la publicité et dans la séduction de masse. Le « glamour »4 anglais et le « prestige » français désignaient autrefois les illusions et séductions des fausses apparences ; si la notion d’illusion a aujourd’hui abandonné ces concepts, reste la puissance de l’image. Ces notions fort usitées de nos jours attestent donc l’existence de ce bloc originel : magie - artifice – séduction, qui s’appuie sur la part obscure des mécanismes d’interactions humaines : puissance des apparences, du désir, toutes ces forces occultes et efficaces dont le fonctionnement nous échappe.
L’analyse conjointe de l’illusionnisme et de la séduction est un retour aux origines.
Dans un premier temps, nous souhaiterions montrer les résonances de cet art avec la séduction, envisagée comme un concept philosophique. Un rapprochement heuristique avec les travaux de Jean Baudrillard nous semble pouvoir se révéler fécond. L’étude de cet auteur nécessite cependant une approche circonspecte. Il est discutable par bien des aspects, notamment par son approche extrêmement conceptuelle et abstraite, ainsi que par sa volonté de flirter avec la limite du sens et de la crédibilité, jusqu’à se perdre lui-même dans sa propre théorie, coupée du réel. Baudrillard avoue lui-même chercher à atteindre le « point de non-retour »6. Malgré ces limites, son œuvre nous apparaît cependant comme un singulier laboratoire d’idées, un réservoir conceptuel utile.
Comme la séduction, l’illusionnisme cherche à imposer sa propre réalité (illusoire) au spectateur, en dépit de toute adéquation avec le réel véritable. Entreprise de manipulation psychique, elle cherche à prendre en défaut – à prendre au piège – la raison du spectateur. Entre le magicien illusionniste et le spectateur, une lutte7 subtile se joue alors, raison contre raison, intelligence contre intelligence, aux limites de la réalité telle qu’elle est conçue et perçue. Baudrillard n’hésite pas à décrire cette lutte d’esprit à esprit dans des termes d’une extrême violence puisque, pour lui, dans la séduction, « il s’agit toujours de la mort et du rapt mental de l’autre, de le ravir et de lui ravir sa puissance »8. Au-delà du sentiment du merveilleux et du rêve procuré sur l’instant, l’illusionnisme ne permet-il pas en effet de prendre brutalement conscience d’une dépossession de nos facultés de juger et de la fragilité de nos perceptions et défenses rationnelles ? L’exercice de nos facultés rationnelles se révèle insuffisant pour appréhender des situations extrêmement simples (une balle sous un gobelet, une carte dans un jeu, une pièce dans une main…). Le renoncement à une explication rationnelle se double alors d’une expérience psychique et intellectuelle brutale9.
Mais, de même que Don Juan, tout en exploitant la métaphore militaire pour rendre compte de ses « conquêtes »10, évite toute conflictualité directe avec elles, l’illusionniste n’a que très peu intérêt à attaquer frontalement la raison du spectateur. Un processus lent se met en place où le séducteur cherche « à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir »11. Il faut vaincre progressivement les réticences rationnelles qu’oppose le public pour parvenir, enfin, à lui faire expérimenter l’impossible réalisé, le magique. Si l’expérience est parfois violente, le chemin qui y mène doit au contraire être parfaitement doux, clair et sans conflits.
Si l’incertitude est intimement liée à la séduction12, elle l’est probablement encore davantage à l’illusionnisme. Du point de vue des moyens, l’incertitude renforce la surprise de l’irruption magique, elle déjoue l’attention du spectateur incapable de savoir ce qui fera sens l’instant d’après. La maxime « n’avertissez jamais du tour que vous allez faire »13, adoptée par tous les magiciens, est emblématique de cette caractéristique.
Incertitude aussi quant à la fin, dans l’expérience magique elle-même. Il y a dans le sentiment magique cette oscillation entre rationalité et imaginaire sur la réalité de la perception, rejet et acceptation du magique. Le spectateur flotte, incertain, dans la région du fantastique (au sens où l’entend Todorov14). Le magique s’impose comme réel et pourtant échappe à la réalité. Finalement « la proposition a quelque chose d’"indéfinissable" et qui par là ouvre la voie au désir. […] Trop directe justement pour être vraie, […] du coup elle renvoie à autre chose »15. L’expérience de l’impossible ne suscite pas l’indifférence : elle se fait voie vers un Ailleurs radical dans la saisie de l’aura (au sens de Benjamin) ou désir de percer les apparences et d’accéder au secret. Deux incertitudes. Deux manières de prolonger l’expérience en cherchant à atteindre un inconnaissable.
La puissance est imaginaire ; elle est suspension de la force. Le pouvoir magique se lit en creux. Le grand magicien et mentaliste anglais Derren Brown (1971-…) développe l’idée qu’il faut « cacher sa puissance »16 pour mieux la faire sentir. Il construit alors un personnage se voulant le plus proche d’un magicien « réel », et pose la suggestion et l’incertitude comme moyens de traduire l’être insaisissable du magicien. Son ouverture théâtrale concrétise cette position artistique. En disant avec « une lueur bien étudiée dans le regard : - Bonjour et bienvenue […]. Si vous ne me connaissez pas, mon nom est Derren Brown, et je suis… une sorte de magicien. […] Puis-je me joindre à vous pour quelques minutes ? »17, il jette le doute sur son propre statut. Ce faisant, il sape l’ensemble des stéréotypes associés à ce personnage et crée un flottement, une curiosité, un désir. Puissants, les sous-entendus intriguent et séduisent18. Cryptant le sens, ils laissent à l’imagination du spectateur le soin de l’herméneutique et peuvent ainsi renvoyer à une réalité fantastique qui les dépasse de beaucoup.
