Mathias VERGER
Université de Paris 8 Saint Denis
La haine est possible. L’amour est possible. Les autres sentiments sont trop secondaires, trop cultivés, ne sont pas oniriques, ne sont pas suffisamment inhumains (Pascal Quignard, Rhétorique spéculative)
Ce qu’il nous faut, c’est la haine. D’elle naîtront nos idées (Jean Genet, Les Nègres)
Émouvoir, c’est ce que fait une œuvre puissante sur un lecteur. Être ému, touché, affecté par une expérience de lecture véritable n’est pas si commun. Si une œuvre littéraire peut posséder cette puissance d’affecter son lecteur, il faut distinguer l’émotion, tout ce qui est mis en mouvement affectivement dans un rapport au texte, d’une forme de compréhension réduite à l’intelligence des énoncés, à la saisie rationnelle du texte envisagé comme discours. Et, disons-le dès maintenant, une approche critique de la littérature peut elle aussi s’attacher à construire un rapport au texte littéraire qui ne soit pas cadenassé par l’érudition du spécialiste, la vérité philologique, l’orthodoxie herméneutique, mais qui sache réserver une place à l’émotion, à l’émotion face aux formes et face à la langue. Réservons une place à l’émotion, à la motion des affects, à la mise en mouvement comme une forme possible du rapport critique à l’œuvre. Que faire devant la puissance affective de l’œuvre littéraire ? Y répondre, pourquoi pas, par un commentaire qui n’écrase pas la subjectivité et la sensibilité lectrices, un commentaire qui se laisse toucher et hanter par l’affection produite par l’œuvre.
Notre position de lecture et d’écriture, ici, se distingue de l’esprit de sérieux traditionnel d’un certain style universitaire pour tenter de répondre par une lecture « émue » à la question de la puissance affective des œuvres. Lecture émue, et mue par la fréquentation de l’œuvre joycienne. Il s’agit en quelque sorte d’accorder la méthode à l’objet, de faire de l’émotion un rapport possible à la littérature, un mode possible aussi de discours sur la littérature. Notre commentaire mis au diapason de l’émotion littéraire, et ici de l’émotion linguistique produite par l’œuvre joycienne, prend certes le risque du mimétisme de son objet. Mais ce mimétisme, n’est-ce pas précisément une manière de rendre compte de ce que produit une œuvre littéraire puissante sur des subjectivités de lecteur, sur le rapport au monde et au langage de ce dernier ? Notre position de lecture aimerait aussi s’accorder aux propositions théoriques actuelles dans le champ des études littéraires qui multiplient les tentatives d’écriture critique (galaxie contemporaine non unifiée) en élargissant les cadres du commentaire traditionnel des œuvres (que l’on pense, dans le sillage ouvert par Michel Charles, à la théorie des textes possibles, à la manière de Marc Escola ou Sophie Rabau, aux travaux de Pierre Bayard, ou encore aux « lectures actualisantes » proposées par Yves Citton1) au risque du « malentendu »2 intrinsèque à la lecture des œuvres, voire à la « beauté du contresens »3 permise par une lecture affectée par son objet et sur laquelle on peut malgré tout fonder une approche et un commentaire des œuvres, n’en déplaise aux positivistes de l’herméneutique ou de l’exégèse. Philippe Forest s’autorise par exemple de la célèbre formule proustienne du Contre Sainte-Beuve pour légitimer son rapport intime à la littérature japonaise4, en tant que lecteur et en tant que critique, en redonnant une valeur à l’appropriation subjective et émotive des œuvres :
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image, qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux.5
Il nous semble qu’un point commun de toutes ces différentes manières contemporaines de produire de la théorie littéraire en élargissant les possibles du commentaire réside précisément dans une écoute singulière des textes qui accorde toute sa place à l’émotion produite lors de la lecture et de la compréhension du texte, autorisant ainsi des subjectivations inattendues et des appropriations différentes, voire créatrices, de son objet. Ces approches ont aussi ceci en commun qu’elles se heurtent parfois aux raideurs des institutions scolaires et universitaires, et qu’elles semblent lier leurs propositions théoriques à une politique de l’interprétation qui, de fait, défie les instances d’autorité traditionnelles et les garanties traditionnelles de l’herméneutique pour proposer un rapport plus libre, plus ouvert et plus créateur à la lecture et au commentaire des objets littéraires.
Ce numéro de L’Atelier, en posant la question du risque que produit l’émotion pour la raison critique, peut nous inviter à saisir cette chance de proposer une lecture qui ne dénie pas l’émotion suscitée par son objet, aussi variable et instable soit cette émotion. Risquer une pensée des objets littéraires à partir de l’émotion, cela peut aussi signifier risquer une écriture qui mette en mouvement une subjectivité de lecteur, et qui tente de rendre compte par une forme affectée, épousant le mouvement d’une émotion, du pouvoir de la littérature et de ce qu’elle produit sur le lecteur.
Emouvoir ? To move. To touch. To affect. Bewegen. Rühren. Commuovere. Traduire, comme précaution méthodologique qui vise à ne pas faire surgir d’un mot une définition fétiche aux frontières clairement délimitées, contrairement à la plasticité sémantique de tout mot de toute langue (en diachronie comme en synchronie), traduire le verbe « émouvoir » et le terme « émotion » nous invite à ne pas nous leurrer sur l’identité, l’unité, la fixité des affects que la langue vient nommer. Nous entendons dans « émouvoir » ce large spectre d’affects flottants, d’émotions instables qu’aucun nom n’arrivera à figer définitivement. Ce serait bien mal connaître le langage que de croire que la chose est telle qu’on la nomme, a fortiori quand les mots désignent les mouvements de la vie intérieure, les affections du corps et de l’âme. Pensons l’émotion en plusieurs langues, dans toutes ses traductions (psychiques et linguistiques) possibles, dans ses déplacements et ses transformations, contre le double mirage d’une unité de l’affect et d’une vérité ontologique des mots. L’ethnolinguistique a déjà bien mis en lumière que les émotions ne se nomment, ne se distinguent, ne se catégorisent et ne s’identifient pas de la même manière selon les langues du monde. Comme le rappelle notamment Aneta Pavlenko6, la catégorie même d’« émotion » est une catégorie relativement récente, forgée par le développement de la psychologie occidentale, qui n’existe pas dans toutes les langues. Les mots d’« émotion » ou d’« affect », en tant qu’hyperonymes ou catégories, ne recoupent pas universellement les mêmes contenus de sens, ne délimitent pas universellement la vie psychique et somatique des sujets que nous sommes. Notre propos ne consistera donc pas à identifier un affect défini, à s’en tenir à sa définition classique ou ses définitions psychologiques possibles. Il s’agira plutôt de lire, à travers les déplacements et les errements de la langue joycienne, la manière dont le nom d’une émotion épouse un principe de transformation et de traduction, lorsque l’écriture, consciente de la précarité des noms et du rapport instable et fragile aux objets extralinguistiques de ces derniers, devient aussi mobile que les affects qu’elle ne peut nommer définitivement dans une unité lexicale.
Rien de plus instable, par exemple, que la haine dès lors qu’il s’agit d’en cerner le propre et la valeur. Peut-être plus encore que certains autres noms d’affects, le terme de haine est ambigu. Cette ambiguïté dérive de la connotation axiologique généralement négative attribuée à cette passion du corps et de l’esprit, et du brouillage entretenu entre les acceptions psychologiques et politiques du terme. La haine est en effet un affect de la vie psychique conflictuelle du sujet qui participe à la construction de son rapport au monde et aux autres. Ni pathologique ni perverse, mais passion banale, la haine doit son existence aux mécanismes ordinaires de la vie passionnelle de cet être de désir qu’est l’homme. C’est le glissement de l’acception psychologique à l’acception politique du mot qui vaut généralement à la haine sa couleur uniforme, et uniformément noire, en rigidifiant les contours et les valeurs de cette émotion somme toute banale.
La négativité de la haine est traditionnellement opposée à la positivité de l’amour, comme si ces affects étaient monolithiques et clairement délimités, comme si leur valeur était aussi sans rapport avec leurs objets. Pour penser et définir la haine, on l’oppose toujours à ce qui semble être sa figure opposée. En définissant le propre de la haine à partir du propre de l’amour, on rigidifie non seulement la circulation et la transformation de ces affects dans la vie émotionnelle dynamique des sujets, plus complexe et contradictoire que l’unité présumée des émotions dotées d’un nom, mais aussi on ordonne les émotions en leur accordant une valeur axiologique univoque. Contre cet usage binaire et taxinomique des émotions, qui nie à la vie psychique ses dynamiques, ses complexités, ses continuums, ses transformations, ses déplacements, ses paradoxes, nous préférons élargir le spectre sémantique traditionnel de la haine pour en faire ici un nom possible de cette complexité affective.
Il s’agirait plutôt pour nous d’invalider l’opposition classique amour/haine, et de la découpler de l’autre opposition affirmation/négation souvent posée comme son équivalent logique. La compréhension psychologique de la haine invite à se défaire des oppositions binaires catégorielles, car « haïr ce n’est pas ne pas aimer. Et aimer, ce n’est pas ne pas haïr (litotes cornéliennes mises à part) »7.
