Chantal Delourme
Université Paris Ouest Nanterre
Je me propose dans cette étude de travailler un certain nombre des rapports que la théorie analytique telle que Freud l'élabore dans ce texte communément désigné comme le « cas Schreber » entretient avec la réserve, en les articulant aux modalités de l'énonciation, à leurs enjeux divers et à leurs questionnements.
Cet exemple d'écriture de cas met en jeu de façon particulièrement frappante la réserve polysémique des valeurs du mot « cas ». J'évoquerai rapidement pour mémoire que cette désignation comme « cas » le met à la croisée de nombreux champs : psychiatrique (le texte de Daniel Paul Schreber publié en 1903 s'intitule Mémoires d'un malade des nerfs1), juridique ainsi que le rappelle Freud, non pas au début, mais dans la première partie de son texte intitulée « histoire de malade »2. De 1896 à 1899, le président de cour d'appel Schreber écrit ses mémoires sous forme de notes alors qu'il effectue un séjour psychiatrique à la clinique de l'université de Leipsig dans un moment de rémission partielle de ses troubles. Puis lorsque le tribunal de Dresde prononce en mars 1900 à son encontre une interdiction d’exercer, la perte des droits civils ainsi que la mise sous tutelle de ses biens, il rédige ses mémoires. L'interdiction est réitérée en avril 1901. Schreber introduit un recours en appel et obtient gain de cause en 1902, recouvre la liberté et l'usage de ses droits. En 1903, il publie ses Mémoires. Quatre ans plus tard, il demande son admission à la clinique de Leipzig, où il reste jusqu’à sa mort le 14 avril 1911.
Mais les Mémoires d'un névropathe constituent également un cas de réserve textuelle comme ne le montrent que trop bien toutes les gloses auxquelles il a donné lieu, elles-mêmes se trouvant à leur tour alimenter un vaste réseau de commentaires et d'élaborations théoriques : certaines pages, en particulier celles portant sur les phénomènes liés aux voix imposées, et aux manifestations qui leur sont associées, en font un texte qui relève à la fois du témoignage d'un patient, et d'une expertise clinique de psychiatre, tant la ligne entre l'expérience du patient et le savoir de l'Autre constitue un seuil indémêlable. Mais il peut également se lire comme un dossier juridique, et c'est d'ailleurs ainsi qu'il se présente comme texte. C'est en effet un montage de textes, qui ne sont pas présentés dans l'ordre chronologique ni de leurs circonstances, ni de leur écriture. La lettre au docteur Flechsig a été écrite dans les tous derniers jours avant la publication et figure comme seuil du texte. En annexe, figurent les rapports des psychiatres (écrits à des périodes différentes), l'exposé du président Schreber pour plaider sa cause, les documents relatifs aux jugements. L'agencement formel du dossier hiérarchise les éléments qui le composent, distribue les valeurs de mise en réserve du paratexte. La séquence des textes, et les remaniements temporels que cela implique, sont tout entiers orientés par la logique et la tension différante de l'adresse à la justice, aux juges. Même lorsque la cause a été entendue et le procès gagné, le texte se présente encore au présent d'un cas juridique, comme un plaidoyer, plus que comme le témoignage rétrospectif d'un plaidoyer. Comme un plaidoyer au présent de l'écriture plutôt que comme son archive. Comme si d'avoir été entendue, la structure d'adresse pour autant ne se déplaçait pas, témoignant là de sa persistance structurelle, d'une logique immémoriale plutôt que d'une déposition d'un temps mémoriel, comme voudrait le suggérer le titre Mémoires. Le frayage des traces mémorielles s'écrit au présent de l'adresse à l'Autre.
Ainsi il apparaît que le montage du texte ou des textes ne peut pas être complètement assimilé au fil chronologique et rétrospectif que suscite la référence à la « forme autobiographique » dans le titre de Freud, en écho au terme « mémoires » : celle-ci d'emblée donne une inflexion particulière au texte, le réécrit autant qu'elle le lit. Le titre choisi par Freud témoigne de ce que la lecture est une décision, mais qui se révèlera elle-même de nature paradoxale. En effet ce qui semble se promettre en réserve dans ce titre programmatique ne sera rien moins qu'une mise en crise radicale de « l'écriture de soi ». Par ailleurs, ce qui retient le lecteur dans le titre de Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (dementia paranoides) décrit sous forme autobiographique », c'est que c'est tout sauf un titre, comme s'il s'écrivait dans la marge ou dans la réserve de ce que serait un titre. Il y a dans ce titre une résistance à ce qui ferait du titre la métonymie d'un contenu, qui permettrait de l'objectiver, de lui donner consistance dans l'ordre de l'objet. On peut y entendre une résistance à être subsumé sous le nom générique d'« écriture de cas », chaque titre y objectant de sa singularité. De plus, le titre se présente comme unité ou plutôt processus de discours plutôt que comme construction d'un objet. Il s'y présente sur un mode décomplété, puisque « remarques » souligne le caractère provisoire et spéculatif de ce qui sera proposé et ouvre à l'espacement du temps, aux révisions, à l'à-venir. En cela, il se distingue de la complétude et du régime thétique que construirait le discours de la science. Le titre engage et s'engage bien plutôt dans un processus d'écriture, ou plutôt engage l'écriture dans l'écheveau de trois discours : le discours psychanalytique, le discours psychiatrique, et le discours d'un « récit de vie par soi-même », aux articulations mouvantes et complexes.
Mais la réserve polysémique et textuelle du « cas » est encore travaillée d'une autre façon. Pas seulement au titre de cette polyvalence du vocable « cas » en fonction des champs dans lesquels il se déterminerait, mais au titre de la place singulière qu'occupe cette « écriture de cas » dans le regroupement désigné d'abord comme Gesammelte Schriften, puis traduit en français sous le titre de Cinq psychanalyses. Il importe de noter l'oscillation entre cas dans sa valeur d'exception (un cas dans sa valeur de singularité) et dans sa valeur (inverse) d'exemplarité. Sans doute peut-on dire que cette différence est moins « en soi » qu' affaire de perspective (« un » qui s'exempte du générique ou l'exemplarise), de point de vue (le même cas pouvant ainsi être non pas l'un ou l'autre mais l'un et l'autre). A ceci près que dans « ce » cas, ce qui vient faire cas « d'exception » tient quand même à une différence dont on peut dire qu'elle est objective : le cas Schreber n'est pas une histoire de cure, mais un ensemble de remarques à propos « d'un cas de paranoïa décrit sous forme d'autobiographie » : non pas une histoire de cure mais une histoire de « cas écrit ». Ce statut vaut au « cas Schreber » de ne pas être retenu dans certaines études sur les cas de cure3 (au même titre que le « cas du petit Hans » qui n'est pas un récit de cure sans être pour autant un « récit d'écrit »).
Quels seraient les traits marqués par cette différence ? Le fait que cela ne soit pas un cas de cure affecte la structure temporelle linéaire et la clôture du cas par la résolution qu’apporte la guérison à l’état de crise : cette vectorisation temporelle n’est plus opératoire. Cela n’articulerait plus le récit de cas ni à la prise en compte de la présence du corps et du regard comme matériau du récit, ni à la dimension du transfert elle-même déterminante et prise dans le récit de cure (comme dans le cas Dora). Et cela vaudrait au « cas Schreber » d'être minoré parce qu'il y manquerait cette prise en compte de l'expérience de la cure, de tout ce qui s'y joue de radicalement singulier à la fois comme lieu de parole et comme lieu de présence, de transfert, à savoir comme lieu psychique, mais aussi comme matrice de théorie.