Pour le spectateur d’un spectacle d’illusionnisme – et ce n’est pas le moindre de ses charmes – l’incertitude est totale sur ce qui est vu. Comment savoir ce qui relève du vrai ou du faux ? Les catégories se brouillent et se confondent : on montre pour cacher, on cache pour montrer…
De même, la séduction n’est pourtant pas mensonge, elle est indistinction. Le critère d’authenticité ou de vérité cesse d’être prédominant. Elle déploie un monde où « la distinction même de l’authentique et de l’artifice y [est] sans fondement »19. L’écriture magique spectaculaire, l’art de l’illusionniste, se constitue dans un dialogue ininterrompu entre exigences techniques (artifice) et mouvements vrais (authentique). Authenticité et artificialité se structurent donc l’un l’autre. En effet, majoritairement, le mouvement naturel sert d’idéal au mouvement faux qui doit tendre à le reproduire tout en le doublant d’une composante invisible (nécessaire à la production de l’illusion). Cependant, d’un point de vue artistique, l’artifice peut parfois sembler plus authentique que le geste naturel, étant donné qu’il évacue toute possibilité de suspicion.
Les magiciens cherchent moins l’invisibilité que l’insoupçonnabilité. L’illusionniste français Pierre Edernac (1919-2011) donne l’exemple suivant : tenir un jeu de carte à pleine main est tout à fait naturel mais fort suspicieux, tandis que le saisir avec la pince constituée de l’index et de l’annulaire d’un côté et du majeur de l’autre est anti-naturel mais au-dessus de tout soupçon de manipulation, et par là tout à fait acceptable20. Le naturel se réinvente donc dans le cadre magique, selon ses règles propres.
Pour Baudrillard, le cœur de la séduction repose dans sa maîtrise du signe : elle est une puissance subversive de détournement. « La séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel »21. De même, par l’apparence, l’illusionnisme manie le réel comme un matériau déformable. Mieux, il actualise et concrétise la puissance du signe, il la rend sensible, il valide son efficace (tout du moins du point de vue de la perception spectatorielle). Il introduit les signes du magique et les substitue à ceux de la rationalité. Il propose la réalisation effective du mystère.
Comme nous l’avons vu précédemment, l’acte illusionniste s’appuie sur un cadre spécifique. Il prend place dans un milieu, tel que Mauss et Hubert ont pu le définir dans l’Esquisse d’une théorie générale de la magie :
Cette notion [la magie] comprend, en outre, l’idée d’un milieu où s’exercent les pouvoirs en question. Dans ce milieu mystérieux, les choses ne se passent pas comme dans le monde des sens. […] Cette notion de force et cette notion de milieu sont inséparables ; elles coïncident absolument et sont exprimées en même temps par les mêmes moyens. En effet, les formes rituelles, c’est-à-dire les dispositions qui ont pour objet de créer la force magique, sont aussi celles qui créent le milieu et le circonscrivent, avant, pendant et après la cérémonie.22
Comme « la séduction [qui] n’est jamais de l’ordre de la nature, mais de celui de l’artifice – jamais de l’ordre de l’énergie, mais de celui du signe et du rituel »23, l’illusionniste instaure son propre espace avec son langage et ses règles : une hétérotopie magique pourrait-on dire. Il suffit de se rendre à un spectacle de magie pour mesurer à quel point cette forme est ritualisée (exposition-présentation des objets ; adresse constante et dialogue avec le public, mobilisé pour faire des répons standardisés ; activation de l’imaginaire du rituel magique ; structures atomiques de type disparition/apparition ; validation finale de l’efficacité du rituel par l’effet magique ; etc.).
L’expérience magique est le produit d’une coupure fondamentale entre « le moment "vrai" et le moment "apparent" où se réalise le petit miracle »24. Coupure que le magicien-poète Jacques Delord (1928-2006) explicitait en distinguant le moment de l’illusion de celui du merveilleux25 : le premier relève du secret, il occulte la cause effective, tandis que le second est révélation, il manifeste la cause symbolique.
L’illusionnisme, au même titre que la séduction, repose sur un principe de séparation que le critique littéraire Reichler appelait la diabolie :
Par opposition à une relation conçue comme intime et totalisante, selon la rigueur du sens étymologique du sumbolon, l’opération « diabolique » consiste avant tout à séparer ce qui doit être réuni et, corrélativement, à exalter la capacité signifiante pour elle-même, et non pour sa vertu transitive.26
Envisager l’illusionnisme sous le signe de la diabolie permet de mettre en lumière le principe de dualité masquée qui l’innerve. En effet, perpétuelle est la volonté de disjoindre le système signifié / référent27 de l’intérieur, tout en laissant intacte l’apparence d’union. « La séduction s’exerce en maintenant les corrélations dans le système, mais en coupant celui-ci du réel »28. Il s’agit de faire imploser sans dommages apparents le bloc perceptif immédiat. Les strates compréhension / perception / vision / réel s’autonomisent. En réussissant à maintenir l’apparence d’une adhérence aux référents réels, les signifiés continuent de tirer leur force de cette illusion d’union, bien qu’ils soient devenus mobiles.
Univers réglé, le spectacle de magie prend les formes d’un jeu. Les Italiens n’utilisent-ils pas d’ailleurs l’expression « gioco di prestigio » (jeu de prestige29) pour désigner un tour de magie ? En français, le terme a également survécu à travers le très emblématique « jeu des gobelets », archétype même du tour de magie, qui a donné naissance à une iconographie immense depuis les manuscrits médiévaux aux chromos publicitaires en passant par Bosch, Brueghel, ou les caricatures politiques de Daumier30, etc. Héritage du ioculator latin, ce joueur insaisissable est à la fois bouffon, histrion, mime, musicien, jongleur… et illusionniste31.