Il importe au contraire de penser un continuum et une dynamique entre ce que l’on nomme la haine et l’amour, afin de ne succomber ni à un schématisme psychologique, ni à l’usage fétichiste des mots abstraits dont on finit par oublier l’arbitraire linguistique. En un mot, pour penser les émotions, il faut penser avec la langue, mais aussi contre elle, et contre les mots trop massifs qu’elle met à notre disposition.
Si l’on invoque généralement la réversibilité des affects amour/haine, cette réversibilité n’est pas la simple inversion d’un sentiment en son contraire. Qu’en est-il exactement de l’intrication de ces deux affects ? L’idée d’une haine-amour est-elle une stricte mise en équivalence supposant une réversibilité symétrique ?
On trouve une figuration de ce couple amour/haine dans le film La Nuit du chasseur (1955) où Robert Mitchum porte inscrit sur sa main gauche love et sur la droite hate, où il montre les deux mains aux doigts entrecroisés à la fois solidaires et en lutte pour le pouvoir […].8
Une main gauche, ce n’est précisément pas la simple inversion symétrique d’une main droite. Ces deux mains tatouées aux noms de la haine et de l’amour sont chacune l’image chirale de l’autre, et non leur image symétrique, car chacune constitue l’image « miroir » de l’autre, avec laquelle elle ne se confond précisément pas. Les deux mains, la gauche « sinistre » (bien que tatouée « love ») et l’adroite (dextre) droite (tatouée « hate »), forment des images énantiomorphes. L’inscription que constitue le tatouage rappelle comment l’écriture et les mots sont en rapport avec le corps et ne sont pas de purs concepts désincarnés.
Ce que nous invite à penser l’image des deux mains de Robert Mitchum, c’est que le couple haine/amour est dans un rapport en miroir, en chiasme, qui oblige à penser toujours ensemble haine et amour, moins comme des états figés que l’on pourrait facilement opposer terme à terme que comme des intensités dynamiques autant complémentaires que contradictoires. Si haine et amour semblent engagés dans une économie libidinale commune, leur transaction n’implique pas l’équivalence ou la simple symétrie des deux termes.
La haine n’est pas le contraire de l’amour mais le plus violent de ses produits de transformation. Violent mais aussi enivrant, remplaçant un sentiment d’impuissance par l’illusion d’un pouvoir absolu.9
Nous pourrions peut-être avancer que la haine n’a pas de strict contraire (d’antonyme), mais que le contraire (l’adversité) la constitue. La haine n’est donc pas l’antonyme de l’amour, elle devient le signifiant qui vient dire l’inévitable conflit de l’amour et de la haine. Telle serait la définition minimale que nous pourrions donner de l’usage que nous faisons du terme de « haine » dans notre prochaine lecture de Joyce.
Ce qu’invitent donc bien à penser les transactions de ce que l’on nomme habituellement l’amour et la haine, affects porteurs de noms trop stables, c’est l’inadéquation de la catégorie nominale et la précarité de toute définition comme de toute catégorie cherchant à nommer l’économie fluide de la vie affective. On ne peut faire que des tentatives de définition car les noms comme les affects peuvent être flottants, ils se déplacent et se transforment toujours, sans posséder l’assurance d’être seulement eux-mêmes. Et c’est vers ce trouble des passions et des mots que Joyce nous entraîne bien souvent à partir de son inquiétude face à la langue anglaise, et dans un souci élargi de la différence des langues et du fonctionnement général du langage.
La tension dynamique de l’amour et de la haine est donc plutôt le signe d’une mobilité et d’une fluidité de la vie passionnelle qui, précisément, ne se fixe jamais en un seul état stabilisé, cet état qui correspondrait à l’immobilité du « nom » qui le nomme. En ce sens, réfléchir à ce que « sont » les émotions ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le « nom » de ces émotions, au risque, sinon, de se laisser piéger par la fausse transparence du langage et le rassurant déni de l’arbitraire du signe qui lie le mot à la chose.
Lacan est déjà intervenu dans le lexique classique de la haine en proposant le néologisme « hainamoration », une manière de s’énamourer dans la haine-amour, un amour narcissique dans l’amour-passion10. Il y a du conflit affectif dans le conflit psychique. Et du conflit linguistique, assurément, dans la manière de nommer les affects.
Envisager chez Joyce une poétique de la « haine » de la langue maternelle, telle que nous allons la présenter très bientôt, n’est donc pas évoquer le simple contraire d’un amour de la langue anglaise. Ce n’est surtout pas nommer un désamour univoque. C’est, à partir du vocabulaire joycien lui-même, tenter de « nommer » un rapport à la langue, rapport conflictuel et sérieusement ludique tout en même temps (car le jeu de mot n’est pas frivole mais permet de se libérer des fausses évidences des noms). Parler de haine de la langue, c’est toujours aussi parler d’amour, suggérer en tout cas qu’il en va d’un rapport affectif, passionné et violent à la langue qui ne se laisse jamais définir de manière unilatérale. L’émotion ni le nom ne peuvent se fixer : c’est une dimension labile de la bile et de la langue, ce que Joyce met en scène magistralement dans son œuvre en motion, à l’image d’un work in progress, et dans sa langue toujours « en mouvement », instable sur la ligne de crête de la différence des langues. Face à l’intrication, à la circulation et aux transformations de la haine et de l’amour, les mots des émotions figés en des noms trop communs doivent retrouver une plasticité et un mouvement auxquels la différence des langues participe.
La « haine » joycienne, affect labile et dynamique, résiste à la saisie des émotions comme unités stables, et résiste aussi à sa clôture en un nom unique énoncé en une seule langue.
La simple nomination des affects prend toujours le risque de rigidifier le fonctionnement de la vie émotionnelle : le pari ontologique que suppose la catégorie grammaticale qu’est le nom ne semble pas convenir à la porosité des émotions et à la description d’une intensité émotionnelle complexe voire contradictoire. Il faut remettre de la motion, donc du mouvement, dans la saisie des émotions, et jusque dans le nom précaire que la langue commune leur donne. C’est ainsi que nous pouvons proposer une « lecture » de James Joyce, dont les métamorphoses de la langue anglaise, avec laquelle il entretient un rapport violemment passionné et passionnément violent, peuvent se lire comme une tentative d’écriture en « haine » de la langue maternelle (selon le sens élargi de la « haine » que nous avons proposé).
L’élaboration d’un style marqué par le travail de la traduction vient donner une forme à la description dynamique des émotions qui s’incarnent dans le jeu des différents noms possibles et changeants de la haine. L’habile bile de l’écriture joycienne produit une saisie labile des émotions et de leurs noms, au nom même d’une vérité de la plasticité des affects comme au nom de la précarité essentielle de toute langue à nommer une fois pour toutes les réalités du monde et de la vie intérieure.
Affect si souvent présent au niveau du système des personnages, mais aussi émotion qui préside à l’écriture d’un auteur qui trouve dans l’exil (biographique et poétique)11 une réponse à sa détestation de l’Irlande natale, la haine devient l’emblème polymorphe et polysémique d’une écriture qui pense la conflictualité des émotions et le vertige du sens.
Le lexique de la « haine » est pris, dans l’œuvre joycienne, dans une tension irrésolue entre un sens littéral et un sens métaphorique. Au sentiment labile et jamais monolithique de la haine correspond tout un jeu de déplacement sémantique et morphologique des mots de la « haine ». Après l’image des mains énantiomorphes, le mot même de haine tend à devenir ce que Roland Barthes nomme un énantiosème (signifiant contradictoire). Cette ambiguïté fondamentale vaut comme une résistance à l’univocité à laquelle la langue ordinaire souhaiterait bien souvent réduire le langage. Elle vaut aussi comme une critique des passions, et une critique de la langue qui opère au sein même du matériau linguistique.
Une évidente charge de violence passionnelle est contenue dans le mot « haine ». Cette haine, dans toute son ampleur littérale et métaphorique, pourrait bien décrire la violence thématique, discursive et stylistique qui caractérise les œuvres de James Joyce, tant dans son rapport à sa patrie d’origine (l’Irlande engluée dans son nationalisme étroit) que dans son rapport à sa langue maternelle anglaise, langue du maître et du colon britannique, idiome problématique à creuser, à déplacer, à traduire, mais sans jamais le quitter totalement. L’œuvre joycienne est toujours en résistance : résistance politique, idéologique et morale, résistance à toutes les formes de nationalismes linguistiques et politiques.
Dans ses lettres à Nora Barnacle, Joyce ne cesse de vilipender l’Irlande et les Irlandais. Le lexique de la haine y est décliné : « detestable », « hate », « loathe », « hatred ».
Dublin is a detestable city and the people are most repulsive to me. I can eat nothing I am so agitated.12 I feel the day all wasted here among the common Dublin people whom I hate and despise.13
La lettre à Nora datée du 27 octobre 1909 est peut-être la plus explicite. Elle énonce cette situation d’être étranger (« a stranger ») dans son propre pays et baptise précisément ce sentiment du nom de « haine » (« hatred », « to loathe ») :
I felt (as I always feel) a stranger in my own country. Yet if you had been beside you [sic] I could have spoken into your ears the hatred and scorn I felt burning in my heart. Perhaps you would have rebuked me but you would also have understood me. I felt proud to think that my son – mine and yours, that handsome dear little boy you gave me, Nora – will always be a foreigner in Ireland, a man speaking another language and bred in a different tradition.
