Savante passion
Pathos et logos dans les carnets de Roger North (1651-1734)
While I write, methincks I play.
Writing is not uneasy but a pleasure to sit as I now doe, passing the pen from side to side of the paper.
Roger North, Notes of Me1
Introduction : pour une poétique de l'enquête savante
Immobiles muables
Dans la poétique littéraire de Michel Charles, le texte est conçu comme un « agencement ou une combinaison de textes virtuels [dont] l’interprétation est alors la sélection ou l’actualisation d’un de ces textes »2. Les inscriptions savantes elles-mêmes renferment une grande variété de sens et d’interprétations comme le souligne Rheinberger à propos de ce qu’il comprend par le concept de « systèmes expérimentaux » : « an experimental system has more stories to tell than the experimenter at a given moment is trying to tell with it »3. Cependant, le récit spontané du scientifique se doit de se réduire de lui-même à une seule interprétation univoque, alors considérée comme une vérité objective. Ce que les anglo-saxons appellent le plain style, par exemple, est souvent interprété comme une volonté de dépouiller le langage savant de ses ambiguïtés, de réduire l’ensemble des possibles de sens à un sens unique.
Ce procès de « resserrement de la pensée »4, à travers lequel un objet vient à être défini, laisse des traces, parmi lesquelles les notes personnelles et les carnets de recherche du savant5. En effet, ceux-ci enregistrent et préservent « la mémoire des possibles »6 grâce aux restes de ces « éléments de subjectivité, d’indiscipline et d’intimité dont ils doivent être libérés avant de pouvoir constituer un texte scientifique »7.
Comprise en son sens étymologique de poiein signifiant créer, produire ou fabriquer, une poétique de l'enquête savante se laisse deviner au fil des pages des notes et carnets, au cours de la définition de l’objet même de la recherche, du tri effectué entre les objets d'un côté et les sujets de l'autre, au cours de la purification des objets de toute trace de subjectivité : à travers la négociation presque agonistique d’un sujet pris dans un objet. En d’autres termes, à travers la transformation d’immobiles muables – ces carnets privés couverts de ratures et bien souvent découpés, déchirés, effacés ou détruits – en mobiles immuables – des inscriptions matérielles susceptibles de circuler sans altération8. Cette poétique de l'enquête savante révèle une réflexion autrement plus vivante et plus complexe que l'application aveugle d'une logique imparable découlant d'une intuition originale souvent associée à la figure du génie dans sa tour d'ivoire ; un travail à la fois rendu possible et contraint par la matérialité de ses outils, parcouru par l'usage de la rhétorique et des représentations picturales, mû par les passions et les émotions.
Couper le cordon
Médiation après médiation, le savant accouche de son objet en le détachant de son corps propre. L’inscription à l’encre sur le papier figure parmi ces opérations de fixation et d'objectivation. L’objet, par son inscription matérielle au sein d'une culture de l'écrit et de l'imprimé, est réputé de moins en moins muable – la reprise, toujours possible, est plus complexe et laisse des traces – en même temps qu’il devient de plus en plus mobile – il peut voyager avec son auteur, par correspondance ou être conservé parmi des archives. Ainsi l’épaisseur des différentes couches signifiantes accumulées permet de séparer le sujet de l’objet en les éloignant l’un de l’autre. La pratique savante rejoint ici la pratique artistique telle que théorisée par Hennion pour qui la « restitution des médiations [par la sociologie de l'art] [...] rend caduque l’opposition entre les signes et les choses [car] c’est l’accumulation des opacités qui permet la signification »9. Il subsiste donc dans les inscriptions savantes une tension irréductible entre la licence esthétique du style et une exigence de vérité guidée par un certain pragmatisme. En d’autres termes, comprendre le procès savant revient à « esthétiser la science »10 c’est-à-dire, si l'on suit Hennion, esquisser une sémiologie de cette poétique de l'enquête savante.