Jeu dont on sait à quel point il est important depuis que Huizinga tenta de montrer dans Homo ludens qu’il rend possible et irrigue la culture et la civilisation, par son principe premier d’acceptation d’une règle partagée32. De plus, pour Huizinga, le jeu s’apparente à une forme rituelle renvoyant aux notions d’action et d’espace sacrés et temporaires33.
Par un détour étymologique, Caillois prolonge dans Les Jeux et les hommes cette réflexion sur la question de l’hétérotopie. En effet, selon lui, « tout jeu suppose l’acceptation temporaire, sinon d’une illusion (encore que ce dernier mot ne signifie pas autre chose qu’entrée en jeu : in-lusio), du moins d’un univers clos, conventionnel et, à certains égards, fictif »34. Comme nous l’avons déjà dit, la scène illusionniste constitue un milieu en rupture avec la réalité ordinaire. Comme l’indique Baudrillard, « l’ordre qu’institue le jeu, étant conventionnel, est sans commune mesure avec l’ordre nécessaire du monde réel »35. Alors, si l’ordre ludique n’est plus le fruit de la nécessité, ses éléments peuvent être détournés et recomposés. Ainsi, en s’appuyant sur la Règle immanente partagée par les différents acteurs, l’illusionnisme peut apparemment transgresser la Loi transcendante et nécessaire du monde. Magie (au sens large) et illusionnisme partagent cette ambition d’utiliser les causalités occultes. « Au fond, rien ne s’oppose à ce que les choses puissent être séduites comme les êtres – il suffit de trouver la règle du jeu »36. Les règles et les moyens associés peuvent différer : la magie recourra aux forces magiques et l’illusionnisme lui préférera la manipulation de la perception par des moyens techniques et psychologiques.
Baudrillard pointe d’ailleurs la structure ludique de la magie, sur laquelle l’illusionnisme s’appuie et dont il s’efforce de maintenir la forme dans ses réalisations, car « la magie est un rituel visant à maintenir [...] un enchaînement cyclique de toutes choses liées par leurs signes »37.
Du point de vue de la systématisation proposée par Caillois, il nous semble que l’on peut rapporter l’illusionnisme à la catégorie ludique de mimicry,
qui est invention incessante. La règle du jeu est unique : elle consiste pour l’acteur à fasciner le spectateur, en évitant qu’une faute conduise celui-ci à refuser l’illusion ; elle consiste pour le spectateur à se prêter à l’illusion sans récuser de prime abord le décor, le masque, l’artifice auquel on l’invite à ajouter foi, pour un temps donné, comme à un réel plus réel que le réel.38
Fascination, captation. La difficulté est bien de maintenir l’emprise sur la durée. Le séducteur « fait fonctionner le désir lui-même comme leurre »39. La personne séduite doit être en partie l’artisan et le complice de sa propre séduction. Ninon de Lenclos traduit ce fait dans le registre amoureux en montrant : « Que pourrait un amant, si la belle qu’il attaque n’était pas séduite par ses propres désirs ? »40. N’est-ce pas parce que le spectateur veut voir – consciemment ou inconsciemment – du magique qu’il se trouve pris dans l’illusion ? La dupe est consentante.
L’illusionnisme se rapproche du trompe-l’œil41 tel que peut le décrire Baudrillard, qui l’envisage dans une acception extrêmement large (pas uniquement picturale), comme un parfait simulacre, comme le « prototype d’un usage maléfique des apparences »42. Le trompe-l’œil est l’une des clefs du détournement du regard : par la simple recomposition des signes de l’espace, il en modifie en profondeur la perception et le vécu. Idée que Baudrillard prolonge par une lecture plus politique et manipulatoire, puisque « c’est la maîtrise d’un espace simulé qui est à la source du pouvoir »43 et d’un temps simulé pourrait-on ajouter, afin de restituer les deux dimensions fondamentales du spectacle illusionniste. Le trompe-l’œil rejoint la séduction par le jeu, l’artifice et l’incertitude. En effet,
dans le trompe-l’œil il ne s’agit pas de se confondre avec le réel, il s’agit de produire un simulacre en pleine conscience du jeu et de l’artifice [...] en mimant et en outrepassant l’effet de réel, de jeter un doute radical sur le principe de réalité.44
Si l’on opère analogiquement, la troisième dimension du trompe-l’œil pictural (en 2D) pourrait correspondre à une – hypothétique – quatrième dimension magique dans le cadre de l’illusionnisme (en 3D). Cette quatrième dimension pouvant être considérée sous son angle artistique et psychologique de force magique agissante ou, pragmatiquement, par les manipulations à l’œuvre.
L’illusionnisme rejoint alors en quelque sorte le régime de l’image, en ce qu’il instaure un double décalage par rapport au réel. L’image lui est inférieure dans la dimension de profondeur qu’elle perd, mais, par cette perte peuvent naître des sens nouveaux. Le vide créé permet d’accueillir la projection du spectateur, cette « part » de lui-même qu’il met dans l’image45.