I loathe Ireland and the Irish. They themselves stare at me in the street though I was born among them. Perhaps they read my hatred of them in my eyes.14
Si la haine est un sentiment explicitement évoqué par Joyce dans sa correspondance privée à propos de son rapport à l’Irlande natale et aux Irlandais, nous aimerions faire l’hypothèse que cette émotion peut aussi être lue comme le moteur poétique d’une écriture qui résiste, thématiquement et stylistiquement, à toute idéologie nationale tout comme à l’impérialisme du sens unique de la langue. Par un travail précis de mise en scène des affects et de leurs noms, Joyce complexifie l’ordre des émotions et l’ordre de la langue. Hasardons une lecture qui cherche les mentions de la haine dans Ulysses et Finnegans Wake et prêtons attention aux ruses de la langue joycienne. Les métamorphoses de la vie passionnelle trouvent une représentation dans une langue poreuse lorsque la plasticité des émotions épouse la plasticité de la langue, en résistance face à l’unité des mots.
La haine peut effectivement se lire chez Joyce comme une passion labile autant que comme un mot incertain. « Hate. Love. Those are names »15 écrit l’auteur, suggérant un conflit existant entre la dynamique psychique et libidinale des affects et la fixité des noms de la langue. On ne peut pas penser les affects sans penser en même temps les noms qui les baptisent, et qui en leur attribuant un nom, délimitent une émotion, définissent une sensation. Et dans cette formule joycienne qui objective la nature premièrement nominale des affects les plus communs, peut-être pouvons-nous déjà entendre le trouble possible d’un jeu de mots translinguistique qui viendrait brouiller le nom même du « nom » au moment où l’unité des émotions et de leurs noms entre en crise : « Hate. Love. Those are names ». Or, quand on « name », chez Joyce, on ne compte pas, on ne compte pas sur la langue anglaise, et on ne compte pas les différentes langues possibles contenues dans un mot. Le vertige babélien de Joyce, qui culmine dans Finnegans Wake mais qui existe aussi de manière puissante dans Ulysses, fait que dans le mystère de l’unité nominale, le lecteur joycien peut entendre résonner en français le verbe de l’amour et sa possible négation : « What’s in a name ? », qu’y a-t-il dans un nom, « what’s in a n’aime ? », qu’y a-t-il dans l’amour et son contraire (ou sa négation), qu’y a-t-il dans un « n’aime » ? Le nom est toujours à double fond. L’interrogation joycienne « What’s in a name? » joue sur l’intertexte shakespearien de Romeo and Juliet et rappelle implicitement comment les drames de l’amour et de la haine sont, précisément, commandés par l’ordre des noms et des noms propres ennemis.
Le mystère premier du nom et le mystère des noms de l’amour et de la haine entreraient en écho chez Joyce avec la différence des langues, dans un trouble de la lisibilité qui se joue des frontières linguistiques, pour mieux se jouer, peut-être, des frontières instables entre les émotions, entre « Hate » et « Love », irréductibles dans leurs mouvements à la fixité illusoire que leurs noms leur attribuent. Si, dans notre lecture, l’on aime faire résonner le « name » joycien dans l’homophonie d’une traduction sonore, c’est que conformément à l’esthétique de l’auteur, l’écriture joycienne « n’aime » rien tant que jouer entre les langues, précisément quand le spectre d’une paronomase translinguistique permet de faire résonner souterrainement le verbe de l’amour et sa négation possible (n’aime) lovés dans le nom anglais (« name ») de la nomination. Dans le revers des mots maternels est creusé l’écho possible d’une langue étrangère. Le spectre de la traduction infligerait alors une cicatrice à même la langue maternelle, lorsque le name se défigure par le jeu de mots translinguistique, entre la haine de la langue natale et l’amour de la langue étrangère, lorsque la situation du pur monolinguisme est littéralement intenable pour un écrivain tel que Joyce, lorsque le rapport de l’écrivain véritable ressortit d’une inquiétude créatrice face aux possibilités du langage, entre attraction et répulsion vis-à-vis d’une langue maternelle « incontenable »16, à déborder.
Qu’importe, ici, que le jeu de mots soit programmé ou accidentel. Une lecture wakienne de Joyce permet de prolonger l’événement qu’a constitué toute l’œuvre joycienne. Et prendre Joyce au mot, c’est peut-être aussi le lire comme il écrit, poursuivre son geste en en faisant une méthode de lecture. Telle est du moins notre proposition de lecture. Une lecture en empathie joycienne, qui fonde son sentiment de lecture sur l’affection provoquée par la lecture de Joyce.
Toute l’œuvre de Joyce (qui porte le nom de la joie dans son patronyme) travaille l’énigme de la nomination, l’énigme du nom commun comme du nom propre. Le nom propre est toujours l’objet de rature (souvenons-nous de la célèbre scène du Portrait), il est rendu illisible par un excès de sens qui répond à l’arbitraire originel de la nomination. Si l’on a pu entendre le travail d’une petite « haine » poétique s’énonçant en français (n’aime) dans le nom anglais du nom (name), c’est aussi que lorsque les personnages joyciens s’inquiètent de savoir ce qu’il y a dans un nom, l’anglais se dédouble parfois malicieusement.
Dans Ulysses, les étoiles peuvent métaphoriser, par leur lumière intermittente et différée, tout « ce qu’il y a dans un nom », toute la vérité en clair-obscur des mots. Stephen Dedalus s’interroge dans la National Library de Dublin sur le labyrinthe des noms et utilise une métaphore stellaire. La célèbre interrogation sur les noms de l’enfance et le nom propre joue sur un désir latent de traduction qui permet l’étoilement de la langue maternelle par des traductions potentielles :
What’s in a name? That is what we ask ourselves in childhood when we write the name that we are told is ours. A star, a daystar, a firedrake rose at his birth. It shone by day in the heavens alone, brighter than Venus in the night, and by night it shone over delta in Cassiopeia, the recumbent constellation which is the signature of his initial among the stars. His eyes watched it, lowlying on the horizon, eastward of the bear, as he walked by the slumberous summer fields at midnight, returning from Shottery and from her arms.17
Dans cette interrogation exemplaire portant sur la précarité de tout mot de la langue, l’écriture constellée de Joyce joue sur un subtil effet de traduction. L’étrangeté du nom propre donné à la naissance se complique ici : le temps stellaire (la vitesse de la lumière) est aussi le temps différé de la traduction. On sait bien d’ailleurs que la lumière visible d’une étoile ne correspond pas à son temps présent. La lenteur de la vitesse de la lumière fait briller dans le ciel des étoiles qui sont déjà mortes. L’image de la constellation joycienne permet de mettre les langues en réseau (ou en constellation) par des phénomènes de traduction : on passe de « ce nom qu’on nous dit le nôtre », « the name that we are told is ours », à l’image de la grande ourse, « eastward of the bear ». Si la lumière des étoiles se présente à nos yeux dans un temps qui n’est déjà plus, la lisibilité d’un mot en « plus d’une langue » (pour reprendre la formule derridienne de la déconstruction) sort chaque langue de son temps propre, qui serait son identité, et provoque une extase qui est la trace de la traduction. Le nom comme étoile lumineuse ou constellation, ce phénomène céleste et lexical (« Was it a celestial phenomenon? »18) se situe « eastward of the bear ». Et c’est par l’entrejeu de la traduction que le nom s’établit : ours, possessif sans propriété unique, peut se lire en anglais et en français, et devenir alors un bear. Les mots joyciens font béer toute langue en la pluralisant de l’intérieur. La signature est condamnée à l’illisibilité, le nom à sa temporalité éphémère, à son existence insubstantielle et uniquement contextuelle. Ce nom qui brille si fort dans la nuit, s’il est « brighter than Venus in the night », c’est justement parce qu’il n’arrive jamais seul, car les noms sont « venus » ensemble, à plusieurs, en surimpression l’un de l’autre. Le nom de Venus, c’est le nom d’une planète et le nom de l’amour, le nom possible aussi de la traduction, dès lors que ce signifiant est lui aussi lisible en plus d’une langue, dans le labyrinthe des langues enlacées. Stephen Dedalus n’aura plus qu’à faire de la poésie à partir des noms :
– You make good use of the name, John Eglinton allowed. Your own name is strange enough. I suppose it explains your fantastical humour.19
L’étoile visible comme le nom lisible dans le ciel inscrivent la traduction au cœur des constellations labyrinthiques des langues. Venus se dédouble comme les ours, les pronoms et les noms aussi, et la traduction comme procédé d’écriture se représente dans les signifiants joueurs de l’amour et de la haine, en toutes langues.