Il y aurait alors à considérer que ce statut de cas « sous les traits de la singularité de l'exception » serait alors essentiellement privatif, négatif, sous les traits du défaut. Mais les choses ne sont pas si simples : pour n'être pas un cas de cure, celle-ci, ou plutôt certains traits liés à l'écriture de la cure ne sont pas absents : j'en prendrai pour exemple ce passage où Freud désigne le psychanalyste comme « auditeur ou lecteur »4 : l'ambiguïté du « ou » n'est pas sans retenir l'attention. Est-il exclusif (deux pratiques différentes) ou inclusif (l'interprétation est affaire d'écoute/lecture, d'écoute selon l'analogie avec la lecture)5 ? De plus, la cure informe certains traits du cas Schreber, ou bien encore, cette différence est brouillée par d'autres enjeux : ce que nous apprendrait le cas Schreber, c'est que soit cette différence revient marquer le texte, le hanter d'une certaine façon, soit cette différence, à certains égards, n'est pas opératoire. D'autre part, pour n'être pas un cas de cure, la dimension du transfert n'en est pas pour autant absente. Mais celui-ci ne vient pas modeler le récit de cas (comme les enjeux contre-transférentiels l'ont fait dans le cas Dora), il n'a pas non plus le statut d'une élaboration théorique comme dans les dernières pages du cas Dora, ou dans certains passages du cas de « l'homme aux rats »6 . Sa portée heuristique est intégrée dans le travail d'interprétation des processus psychiques mobilisés dans la relation entre Schreber et son médecin le Pr Flechsig. Le transfert fait partie de l'entreprise herméneutique de la psychanalyse, est déjà à l'actif de sa doctrine, au service de son efficace interprétative. Toutefois dans le cas Schreber, Freud approfondit sa réflexion sur l'instance du psychanalyste dans le transfert. Jusque-là, il l'avait abordée essentiellement sous la formule réitérée mais non dépliée de « la personne du psychanalyste ». Sous l'instance de « cette personne-substitut» « indifférente de celle du médecin »7 que représente le Pr Flechsig, le transfert rencontre le mode de sa personaison, à savoir un « il » (dont il faudrait suspendre le genre masculin), en tant qu'instance mise en jeu par les projections. Le psychanalyste élabore dans le « il » du Pr Flechsig le « il » de cette instance psychique support de projections qu'il est dans la cure avec ses patients.
Mais plus encore, à ne pas être histoire de cure, le cas Schreber est libéré de ce qu'elle pouvait représenter comme « contrainte biographique » dans le récit de cas : cette contrainte de la portée thérapeutique envisagée non comme effet de déplacements subjectifs mais selon le modèle orthonormatif de la « guérison » sur le récit biographique de la cure, on pourrait la penser comme figure du tiers, comme le suggère Guy le Gaufey dans son ouvrage Anatomie de la troisième personne : en quoi figure de tiers ? Parce que toute représentation-but aurait pour effet de « soutenir les résistances », et de « ligoter »8 les positions de chacun depuis cette finalité. A ce compte, la finalité thérapeutique ferait figure de ce tiers que ne souffre la psychanalyse ni dans sa pratique (comme en a témoigné radicalement l'histoire de celle-ci dans le passage de Charcot à Freud), ni dans l'écriture de sa théorie.
Pour autant en 1911, la question se formule autrement : la question de la portée thérapeutique n'est pas absente dans le texte de Freud et ce à plusieurs titres. Freud souligne en particulier dans la fin de son essai la valeur thérapeutique du délire : à la fois par les éléments biographiques dont il dispose, mais aussi en vertu de l'étayage singulier que le fantasme homosexuel et le délire de persécution apportent et que Freud considère sous l'angle d'une auto-défense d'un matériau refoulé. Le délire, sa mise en récit, son écriture aurait une dimension auto-thérapeutique, effet-pharmakon. L'écriture de la formation délirante est à la fois pharmakon-poison et pharmakon-remède et l'on ne peut s'empêcher de penser aux textes de Platon longuement glosés par Derrida dans La Dissémination. « Ce que nous tenons pour la production de maladie, la formation délirante, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction »9. Freud y voit une possibilité pour le moi de réinventer la relation d'objet quoique sur le mode inversé de la haine persécutrice et il l'associe par une citation à un geste faustien de recréation d'un monde10. La citation à Faust a ceci de singulier qu'elle modalise l'effet-pharmakon (il faut garder le mot grec pour ne pas lever ce que réserve la valeur anagrammatique de l'ambiguïté comme le rappelle Derrida11) du délire d'une hubris tragique. On voit aussi que le délire est pensé par Freud comme une « réalité psychique » partielle et temporaire, maintenant la dualité avec guérison, opposition que Lacan déconstruira radicalement.
Et qu'en est-il alors du fait que le cas Schreber soit « l'histoire d'un cas écrit » ? Qu'est-ce que cela amène à prendre en compte ? Peut-être ceci : dans sa rencontre avec un texte, la théorie analytique s'élabore depuis la matière textuelle, à même un matériau qui se propose depuis l'écrit qu'il est, avec tous les traits qui sont propres à l'écrit : les nombreuses citations empruntées à d'autres textes, la matière textuelle du cas Schreber, langagière, syntaxique, logique, cette matière littérale sur laquelle Freud attire l'attention d'une façon singulièrement marquée dans cet essai. Dans cette trame intertextuelle, le texte de Schreber est moins objet que matériau depuis lequel s'élabore la théorie analytique dans son rapport à la textualité, et dans les différents enjeux de son propre statut comme texte. Moins objet que matériau : on entend déjà cela dans les titres des deux textes : et surtout dans le titre allemand. La syntaxe propose une relation d'objet du fait de la préposition « sur » mais les termes « remarques » (Bemerkungen) et « Denkwurdigkeiten » (objets dignes de pensée) et non Mémoires font entendre des porosités sémantiques qui déhiérarchisent le rapport entre les deux textes, et les placent dans des rapports de frayages où la différence relève davantage de registres d'une différance. Remarques, réflexions, pensées sur des objets dignes de pensée. Il arrivera à Freud de présenter ses observations comme portant sur des traits remarquables « denkwurdigkeiten » et les transferts textuels seront nombreux. L'élaboration de Freud depuis le texte de Schreber sera travaillée également par des effets de transfert propres à sa lecture, apparaisant en particulier dans sa ré-écriture imaginaire de la figure du père.
Ce que cette écriture de cas manifeste de façon singulière, me semble-t-il, c'est la pluralité de scènes que son écriture instancie, mettant ainsi sous tension l'unicité générique. L'écriture, dans son frayage textuel, met en jeu différents effets liés à l'énonciation. Les diverses modalités de l'énonciation, ses modes de personaison, le « je », le « nous », le « on », mais aussi le « il » comme persona du « je », en tant que procédures de production de discours, du sens, distribuent cette pluralité de scènes. On peut reprendre l'acception que la linguistique donne à cette notion, par le biais de Benvéniste, c'est-à-dire indexée sur la catégorie de la personne : l'énonciation se repère aux embrayeurs (shifters) qui opèrent l'actualisation de la langue par une personne marquée par le sujet grammatical « je », tels que le je/ tu, ici, maintenant ; ce qui vaut au « il » d'être forme non-marquée, ou forme de la non-personne12. Mais la catégorie de la personne ne donne pas suffisamment à entendre la diffraction des scènes qui peuvent opérer au sein de l'énonciation. La pluralité des scènes se manifeste comme interne ou plutôt consubstantielle au texte, selon des configurations ou des accents différents. Ou autre façon de le dire, l'écriture de cas est toujours plus d'une, car l'énonciation est en quelque sorte le foyer ou la régie de très nombreux enjeux : lieu textuel depuis lequel s'ordonne un discours selon une pluralité de scènes, qui sont d'ailleurs entre elles-mêmes contradictoires, voire conflictuelles, travaillées par une possible déconstruction. Mais l'écriture de cas est encore autrement le lieu de la mise en crise de son ordre : si elle est « plus d'une », la distinction élaborée par Lacan entre énoncé et énonciation nous invite à penser qu'elle est toujours également « autre que une », frappée d'une division constitutive. Je m'attarderai sur le premier aspect, mais je ne peux pas pour autant méconnaître les effets de cette division qui a fait l'objet de nombreux commentaires, lesquels ont interrogé les enjeux imaginaires de ce texte de Freud, en particulier en ce qui concerne ses liens à Fliess, à Ferenczi13.
Mais la question de l'énonciation retient également à un autre titre : celui du genre que convoque Freud dans le titre de son essai lorsqu'il désigne les Denkwurdigkeiten comme « décrite sous forme autobiographique » ; il y a donc comme un pacte de lecture qui est sollicité du fait de ce trait générique, et qui convoque une représentation de la personne par-elle-même, qui de plus à la différence de la fiction pose un rapport d'identité entre le narrateur et l'auteur. Je voudrais juste rappeler que le pacte de lecture tel qu'il est défini par Philippe Lejeune dans son essai Le pacte autobiographique14 repose sur trois traits : la sincérité, l'identité du narrateur et de l'auteur, et la capacité à répondre de ce qui est écrit en tant que personne juridique : cela semblerait impliquer que le texte autobiographique relève d'une position paranoïaque, ce qui, sachant que le texte princeps de ce genre est celui des Confessions de Rousseau, n'est peut-être pas sans intérêt. Pourtant l'essai de Freud ne cessera tout autant d'interroger, de mettre en crise, de déconstruire cette entité de la « personne » et de l'ipséité à laquelle elle devrait son régime d'écriture : tel que le suggère le terme « autobiographie ». Toutefois il faut ajouter encore une autre tension, car, quand bien même il l'interroge, cette entité de la personne ou de son représentant fictionnel « le personnage » filtre toutefois la lecture par Freud du texte de Schreber. Ce sont certains aspects de ces oscillations, tensions, que je voudrais étudier.