La simplification fait s’imposer des lectures inattendues : l’expérience magique est un produit de cette réduction radicale, qui lui fait être plus que le réel. Car « ce n’est jamais dans le surcroît de réalité qu’il peut y avoir un miracle, mais juste à l’inverse dans la défaillance soudaine de la réalité et du vertige de s’y abîmer »46. Pour Derren Brown ce vertige fonde l’expérience magique : « Nous pouvons amener les gens à la limite de leur représentation de ce monde et les laisser jeter un coup d’œil dans l’abysse sombre et criard de la limite de leur entendement. Nous leur présentons une métaphore : que la carte n’est pas le territoire […], que l’interprétation d’un fait n’est pas le fait lui-même. Et en même temps que nous leur démontrons cela, nous apprenons la même chose pour nous-même »47. L’émerveillement éprouvé cèle un « minuscule et parfait miracle qui nous interpelle »48 en tant que magicien. La magie se déploie dans toutes les directions, tant pour le spectateur que pour l’artiste lui-même (comme le séducteur séduit par son propre désir49). Mais, pour de nombreux prestidigitateurs, cette force de fascination reste un tabou. L’illusionniste et historien des religions Eugene Burger n’hésite d’ailleurs pas à faire remarquer que « la plupart des magiciens ont peur de la magie »50. Magie et séduction n’ont toujours pas perdu leur puissance mystérieuse (leur mana) et, par conséquent, provoquent une forte défiance. On rejoint, par la voie de l’illusionnisme, les problèmes que posent l’appréhension du sacré, dans toute son ambivalence (mystère numineux à la fois terrifiant et fascinant51).
L’invisible est au cœur de l’illusionnisme. Un invisible qui n’est pas un pur intangible, mais une dissimulation consciente. Illusionnisme et séduction sont des opérateurs de disparition, d’occultation et de cadrage. Cadrer, c’est bien plus exclure que retenir. Séduire, c’est maîtriser le cadre52. Maîtriser le cadre, c’est construire l’image. On pourrait voir, mais on ne voit pas53. « Le trompe-l’œil ôte une dimension à l’espace réel, et c’est ce qui fait sa séduction »54, la séduction de l’image.
La maîtrise de l’attention est la principale clef de cet effacement. Le contrôle de la structure du visuel est source de ce pouvoir. La communauté magique anglophone fait un usage immodéré du terme misdirection (détournement d’attention) pour indiquer cette capacité à éloigner le regard des causes effectives. L’ingénieur et magicien britannique Nevil Maskelyne (1863-1924) et le magicien David Devant (1868-1941) publièrent en 1911 Our Magic, l’un des premiers ouvrages théoriques consacrés à l’illusionnisme dans lequel ils expliquent que ce qu’ils appellent misdirection « consiste, en vérité, à égarer (mislead) les sens du spectateur afin de masquer certains détails devant rester secrets »55.
Conçu comme la « pierre angulaire de toute magie réussie »56, c’est un des concepts clefs de l’illusionnisme du XXe siècle, voire le concept majeur. Il repose sur la notion d’attention sélective, qui établit que le spectateur ne peut se concentrer efficacement que sur un élément à la fois.
Difficilement traduisible, il est généralement rendu par la notion de détournement d’attention, mais le terme de « séduction » pourrait aussi bien en constituer un écho immédiat, puisqu’il tire son origine de se-ducere (conduire à l’écart). Penser ce concept sous cet angle permet d’en voir rapidement la limite : de même que la séduction n’est pas mensonge de l’instant et simple détournement, ce jeu avec l’attention doit être ré-envisagé d’une manière plus ample.
C’est ce que préconise Tommy Wonder (1953-2006), immense artiste illusionniste hollandais, qui opère un saut théorique qualitatif de première importance en remettant en cause la version restreinte du détournement d’attention (misdirection) dans le premier chapitre « La maîtrise de l’attention » (Attention management) de son ouvrage fondamental, The Books of Wonder.
Il est nécessaire d’insister sur la spécificité des réflexions de tous ces artistes, praticiens et théoriciens, qui ne décorrèlent jamais ces deux aspects et s’appuient directement sur le réel. Loin de toute élucubration stérile, ils théorisent leur pratique et pratiquent leur théorie, préoccupés avant tout par l’efficacité de leur art et son impact sur le spectateur. Evoluant en dehors de toute institution académique, disposant de leur langage propre, ces penseurs de la praxis sont de toute première importance pour examiner la question de l’attention.
Pour Wonder, si le détournement d’attention (misdirection) est extrêmement important et puissant, il agit aussi comme facteur incapacitant en empêchant de penser au-delà. En effet,
toutes ces techniques sont effectivement efficaces et contribuent à cacher les points faibles, les incohérences, les secrets […]. Mais […] la méthode qui consiste à examiner sa routine pour en repérer les points faibles ou dangereux, et à plaquer ensuite sur chacun d’eux un stratagème destiné à détourner l’attention des spectateurs est-elle vraiment la meilleure ? […] Cela ne revient-il pas tout simplement à colmater les trous d’un tour ou d’une routine loin d’être parfaite ? Bien sûr, en procédant ainsi, on empêche le navire de couler, ce qui vaut toujours mieux que de faire naufrage. Mais ne serait-il pas préférable de construire d’emblée le navire sans voies d’eau du tout ?57
Cet usage, classique et répandu, du détournement d’attention est vu comme une facilité qui ne permet que l’utilisation d’une « infime partie de son potentiel »58. Mais, comme le dit la tradition illusionniste : « les magiciens s’arrêtent de penser trop tôt »59. Il devient donc nécessaire d’introduire la notion de gestion de l’attention (attention management). Ce qui se traduit pour Tommy Wonder par deux réflexions à mener : la substitution souhaitable de la notion d’« orientation » (direction en anglais, avec le sens de « guider, conduire, orienter ») à celle de « détournement » (misdirection) ainsi que le passage d’une pensée de l’instant au tissage d’une durée longue. Deux aspects qui nous semblent converger dans l’exigence d’une production optimisée d’images.
Il s’agit avant tout de déplacer le point de référence. La préséance mentale (et conceptuelle) n’est plus accordée à l’endroit à dissimuler mais à ce sur quoi l’artiste souhaite attirer l’attention. La disparition devient simple conséquence de la monstration. La modification opère alors d’abord au niveau de la perception interne de l’artiste, qui échappe ainsi à sa propre obsession de la zone à cacher. Il ne s’agit plus de dissimuler mais de donner à voir.