Dans Finnegans Wake, l’auteur fait explicitement cohabiter haine et amour, les affects comme leurs noms (love et loathe), en convoquant le souvenir d’un patriarche de la Genèse. Le personnage biblique de Loth, qui, en compagnie d’Abraham, quitte Ur (et donc tous les lieux de l’origine, l’Ur allemand, dès lors qu’on l’entend en mode stéréo bilingue), part vivre à Sodome et devient une figure trompée de l’inceste quand ses filles profitent de son ivresse pour coucher avec lui et tomber enceintes. L’inceste, bien sûr, est cette figure qui complexifie le registre de l’amour traditionnel. La dégénérescence wakienne de la langue vire elle-même à l’inceste linguistique, et les noms de l’amour et de la haine se mêlent pour former une langue nouvelle aux noms aussi ambivalents que les affects :
All me life I have been lived among them but now they are becoming lothed to me. And I am lothing their little warm tricks. And lothing their mean cosy turns. (FW 627.17-18)
Dans le pronom « them », on pourrait entendre déjà en traduction le sème d’un « s’aime » français ambigu. Les formes wakiennes « lothed » et « lothing » jouent de l’équivoque entre loved et loathed, loving et loathing, lorsque la langue est « peu disposée » (to be loth to do something) à départager ce qu’elle aime de ce qu’elle abhorre. L’idiome joycien préfère les petits trucages linguistiques et les mauvais tours, « little warm tricks » ou « cosy turns », lorsque les tours rendent la signification (to mean) mauvaise ou méchante (to be mean), et que to love et to loathe sont pris dans un jeu de reflet indécidable. Ce « lothing », signifiant plusieurs fois énantiosème, n’est pas rien : il charrie avec lui toute une histoire d’interdits et d’inceste. La langue de Loth, en régime wakien, signifie excessivement (a lot), l’entrelacs du loving et loathing prend alors le risque de la malchance et de la perte (losing), voire du rien (nothing). La chose (thing) du père Loth, c’est la parole délirante du lothing, une « haine » (littérale et métaphorique) de la langue maternelle anglaise incestueuse. L’ajout d’une lettre, sa disparition ou son déplacement, permettent de faire basculer la langue dans un conflit affectif, sémantique et morphologique. Le mot-valise joycien permet d’agréger des antonymes – c’est-à-dire de déjouer plus largement le principe même de l’antonymie comme de la synonymie, refusant le principe de non-contradiction logique, congédiant les figures de la Loi et mettant en crise les figures d’autorité, et l’autorité de la langue maternelle elle-même, en proie à un violent inceste stylistique.
Dans Ulysses, le néologisme « unhating »20 exhibe ce paradoxe d’une forme qui fait violence à la langue normée tout en énonçant une absence de haine. Le conflit du signifié et du signifiant inscrit bien ici cette labilité des affects qui fait retour dans la manière de les nommer et de les écrire. Avec Joyce, la labilité des affects et la labilité des mots permettent bien l’élaboration habile d’une écriture à la bile, qui signe du nom transfiguré de la haine un investissement libidinal complexe et contradictoire face à la langue maternelle anglaise.
On pourrait multiplier ad libitum les lectures de Finnegans Wake qui défigurent les signifiants de l’amour et de la haine, en anglais et en « plus d’une langue », et qui se présentent comme des emblèmes d’un rapport violent et passionné aux langues et au langage. Il est peut-être plus intéressant de voir comment ce dispositif poétique est déjà présent dans Ulysses, sous d’autres formes. Suivons les pas du personnage Haines, l’étudiant anglais si bien nommé, car son nom est à cheval entre les langues et parce qu’il emblématise à lui tout seul un certain rapport aux langues, notamment lorsqu’elles se présentent en tant que langues nationales. Le texte joycien s’amuse à jouer des tours à la langue anglaise et multiplie les indices invitant le lecteur à lire le nom propre de « Haines » comme un nom possible, en français, de la haine. Il faut « traduire » pour bien entendre la langue de Joyce :
– Tell me, Mulligan, Stephen said quietly.
– Yes, my love?
– How long is Haines going to stay in this tower?21
« Love » et « Haines » sont présentés en miroir dans le miroir des langues anglaise et française. Le jeu translinguistique se poursuit dans une boutade qui appelle la traduction : lorsque Buck Mulligan demande à Stephen : « Why don’t you trust me more? What have you up your nose against me? Is it Haines? »22, il faut bien entendre que la haine, c’est quand « on a quelqu’un dans le nez » (« what have you up your nose against me? »). Le texte nécessite une traduction pour révéler tous ses jeux de mots. Haines peut être la cause de ce déficit de confiance entre les personnages, mais c’est aussi le signifiant translinguistique qui brise la confiance traditionnelle que l’on a dans la langue anglaise. L’idiome devient lisible en plusieurs langues en même temps. Si le haineux et haïssable Haines possède un patronyme lisible en deux langues, nombreux sont les jeux de mots qui se construisent sur cette indécidabilité de la nationalité d’un signifiant, mettant ainsi à mal l’idéologie du monolinguisme lorsque des idiomes se mettent à résonner en plus d’une langue. On comprend bien alors que la tour Martello, lieu dans lequel s’ouvre Ulysses, est bien une autre tour de Babel qui réserve de bons (ou mauvais) tours à la langue. Ce jeu de la traduction est une modalité constitutive de la « haine » joycienne de la langue maternelle, de son amour ou de son ressentiment.
Mais c’est aussi en tant que langue nationale, et pas seulement natale, que l’anglais est tenu à distance par Joyce. Haines, personnage antisémite à ses heures, est un Anglais venu en Irlande qui fonctionne surtout comme l’incarnation de l’impérialisme britannique et de la domination coloniale. En tant que représentant de l’Empire britannique colonisant une Irlande aspirant à l’indépendance nationale, le nom de ce personnage assume doublement la haine politique qui commande la domination coloniale et le ressentiment des colonisés. Si Haines porte bien son nom, assurément, son patronyme réfléchit autant les affects politiques d’un Empire conquérant que ceux des Irlandais dominés. Les haines sont bien au pluriel dans ce nom à lire en anglais et en français. C’est ici déjà toute la position politique de Joyce qui se donne à lire, lui qui tente d’échapper à toutes les revendications nationales et nationalistes, préférant l’exil à l’enrôlement combattif auprès des nationalistes irlandais. La haine s’écrit donc bien logiquement au pluriel (Haines) et dans le geste d’une traduction pour échapper, sans doute, à l’univocité ordinaire du lexique de la haine politique. Pour échapper, aussi, au pouvoir et à l’idéologie de la langue nationale qui pèse sur l’idiome maternel anglais.
Dans les hallucinations délirantes de l’épisode Circé, ce personnage trouve son double à travers un Doppelgänger ayant une burlesque carotte dans les fesses : « the Reverend Mr Haines Love »23. Ce qui se traduit se déplace aussi, se translate, et diffère de soi-même. Et à ce moment là le revers de la haine se nomme bien avec humour « amour » (love). Ce « révérend » surgi sous les auspices de la magicienne Circé, dans la folie nocturne et lexicale d’un « rêve errant », permet de traduire la haine en amour, de déplacer les affects au miroir des déplacements de mots. Si le Révérend Mr Haines Love a une carotte entre les fesses, c’est alors peut-être aussi parce que les signes d’amour et les signes de haine peuvent s’échanger, dans le revers des mots, des signes linguistiques ou des images, au gré d’une pochade anticléricale. Gare, alors, à la carotte, qui peut être autant l’image d’un amour homoérotique que l’image d’une insulte, d’une injure ou d’un viol corporel. « Violer d’amores » annonce dès l’incipit l’idiome de Finnegans Wake dans une sorte d’oxymore des passions. Si Richard Ellmann a toujours insisté sur le fait que l’amour était le thème central de Ulysses, la haine en serait assurément l’autre visage, dissymétrique, et peut-être même le principe poétique. Il en va de la haine comme des coups de foudre : « Hate at first sight »24 dit bien le texte joycien, dans une substitution des mots.
Le premier chapitre de Ulysses est fort célèbre et thématise déjà la violence linguistique des conflits politiques. La laitière irlandaise, la vieille Grogan, ne distingue pas ce qui est censé être « la » langue irlandaise et confond ironiquement le gaélique avec le français. L’embrouillamini linguistique est cocasse. C’est Haines, l’Anglais d’Oxford au patronyme aussi français, qui parle gaélique, alors que la vieille laitière irlandaise ne comprend pas cette langue et la confond avec le français, la langue de l’ennemi héréditaire de l’Angleterre. Buck Mulligan répond à la vieille femme et indique comment la renaissance linguistique du gaélique procède ironiquement d’une interpellation coloniale. Le désir du colon britannique (Haines) est contradictoire : il impose la langue anglaise et en même temps il souhaite que le colonisé parle aussi le gaélique, en conformité avec les identités linguistico-nationales qui forment le présupposé des nationalismes idéologiques :
He’s English […] and he thinks we ought to speak Irish in Ireland.
– Sure we ought to, the old woman said, and I’m ashamed I don’t speak the language myself. I’m told it’s a grand language by them that knows.25
Ce sont malicieusement les personnages opposés du colon et du colonisé, le Citoyen nationaliste (le Cyclope) et l’Anglais de la perfide Albion Haines, qui parlent gaélique dans le roman. La langue joycienne préfère quant à elle les agrammaticalités produites au sein de l’Irish English, à l’image de la grammaire plusieurs fois fautive de la laitière (I’m told it’s a grand language by them that knows). La mauvaise langue, le mauvais parler fautif de la laitière, est cette manifestation poétique de la méfiance joycienne envers l’idéologie politique de toute langue nationale. Joyce a toujours préféré défigurer l’anglais dans une érosion créative, plutôt que d’embrasser le gaélique comme langue identitaire. La structure passive (I’m told) joue sur les formes classiques I was told ou I’ve been told qui introduisent une parole rapportée et la tournure I’m told to be qui indique une réputation. Dans ce trouble grammatical s’énonce en même temps cette dépossession de la parole de la laitière. Cette dernière « est parlée » par le colon anglais qui souhaite lui faire parler une langue irlandaise qu’elle ne parle pas. Les fantasmes d’identité linguistique relèvent alors bien d’effets de domination politique et coloniale. Il y a une instrumentalisation des locuteurs (that remplace le pronom who) et une confusion entre la parole singulière et collective (knows au lieu de know).