Notons à ce stade, un des traits remarquables de ce double dispositif textuel d'énonciation en certains de ses effets. De deux façons différentes, dans les deux textes, l'homme des Lumières est à la fois mis en crise, mis en procés et défendu : défendu par Schreber qui argumente de ses facultés telles que Les Lumières les ont élaborées : raison, discernement, constance, responsabilité : d'un répondre de « soi » qui peut être coexistant au délire, et d'une objection bouleversante aux formes d'appauvrissement et de dériliction du « soi » que l'internement impliquait (plus de milieu culturel, plus de livres, plus de support aux activités de l'esprit). Défendu par Freud qui a sa manière, selon le paradigme qu'il est en train d'inaugurer, rend raison du délire de Schreber en le rapportant à une causalité psychique, qu'il pense parfois même en termes moins causalistes lorsqu'il parle de « causation psychique », laquelle emprunte davantage à une nodalité complexe. Et Schreber et Freud font sortir le délire de la nuit du « grand renfermement », du bannissement de la folie, de sa mise sous réserve qui prend la forme de sa réclusion, du déni qu'elle puisse être écoutée et donc parler ; l'un et l'autre inaugurent un autre âge que celui que retrace Foucault dans l'Histoire de la folie15.
Le dispositif énonciatif sur lequel s'ouvre le « cas Schreber » est singulier, et fait écho à cette entrée en matière très particulière dans l'écriture des cas chez Freud et dans nombre de ses essais. Il s'y joue une façon de mettre en scène, au seuil du texte, en deux pages dont le statut reste indéterminé, les conditions de production de celui-ci. Comme si à ce seuil, le texte d'une certaine façon se tenait dans le retrait, la réserve de ce que sera son déroulement mais pour formuler ce qui ne peut pas se réserver, ne pas se dire. Ce qui s'énonce là, c'est peut-être alors la réserve du texte théorique (telle que la psychanalyse le re-formule) dans le sens de sa ressource, ce avec quoi il a à affaire, qui ne relève pas d'une nécessité ni d'une obligation mais d'une responsabilité qui, elle, ne peut pas se réserver. Ce qui ne peut se réserver, mais constitue la réserve du texte théorique, son « économie archivale »16, ce sans quoi il ne pourrait engager son propos, ce sont ici des questions d'autorisation, qui se déploient sur un versant épistémologique et déontologique, ainsi que sur un versant éthique.
Freud y justifie tout d'abord le fait de travailler depuis une situation clinique qui ne relève pas de la pratique mais d'un écrit, d'une sorte d'auto-présentation de cas. Le cas Schreber est donc une mise en cause de la tradition médicale du cas, laquelle tient à cet art de délimiter, ainsi que le montre Foucault dans Naissance de la clinique17, un champ d'expérience clinique de première main par lequel le disparate de l'expérience se constitue en un champ visible qui « communique d'emblée » avec un champ discursif et se façonne en exemplarité. L'émergence du « je » de la justification d'un faire cas analytique d'un cas qui ne correspond pas aux critères du cas, intervient à l'intersection entre « nous médecins » et « nous analystes », « nous médecins qui n'exerçons pas dans des établissements publics »18. Freud se justifie d'une transgression, d'une entorse faite à la tradition médicale du cas. Le « je », qui émerge dès la troisième phrase en instance de « l'investigation et de l'interprétation psychanalytique » s'autorise dans un geste qui se démarque d'une tradition médicale. Toutefois il s'y reconnaît au titre de la visée thérapeutique, moins en tant que fin que comme effet qui valide ce que Freud en 1915 désignera du nom de l'hypothèse de l'inconscient.
Mais le parcours semble malaisé, parce que le psychonévrosé résiste à la cure, met en cause la portée thérapeutique. L'argumentation est défensive, fraye sa voie dans un parcours de chicanes : les cures ne suffisent pas pour donner à une décision ou une élaboration son tranchant, mais pour autant, elles en apprennent suffisamment pour s'autoriser d'un texte. Dans une argumentation où l'emporte la résistance de/à son objet, Freud à la fois invalide la cure avec le paranoïaque et s'autorise à passer par l'écrit depuis elle. Il s'autorise également depuis le statut public du texte autobiographique. Mais en même temps la dimension autobiographique y est interrogée, ainsi que la nature de ce qui est rendu public. Tout d'abord du fait qu'elle y est redéfinie et ceci d'une façon radicale à l'orée du texte : qu'est-ce qui s'auto-écrit ? De quoi est-ce que l'autobiographie est le texte ? Moins de la personne que de son symptôme (comme l'hystérique le lui a appris puisqu'elle arrive avec le texte d'un symptôme qu'elle « invente ») dont Freud souligne le caractère singulier, en tant qu'il semble ne pas connaître le refoulement (« il trahit ce que les autres névrosés cachent comme un secret »19) mais pourtant il en porte l'empreinte en « sa figure déformée »20. Tout l'essai sera traversé de cette tension. Cette écriture se présente sous les traits du dissemblable, du secret, donc du non-identique à son énoncé, et pourtant elle est d'une certaine façon en son altérité identique à elle-même, en sa logique structurelle. La paranoïa expose dans l'écrit combien elle est à elle-même l'écriture de son cas, comme si s'écrire en cas était sa structure. Freud pressent et souligne de nombreuses fois dans son essai, combien, comme l'écrira Lacan, le paranoïaque « témoigne de l'inconscient » d'une façon singulière. La théorie psychanalytique s'autorise donc d'un symptôme dont la dimension d'exposition « publique » est singulière et du risque qu'elle engage sur son déchiffrement.
Mais ce pari et cet engagement épistémologiques sont assujettis à une autorisation de nature éthique, médiée par le déontologique. Ce qui se joue alors c'est le passage du récit de la première personne (la présentation de son « histoire de malade » par le malade lui-même) à celui de la troisième personne : plusieurs aspects y sont envisagés qui ont à voir avec des questions d'énonciation, donc de positions plutôt que de places. Freud insiste sur le fait que les Mémoires ne relèvent pas du privé, de l'intime mais ont été publiées et que cette publication a été du fait de l'auteur lui-même. Freud est alors autorisé par Schreber en tant que figure de l'auteur à faire usage de ce qui relève du domaine public. Il prend acte de la dimension d'adresse performée dans la décision de publication, et s'autorise comme lecteur depuis une décision d'auteur. La question déontologique a donc été levée par l'auteur lui-même, et le statut de texte est celui de livre auquel Freud a recours : le livre circule hors du lieu de l'intime, hors de lieu médical et autorise qu'on en parle. Toutefois d'autres questions viennent interroger ce geste d'autorisation : elles font état d'un double risque pris par les interprétations et qui mettent en jeu l'identité de la personne de l'auteur de Schreber. D'une part, il y a le risque qu'elles soient décalées par rapport à l'état présent de l'auteur, anachoniques par rapport à son état actuel, d'autre part, celui qu'elles le blessent et que soient « ressenties comme pénibles les remarques sur son livre »21, le risque donc qu'elles soient cause de souffrance. Les questions formulées à ce stade manifestent que cette fois-ci c'est moins le livre que la « forme autobiographique » qui permet à Freud de construire la position de Schreber en tant qu'auteur, de problématiser le statut de l'auteur : ce qui en jeu alors dans le préfixe « auto » est le maintien de l'identité dans le temps et donc aux conditions de sa production, de son écriture : pour le formuler dans les termes de Ricoeur dans son ouvrage Soi-même comme un autre22, Freud se pose la question du recouvrement entre la mêmeté (identité comme une) et l'ipséité (comme identique à soi). La scène d'autorisation à la fois requiert et construit cette place de Schreber mais cette fois-ci, en tant que « soi » qui peut répondre de lui-même dans son rapport à autrui à la fois en tant que patient (sujet d'un pâtir) et en tant qu'autrui. Sans doute cette scène d'autorisation est-elle singulière aussi dans le « cas » Schreber puisque la relation entre le psychanalyste et le « malade » ne peut pas s'y autoriser depuis ce qui inaugure l'acte analytique à savoir l'adresse elle-même, le fait que le psychanalyste soit placé en position de destinataire d'une parole ou d'un silence. Seule cette adresse et le possible que le transfert ouvre à ce que Freud à partir de 1914 appellera la perlaboration autorisent. A la place de cette articulation dont on peut dire qu'elle est inaugurale d'une cure, Freud doit répondre de son geste d'écriture depuis un autre lieu. Il le trouve dans la façon dont les Mémoires instituent par l'écrit une scène d'adresse : ou plutôt dans les nombreuses scènes d'adresse (la femme de Schreber, les juges) qui orientent l'écriture des Mémoires, il en retient une. Celle où le scripteur des Mémoires adresse son texte à la compétence d'un savoir : « l'intérêt pour la science et pour la connaissance des vérités religieuses, que de mon vivant encore, fussent rendues possibles n'importe quelles observations, venant de gens compétents, sur mon corps et mes destinées personnelles »23. Le psychanalyste s'autorise du malade qui lui-même s'autorise de la science : on pourrait avoir l'impression que la scène d'autorisation est prise dans les effets de renvoi d'un chiasme spéculaire où une libido sciendi rencontrerait son image. Sans doute Freud n'interroge pas ici la différence radicale à s'y placer comme objet de jouissance ainsi que le laisse entendre la texture fantasmatique du texte de Schreber, ou en position sujet. Mais il me semble aussi que l'enjeu de Freud est d'attester de la figure d'autrui dans sa représentation du Dr Schreber, dans la prise en compte de sa sensibilité, qui permet de conjuguer enjeu éthique et gain de savoir. La théorisation du symptôme dont certaines inflexions sont thétiques répond de son engagement en la personne d'autrui en qui elle réserve, en première et dernière instance, ce qui l'autorise.