Comment se fait-il donc, selon le mot de Lorraine Daston, que « persiste, à travers les siècles et les traductions, l’idée d’une universalité des textes, spécifiquement mais pas exclusivement des textes scientifiques » ? Que cette « universalité soit à son tour garantie par l’expérience (aussi trompeuse soit-elle) d’immédiateté, de communion directe avec le texte »11 ?
Il semble que pour que cette universalité soit atteinte, pour que sujet et objet co-émergent12, il faille que l’objet soit plus mobile encore, que le cordon entre celui-ci et le sujet soit tranché : les médiations de l’entreprise savante doivent être rendues invisibles. Dans le même mouvement par lequel la médiation est construite, elle est escamotée en coupant dans l’épaisseur des couches séparant dès lors le sujet de l’objet ; l’expérience d’immédiateté survit. Ainsi la poétique de la science moderne vise à se débarrasser de la fonction auteur, de l'auctorialité, dont la contingence est imposée par la nécessité de l'objet savant – la nature, qui ne fait que se dévoiler, n'a pas d'auteur.
Pathos et logos
Ainsi, esquissant les linéaments de ce que nous pourrions appeler une poétique de l’enquête savante, force nous est de constater que la cause finale en est un objet. Un objet dans son acception philosophique, détaché du sujet, purifié de toute souillure subjective, dépouillé de toute trace de pathos. Selon le paradigme moderne hérité de Galilée puis devenu cartésien, l’objet savant n’est plus déterminé que par ses qualités premières constituant l'essence de celui-ci. Réponse subjective aux qualités secondes qui dépendent des sens du sujet, l’émotion ne fait pas savant ménage avec son objet. Pathos et logos partes extra partes.
Dès 1923, l’historien de l’art Aby Warburg avance, dans un manuscrit intitulé Katharsis et resté inédit, le problème suivant : « comment conquérir le logos (libre, universel) sur le pathos (aliéné, solipsiste) ? »13. Un problème faisant écho à la Verkörperung nietzschéenne selon laquelle le sujet connaissant est toujours un sujet en souffrance devant l’étranger qu’il ne peut comprendre que par assimilation14.
L’interdiction path[olog]ique imposée par la culture savante ne suffit donc pas à faire taire les passions qui continuent à hanter le savant moderne. Nulle part ailleurs que dans ces esprits de papier que sont le carnet, le journal, les notes de recherches, ne se laisse mieux voir le pathos.
Parmi les manuscrits de la British Library figurent les papiers personnels de Roger North, un juriste anglais du tournant du XVIIIème siècle, auteur de philosophie naturelle à ses heures perdues. Si ses travaux sur la musique ont été publiés et commentés, les études sur le mouvement de ce fervent lecteur de Newton sont restées à l’état d'un manuscrit inédit intitulé Mechanick Notes15 ainsi que de pensées jetées sur des feuilles volantes16. À partir de l’étude, d'abord de ses notes personnelles, puis des traces laissées dans ses brouillons, proposons-nous de réfléchir aux mouvements de l’âme dans l’étude du mouvement des corps, ces motions qui animent la dynamique de la main pensante17 du philosophe ému et mû au-dessus de son carnet.
Les Mechanick Notes d’un juriste baconien
Amateur mécanicien
Né en 1651 dans le petit village de Tostock dans le Suffolk, Roger North (ill.1) est le benjamin des six fils de Dudley North, quatrième baron du nom18. Une famille peu aisée malgré sa noblesse, ayant souffert des dépenses excessives de ses ascendants. L’éducation du jeune Roger est d’abord l’affaire d’un précepteur avant de se prolonger – probablement par manque de moyens – à la free school de Bury St. Edmunds puis, à partir de ses douze ans, à celle de Thetford où il commence à apprendre le latin et les mathématiques appliquées tandis qu’à la maison, son père lui fait découvrir les plaisirs de la musique. Dès 1666, alors qu’il rêve déjà de construire un orgue, Roger North prépare depuis chez lui son entrée à l’université. L’année suivante, le titre de noblesse aidant, il intègre le Jesus College de Cambridge où il s’adonne aux mathématiques et à la logique tandis qu’il découvre Descartes.