L’esthétique joycienne de la faute grammaticale fonctionne ici comme ce qui gène la mécanique des langues nationales et leur imposition à des populations au nom d’une conception identitaire des langues et au nom des monolinguismes de l’État-nation. La vieille Grogan parle un mauvais anglais et ignore le gaélique. Son ignorance est comiquement ce qui permet à sa parlure de résister à l’idéologie de la langue nationale. Si la laitière, interpellée par l’idéologie nationaliste, pense que le gaélique est « a grand language », la formule est symptomatiquement corrigée par Buck Mulligan : « – Grand is no name for it, said Buck Mulligan. Wonderful entirely. »26
La surenchère dans l’éloge de la langue gaélique s’énonce ironiquement en anglais, et dans un anglais « purifié » qui cherche à se débarrasser de ses emprunts français : « Grand is no name for it ». Ce qu’il faut lire dans cette correction, c’est que « grand » n’est pas adéquat car le mot est insuffisant et (car ?) emprunté au français, alors que « wonderful » sonne comme un superlatif bien anglais. Mais ce faisant Mulligan dit aussi que la « merveilleuse » langue gaélique relève bien de la « merveille », c’est-à-dire du mirage et de la fable linguistique qui cherche à faire exister ce qui n’existe quasiment plus. L’échange entre les personnages montre bien l’imbroglio des langues et des imaginaires linguistiques qui attribuent systématiquement une langue à un territoire défini politiquement, autant que le volontarisme linguistique des locuteurs. La langue irlandaise fantasmée et idéalisée prend les airs d’un fantasme national que nul personnage ne semble capable de parler – à l’exception du représentant de l’empire britannique dominateur. Les revendications nationalistes de la promotion de l’intégrité et de l’authenticité de la langue irlandaise se donnent à lire clairement dans les paroles de Mulligan. La surenchère adjectivale qui vient qualifier la langue irlandaise ne peut se contenter de « grand », signifiant disponible en anglais et en français. L’irlandais sera donc paradoxalement dit « wonderful » grâce à un terme anglais et non spécifiquement irlandais. La polysémie du « wonderful entirely » (« merveilleuse en tout point ») est cette ruse qui rend cependant le gaélique suspect. Les rodomontades de Mulligan tournent en dérision, bien qu’il en ait, les revendications linguistiques volontaristes des nationalistes irlandais. Il est assurément cocasse que la vieille laitière, la Mère Grogan, prenne la langue irlandaise pour du français, alors que seul le jeune homme anglais d’Oxford est capable de parler Irish. C’est lui, l’Anglais, qui parle irlandais à une laitière irlandaise qui ne parle qu’anglais. Cette scène de quiproquo linguistique a pu être analysée par Vincent Cheng comme une parodie de rencontre ethnographique27. Elle témoigne à l’évidence de la méfiance joycienne envers les « haines » linguistiques autant qu’envers les amours programmées pour les langues nationales.
Haines, incarnation de l’impérialisme britannique, est aussi la figure de l’ethnographe du Revival gaélique. C’est lui qui va à la National Library faire des recherches folkloriques, qui achète l’ouvrage de Douglas Hyde Lovesongs of Connacht et qui travaille à un livre sur le folklore irlandais. Ce qui est intéressant de remarquer dans cette insistance, c’est la manière dont la figure de l’impérialiste est en même temps le personnage le plus folkloriste, comme si Haines incarnait en même temps la double face du nationalisme, en sa version majeure dominante comme en sa modalité mineure dominée. Haines ethnographe et folkloriste, compétent en gaélique, dénonce à son corps défendant l’ambiguïté théorique et politique de la patrimonialisation des langues mineures et des cultures et de leur imaginaire national-identitaire, dont les monolinguismes d’Etat sont la conséquence sur le plan politique. Toute l’écriture joycienne est une réponse autant poétique que virulente face à cet imaginaire identitaire des langues, imaginaire qui repose sur la valorisation idéologique de l’idée de langue natale que tout locuteur devrait naturellement « aimer »28.
Si le bien nommé Haines est un personnage joycien intéressé par les langues, et si son nom traduit une ambiguïté au sein de la langue nationale elle-même, ses rêves nocturnes dévoilent comment « Haines » fonctionne comme le signifiant d’une forme de haine de la langue dite nationale, alors même que le personnage n’est animé que de la poursuite d’une langue nationale fétichisée et naturalisée. Haines, figure du colonisateur britannique, présent autant en Irlande qu’en Afrique, est à la recherche d’une panthère noire :
He was raving all night about a black panther, Stephen said. Where is his guncase?29
His old fellow made his tin by selling jalap to Zulus or some bloody swindle or other.30
Si Haines rêve d’une mystérieuse « panthère noire » (black panther) toute la nuit, c’est que son désir de domination coloniale est aussi un désir de domination linguistique à travers l’idéologie de la langue nationale. Ce jeu sur l’Empire et l’emprise coloniale pose la question de la colonialité de la langue nationale et de ses rapports de pouvoir avec les autres langues. Et là encore, l’amour peut se transformer en haine. Le rêve permet ce retournement. La part d’ombre que porte Haines, sa face cachée et son fantasme nocturne, c’est, contrairement à ce qu’il fait le jour, la haine de la langue nationale, cette panthère. La chasse à la panthère est bien son obsession : « Out here in the dark with a man I don’t know raving and moaning to himself about shooting a black panther. »31 Cette panthère noire réapparaît dans l’épisode « Oxen of the Sun » : « Ah ! Destruction! The black panther! »32, et encore à la toute fin de Circé, aperçue par Stephen et assimilée à un vampire : « Who ? Black panther vampire. »33 Cette panthère noire vampirisante, qui fait retour dans le texte et qui obsède Haines, n’est pas qu’un animal exotique que le chasseur colonial rêve de tuer dans sa soif de sang. C’est aussi la célèbre métaphore de la langue nationale héritée de Dante. Et en ce sens, Haines représente bien cette double figure de l’impérialisme britannique et de la colonialité de la langue nationale. Depuis Dante, défenseur de la lingua nutrix et figure paradigmatique de l’inventeur d’un « vulgaire illustre » promis à l’avenir d’une langue nationale, la panthère est cet animal qui métaphorise le devenir-national de la langue vulgaire. En effet, le premier animal que rencontre Dante dans sa Commedia est « una lonza », que l’on traduit habituellement par panthère. Mais cette panthère apparaissait déjà dans le De vulgari eloquentia et allégorisait le vulgaire illustre qu’il s’agissait de trouver. La panthère de Dante, c’est l’image de la langue nationale en formation et en construction.
Si Haines rêve non pas seulement de partir à la recherche de la panthère, mais de l’abattre, de faire de la traque une chasse, dans ses rêves qui sont comme une réminiscence de Dante, c’est que son affect est lui-même ambigu. Instrument de toutes les politiques des monolinguismes d’État et de l’idéologie de la langue nationale le jour, il cherche au contraire la nuit à abattre cette langue nationale qu’il recherche. Entre le Haines diurne et le Haines nocturne, entre celui qui promeut les imaginaires et les politiques de la langue nationale identitaire, et celui qui cherche à détruire cette chimère de la panthère-vampire, c’est encore la labilité de la haine et de l’amour, en même temps que la mobilité de la langue et des images, qui donne au texte joycien sa densité et sa complexité. Personnage au nom duplice et à cheval entre les langues, ce personnage allégorise autant les ambiguïtés de l’amour et de la haine que les dangers idéologico-politiques d’un amour aveugle pour les langues nationales identitaires.
C’est donc bien le nom de la « haine » (dans toute sa polysémie, son ambiguïté et sa réversibilité possible), plutôt que celui de l’amour, qui peut devenir l’emblème joycien d’une méfiance envers les langues nationales et leur institution en tant que langues maternelles. L’écriture joycienne devient alors pensable comme une « haine » de la langue maternelle anglaise, et plus largement, comme la traduction stylistique d’une haine poétique envers toute langue cherchant à instituer une domination politique nationale.
Si l’écriture joycienne joue de la traduction et de la différence des langues pour inscrire poétiquement une « haine » de la langue anglaise liée à une détestation de l’imaginaire identitaire et national des langues, c’est aussi à l’échelle de la lettre alphabétique que s’opère le rapport conflictuel avec le matériau linguistique. Et la lettre N elle-même, homophone de la « haine » française si prisée par l’auteur, finit de signer l’œuvre joycienne par la joie (joy) d’une défiguration de l’anglais non seulement via la langue étrangère fantomatique, mais aussi à l’échelle de la lettre.
Il y a tout un imaginaire alphabétique de la langue qui traverse la littérature et le rapport au langage d’une manière générale. Et Joyce n’est bien évidemment pas le premier à faire entendre la haine dans le N. Dans L’harmonie imitative de la langue française (1785), Pierre Antoine Augustin de Piis jouait déjà sur les ressemblances entre aime et M, haine et N : « L’M aime à murmurer, l’N à nier s’obstine »34.