Enfin dans le dernier paragraphe, Freud s'autorise depuis le lecteur. Il engage l'énonciation sur autre scène : non plus celle de la production des conditions discursives de l'essai mais celle de sa réception, des conditions de lecture, esquisse un pacte de lecture : l'essai comporte ainsi une mise en récit de sa genèse comme texte jusqu'à sa réception, articulant ainsi la question de la responsabilité depuis la production jusqu'à la transmission. La mention de la restitution de la lettre des Mémoires du Dr Schreber (« je vais citer littéralement tous les passages des Mémoires qui viennent appuyer mes interprétations »24), soulignant son statut de texte, a à mon sens plusieurs effets : elle tisse une trame serrée entre les deux textes, donnant au lecteur la place de témoin d'un parcours du sens ; dans le même temps, elle esquisse un portrait du lecteur en instance herméneutique tierce. Mais surtout il me semble qu'elle détermine une découpe, un champ épistémologique : champ constitué par la seule confrontation entre le texte d'un symptôme (ici la formation délirante) et une théorie qui y engage son interprétation, et son renouvellement. Dans cette découpe, qui fait elle-même coupure, il y a la dimension d'un acte inaugural. L'effet de découpe et de coupure vaut comme acte, en tant que décision critique, et anticipe la vérité de ses effets : Freud par cette dernière phrase qui peut paraître presque anodine se démarque ici, sans reste, sans réserve, du biologisme et de la nosographie psychiatrique.
Un des enjeux majeurs de l'énonciation consiste pour Freud à mettre en scène le discours analytique, et la théorie qu'il élabore. Cette mise en avant de la dimension de discours de la théorie, cette façon dont le discours dans sa dimension réflexive se dédouble, se raconte ou se théatralise sur un plan imaginaire tout en s'écrivant est un des traits qui distinguent l'écriture de Freud du texte scientifique. Une discursivité marquée, accompagnée des différents ressorts de sa geste, oriente et adresse l'élaboration théorique. Cet enjeu présente des modulations variées dans les différentes parties de l'essai : rappelons brièvement sa structure (que l'on retrouve en partie dans tous les récits de cas) : un propos liminaire, l'histoire de malade, tentatives d'interprétation, le mécanisme paranoïaque, et un supplément joint au texte un an après sa première publication. Ces différentes parties sont moins successives que prises dans un continu travail de réécriture, où le matériau d'un nombre conséquent mais relativement limité de citations est remis au travail, remis à l'ouvrage, d'une partie à l'autre. Loin d'être linéaire, la théorie procède par plans, en opérant par déplacements dans les sédimentations du matériau, faisant ainsi apparaître peu à peu la densité de la réserve de celui-ci et les reprises de la théorisation. Ce travail textuel emprunte dans sa geste à ces trois modes de la mise au travail du symptôme dans la cure que Freud désignera du nom de « répétition, remémoration, perlaboration » : un temps où se dépose le matériau par la répétition de sa lettre, un temps où l'interprétation se fait par remémoration des pratiques interprétatives, un temps où, une fois surmontées les résistances, la théorie élabore de nouvelles propositions.
La mise en scène de la théorie a une portée rhétorique qui étaye le contenu théorique lui-même : elle engage une responsabilité, par elle l’écriture de l’essai n’est pas vouée à ce statut d’écriture orpheline qui s'en va rouler de tous côtés25, orpheline qu’elle serait de la figure du père si l'on reprend la distinction que fait Platon entre la parole et l'écriture dans le Phèdre. De multiples façons, elle fait monstration du geste herméneutique à travers lequel elle engendre un nouveau paradigme en distribuant une singulière régie des voix par le jeu des nombreuses citations du texte de Schreber. La voix de Freud s'efface alors souvent derrière ces citations dont il a souligné le caractère littéral. Les longues citations emprunteraient au cadre de la cure, visent à restituer la parole de Schreber, son histoire de malade en lui donnant la parole, comme dans un effet de proposopée. Les longues citations se situent dans le sillage de la parole de l'hystérique : le symptôme n'a d'autre lieu que la parole du malade, celle-ci est le seul lieu où le symptôme, ici le délire, dit sa vérité. Là aussi se joue une différence d'avec la science : le malade peut devenir cet inédit objet de savoir pour autant qu'il parle, ou qu'il énonce par écrit, pour autant qu'il lui est donné la parole pour que la vérité des défigurations et déguisements s'y manifeste. Freud tantôt se met en scène en tant que lecteur/auditeur qui découvre un matériau (en lecteur naïf), tantôt oriente la lecture des citations en spécifiant leur statut et leur fonction dans l'argumentation. Dans cette partie, l’énonciation de Freud oscille entre le « je » et le « nous » Mais le « nous » lui-même oscille entre le « nous » que l'on dit de modestie et le « nous » qui rassemble la dimension de l’adresse et la distribution du « je » et du « tu » dans une position de co-énonciation ; il constitue un levier rhétorique essentiel dans cette partition à trois voix : Schreber, Freud, le lecteur, avec Freud en figure d'Ariane dans le labyrinthe d'un délire.
Elles donnent aussi la parole aux psychiatres, et dans de cas Freud se met en scène en tant que lecteur de leur tableau symptomatologique : « le tableau de maladie paranoïaque que l’on a présentement devant soi se dégagea de plus en plus résoulument, pour ainsi dire par cristallisation »26. Le tableau de la maladie (délire hallucinatoire paranoïaque) est introduit par les mots du psychiatre sous le mode d’une hypotypose qui fige le temps en résorbant la diachronie dans une cristallisation temporelle (figement du temps que la pensée du temps comme dynamiques contrariées met en crise quelques pages plus loin) et efface la médiation par laquelle se construit « la vérité » nosographique.
Mais la citation n'est jamais que citation, elle dément l'apparente réserve de l'énonciateur puisqu'elle engage déjà un travail de lecture/écriture, ne serait-ce que par les remaniements textuels dont elle témoigne. Freud déplace les citations de leur ordre temporel et de leur séquence textuelle dans les Mémoires de Schreber et surdétermine (par des dates, des liens temporels) leur ordonnancement dans une biographie pathologique, dont sont soulignés les éléments pathogènes extérieurs et intérieurs. Cette biographie pathologique n'est d'ailleurs pas sans venir inquiéter le « signifiant » bios en ce qu'elle atteste d'un processus morbide au sein du vivant : il faudrait plutôt parler d'une pathographie, voire d'une pathogenèse, qui bouleverse les dualités vie/mort, guérison/pathologie.
Mais il y a plus : il y a dans ces remaniements, ces déplacements une scénographie de ce que la psychanalyse engage comme geste herméneutique qui lui est propre. La logique n'est qu'apparemment biographique, qu'apparemment linéaire. Ce qui s'écrit ainsi, c'est la transformation d'une « forme autobiographique » en écriture psychique, d'un régime d'écriture en un autre, qu'il faut entendre dans le sens de déterminations signifiantes relevant d'une causation et rapportées à la singularité d'un sujet, à ce qui fait destin chez lui. Déjà comme citation, la citation est moins celle d'un énoncé auto-biographique par une instance sujet qui « prend la parole » que ce que Freud appelle une vie animique au travers des défigurations psychiques qui lui sont propres. On pourrait dire que Freud alors trans/crit l'énoncé en énonciation au sens lacanien : dans la citation même s'entrecroisent deux lectures/écritures ; si bien que réserve27 et exposition étonnamment s'y conjoignent. Les citations portent moins la trace d'un décrochement énonciatif que d'une sorte de double inscription. Et les greffes énonciatives témoignent de cette transformation du texte de l'autobiographie en traces mémorielles, en impressions/archives. Les lacunes sont moins des ellipses dans une séquence temporelle que des résistances à livrer un matériau étiologique. Le récit en ce qu'il énonce et censure se trouve trans/crit comme un champ de forces ; Freud parle d'un aspect du délire de Schreber « contre-courant énergique auquel il est donné expression dans de nombreux passages »28. Le préfixe « auto » s'en trouve affecté, puisque qu'il est transformé en un site de conflits, d'inversions, de déguisements, d'une hétérotopie co-existante à l'écriture auto-biographique. Et c'est ici que la distinction cure/écrit n'est plus opératoire, la singularité du déchiffrement analytique, de la lecture/écoute des processus psychiques la brouille.