Après des études de droit, il est admis au barreau ex gratia en 1674. Il entame alors une carrière de juriste qui l’emmènera de la Court of Chancery au parlement, réalisant dans le même temps quelques courtes missions en tant que « solicitor-general » pour le duc d’York, futur Jacques II roi d’Angleterre. Durant l’année 1686, il aura alors l’honneur d’être appelé au service de la reine comme « attorney general » puis consulté par le King’s counsel.
Déjà d’une constitution fragile qui aura scandé son éducation, Roger North est extrêmement touché en 1685 par la mort du premier de ses frères, Francis North qui, juriste de son état et de quatorze ans son aîné, aura joué un rôle important, palliant l’absence du père. Après la Glorieuse Révolution, North refuse de jurer allégeance à Guillaume III et décide en 1689 de prendre sa retraite avant de s’exiler l’année suivante dans son domaine de Rougham, dans le comté de Norfolk. Il n’a alors que trente neuf ans.
C’est dans le silence et la solitude de cette retraite que Roger North passera le restant de sa vie à lire, écrire, correspondre, ne se déplaçant que très peu. Habité par le droit, il écrit sur l’étude des lois. Revenant à ses premiers amours, il rédige un traité de musicologie, laisse des notes sur l’architecture. Préoccupé par une idée fixe, « write [his] sentiments, such as they are, upon all occasions »19, il couche sur le papier ses Notes of Me. Il entreprend aussi la rédaction d’une biographie de son frère John North à partir des quelques documents qu’il a réussi à sauver de ce qu’il nomma la « conflagration », requête posthume de son frère : « burne all books, and papers in his owne hand wrighting ». Cette biographie s’avérera plutôt un exposé historico-critique des vues de John North sur la philosophie naturelle et qui ont influencé son travail sur la mécanique.
Parmi ces liasses figure un manuscrit rédigé au propre à la fin du dix-septième siècle et dont l’en-tête annonce ici « Mechanick Notes », là « Mechanicall Notes ». En cette fin de XVIIème siècle, le mécanisme domine le champ de la philosophie naturelle entendue comme la connaissance des causes physiques – au sens aristotélicien – des phénomènes naturels. La philosophie mécaniste s'éloigne cependant de l'héritage de la physique d'Aristote en ce qu'elle s'intéresse en premier lieu à
Illustration 1: Portrait de Roger North par P. Lely, 1680
(Source : J.C. Kassler, Seeking Truth)
la cause motrice des phénomènes en réduisant ceux-ci à des interactions microscopiques entre corpuscules élémentaires. La nature se voit donc réduite, dans ce courant de philosophie, à des quantités mesurables comme la taille, la position ou la vitesse des corpuscules. Tandis que la philosophie expérimentale continue de faire ses preuves à l'Académie des sciences et à la Royal Society, et tandis que la mécanique mathématique – toujours considérée comme subalterne donc non physique – s'attache à montrer grâce aux travaux de Newton et Leibniz qu'elle peut faire plus que « sauver les phénomènes », le mécanisme entend donc poser les fondements philosophiques d'une théorie physique de la matière, permettant de concilier mathématique et expérimentation20.
Prêts pour la publication, les folios de Roger North, reliés a posteriori par les archivistes de la British Library, se proposent donc de déduire un système de philosophie mécaniste sur la base d’axiomes indiscutables21 tirés de l’expérience. Il s'agit-là d'une entreprise relativement tardive, qui prend place à l'apogée du mécanisme qui bientôt, dès le début du XVIIIème siècle, cédera devant l'ampleur de la tâche qu'il s'est donnée : les lois de la mécanique sont trop imprécises ou trop complexes pour tirer des lois macroscopiques d'interactions microscopiques, tandis que de nombreux domaines du monde naturel comme l'électricité, le magnétisme ou la chimie, se refusent à un tel traitement22. Chemin faisant, Roger North discute de sa méthode, de ses motivations, du plaisir qu’il prend à travailler, de la peur que suscite en lui sa recherche.