Si dans les lettres (dans la correspondance privée) de Joyce la haine s’énonçait explicitement, la lettre N vient quant à elle inscrire, par le secret et la ruse, un autre régime de l’affect haineux qui pousse une écriture aussi violente que joueuse à défigurer l’anglais. On sait bien comment la poste et les facteurs sont, dans l’univers joycien, pris dans un rapport en miroir avec l’acheminement des lettres alphabétiques et leur distribution. L’unité minimale de la lettre, qui se déplace et circule, est un facteur de la déstabilisation de la langue. Et quand un N sème la pagaille, c’est encore une autre modalité de la haine linguistique qui trouve une inscription poétique et métapoétique dans le texte joycien.
Depuis la révision du texte de Ulysses par Hans Walter Gabler, on sait que le télégramme annonçant (en France) à Stephen Dedalus la mort de sa mère substitue un N inattendu à un M. Le « blue French telegram », ce petit bleu français, « curiosité à exhiber » (« curiosity to show ») franchit les frontières nationales et intervertit les lettres, provoquant une erreur pleine de sens. L’annonce de la mort de la mère est marquée par l’altération de la langue maternelle, par la confusion du N et du M, alors même que la haine de Stephen et son violent rejet de la figure maternelle (dans laquelle les traits de la mère se superposent aux lignes de l’espace natal irlandais, mère et mère patrie se superposant) dramatise le premier chapitre du livre. Un « N » et une « haine » se sont astucieusement substitués à un « M » / « aime » : l’erreur du télégramme (« Nother dying come home father »35 au lieu de « Mother dying come home father ») livre, par le jeu de la lettre alphabétique et de sa prononciation en français, le conflit affectif de l’amour et de la haine que le fils entretient envers sa mère et toutes les mères métaphoriques (patrie, langue maternelle). Ce N qui rature le nom de la mother en venant simultanément nier l’annonce de la mort de sa mère (« not her dying » est lisible dans « Nother dying ») peut se lire comme une petite haine homophone de la langue maternelle, haine poétique qui altère l’anglais dès l’échelle de la lettre par la ruse de l’écho d’une langue étrangère et par une erreur typographique.
Il y a bien une correspondance entre l’épistolaire et le littéral, grâce à la polysémie des letters, à entendre dans une instabilité sémantique qui correspond à l’instabilité de tout nom, qui correspond aussi à l’instabilité intrinsèque de l’affect, de cette haine-amour entretenue vis-à-vis d’une langue dont l’on jouit au moment où on la défigure, que l’on aime le plus quand elle n’est plus identique à elle-même, quand on la rature, qu’on déplace ses lettres ou qu’on la traduit.
Ulysses s’ouvre sur une parodie de messe folle devenue fort célèbre. Mais ce qu’il faut aussi remarquer dans cet incipit, par delà la parodie de la gestuelle liturgique et du dogme de l’incarnation, c’est la manière dont, au moment où Buck Mulligan se rase, il coupe aussi la langue, et que cette coupure décapite précisément la lettre initiale d’un autre nom de nom : « noun ».
For this, O dearly beloved, is the genuine Christine: body and soul and blood and ouns. Slow music, please. Shut your eyes, gents. One moment. A little trouble about those white corpuscles. Silence, all.36
La messe parodique féminise le Sauveur en Christine « authentique » (« genuine »), mais c’est tout le dogme qui est réduit à un verbiage : « body and soul and blood and ouns ». Le dernier terme, « ouns », fait de la parole liturgique une scansion d’onomatopées ou de bruits du corps (Mulligan fait d’ailleurs des « glouglous », « gurgling »). La mystique chrétienne du corps est résumée en rimes sans raison par l’étudiant en médecine : la litanie des corps, âme et sang produit un « pataquès », un pur signifiant. L’onomatopée « ouns » est le produit phonétique des signifiants body, soul, blood. Mais c’est surtout le produit de noms (nouns) amputés de leur initiale (n-ouns), lorsque la défiguration de la langue procède selon une logique marquée par le jeu d’une haine stylistique dans l’absence d’un N. À la parole liturgique performative est opposée une esthétique de l’écriture qui procède par raturage, par effacement, par écorchement de la langue, dès le nom de nom, dès le jeu d’un(e) N/haine. La langue tend vers l’onomatopée, la litté-rature joycienne procède bien d’un jeu entre litter et letter, le petit déchet supprimable d’une lettre, en faisant entrer la rature comme une marque stylistique où la coupure vaut aussi comme une création, où la haine est une passion. Décapiter le nom de « noun » de sa lettre initiale, c’est faire du N une lettre capitale, la clé d’une stylistique qui fonctionne sur la rature, l’unité de la lettre, et l’imaginaire d’une haine polymorphe, littérale et métaphorique. Si Buck Mulligan s’exprime « sur un ton de prédicateur » (« in a preacher’s tone »)37 bien qu’il soit « untonsured », c’est que l’absence de tonsure marque aussi un ton anglais bien mal assuré, bien qu’il en ait (un ton sûr résonne dans untonsured). Dès les premiers mots de Ulysses, à lire à la loupe et à la lettre, la langue se défait et se traduit, sous le signe d’une petite haine poétique cachée dans la première occurrence d’un N disparu mais d’autant plus actif.
La lettre N, c’est dans Ulysses cette lettre qui est barrée et qui déforme l’unité des noms en ravageant l’intégrité de la langue. Ce petit secret de l’incipit, caché dans le mystère du N raturé, se retrouve dans l’œuvre. C’est encore un N qui est barré, lorsque la barre ou la haste typographique est furtivement (haste : précipitation) effacée dans le texte joycien, au gré d’un graffiti urbain. N, c’est bien encore la lettre qui fait l’objet d’une petite haine de scripteur, qui inscrit par l’effacement une violence stylistique. La disparition de la « haste » de la lettre N joue possiblement sur un signifiant fantomatique susceptible d’être lu simultanément en français et en anglais. Le tour de passe-passe et le jeu de disparition ou d’effacement de ce qui fait le corps des lettres sont en rapport avec une poétique généralisée de la traduction articulée à la plasticité et à la mobilité de la lettre. C’est ce qu’emblématisent les ruses du N joycien. Joyce translate et déplace, transfère et traduit les signes de l’alphabet afin de mieux se jouer de l’anglais, en toutes langues. Cette inscription murale de Ulysses mérite d’être décryptée et lue à la lettre :
POST NO BILLS. POST I IO PILLS.38
Les nombreux graffitis joyciens qui biffent les affiches dublinoises du roman figurent de manière exemplaire ce travail à la lettre d’une haiNe de la langue maternelle, lorsque le rapport métonymique entre la langue et la lettre se fait le miroir d’une appréhension générale du langage faite d’inquiétude, de rature, de violence. La barre oblique du N est effacée : le petit vandalisme urbain anonyme fait que la lettre N se barre elle-même. Dans ce geste d’effacement, l’interdit (post no bills) se lève, la liberté de l’écriture (ici l’acte de défiguration d’un graffiti) advient et débouche sur l’image d’une puissance démultipliée, une « dépense » de la langue qui ne laisse plus cette dernière interdite. La puissance N d’une écriture à la lettre, c’est bien une logique de démultiplication à la puissanceⁿ : on passe de rien (« no bills ») à l’excès (110 pilules ou pills). L’interdit n’est plus : la langue ne reste pas muette, elle déserte en devenant diserte. Cette remise en circulation de la lettre est bien sûr garantie par le jeu polysémique sur la « poste » et la distribution des lettres par des facteurs insoupçonnés. Ici, post ne dit pas stop à la langue : le signifiant invite plutôt à entrer dans la logique de l’ajout successif, un peu comme une logique du post-scriptum infini.
Dans la biffure qui fait aussi passer des « bills » aux « pills », il y a aussi un dés-ordonnancement de l’écriture : écriture sans ordonnance mais pleine de pilules et de lettres malades. Le panneau « défense d’afficher » (post no bills) biffé fait surgir de la rature des lettres de nouvelles significations ad libitum. On pourrait peut-être dire que l’écriture publique que serait un graffiti barrant une affiche publicitaire vient représenter une réappropriation bien- ou malveillante (l’amour ou la haine) de la langue commune tombée dans les figures éteintes de la langue ordinaire, publicitaire, idéologique et commerciale. Le commerce linguistique hétérodoxe de la rature et du graffiti, commentaire parasitaire, vient relancer les possibilités de la langue commune en creusant cette dernière de l’intérieur, en défigurant ses propres lettres. On sait qu’il faut toujours lire Joyce à la lettre, dans le détail microscopique des délires du littéral et des folies typographiques, lorsque la coquille devient le lieu d’une réinvention de la langue. On sait aussi que le mode de lecture appelé par l’œuvre joycienne, valable pas seulement pour Finnegans Wake, est une lecture joueuse, une lecture en traduction, qui demande la traduction, qui appelle un déchiffrement plurilingue pour donner sens à des énigmes dont la clé n’est fournie que par une écoute polyglotte du texte. Lire à la lettre et en « plus d’une langue », c’est lire la haine chiffrée dans une lettre, N, une lettre homophone, en français, de cet affect tortueux et mouvant de tout sujet de la langue pris dans l’impossible demeure en un idiome, sujet condamné à l’exil intérieur et linguistique, littéral et figuré. Si la lettre N effacée permet de passer de « NO » à « 110 », de l’absence de « bills » à la prolifération des « pills », c’est que les langues, les lettres ou les signes sont toujours à lire plusieurs fois, en plusieurs langues. Et la haine inscrite dans le N se pointe alors une seconde fois du doigt, lorsque l’humeur polymorphe et joueuse de la langue joycienne permet d’écrire à l’encre sympathique, en résonance et en transparence du bill anglais, cette autre bile qui préside à l’écriture à l’encre haineuse. Le jeu de mot translinguistique et le spectre d’un imaginaire de la traduction qui commence dès l’unité minimale de la lettre, sont les moteurs stylistiques de la haine joycienne de la langue maternelle, dont l’ambivalence radicale envers l’anglais débouche sur le désir de toucher aux langues étrangères. Ce N joycien en train de s’effacer pour devenir une forme nombreuse (110) dit cette puissance illimitée de la langue, dès qu’elle se met au goût de la haine poétique.