Le statut de la citation est de ce fait transformé : le sujet n'y a pas le statut d'autorité d'un « soi » sous laquelle par son effacement Freud viendrait se placer. La lecture/toujours déjà disposée à l'herméneutique dans son écoute, dans son orientation se place dans la trame même du texte : elle fluctue à même cette trame, elle crée un autre plan à même la trame. La citation n'est pas objet d'un commentaire : il s'agit moins de commenter que de lire/écrire dans le fil de ce qu'écrit le malade, de façon à faire apparaître un autre maillage, une autre trame qui le traverse, selon un geste de réécriture interprétative, auquel à de nombreuses reprises dans l'essai Freud donne le nom de « traduction », mais de « traduction littérale » : expression paradoxale s'il en est, comme si la réécriture faisait apparaître la lettre du texte que pourtant elle traduit, ce qui revient également à mettre en cause le concept de « réalité psychique ». Cette traduction fait apparaître la syntaxe du refoulement qui en 1911 est synonyme de l'inconscient pour Freud : les renversements, la substitution des figures. Syntaxe que Freud transcrit en termes de contenus symboliques, et qui est complexifiée par les déformations des transformations substitutives. L'essai fait apparaître la syntaxe différentielle qui sépare l'hystérique du paranoïaque : l'hystérique opère par condensations (comme en attestent les conversions somatiques), alors que la déliaison qui paradoxalement œuvre dans le labyrinthe du délire fait apparaître une syntaxe de diffraction, de décomposition et démultiplication des figures29.
D'autre part, Freud ne cesse de dramatiser ce geste de traduction/interprétation en le doublant d'une narrativisation qui emprunte à ce que Roland Barthes appelle dans S/Z30 le code herméneutique : à savoir ce code fait de dynamiques contrariées qui alimentent la tension entre une énigme, sa formulation, son retardement, son dévoilement et dont s'entretient son récit. L'interprétation ne cesse de dramatiser la scène contrariée de son élaboration : Freud est un narrateur né dans l'art de la geste herméneutique. Il joue de tous les ressorts qui sollicitent le désir d'une intrigue : les énigmes, les bizarreries, les détails apparemment insignifiants abondent pour mieux livrer la mane qu'ils recèlent. Les objections sont « réservées »31 pour plus tard de même que les effets de leurre, les méprises des psychiatres sont soulignés mais pour mieux différer et nourrir la quête interprétative occupée à trouver une « méthode » dans l'enchevêtrement des fils du délire : jusqu'à ce qu'enfin le délire soit arrimé à son noyau confictuel, central à la notion d'étiologie sexuelle, et à une interprétation qui se veut exacte : « aucune tentative d'explication du cas Schreber ne pourra espérer être exacte si elle ne tient pas compte de ces particularités de sa représentation de Dieu, de ce mélange de traits de vénération et de révolte »32. La geste interprétative dans ces temps de début a besoin de son acmé, de sa résolution narrative, se veut sans réserve, sans reste.
Le sens que Freud donne alors au verbe « forcé » à de nombreux moments de l'interprétation est alors singulier. On pourrait le convoquer à charge et dire que le texte interprété est surdéterminé par la lecture. Ou bien on peut le lire sur le plan imaginaire et dire que l'écriture de Freud est contaminée par une position paranoïaque. Mais on manquerait alors ce que ce verbe implique comme impossibilité de méconnaître plutôt que comme contrainte à reconnaître. Freud se met en scène dans cette position où il lui est, en tant que découvreur de l'inconscient, impossible de méconnaitre ses effets. Cette position ne relève ni d'un choix, ni d'une projection. L'inconscient est peut-être invérifiable, indémontrable33 (ce qui le démarque du discours sciencifique ainsi que d'un certain mode de la rhétorique) mais pour qui s'expose à son déchiffrement (au sens d'agent et de patient) s'engage alors une position discursive qui implique une singularité irréductible, par rapport à d'autres pratiques de l'interprétation. Le savoir gagné sur l'insu, cette étrange intersection, marque un point de non-retour, détermine un régime de pensée et l'assomption d'une responsabilité qui, telles que les formule Freud, sont inexpugnables. Cette position inexpugnable n'est pas sans paradoxe puisqu'elle n'est pas sans être altérée par une réserve sans terme, celle liée au concept même d'inconscient.
D'autres enjeux encore traversent ce texte et animent la régie énonciative. Car il s'agit pour Freud également d'instituer un savoir, à la fois selon des procédures discursives et en convoquant dans le texte cette communauté qui s'en ferait le lieu institutionnel. Il est à cet égard nécessaire de rappeler certains éléments contextuels qui déterminent la production de ce texte, et la scénographie de son énonciation. La genèse de cet essai se joue en quelques mois entre septembre 1910 et le début 1911, date à laquelle il est publié pour la première fois. « Le cas Schreber » s'inscrit dans un intertexte et dans une circulation d’adresses : une correspondance entre Freud et Jung au sujet de Schreber en avril 1907, lequel Jung se serait interessé à ce cas depuis 1906. Puis Freud entreprend d’étudier ce cas pendant ses vacances d’été en 1910, mais semblerait avoir commencé avant. Mais il s'écrit également dans un contexte institutionnel précis et tendu. On peut remarquer à cet égard qu'alors que Freud souligne dans sa Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, il a parfois différé le moment de la publication de ses premiers textes34, le cas Schreber serait, lui, publié dans un réseau de déterminations où le diffèrement n'a pas sa place. Il s'écrit dans des temps qui correspondent à la création de lieux institutionnels récents : la société psychanalytique de Vienne est créée en 1908 et l'Association psychanalytique internationale en 1910. Lorsque Freud écrit cet essai, la psychanalyse se dote de lieux institutionnels et, de ce fait, les textes alors publiés instituent ses pratiques, sa théorie, son savoir. C'est une scène conflictuelle, polémique tant du fait des oppositions extérieures que des oppositions ou orientations divergentes au sein de la jeune société35 : dès ses débuts, la psychanalyse est mise en procès et l'écriture du cas Schreber a une dimension de plaidoyer pour une cause dont Freud se donne pour tâche de définir le socle commun. L'enjeu crucial, et qui oppose particulièrement Freud et Jung, est la question de l'étiologie sexuelle dans les névroses et les psychonévroses de défense. Freud bataille pour que ce qui a presque valeur de fondement de sa théorie rallie les dissidents à sa cause et institue la théorie comme doctrine voire comme science alors même que ce socle (qui fait entendre la dimension perverse de l'infantile sexuel) reste d'une radicalité subversive. La scénographie de l'énonciation joue un rôle central dans cet enjeu, et constituerait ce que Foucault appellerait un « ordre du discours »36 , pour citer le titre donné pour sa conférence d'entrée au collège de France, où il interroge certaines des modalités de collusion entre discours et pouvoir.
Cet « ordre du discours » se dramatise en premier selon une rhétorique classique, celle de la polémique. L'élaboration de Freud est souvent ponctuée de vignettes qui en scénographient les topoï : Freud en surdétermine la structure d'agon, et inverse ainsi le combat défensif et âpre du malade contre les motions inconscientes en déployant les résistances qui pourraient lui être opposées comme autant d'objections sur la scène du polémos, à ciel ouvert. Ainsi il met en scène l'opposition entre deux protagonistes le psychiatre praticien et le psychanalyste, avec une hiérarchie clairement établie en faveur du dernier :
L'intérêt du psychiatre praticien pour de telles formations délirantes est en règle générale épuisé quand il a constaté l'activité du délire et jugé de son influence sur la conduite de vie du malade. ; son étonnement n'est pas le début de sa compréhension. Le psychanalyste […] voudrait apprendre à connaître les voies de ce remodelage. C'est dans cette intention qu'il plongera volontiers dans l'histoire du développement tout comme dans les détails du délire37.