L’ethos du juriste
À l’isolement dans sa demeure de Rougham, Roger North, habitué toute sa vie durant aux plaidoiries et aux débats, doit s’inventer un nouvel interlocuteur. Lui qui connaît l’importance des « perpetuall checks » 23, dont seuls les amis et contradicteurs peuvent le gratifier, ne peut plus désormais s’adresser qu’à lui-même. Fidèle à sa formation de juriste et à sa pratique de l’« adversarial method », il se met en position de juge et partie, oppose Roger North à lui-même, cherche la contradiction :
If any thing, it must // be opposition and contradiction that produ- // ceth them [the true notions]. and for want of others // a man must contradict himself if // he will know truth.24
Dans ses Notes of Me, il précise alors l’intérêt d’une telle méthode :
[it] regulates men’s understandings, and makes them hunt for objections, put themselves in the places of opponents, and so at length determine, and in such manner as may be defended if opposition should come. but without such regard to opposition, we are captivated with the seeming justness of our thoughts, and prosecute consequences upon them into a mizmase of error. [whereas] [...] opposition [drives] a man out of beaten trite paths, and [...] [prevents] his arrogating to himself inventions, which he was not author of, but have bin common before.25
Ainsi North constamment et consciencieusement relira ses manuscrits à de multiples reprises, opposant les « second thoughts » de son « reiterated self » au premier jet de ses pensées, allant parfois jusqu’à reprendre l’intégralité d’un corpus de notes, comme nous le verrons pour le manuscrit On Motion. Ce sont de véritables « mock trials » qu’il joue avec lui-même dans le silence et la solitude de sa retraite.
À la fois émetteur et récepteur de ses propres écrits, Roger North, selon les termes de l’ancienne rhétorique, répond au pathos par l’ethos et réciproquement. Déjà, convaincre et émouvoir se confondent.
Utile dulci
Les motivations de la recherche de Roger North sont indéniablement le désir de savoir et le plaisir d’écrire qu’il évoque avec une certaine gourmandise – trahie qui plus est par la précipitation de sa prose et la scansion de sa graphie – dans l’un de ces volumes hétérogènes compilés et conservés à la British Library :
Insatiable desire to know, ambitious thincking, care of pre- // serving Even ye hints, & Embrio’s of thought designe of Improving. facility, as well as pleasure, In scribling, and Courting a Style, are a Combina- // tion of Inducem’ts to what you find here26
Utile dulci selon l’adage horatien27, allier l'utile à l'agréable. Récurrente, la question du style hante notre savant et trahit sa volonté de s’affirmer en tant qu’auteur idiosyncrasique28 à travers la rédaction de manuscrits qui pourtant se veulent « indisputable [...] uniforme, and universall ». Plus encore, la recherche d’un style s’avère pour lui être véritablement motrice pour sa pensée :
I may add that it [stile] makes penning easy, words and expressions ready; after turnes will answer invention without delay [...] when the action of the pen is no disturbance, but rather an incentive to thinking.29
Au-delà de ses motivations, North n’est pas avare de mots concernant les tensions passionnelles qui habitent sa réflexion. En effet, si les Mechanick Notes, déjà trop rédigées et formalisées (ill.2), ne laissent pas transparaître le pathos du savant au travail, elles nous révèlent l’ethos de celui-ci qui, couchant ses « sentiments » sur le papier, s’épanche, après-coup, au sujet de la tempête qui s’agite dans son crâne et dans son corps aux moments où il écrit.
Illustration 2: Premier folio des Mechanick Notes (Source : BL, Add MS 32540, f°81r.)
Aux moteurs que sont le plaisir d’écrire et le désir de savoir, s’ajoute le plaisir que lui confère le savoir tel un condiment (« as a sauce ») à l’excellent plat (« excellent dish ») posé devant lui sur un bureau alors transformé en buffet30. Et, comme à l’occasion d’un bénédicité, c’est à la Providence qu’il rend grâce d’un tel bonheur savant (« if knowledg be an happyness »)31.
Cependant, la pomme de la connaissance demeure fruit défendu. Jamais le savant n’est à l’abri des illusions d’un plaisir trop facile ou d’un désir orgueilleux et démesuré32, l’hybris. C’est pourquoi Roger North nous met en garde contre les dangers des « faux plaisirs », la « peur de la découverte » et nous enjoint la plus grande prudence33.