Si la « haste » du N a disparu, c’est aussi parce que la défiguration de l’anglais ne correspond pas seulement à un affect (la haine), mais aussi à une vitesse d’écriture. Les passions elles-mêmes, comme leurs noms, évoluent dans le temps, sous la modification de la durée. Les étoiles observées par Stephen Dedalus nous avaient déjà indiqué que le labyrinthe des noms dépend d’une vitesse variable de la langue, d’un temps hétérogène de l’anglais. Réglons alors notre lecture sur le tempo variable de la langue joycienne. La transformation des affects et la transfiguration des mots est en rapport avec la vitesse variable du temps. Dans Finnegans Wake, on trouve cette exclamation : « my haine shall hurrish ! » (FW 416.1). Le nom de la haine se traduit en français car la langue se précipite (to hurry). L’accélération du temps et de la langue ouvre l’anglais aux langues étrangères, dans une résonance simultanée entre la haine (hate) et la hâte (haste). « Shall grow, shall flourish! Shall hurrish! Hummum. » (FW 416.1-2) : en se développant, la langue croît (« grow ») et fleurit (« flourish ») moins par germination naturelle que par greffe de traductions. Les fleurs de la langue s’épanouissent dans la déhiscence de la traduction et la langue maternelle (« mum ») se met à fredonner (to hum) et à chantonner des airs étrangers. C’est toute une chaîne paronomastique translingue, hate, hâte, haste, « haine », prise comme dans un chiasme, qui donne le ton à cet emportement d’une phrase qui encourage la haine, fureur poétique et violence linguistique, à s’épanouir au maximum. Bloom.
Cette puissance de déstabilisation de la langue commune opérée par le N joycien trouve bien sûr son expression maximale dans toute l’œuvre de Finnegans Wake qui fait bien de l’unité de la lettre le point de départ du délire linguistique et de l’adieu fait à la langue commune anglaise, dans une défiguration maximale de la langue. Le principe esthétique de la désappropriation matricide de la langue maternelle, en rapport avec la critique théorique de la catégorie de l’identité, attribue à l’idiome wakien ce pouvoir : « the coincidance of their contraries reamalgamerge in that indentity of undiscernibles » (FW 49-50). La monstrueuse coexistence des contraires (contradiction incarnée dans le corps hybride des mots wakiens) vient désigner l’aberration de toute entreprise d’opposition duelle et de logique binaire (comme, par exemple, l’opposition entre les émotions de l’amour et de la haine). Dans l’émergent amalgame mélangé de l’embrouillamini linguistique indiscernable, l’impossible de l’identité comme catégorie et l’impossible de son nom (i[n]dentity), comme de tout nom unique, se donne encore à lire, heureux hasard, dans l’ajout d’un N. On y lit une haine, à la lettre, de l’identité (« indentity ») et de l’entité linguistique qu’est le nom. Joyce a bien une dent contre la langue et contre la stabilité des noms, que la lettre N, ou l’affect haine, permettent de remettre en mouvement. Si toutes les lettres s’affolent de manière absolue dans Finnegans Wake, c’est la lettre N, peut-être, qui provoque cette crise d’une fin possible des mots communs, du monolinguisme ou du sens unique. FiNNegaNs, on le sait, est un patronyme qui nie la fin, et qui la nie en plusieurs langues en même temps (negans : latin, fin : français, Finnegan : gaélique). Le redoublement de la lettre N est ce qui permet d’inscrire dès le titre ce travail négatif de la lettre, pour la haine du monolinguisme anglais et pour l’amour des langues ou des monolinguismes de l’autre.
L’idiome wakien traduit donc et déplace tous les noms de l’amour (die Liebe) et de la haine (hatred, der Hass), en toutes langues, jusqu’à faire surgir un désordre linguistique qui se renomme « glamour », c’est-à-dire cette haine-amour ambivalente et dynamique pour l’anglais et toutes les langues du monde :
Glamours hath moidered’s lieb (FW 250.16)
Mon gloomerie ! Mon glamourie ! (FW 493.36)
Entre les revendications de propriété (« mon ») et leurs inversions littérales, c’est tout « nom » qui est pris à revers, dans la mobilité du N et du M du nom et du possessif « mon ». Il y a de la « haine » et du « aime », du M et de la N, dans le délire illisible de l’idiome wakien tel que nous le lisons. Aimer ou haïr la langue jusque dans son fol embabelement, cela rendrait peut-être la haine « glamour ». La haine joycienne de la langue maternelle, ce n’est sûrement pas un pur amour, mais ce serait peut-être, parfois, un peu « glamour », dans la mesure précise où ce terme est une déformation du nom de « grammar ». Le terme « glamour » est en effet une déformation écossaise du nom de la grammar, c’est-à-dire du savoir des classes lettrées, classes garantes de l’orthodoxie linguistique39. Si la haine peut parfois devenir glamour, c’est qu’elle sonne le glas de cet amour purement grammatical de la langue, et qu’elle s’invente par-delà les lois de la grammaire, du bon usage et de la demande de lisibilité et de claire compréhension, dans des morphologies nouvelles permises par la mobilité de la lettre et les ressemblances hasardeuses avec les langues dites étrangères.
La lecture de Joyce est toujours une expérience risquée, dont l’illisibilité peut parfois provoquer le malaise, le rejet ou l’irritation (la haine ?) du lecteur. Une telle œuvre, née de ce rapport érudit et complexe à la langue anglaise et aux langues du monde, que l’on peut nommer, dans toute sa polysémie et son extension sémantique proposée ici, une habile « haine » de la langue, peut faire naître chez le lecteur un sentiment de lecture extrêmement ambivalent, entre fascination et répulsion, amour et détestation. Cette mise à l’épreuve du lecteur produit l’intensité d’une expérience esthétique dans laquelle les affects sont eux-mêmes pris en chiasme ou en miroir, inséparables, fluctuants et contradictoires. Aimer Joyce et le haïr, mais d’une haine intense car vécue dans sa chair de lecteur, c’est en tout cas prendre la mesure de la puissance émotionnelle d’une œuvre.
Ce nom de haine que nous avons choisi pour rendre compte de notre lecture du texte joycien ne renvoie donc pas directement à un affect immuable et définissable. Ce n’est pas simplement la haine de la psychologie, aussi polymorphe soit-elle, c’est aussi un affect construit et entretenu par une expérience esthétique, un affect travaillé par la culture et la lecture. C’est une émotion construite dans le temps second de sa reprise, de sa réflexion. C’est un nom à l’essai, temporaire et précaire, qui tente de faire partager avec émotion et mouvement une expérience de lecture et des propositions de commentaire.
Ce que nous avons nommé la haine de la langue joycienne renvoie donc moins à une vérité psychologique, à une simple clinique des passions ou à une catégorie figée qu’à une expérience singulière et stupéfiante de la langue en tant que lieu de la complexité, de l’ambivalence, de l’impossible. La haine joycienne de la langue maternelle, c’est donc cette expérience sensible que l’auteur fait de la langue à travers l’écriture, l’expérience de l’écriture, ou de l’écriture comme expérience. L’apprentissage de la vie affective est inséparable des vies imaginaires, plurielles et potentielles faites par la fréquentation des livres, des œuvres, et les subjectivations temporaires mais efficaces liées aux expériences esthétiques. Lire un ouvrage de Joyce peut en soi participer à faire l’expérience, médiatisée et réflexive, de ce que l’on nomme la haine, littéralement ou métaphoriquement, dans ce rapport ambigu qu’un lecteur peut avoir à la lecture, disons, de Finnegans Wake. Sentiment de lecture oscillant entre fascination et détestation, entre ivresse et nausée, attraction et répulsion : lire Joyce met dans tous ses états, et nous met « hors de nous », littéralement et dans tous les sens.
Les grands mythes de l’immédiateté de l’expérience et de l’authenticité de l’affect fonctionnent bien en résonance avec l’autre grand mythe de la transparence : celle du langage, dont on sait pourtant à quel point l’artefact qu’il constitue pour le sujet humain est la condition de possibilité de la réflexivité, de la traduction de l’expérience sensible et de sa mise en mots. L’affect a cela de paradoxal qu’il semble se situer avant le langage, mais qu’on ne peut le connaître et en prendre connaissance que par la langue, par les mots qui non seulement, en le nommant, lui attribuent une certaine qualité en lui délimitant un périmètre, et par tous les autres mots qui permettent de traduire l’expérience sensible en un récit réflexif, et toujours un peu rétrospectif. L’émotion, pour être objet de pensée et expérience partageable, doit accepter de n’être constituée qu’à partir de sa capacité à être ressaisie par la langue.