La structure est nettement antithétique puisqu'elle oppose deux temporalités différentes : le premier s'arrête là où le second commence : la psychiatrie clôture, la psychanalyse s'écrit comme inaugurale d'un autre moment épistémologique. Des facultés différentes : le psychiatre constate et juge. Il est pris dans les rêts d'un savoir (clinique) et d'un pouvoir (l'institution discriminant entre le pathologique et la norme). Le psychanalyste « s'étonne » : il n'arraisonne pas au savoir, il se confronte à l'énigme, il est figure d'un désir de savoir plutôt que d'un savoir institué, lorsqu'il se fait destinataire d'un travail encrypté, déformé, d'un sens en réserve jusque dans l'unité la plus insignifiante, le détail. De quoi relève l'étonnement ? D'une disposition, qui a souvent été associée à des renouvellements poétiques, à des réinventions des régimes de sens, des dictions poétiques ou des partages du sensible, selon l'expression de Jacques Rancière.
La dimension polémique peut être plus implicite quand elle prend la forme d'un plaidoyer :
Je ne méconnais pas qu'il faille chaque fois une bonne dose de tact et de réserve quand on quitte les cas typiques de l'interprétation dans le travail analytique et que l'auditeur ou le lecteur ne suit que jusqu'où le lui permet la familiarité qu'il a acquise avec la technique psychanalytique38
Le psychanalyste se met en scène sous le mode de l'impersonnel « on » , et représente l'interprétation comme modulation entre deux dispositions : l'acuité, la hardiesse, et la prudence, la réserve. Le « on » se diffracte en différentes instances : les deux dispositions peuvent se partager entre deux analystes ( « Il sera dans la nature des choses que tel travailleur exagère la prudence, tel autre la hardiesse ») ou bien peuvent être internes chez le même. L'élaboration interprétative et théorique suppose une réserve, une sorte de résistance interne plus active que passive qui prend en compte les opacités qu'oppose le texte à l'interprétation mais pour mieux y reconnaître son heure. Freud fait ici le plaidoyer d'un art plutôt que d'une techné, qui sait faire avec la latence. C'est aussi la recherche d'un moment juste qui s'énonce ici, ni trop tôt, ni trop tard, un moment juste qui relève du kairos. De façon récurrente dans la suite de ce texte, Freud présentera son élaboration théorique comme fait de hardiesse, qui conjugue les formes paradoxales de l'engagement et du risque, d'une spéculation exposée. La théorie s'y représente sous une forme quasi-oxymoronique.
Il arrive que la polémique au contraire se déploie sur une scène théâtrale : « je m'arrête un moment devant le flot d'invectives et d'objections. Qui connaît la psychiatrie actuelle peut s'attendre à quelque chose de rude »39. Le cours argumentatif de l'essai s'interrompt, donne la parole tour à tour aux protagonistes d'un « agon » qui prend la forme d'une mise en cause. Les rôles sont campés : accusation/défense et le dialogue constitue une scène, au sens de dispositif théâtral qui joue à la fois d'un artifice rhétorique et d'une efficace fictionnelle puisqu'il sollicite les projections imaginaires, Freud ne répugnant pas aux masques. Il a aussi valeur de prolepse puisqu'il prépare le positionnement de Freud sur le terrain de la psychiatrie dans la dernière partie. S'y disputent des questions épistémologiques et morales. Mais on y lit également une ardente défense de ce que l'on pourrait appeler la « position » éthique de la psychanalyse, ce qu'elle engage : la suspension du jugement, l'effort de déchiffrer depuis ce qui s'énonce formulé dans le paradoxe d'une « traduction littérale » en ce qu'elle fait entendre un régime de la lettre du texte (sans autre point d'appui, sans autre fondement), et peut-être le désir de ne pas céder là-dessus. Freud théatralise en ces pages ce qui fera la « persévérance » de sa position théorique dans le tourbillon de tous les débats.
Depuis le contexte polémique qui le détermine jusque dans son écriture même l'enjeu épistémologique s'arrime également à des procédures d'institution, un désir de « faire cas » du cas. Parmi ces procédures, on peut retenir la façon dont Freud renvoie au familier, à des effets de reconnaissance, plaçant alors la théorie psychanalytique dans la dimension du « heimlich ». Il constitue alors « l'archive » de notions ou concepts qui resteraient « à demeure ». Par les rappels des jalons, le « je » consigne les étapes de cette nouvelle « science » et l'écriture de cas se révèle être l'occasion d'établir un itinéraire théorique qui se narrativise dans les effets d'après coup immédiats de ses étapes majeures. Les effets d'institution de la théorie sont articulés à la biographie de celle-ci par son fondateur, réactivant une autre valeur de la forme « auto-biographique » par le biais de cette anamnèse intellectuelle à dimension archontique40. A cet égard, les passages du « je » au « nous » ou au « on » sont éclairants : « tels que nous les connaissons », « comme on a l'habitude de le faire dans la technique psychanalytique », « une pièce à l'appui de cette technique », : « Dans le cas Schreber aussi nous nous trouvons donc sur le terrain bien familier du complexe paternel »41. Le « nous » a une double valeur : celle de persona du singulier, donc d'une transposition de personaison, d'autorisation et d'autorité, le « nous » de l'autorisation depuis le savoir du psychanalyste qui engage cette économie archontique. Mais aussi celle de l'instance du collectif : qui institue ce savoir au sein de la communauté des analystes. Le savoir est un savoir partagé ou un savoir visant à être partagé, soutenu par cette représentation-but, avec les effets d'institution que cela implique. Ce « nous » d'une communauté dans laquelle Freud s'inscrit souvent dans des gestes de reconnaissance, de dette à l'égard de Jung, à l'égard de Abraham, mais tout autant par son rôle d'innovateur, de pionnier, comme le montre la partie sur les mécanismes paranoïaques.
La régie énonciative met également en avant des procédures de légitimation : la rhétorique établit alors le bien-fondé, prend appui sur le bon droit, se fait assertive, comporte une dramatisation de la confirmation, de la corroboration. (« bien plus, nous apprendrons que cette relation étroite est le roc sur lequel le malade a ... »42). Elle postule la non-dissidence puisque chaque élément sollicité semble concourir à étayer ce savoir de même que le travail des résistances est intégré dans le cours argumentatif pour concourir à renforcer celui-ci. Dans ces procédures de légitimation, on peut mentionner la désignation de la psychanalyse comme « doctrine »43, « comme école » (au début du supplément on lit « tout lecteur passé à l'école de la psychanalyse »44), ou sous le vocable de « la psychanalytique »45, qui donne consistance et apparente complétude à ce nouveau savoir. L'énonciation met de plus en avant une efficace, une opérativité. L'approche psychanalytique est désignée comme « technique », se présentant comme un savoir-faire approprié et efficace selon une méthode qui y est à la fois rappelée et mise en œuvre. Le geste herméneutique, parfois présenté comme « résolution psychanalytique des fantaisies pathogènes »46, est mis en avant comme efficacité sans reste, et il est alors donc ressaisi sur une scène didactique, à des fins d'institution et de transmission.
Certains passages ont valeur de cheville de l'articulation entre spéculation et institution d'un savoir : comme ce passage où le socle théorique de l'étiologie sexuelle est présenté comme une « opinion » que « nous autres psychanalystes professons »47. La position d'altérité de la psychanalyse (voire son inflexion paranoïaque stratégique) est revendiquée comme un destin théorique qui peut faire communauté : « nous autres psychanalystes » implique un renversement de cette altérité défensive en prise de position, à entendre au sens de détermination d'un champ, et de transmission (profiteor signifie à la fois déclarer publiquement et enseigner). La prise de position est fondée par ce qui institue une doctrine, à savoir l'expérience et la théorie. Cette opinion sera présentée plus tard comme « thèse », et elle trouve dans le cas Schreber sa cheville juridico/rhétorique : le cas Schreber ne vient pas mettre en cause la théorie freudienne, par un statut d'exception, de « cas négatif » mais valide cette opinion, ou ce qu'il arrive à Freud de désigner comme pré-jugé théorique (à entendre dans le sens de postulat), et lui donne statut de doctrine. L'accent donné au fantasme homosexuel, sa place d'origine dans la psychogénèse du délire est un élément clé dans l'interprétation de l'élément sexuel comme origine des psychonévroses de défense : il constitue le nerf de la guerre. Le positionnement par démarcation revendiquée de la psychiatrie et en d'autres pages de la psychologie est un enjeu important du texte. Si une intervention a une portée interprétative qui peut faire acte, c'est dans son effet de coupure. Là aussi, l'enjeu n'est pas que d'opérer une démarcation épistémologique ; il y a plus, il y va d'un acte instaurateur qui a pour effet de fonder, d'instituer une théorie.