Comme la séduction, la gestion de l’attention ne prend son sens que replacée dans la perspective d’une durée. Il faut parvenir à maintenir sur le long terme cette captation de l’attention. Contrairement aux instants juxtaposés des détournements ponctuels, chaque moment de la gestion d’attention prépare le suivant. Il n’y a plus besoin de s’efforcer de capter à nouveau l’attention du public avant chaque moment délicat puisque celle-ci se trouve dirigée continuellement.
Cela force également l’artiste à réaliser un important travail sur ce qu’il propose visuellement et mentalement au spectateur :
Pour que le public puisse suivre l’intrigue, il ne faut pas venir l’embêter avec des problèmes de mise en scène ; le public ne doit percevoir que les choses importantes, tout le reste doit lui être épargné.
Nous, les magiciens, devons faire davantage que de préserver nos secrets ; empêcher les spectateurs de les découvrir ne constitue qu’une partie de notre objectif. Pour nous, il est beaucoup plus important de faire ressortir les détails essentiels, toutes ces choses qui sont nécessaires pour que le public puisse suivre et comprendre le déroulement de l’action. Il faut que nous lui proposions une vision claire et nette de l’effet. Nous voulons faire ressortir les points les plus intéressants et les plus importants, faire apparaître une image bien définie dans l’esprit des spectateurs. Ce n’est que dans ces conditions qu’ils pourront apprécier à sa juste valeur l’effet que nous essayons de créer.60
Cette conception nouvelle excède alors totalement celle du détournement d’attention (misdirection) traditionnel. Surtout, ce qui apparaît ici d’une manière claire, c’est la nécessité d’un recours à l’image. Et, bien que cette notion soit généralement associée à des formes figées, il nous semble cependant possible de l’introduire dans le champ du spectacle vivant pour en penser la dynamique.
En effet, du point de vue de la perception, le spectacle d’illusionnisme ne présente pas un déroulé ininterrompu et homogène. Le temps scientifique n’est pas le temps de la perception spectatorielle. Le recours à certains penseurs grecs de l’Antiquité (qui n’avaient pas du temps une conception unique et limitée) nous semble pouvoir apporter des pistes pour construire une approche de ce type, notamment par les lectures qu’ont pu en faire Bergson et Deleuze.
Il ne s’agit pas de vouloir aller chercher dans la pensée grecque une science ou une objectivité rationalisée des faits mais de l’envisager comme une méditation sur la perception humaine. Si leurs théories (le rayon visuel d’Aristote par exemple) se sont révélées physiquement fausses, il n’est pas à exclure que sous un angle plus psycho-anthropologique elles cryptent des vérités humaines et permettent d’appréhender certains éléments fondateurs dont nous ne pouvons nous défaire dans notre rapport personnel au monde.
Pour Bergson,
si l’on fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice [de la philosophie grecque], une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes d’une métaphysique qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine.61
Dans son étude sur l’Image-Mouvement, Deleuze considère que pour les Grecs :
le mouvement ne fait qu’exprimer une « dialectique » des formes, une synthèse idéale qui lui donne ordre et mesure. Le mouvement ainsi conçu sera donc le passage réglé d’une forme à une autre, c’est-à-dire un ordre des poses ou des instants privilégiés, comme dans une danse.62
Il est donc possible de voir dans le mouvement ou dans la dynamique spectaculaire, un ensemble de « formes » successives. Derrière le terme de « forme » se trouve l’εἶδος, eídos, terme dérivé directement du verbe εἴδω, eídô63 (« voir »). Son lien avec le visible est donc originel et prépondérant. Bergson propose de « traduire eidos par "vue" ou plutôt par "moment". Car eidos est la vue stable prise sur l’instabilité des choses »64. L’Idée ou « la forme ainsi posée, indépendante du temps, n’est plus alors celle qui tient dans une perception ; c’est un concept »65.
C’est justement à partir de ce phénomène de conceptualisation que l’illusionniste ou le séducteur peut travailler. Le concept se substitue au percept, et par là, au référent. En un mot, l’imaginaire remplace le réel. En effet, « [les Formes] tendent à se confondre avec leur propre définition, c’est-à-dire avec la reconstruction artificielle et l’expression symbolique qui est leur équivalent intellectuel »66. Fait que Baudrillard synthétise en pointant, dans une formule extrême : « la puissance meurtrière des images, meurtrières du réel »67.
Ce que Bergson décrit comme s’appliquant à la science peut se relire immédiatement du point de vue de la perception et de la cognition humaine :
Il est de l’essence de la science, en effet, de manipuler des signes qu’elle substitue aux objets eux-mêmes. […] Les signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant à la continuité mouvante des choses une recomposition artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l’avantage de se manipuler sans peine.68
La clef de compréhension de ces phénomènes réside dans le principe d’économie mentale. En effet, les mécanismes de cognition cherchent à minimiser leur effort. La complexité de la dynamique et de la continuité se voit donc réduite en une succession symbolique de formes discrètes. Tout ce qui se situe entre ces formes idéales disparaît69 alors dans une « parenthèse d’oubli »70, pour reprendre un terme du théoricien de l’illusionnisme Arturo de Ascanio.
Les causalités réelles disparaissent alors au profit des causalités symboliques nées de la narration implicite de la séquence des images. L’artifice prédomine donc au cœur de la dynamique de restitution des causalités. La totalité du mouvement, du processus, ou du spectacle, est extrapolée et reconstruite a posteriori sur la base de ces points clefs : c’est de là que va naître l’illusion.
Puisque l’on peut comprendre le spectacle en termes de succession d’eídos (images fortes, Formes, Vues…), reste à comprendre comment produire ces images ? Question qui fut une des préoccupations constantes de Tommy Wonder, qui « trouv[ait] la psychologie de la magie absolument fascinante ; [et cherchait à comprendre] comment on peut tromper quelqu’un, comment on peut imposer des images à son esprit »71.