Il y a même une émotion de la pensée que l’on pourrait nommer autrement, et tout simplement : la langue. Car le rapport du sujet au langage n’est pas un simple rapport de compétence ou de maîtrise : la vie linguistique du sujet sillonne une ligne de crête fragile où la rationalité de la parole se construit avec les événements de la langue elle-même ainsi qu’avec le rythme de la pensée, pensée sensible toujours déjà en prise avec les expériences du corps et de l’esprit. Ce grand dualisme du corps et de l’esprit est cet autre mythe qui fait écran à l’évidence que la raison est elle-même produite par la sensibilité, la pensée étant elle-même toujours incarnée dans un corps de chair autant que dans le corps des mots. En ce sens, la littérature elle-même propose un certain régime de pensée sensible. Elle peut penser par ses propres moyens, par ses formes et par sa langue, et cette puissance de la littérature emblématise la construction d’une connaissance possible du monde par l’émotion et la subjectivité.
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1 Y. Citton, Lire, interpréter, actualiser.
2 B. Clément et M. Escola, Le Malentendu.
3 Ph. Forest, La Beauté du contresens, vol. 1.
4 Ibid.
5 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, 297-298.
6 Voir notamment les travaux de A. Pavlenko : The Bilingual Mind ; Bilingual Minds ; Emotions and Multilingualism.
7 R. Ogien, Un portrait logique et moral de la haine, 23.
8 R. Menahem, « Que ma haine demeure… ? », 214.
9 P. Denis, « S’exalter dans la haine », 92.
10 G. Trabajo, « Langue maternelle, haine-amour, exil », 123-129.
11 H. Cixous, L’Exil de James Joyce.
12 Lettre à Nora Barnacle du 2 septembre 1909, Selected letters of James Joyce, 243. / « Dublin est une ville détestable et les gens m’apparaissent tout à fait repoussants. Je ne peux rien manger tellement je suis agité. » Trad. A. Topia, 91.
13 Lettre à Nora Barnacle du 25 octobre (?) 1909, Selected letters of James Joyce, 254. / « J’ai l’impression que toute ma journée est gâchée ici parmi les gens vulgaires de Dublin que je déteste et méprise. » trad. A. Topia, 107.
14 Lettre à Nora Barnacle du 27 octobre 1909, Selected letters of James Joyce, 255. / « Je me suis senti (comme toujours) un étranger dans mon propre pays. Pourtant si tu avais été près de toi [sic] j’aurais pu te dire à l’oreille la haine et le mépris que je sentais brûler en mon cœur. Peut-être m’aurais-tu réprimandé mais tu m’aurais compris. Je me sentais fier de penser que mon fils – le mien et le tien, ce cher beau petit garçon que tu m’as donné, Nora – sera toujours un étranger en Irlande, un homme parlant une autre langue et élevé dans une tradition différente. / J’ai en horreur l’Irlande et les Irlandais. Eux-mêmes me regardent fixement dans la rue bien que je sois né parmi eux. Peut-être lisent-ils dans mes yeux la haine que j’ai pour eux. » Trad. A. Topia, 110-111.
15 J. Joyce, Ulysses, 368. / « Haine. Amour. Ça ce sont des noms. » Trad. équipe Gallimard 2004, 411.
16 C. Prigent, L’Incontenable.
17 J. Joyce, Ulysses, 269. / « Qu’y a-t-il dans un nom ? C’est ce que nous nous demandons dans l’enfance, lorsque nous écrivons ce nom qu’on nous dit le nôtre. Une étoile, une étoile diurne, un dragon de feu se leva à sa naissance. Elle brilla en plein jour seule dans les cieux, plus vivement que Vénus la nuit, et la nuit elle brilla au-dessus du delta de Cassiopée, la constellation nonchalamment allongée qui signe son initiale parmi les étoiles. Ses yeux l’ont suivie, basse sur l’horizon, à l’est de l’Ourse, tandis qu’il marchait à travers les champs d’été assoupis à minuit, au sortir de Shottery et des bras de cette femme. » Trad. équipe Gallimard 2004, 305-306.
18 J. Joyce, Ulysses, 270. / « Un phénomène céleste ? » Trad. équipe Gallimard 2004, 306.
19 J. Joyce, James, Ulysses, 270. / « – Vous faites un bon usage du nom, reconnut John Eglinton. Votre propre nom est plutôt étrange. Je suppose qu’il explique votre humeur imaginative. » Trad. équipe Gallimard 2004, 306.
20 J. Joyce, Ulysses, 37. / « sans haine ». Trad. équipe Gallimard 2004, 48.
21 J. Joyce, Ulysses, 2. / « Dis-moi, Mulligan, dit Stephen tranquillement. / – Oui, mon amour ? / – Combien de temps Haines va-t-il rester dans cette tour ? ». Trad. équipe Gallimard 2004, 11.
22 J. Joyce, Ulysses, 6. / « Pourquoi n’as-tu pas plus confiance en moi ? Pourquoi m’as-tu dans le nez ? Est-ce que c’est Haines ? ». Trad. équipe Gallimard 2004, 15.
23 J. Joyce, Ulysses, 696.
24 J. Joyce, Ulysses, 146. / « Le coup de haine ». Trad. équipe Gallimard 2004, 170.
25 J. Joyce, Ulysses, 16. / « Il est anglais, dit Buck Mulligan, et il pense que nous devrions parler irlandais en Irlande. / - Sûr qu’on devrait, dit la vieille femme, et j’ai honte de pas parler la langue moi-même. Les ceux qui savent disent que c’est une bien belle langue. » Trad. équipe Gallimard 2004, 25.
26 J. Joyce, Ulysses, 16. / « - Bien belle, c’est rien de le dire, fit Buck Mulligan. Merveilleuse en tout point ». Trad. équipe Gallimard 2004, 25.
27 V. J. Cheng, Joyce, Race and Empire.
28 Haines, parti à la recherche de l’authenticité de la langue gaélique et projetant d’écrire un livre sur le folklore irlandais, semble avancer sur cette piste culturaliste qui invente son objet plus qu’il ne le décrit dans ses mouvements, ses variances et ses évolutions. Dans l’épisode « Oxen of the Sun », Haines apparaîtra encore subitement en parlant gaélique : « the Erse language (he recited some) » (539). / « la langue erse (il en déclame quelques phrases) » (trad. équipe Gallimard 2004, 594). S’il « récite » la langue erse, il est à craindre que cette parole citationnelle ne fasse que ranimer de manière temporaire un cadavre linguistique. Bien plus qu’une nouvelle langue nationale possible, le gaélique serait déjà une langue morte. Se donne à lire ici en filigrane la position de Joyce face à l’instrumentalisation des langues par les États-nations, et sa réticence envers tous les imaginaires identitaires et nationaux des langues.
29 J. Joyce, Ulysses, 3. / « Il a passé la nuit à délirer à propos d’une panthère noire, dit Stephen. Où est son étui à fusil ? ». Trad. équipe Gallimard 2004, 11.
30 J. Joyce, Ulysses, 6. / « Son vieux a fait sa thune en vendant de l’huile de ricin aux Zoulous ou une de ces arnaques à la con ». Trad. équipe Gallimard 2004, 15.
31 J. Joyce, Ulysses, 3. / « Là dans le noir, alors qu’un homme que je ne connais pas délire et gémit tout seul, parlant d’abattre une panthère noire. » Trad. équipe Gallimard 2004, 11.
32 J. Joyce, Ulysses, 539. / « Ah ! L’anéantissement ! La panthère noire ! » Trad. équipe Gallimard 2004, 594.
33 J. Joyce, Ulysses, 701. / « Qui ? Panthère noire. Vampire. » Trad. équipe Gallimard 2004, 906.
34 Cité dans M. Foucault, La Grande étrangère, 61.
35 J. Joyce, Ulysses, / « Nanan mourante rentre père ». Trad. équipe Gallimard 2004, 65.
36 J. Joyce, Ulysses, 1. / « Car ceci, ô mes bienaimés, est l’authentique Christine : corps et sang et âme et tout le pataquès. Piano, la musique, je vous prie. Fermez les yeux, messieurs. Un instant. J’ai un petit problème avec ces globules blancs. Silence dans les rangs. » Trad. équipe Gallimard 2004, 10.
37 J. Joyce, Ulysses, 1. / trad. équipe Gallimard 2004, 10.
38 J. Joyce, Ulysses, 193 / « defense de cracher. Depense de cachets » (trad. équipe Gallimard 2004, 224). La traduction de Tiphaine Samoyault est ici particulièrement habile : la transformation du F en P joue bien sur les segments manquants des lettres typographiques. Le passage de la « défense » à la « dépense » explicite exactement la démultiplication qui fait passer de « NO » à « 110 ». Enfin, les « cachets » des pills inscrivent bien en même temps le traitement de l’effacement, du secret et du « caché », ces ruses du texte joycien.
39 Voir J. Sorensen, The Grammar of Empire in Eighteenth-Century British Writing, 13.