Ce qui se met en place par cette exposition réflexive de l'itinéraire théorique de cette « science » et plus particulièrement par le jeu des embrayeurs que sont les marqueurs de l'énonciation, c'est ce que Michel Foucault appellerait la « fonction-auteur » de Freud : fonction-auteur dont il distingue des traits différents dans le cas de l'œuvre littéraire, de l'œuvre scientifique et de cette autre forme d'œuvre à laquelle il donne le nom de « formations discursives48» : « dans l'ordre du discours, on peut être l'auteur de bien plus que d'un livre : d'une théorie, d'une tradition, à l'intérieur desquelles d'autres livres et d'autres auteurs vont pouvoir à leur tour prendre place »49. L'énonciation construit cette position de « l'instaurateur d'une formation discursive », produisant en elle-même « la possibilité et la régle de formation d'autres textes »50.
Mais le geste d'instauration d'une théorisation, d'institution d'un savoir n'est pas sans être pris dans une tension, voire dans une contradiction qui l'entame et le déconstruit : en effet son statut même de processus de « formation discursive » en tant qu'il ne peut méconnaître sa condition spéculative, l'ouvre à son devenir, son inachèvement. Celle-ci ne peut donc s'objectiver en savoir, ni s'écrire depuis la convention d'une extériorité ou d'un surplomb qui autoriserait cette objectivation : dans la partie sur « le mécanisme paranoïaque », où l'élaboration de Freud se risque dans des terres inconnues mais pour y engager la hardiesse de son geste inaugural, l'énonciation ne cesse de souligner les limites, le caractère provisoire, les distinctions et décompositions des liens en attente, anticipe ses remaniements futurs. L'affaire n'est pas que stratégique ou que rhétorique : elle souligne le devenir dans lequel elle se situe, se désigne comme « fragment d'un plus grand ensemble »51. Elle peut anticiper ce devenir, en définir certaines « règles ». Mais ces « règles » elles-mêmes, si Freud ne cesse de les définir comme hypothèses justifiées, confirmées, tenues pour acquises, ne constitueront pour autant jamais un socle irénique, mais seront le lieu de dissidences, d'héritages houleux et de réécritures. On peut souscrire à ce qu'écrit Foucault lorsqu'il dit que l'instauration discursive est hétérogène aux transformations qui suivront, en retrait ou en surplomb : mais ceci une fois de plus de façon paradoxale : l'acte instaurateur d'un paradigme garde son effet de coupure (lui-même subordonné aux effets d'après coup qui construisent cette position de « réserve », retrait ou surplomb), mais pour autant la textualité de cette formation discursive est toujours plus d'une à la fois dans le temps de son instauration même et dans le temps de son héritage.
D'autre part « la formation discursive » n'est pas sans savoir qu'elle expose elle-même son interprétabilité, qu'elle s'expose à être déchiffrée, interprêtée : elle ne méconnait pas la part fantasmatique qui peut la traverser. Freud l'exprime dans les termes suivants, qui parachève la porosité textuelle que lui-même souligne souvent : « Il appartient à l'avenir de décider si dans la théorie est contenu davantage de délire que je ne le voudrais, ou dans le délire plus de vérité que d'autres ne le trouvent aujourd'hui croyable »52. La fonction-auteur telle qu'elle est mise en jeu dans le texte de Freud ne méconnait pas l'hétérotopie qui la travaille, et qui altère le lien entre le texte et la personne de son auteur d'une autre façon que ne le fait le concept de « fonction-auteur ». Cette tension, cette contradiction pourtant montre paradoxalement que Freud réussit là où le paranoïaque échoue, selon sa propre formule célèbre. Il réussit par l'exercice de cette libido sciendi dont il connait les ressorts de sublimation, la texture imaginaire et la part qu'ils prennent dans l'invention, dans la création, y compris d'une théorie. Il réussit dans la mesure où sa théorie, par sa force d'invention, contribue à une rupture épistémologique et en cela fait acte. Sans doute les différentes façons dont se rejoue cette dimension d'acte font-elles le vif de cette théorie.
Il me faut enfin m'attarder sur la façon dont cette écriture de cas à la fois sollicite « la forme autobiographique et dans le même temps la bouleverse radicalement, la met en crise d'une façon irréversible. Elle y est radicalement mise en crise tout d'abord dans ses formes temporelles, sa construction d'une linéarité qui semble encore prévaloir dans l'histoire de malade. Pourtant dans cette même partie Freud en bouleverse déjà la donne : à la fois il maintient la structure d'une séquence temporelle, et cherche à délier et à relier des éléments du matériau psychique selon elle, mais il en déplace complètement le lieu puisque c'est la psychogenèse des conflits psychiques dont il essaie d'établir moins l'intrigue que l'intrication des renversements, des transformations substitutives, intrication elle-même dispersée dans le matériau. Cette dimension d'intrication, de complexification de cette « langue littérale » œuvre ainsi à déconstruire l'idée d'une psychogenèse linéaire. Pourtant le récit de la psychogenèse reste orienté par la recherche d'une origine, d'un noyau qui serait premier, tel une arkhé de l'archive, laquelle constitue le pivot de la démonstration freudienne de l'étiologie sexuelle dans son analyse du fantasme homosexuel chez Schreber. A rebours du refoulement, le psychanalyste se met en quête de « ramener ce qui est justement le noyau de la formation délirante à son origine dans des mobiles humains connus »53. Mais les termes « noyau » et « origine » ne sont pas sans générer une tension irréductible puisque le premier renvoie au processus et aux frayages propres à la « causation », alors que le deuxième emprunte au schème causaliste de l'origine.
Dans un deuxième temps, la mise en crise se fait bouleversement de paradigme : dans la partie sur le mécanisme paranoïaque, la temporalité qui est encore à l'œuvre dans la psychogénèse disparaît dans une approche du temps comme stratifié : les archives déposées dans le matériau psychique se lisent selon une autre généalogie. C'est dans cette partie que Freud parle de « causation »54 psychique et le signifiant « auto » se trouve réécrit dans la mise en lumière de la prégnance de l'auto-érotisme dans la vie psychique que ce soit dans les fantasmes, ou dans ses parcours régressifs. L'autobiographie se lit comme inscrite sous le sceau des avatars de l'auto-érotisme, de ses déplacements ou de ses régressions. Là où le tableau psychiatrique, lui, crystallisait le temps dans un effet-tableau, Freud anime ces strates de forces transformatrices et de fixations qui font la force active du refoulement. Ce qui s'éclaire ainsi c'est la persistance de l'infantile refoulé dans le délire de l'homme adulte.
S'en trouve radicalement bouleversée la modalité énonciative de l'autobiographie : déjà mise en cause par la prise en compte de la dimension de l'auto-érotisme, l'instance de la personne dont attesterait le sujet grammatical « je » se trouve encore davantage ébranlée par la contribution novatrice que Freud apporte à sa théorie des mécanismes de défense. Il interroge dans le délire de persécution les processus de projection, leur logique de retournement du fait du refoulement et propose dans ces pages de transcrire les conflits psychiques en une grammaire du fantasme55 :
Il demeure remarquable que les principales formes connues de paranoïa peuvent toutes être présentées comme étant des contradictions opposées à cette seule et unique proposition « Moi [un homme], je l'aime [lui, un homme], et même qu'elles épuisent toutes les manières possibles de formuler cette contradiction »[...] Ne croirait-on dès lors qu'une proposition composée de trois termes « je aime lui » n'autorise que trois sortes de contradictions. Le délire de jalousie contredit le sujet, le délire de persécution le verbe, l'érotomanie l'objet. Mais une quatrième sorte de contradiction est encore possible, en réalité, la récusation globale de toute la proposition 56.
Il montre que les différentes psychonévroses mobilisent une combinatoire de positions ordonnées par les possibilités de la langue. Le renversement est radical puisqu'il inscrit les positions subjectives dans l'ordre de la langue et de la syntaxe des propositions. C'est comme si l'outrance des affects (vénération et détestation) dans le texte de Schreber et la mécanique des chaînes substitutives dans laquelle sont prises les différentes personnes/instances permettaient à Freud de dépersonnaliser et dé-thématiser les motions, de quitter le régime interprétatif symbolique qui opère au niveau des contenus57, et de faire apparaître une écriture formelle ramenant la personaison à des positions interchangeables. La « causation psychique » est appréhendée comme un ensemble fini de possibles liés aux effets du langage : elle énonce aussi qu'elle est à la fois effet et matrice d'une position, d'un destin. La forme autobiographique dévoile une logique formelle dont on pourrait dire qu'elle est une langue « fondamentale », dont les ressorts ont force de détermination et altèrent le rapport entre les différents signifiants que comporte le mot « autobiographie ». On pourrait appeler cette grammaire (paradoxale puisqu'elle décompose le sujet grammatical) un ensemble de formules où « causation » psychique et déclinaisons de cas de positions se croisent. A la conjugaison subordonnée à la personne, se substitue une déclinaison de cas mettant en jeu les relations (sujet/objet/action /sujet comme objet) que la langue instaure par son ordre. Même la dimension unifiante du moi comme instance de réappropriation des projections ne peut plus occuper le site du préfixe « auto » : la permutation des positions affecte même la voix réfléchie (le soi-même) ainsi que le montre la permutation des positions dans le délire de grandeur.