Produire une image, c’est simplifier le réel, le rendre accessible. Un important travail de sélection préalable et de cadrage est nécessaire :
Pour cela, il est important que nous ne mettions en valeur que les détails importants, en les exposant, en les mettant bien en lumière. Il semble donc logique que l’attention des spectateurs soit continuellement orientée d’un point important à un autre. Sinon, elle risque de s’égarer et de se reporter sur un point sans intérêt, mais qui risque d’embrouiller les informations qu’ils reçoivent.72
L’art efficace est un art essentiel. En magie, il n’y a pas de geste gratuit, pas de geste superflu. Ce que Jacques Delord exprimait en disant : « Rappelle-toi que le geste doit être indispensable ou n’être pas »73. Il retrouvait par-là la démarche des grands sculpteurs comme Michel-Ange74 ou Rodin75 pour qui – en citant – Antoine de Saint-Exupéry : « Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher »76.
Captation, fascination et maintien d’une emprise dans la durée se font alors outils possibles de la séduction, et l’artiste se doit de produire des images opérant selon ces modalités. Il est alors nécessaire de simplifier le réel, d’en faciliter la lecture, rendu saisissable il en devient saisissant.
Cependant, simplifier la réalité pour l’imposer au spectateur ne veut pas dire la réduire ou l’aplanir. Au contraire, une image efficace est une image rugueuse et accrocheuse… avec des aspérités, des détails qui y jouent un rôle central et constitutif. Comme dans l’antique tradition rhétorique, il s’agit de frapper l’esprit par des images saillantes, actives (imagines agentes pour reprendre les catégories de l’Ars memoriae77, cet « Art de la mémoire [qui] forme un anneau intermédiaire entre l’éros et la magie »78).
Si l’on considère l’image comme un agencement visuel comportant des possibilités de captation, le détail (en tant qu’élément de visibilité) introduit une discontinuité et un point d’intérêt saisissant le regard et l’attention. Il permet d’opérer une focalisation.
En tant qu’élément de sens, le détail peut attirer et piéger l’esprit et introduire des biais cognitifs. La théorie des fausses solutions79 de Juan Tamariz (1942-…) en fournit la structure. Quelques détails astucieusement disposés suffiront à ce que la raison du spectateur s’engouffre dans une solution qui lui semble évidente, au détriment de toute autre possibilité d’explication, avant de se révéler définitivement fausse. Ce qui semblait être les plumes de la colombe dissimulée dans un double fond ne sont que celles d’un plumeau… La main crispée qui semblait cacher la pièce escamotée s’ouvre, vide… Le spectateur, pris au piège, n’est alors plus en mesure de réinterpréter correctement la séquence écoulée : il est alors pris inexorablement par l’émotion magique.
Ces deux aspects du détail comme singularité visible et signification se renforcent mutuellement et par suite accentuent son pouvoir de fascination. Dans le registre de la séduction, la mouche joue parfaitement ce double rôle de singularisation du visage et de message chiffré et mystérieux. Le détail est un point d’ancrage, là où le regard revient. C’est parce que je le vois, parce qu’il m’intrigue, que le détail en devient signifiant (ou, mieux, qu’il doit être signifiant). Mais c’est aussi parce qu’il se met à signifier que je le vois et le retiens.
Le prestidigitateur Arturo de Ascanio y Navaz (1929-1997), considéré comme le maître de l’école espagnole de magie, insiste aussi sur l’importance des détails suggestifs en s’appuyant sur le philosophe espagnol Marias ainsi que sur l’écrivain et critique littéraire Azorin.
Comme dit Julian Marias : « Azorin recommandait en littérature le 'détail suggestif' ; c’est dans le roman policier et le film noir (et en magie) que ce conseil est le mieux suivi ; cela consiste en l’art de sélectionner quelques petits détails qui éveilleront l’attention ou l’intérêt, la curiosité du lecteur ou du spectateur et qui assurent la compréhension de l’histoire, avec des surprises dont le bénéfice apparait à la fin. » Un magicien n’aurait pas dit mieux.80
Le détail, par un phénomène de synthèse et de cristallisation, est aussi une clef d’activation des images (comme l’utilisait l’art de la mémoire). Juan Tamariz explique par exemple qu’il demande à ses spectateurs de mélanger le jeu de carte au-dessus de leur tête, en mimant le geste. Ce détail singulier lui permet ensuite de pouvoir réactiver l’image du mélange juste avant son final, où le jeu se réordonne miraculeusement, pour amplifier au maximum l’effet d’impossibilité.81
Au-delà du simple regard, c’est l’esprit tout entier qui se trouve pris dans le filet illusionniste : l’artiste, en séducteur habile, dispose ses appâts et manipule le spectateur en jouant avec son désir, ajoutant ainsi à sa mystification. La rationalité est prise en défaut, récusée par les apparences multiples. La structure du monde se maintient, mais les causalités réelles, symboliques ou supposées se substituent sans cesse les unes aux autres.
Prise dans la succession des expériences magiques, l’analyse en profondeur se fait difficile. La création d’une double impossibilité est un outil bien connu des prestidigitateurs. La réapparition qui suit la disparition en complexifie d’autant plus la recherche du mécanisme effectif. Et, alors qu’un tour ou un effet peut commencer à se mettre en place très longtemps avant son début visible, l’esprit ne réfléchit qu’à partir de la structure des séquences logiques qui lui sont présentées. Le temps manque, les interrogations sont trop nombreuses. L’esprit se voit alors condamné à l’effleurement de la surface d’une réalité qui se recompose sans cesse. Le voile de l’apparence, par son mouvement, se fait insaisissable, impénétrable.
Comme la séduction, l’illusionnisme est un art prestigieux qui déploie sans cesse ses fausses apparences et manipule notre perception du monde. Il est la subversion de la réalité par le réel. Il en est sa séduction. Il crée un espace magique d’incertitudes et de jeux multiples où le signe règne, autonome, coupé de tout référent. Le magicien capte l’attention du spectateur, la dirige et la contrôle. Il produit une série d’images qui s’imposent à la raison du public. Ces formes idéales et puissantes se substituent alors, dans la perception du spectateur, à la complexité et à la profondeur spatiale et temporelle du réel. Celui-ci ne peut alors que reconstruire a posteriori l’intégralité de la séquence, sur la base des causalités artificielles qui lui ont été suggérées. Jouet de ses automatismes psychiques, le public s’enferme lui-même dans l’illusion qu’il s’est construite. Pris au piège de son propre désir, il est séduit par la possibilité d’un monde aux incroyables potentialités. L’expérience magique le ravit pour son plus grand plaisir. Et, pourtant, elle lui fait en même temps prendre conscience de la grande fragilité des apparences. L’illusionnisme fait au spectateur le cadeau paradoxal d’une fantastique machine qui aiguise simultanément la pensée critique et la capacité à rêver.
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1 Couliano, Éros et magie à la Renaissance, 123.
2 Voir notamment Kramer, Malleus maleficarum (1486) ; Wier, De Praestigiis daemonum (1563) ; Scot, The Discoverie of Witchcraft (1584) ; Le Loyer, Quatre Livres des Spectres (1586) ; etc.
3 Les analyses étymologiques sont basées sur les données du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) (url : http://www.cnrtl.fr/ ) et complétées par nos sources.
4 Summer s’en servit pour rendre le terme de « praestigium » lorsqu’il donna la première traduction anglaise du Malleus maleficarum en 1928.
5 Baudrillard, De la séduction, 8.
6 Pour un de ses collègues, Baudrillard donnait la sensation de toujours vouloir « all[er] plus loin, jusqu’à ce que ça n’ait plus de sens » in « Une vie, une œuvre : Jean Baudrillard (1929-2007) », France Culture, 13 septembre 2014.
7 Qu’on nous comprenne bien, la magie ne doit pas mettre en scène un défi, mais l’est essentiellement. Tout son travail est justement de faire disparaître ce défi en tant que tel. En mobilisant des ressources émotionnelles spécifiques, il faut échapper au duel des intelligences afin de démultiplier la force de l’expérience magique.
8 Baudrillard, De la séduction, 137.
9 L’artiste Thierry Collet n’hésite pas à explorer des formes brutales d’illusionnisme-mentaliste, notamment dans son spectacle Influences. Celui-ci est en effet traversé par une conflictualité larvée avec les spectateurs pour les faire réfléchir sur les aspects manipulatoires de nos sociétés.
10 Molière, Don Juan, Acte I, Scène II.
11 Molière, Don Juan, Acte I, Scène II.
12 Baudrillard, De la séduction, 22.
13 Decremps, Testament de Jérôme Sharp, 10 (première mention connue). Decremps en fait le premier de ses treize principes de l’illusionnisme (ou, sous sa plume, de l’« Art de faire illusion ») : « 1°. N’avertissez jamais du Tour que vous allez faire, de crainte que le Spectateur, prévenu de l’effet que vous voulez produire, n’ait le temps d’en deviner la cause. »
14 Todorov, Introduction à la littérature fantastique.
15 Baudrillard, De la séduction, 62.
16 Brown, Magie absolue, chap. « Cacher sa puissance ».
17 Brown, Magie absolue, 63.
18 Brown, Magie absolue, 127.
19 Baudrillard, De la séduction, 21.
20 Interview d’Edernac dans le documentaire de Cuvellier, Pierre Edernac, un magicien. Il explique : « Le naturel n’est pas le normal… le naturel, c’est l’apparence du normal. On peut faire un geste tout à fait normal qui sera suspect, parce qu’on sentira un effort, on sentira une attention. Il ne sera pas forcément très justifié. On peut faire un geste qui n’est pas du tout normal et qui semblera bien. »
21 Baudrillard, De la séduction, 17.
22 Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, 100.
23 Baudrillard, De la séduction, 8.
24 Ascanio, Les Jours noirs, 78.
25 Delord, Sois le magicien, 30.
26 Reichler, La Diabolie, 11-12.
27 On écartera la notion de signifiant dans cette première approche, en se restreignant à un système double signifié (le concept) et référent (la chose réelle). Le sens prenant le pas sur la réalité.
28 Reichler, La Diabolie, 13.
29 À entendre dans le sens mentionné au début de l’article d’« apparence illusoire ».
30 Pour un aperçu, voir la somme (non exhaustive) de Read, The Oldest Trick in the Book.
31 Cf. Ogilvy, « Mimi, Scurrae, Histriones : Entertainers of the Early Middle Ages » ; voir aussi Clouzot, Le Jongleur, mémoire de l’image.