Toutefois..., il me faut entamer un dernier point par ce modalisateur de la réserve. Quoique pressentant très souvent qu'il y a une différence entre certains traits de ce qu'il appelle la psychonévrose et ce qui relève de la névrose, et que demeure quelque chose d'inconnu dans la genèse de la psychose, Freud reste peu sensible dans cet essai aux chapitres que Schreber consacre aux hallucinations auditives, à la description clinique de ces phénomènes, et à sa lutte désespérée pour en conjurer les effets. Comme si ce qui se tramait là n'était pas un matériau depuis lequel il pouvait trouver étayage à ce qu'il pressent de cette réalité psychique projetée à l'extérieur propre à la psychose. Quelque chose de la question de ce qui se joue dans cette crise de l'énonciation projetée hors de soi, ou xénopathique, est resté mutique, alors même que pourtant le « mécanisme » en est pressenti et décomposé, analysé: « Le mécanisme de la formation de symptôme dans la paranoïa exige que la perception interne, le sentiment, soit remplacée par une perception venant de l'extérieur »58. Dans les passages où il cite les phénomènes liés aux voix, il les traite comme des projections du moi, comme un matériau où le moi comme instance de réappropriation opérerait. Comme si le sujet grammatical de la forme autobiographique en tant que renvoyant à l'entité de la personne faisait écran, maintenait dans l'effet de lecture le pacte imaginaire qui confirme une théorie de la projection, et met en réserve, refoule, le régime xénopathique de celle-ci.
Quoique méconnue, il me semble pourtant que cette question travaille le texte de Freud : elle le travaille dans un registre pathologique que je n'entendrai pas dans son opposition à la norme mais dans son sens étymologique de discours du pâtir. Une ligne discursive pathologique circule d'un texte à l'autre et me semble donner à entendre un savoir insu sur cette énonciation « hors de soi », atopique, qui caractérise le paranoïaque et sur la souffrance qui lui est liée. On en trouve des traces dans la langue figurale de Freud à propos de Schreber : il parle de « faille », de « ruine », de « catastrophe » (dont l'étymologie porte les sens de tour et de chute et dont Aristote fait une composante de la tragédie en l'associant à des tourments cruels) : il s'attarde sur l'expression « meurtre d'âme » dont il poursuit des échos littéraires proposés par Schreber mais s'en tient thématisations symboliques59 tout en restant insatisfait de ces approches. On peut pourtant y entendre le langage figural de ce qui aura été lié à un anéantissement psychique, pris dans une certaine mesure dans les effets d'une objectalité liée à la jouissance d'un père sadisant et fou, ainsi que l'ont montré les études sur le père de Schreber60. Mais ces images peuvent aussi figurer ce qu'il en est d'un dire exposé au « hors de soi », ex-proprié, atopique.
Cette lettre en souffrance fait de plus retour dans le supplément, lorsque Freud revient sur un des traits du délire de Schreber : « le soleil lui parle en paroles humaines. Schreber a coutume de l'outrager, de crier après lui avec des paroles de menace »... « tourné vers ce soleil, il parle à haute voix », « après sa guérison, il se vante de pouvoir tranquillement fixer le soleil sans en être ébloui »61. Ce que met en acte ce dispositif des voix entre le soleil et Schreber c'est l'intrusion persécutrice elle-même, et l'éviction de toute possibilité subjective qui en résulte. Le dialogue mime des instances qui en fait s'auto-annulent, s'instanciant de ce qui les rend impossibles dans leur séparation ou dans leur jeu dialectique. Les instances des voix dramatisent la scène d'une ex/propriation subjective, d'un « meurtre d'âme ». Le régime des deux jouissances qui en résultent, qui paradoxalement s 'y rencontrent dans une objectalité mortifère s'entend dans le registre figural, imaginaire de celui qui expose son regard à la brûlure du soleil, lequel ainsi que l'énonce la maxime de la Rochefoucauld « comme la mort ne saurait se regarder fixement /en face ». Le supplément se poursuit étonnamment par la convocation du récit, du mythos, sous la forme de variations mythologiques de ce motif, où des figures de toute-puissance président à des rites et des ordalies sacrificielles pour celui qui est dans la position de fils. Par le biais du mythe et de son registre imaginaire, dans sa résonance fabulaire se dit quelque chose de cette ex-propriation, voire ce destin atopique, qui définitivement fait imploser le préfixe « auto ». Que la théorie analytique de Freud, aveuglée par la figure du père idéalisé, méconnait mais dont son texte garde les effets de lettre en réserve.
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1 D. P. Schreber, Mémoires d'un névropathe.
2 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (dementia paranoides) décrit sous forme autobiographique », 1911.
3 J.F. Chiantaretto, L'écriture de cas chez Freud.
4 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 272, 433.
5 Il faudrait également citer les passages où Freud étaye son interprétation par des références à son expérience provenant de cures.
6 À propos des résistances du patient à l'égard de la règle de l'association libre.
7 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa ...», paragraphe 282, 443.
8 G. Le Gaufey, Anatomie de la troisième personne, 217.
9 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa ...», paragraphe 308, 467.
10 Ibid.
11 J. Derrida, La Dissémination, 122.
12 E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale.
13 Je renvoie, entre autres, à la préface de l'essai, rédigée par Jacques André, dans Les Editions PUF, collection Quadrige, 385-404.
14 P. Lejeune, Le pacte autobiographique.
15 M. Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, 109.
16 J. Derrida, Mal d'Archive, 20.
17 M. Foucault, Naissance de la clinique, 137.
18 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa ... », paragraphe240, 405.
19 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa ... », paragraphe 241, 405.
20 Ibid.
21 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa...», paragraphe 242, 406.
22 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre.
23 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 242, 406.
24 Ibid.
25 Platon, Phèdre, 275.
26 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa...», paragraphe 246, 409.
27 C'est ainsi que souvent Freud a métaphorisé l'inconscient.
28 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 250, 413.
29 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa … », paragraphe 285, 446.
30 R. Barthes, S/Z, 81.
31 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa … » : « Du fait que nous nous réservons de revenir au cours de ce travail sur de nouvelles objections [...] », paragraphe 281, 442.
32 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa ... », paragraphe 263, 425.
33 Je reprends les termes d'Isabelle Alfandary lors de son séminaire sur Freud au collège international de philosophie, de février à juin 2015.
34 S. Freud, Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique : « Mes publications que je ne réussissais à placer que difficilement pouvaient être différées sans inconvénient car il n'y avait pas de prioirté susceptible d'être mise en doute à défendre » , 125
35 François Roustang a souligné l'âpreté de ses conflits dans un ouvrage sur les relations entre Freud et le premier cercle de ses disciples intitulé Un destin si funeste.
36 M. Foucault, L'ordre du discours.
37 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 250, 413.
38 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa … », paragraphe 272, 433.
39 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa … », paragraphe 278, 439-440.
40 Je renvoie aux premières pages de l'ouvrage de Derrida intitulé Mal d'Archive, 11-17.
41 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa … », paragraphes 269, 270, 292, pages 432, 452.
42 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 264, 426.
43 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 312, 471.
44 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 317, 475.
45 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 303, 463.
46 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 291, 451.
47 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa...», paragraphe 264, 426-427.
48 M. Foucault, « Qu'est-ce qu' un auteur? », conférence prononcée le 22 février 1969, 817-849.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 316, 475.
52 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 315, 475.
53 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa…», paragraphe 272, 434.
54 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 277, 438.
55 Il en poursuivra l'élaboration en 1919 dans son étude « un enfant est battu ».
56 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphes 300 et 302, 459, 461.
57 Lacan poursuivra la mise en cause de l'interprétation des contenus symboliques dans son retour au « cas Schreber » lors de son Séminaire 3 sur les psychoses.
58 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa...», paragraphe 299, 459.
59 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa...», paragraphe 280, 441. Il y voit l'expression inversée d'une auto-accusation.
60 Citons entre autres « La remarquable famille Schreber », Scilicet 4, Paris, Le Seuil, 1973.
61 S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa... », paragraphe 318, 476.