32 Huizinga, Homo Ludens, 337 : « La vraie culture ne peut exister sans une certaine teneur ludique […]. La culture sera toujours, en un sens, jouée, du fait d’un accord mutuel suivant des règles données. La véritable civilisation exige toujours et à tous points de vue le fair play et le fair play n’est pas autre chose que l’équivalent en termes ludiques, de la bonne foi. Le briseur de jeu brise la culture même. »
33 Huizinga, Homo Ludens, 29-30 : « De même qu’il n’existe point de différence formelle entre un jeu et une action sacrée, à savoir que l’action sacrée s’accomplit sous des formes identiques à celles du jeu, de même le lieu sacré ne se distingue pas formellement de l’emplacement du jeu. L’arène, la table à jeu, le cercle magique, le temple, la scène, l’écran, le tribunal, ce sont là tous, quant à la forme et à la fonction, des terrains de jeu, c’est-à-dire des lieux consacrés, séparés, clôturés, sanctifiés, et régis à l’intérieur de leur sphère par des règles particulières. Ce sont des mondes temporaires au cœur du monde habituel, conçus en vue de l’accomplissement d’une action déterminée. »
34 Caillois, Les Jeux et les hommes, 60.
35 Baudrillard, De la séduction, 179.
36 Baudrillard, De la séduction, 193.
37 Baudrillard, De la séduction, 188.
38 Caillois, Les Jeux et les hommes, 67.
39 Baudrillard, De la séduction, 116.
40 Lenclos, Lettres de Ninon de Lenclos au marquis de Sévigné, t. I, lettre XL, 199.
41 Baudrillard, De la séduction, 90-91. Il opère également ce rapprochement dans Les Stratégies fatales, 57 : « L’illusion n’est pas fausse, car elle n’use pas de signes faux, elle use de signes insensés. C’est pourquoi elle déçoit notre exigence de sens, mais d’une façon enchanteresse. Ainsi fait l’image en général plus subtile que le réel, puisqu’elle n’a que deux dimensions, et donc toujours plus séduisante […]. Ainsi fait le trompe-l’œil : ajoutant à la peinture l’illusion du réel, il est en quelque sorte plus faux que le faux. »
42 Baudrillard, De la séduction, 90.
43 Baudrillard, De la séduction, 91.
44 Baudrillard, De la séduction, 88. Il est à noter qu’outrepasser l’effet de réel est le fondement du spectacle illusionniste, qui permet de maintenir la distanciation ou l’ironie qui lui est spécifique.
45 Gombrich, L’Art et l’illusion, 155-157.
46 Baudrillard, De la séduction, 87-88.
47 Brown, Pur effet, 180.
48 Ibid.
49 Baudrillard souligne d’ailleurs que « nous luttons pour nous fortifier dans notre vérité, nous luttons contre ce qui veut nous séduire. Nous renonçons à séduire de peur d’être séduit. » (De la séduction, 161).
50 Burger, Magic and meaning, 1 : « most of magicians are afraid of magic ».
51 Otto, Le Sacré, chap. IV, « Mysterium tremendum » et VII, « Le fascinant ».
52 Théories du frame que l’on retrouve chez Goffman, Bateson… jusqu’à sa récupération par la sous-culture de la « communauté de la séduction » (« seduction community » ou « pick-up artist community »).
53 Sur un exemple de cécité due à une inattention (inattentional blindness) à l’intérieur même du champ visuel, cf. Macknick, Sleights of mind, chap. « The Gorilla in your midst ».
54 Baudrillard, De la séduction, 44.
55 Maskelyne, Our Magic, 189 : « It consists admittedly in misleading the spectator’s senses, in order to screen from detection certain details for which secrecy is required » (ma traduction).
56 Waters, The Encyclopedia of Magic and Magicians, 232 : « Misdirection is the cornerstone of nearly all successful magic » (ma traduction).
57 Wonder, The Books of Wonder, 43.
58 Ibid.
59 “Magicians stop thinking too soon”, citation attribuée au prestidigitateur Dai Vernon (1894-1992) ou, parfois, à Al Baker (1874- 1951).
60 Wonder, The Books of Wonder, 49.
61 Bergson, L’Évolution créatrice, 325.
62 Deleuze, L’Image-mouvement, 13.
63 Le terme dériverait de la même racine indo-européenne que le video (« voir ») latin.
64 Bergson, L’Évolution créatrice, 314.
65 Bergson, L’Évolution créatrice, 318.
66 Bergson, L’Évolution créatrice, 316.
67 Baudrillard, Simulacres et simulation, 16. Plus généralement c’est à toute sa théorie de la « précession des simulacres » qu’il faut renvoyer.
68 Bergson, L’Évolution créatrice, 328.
69 Bergson, L’Évolution créatrice, 329 : « Quant à ce qui se passe dans l’intervalle, la science ne s’en préoccupe pas plus que ne font l’intelligence commune, les sens et le langage : elle ne porte pas sur l’intervalle, mais sur les extrémités. »
70 Ascanio, The Magic of Ascanio, 59. Sous l’expression « parenthèse d’oubli » (parenthesis of forgetfulness), Ascanio désigne l’introduction d’un délai entre le moment du secret et le moment de la révélation. Ce délai permet de faire oublier au spectateur les actions de transition, intermédiaires, considérées comme non pertinentes et d’accroître par là l’effet de contraste et l’impossibilité de « remonter » de l’effet à la cause.
71 Tommy Wonder cité par Max Maven dans son « Introduction » (1996) in Wonder, The Books of Wonder, 30 (nous soulignons).
72 Wonder, The Books of Wonder, 49.
73 Delord, Sois l’enchanteur, 80.
74 Michel-Ange, « Lettre à Benedetto Varchi » : « io intendo scultura, quella che si fa per forza di levare » (Quatremere de Quincy, Histoire de la vie et des ouvrages de Michel-Ange Bonarroti, 341), « j’entends [par] sculpture ce qui se fait grâce à un travail de retranchement » (ma traduction).
75 « C’est très simple, je prends un bloc et j’enlève tout ce qui est superflu », citation attribuée à Rodin.
76 Saint-Exupéry, Terre des hommes, 59.
77 Cf. Yates, L’Art de la mémoire.
78 Couliano, Éros et magie à la Renaissance, 58.
79 Tamariz, Le Chemin magique.
80 Ascanio, Les Jours noirs, 76. Les références données par Ascanio ne sont pas sourcées.
81 Tamariz, Séminaire 4 (Paris 1996).