Le mauvais pathos peut être fatal, c’est là le « découragement de la philosophie »34. Le tableau que dresse Roger North de ses états d’âme de savant n’est donc pas celui d’une froide et linéaire progression mais plutôt un combat de chaque instant entre des passions contradictoires qui, par excès comme par défaut, peuvent à tout moment l’emmener à son insu dans la mauvaise direction, synonyme de douleur, voire de folie :
the folly of // of knavery and easeness; the maddness // of sedition; the paines of [government ?]. // The vanity of eys, and the treachery of // ambition.35
Induction
Ces tensions qui animent la dynamique stochastique de sa pensée, North les reconnaît comme telles et s’en explique. Cet homme, qui « écrit plus vite qu’il ne pense » et n’a d’autre moyen que de se relire lui-même pour se contredire, se plie à l’improvisation, l’impromptu, l’inattendu :
fustian, [...] wch by their solemne appear- // ing In books, seem to have had Somewhat of ye polite, [but ?] // In truth are but Extemporaneous Sentiments, from one that // writes Swifter then thincks, and hath No test of his owne // thoughts but his Review after wrighting.36
Si cette confession pourrait donner à croire que notre savant travaille sans méthode, ses réflexions philosophiques nous révèlent pourtant une épistémologie bien arrêtée.
Au début du XVIIème siècle déjà, un autre juriste versé dans l’histoire naturelle bouleversait les cadres épistémiques admis : Francis Bacon. Important le vocabulaire du droit commun anglais dans l’étude de la nature, son Novum Organum prétendait remplacer les assises transcendantales de la philosophie naturelle par un ensemble de faits expérimentaux tirés de phénomènes observables et permettant, par induction, de dévoiler des « leges actus formas » et leurs « paragraphos »37.
Révélateur d’un changement plus large dans le paysage intellectuel de l’époque, il n’est pas étonnant de retrouver ce déplacement chez notre savant juriste qui a déjà adopté la pratique des lieux communs héritée du droit et professée par Bacon. Fidèle à – sa lecture de – l’induction baconienne, c’est en lui-même, Roger North, qu’il trouve en premier lieu les ressources de ses réflexions : des impressions et expériences personnelles toujours teintées de subjectivité. Car chez Bacon, en effet, toute observation est essentiellement biaisée, anthropomorphe car à l'image du sujet, toujours ex analogia hominis, jamais ex analogia naturæ38. Puis de monter en généralité le long des lignes de plus grande probabilité : si ces expériences sont suffisamment récurrentes et partagées alors elles peuvent être érigées en principes. À partir de ces axiomes se déploie alors un raisonnement déductif qui lui permet de construire son système philosophique tel qu’on le trouve dans ses Mechanick Notes et, in statu nascendi, dans le manuscrit On Motion. Selon les termes – quelque peu anachroniques – de Kassler, il s’agit encore d’une question de « scepticisme » :
North’s scepticism entails that the conditions of concept formation where opinions and taste are concerned reside in agent’s basic responses to experience, whereas the conditions for impartiality reside in an agent’s evaluation of his or her opinions by an ongoing process of self-monitoring.39
Où l’on retrouve, en un certain sens, un morceau de notre poétique de l'enquête savante : « learning from one’s own case [and] generalising to others »40.
Un savoir pathique
Symptômes
Si dans ses notes personnelles Roger North livre son expérience vécue à la première personne et rend ainsi directement compte des motivations, du plaisir, des déconvenues qui agitent sa réflexion, il en va autrement de ses brouillons de travail. Au rang des tableaux noirs et des tablettes de cire, les carnets de recherche sont de ces palimpsestes heuristiques, à la fois formes savantes, littéraires et visuelles ou plastiques, essentiellement éphémères et dont la conservation ne doit qu’à la grâce de leur singulière matérialité. Des palimpsestes de « nature fragmentaire, non discursive »41, des complexes de symboles hétérogènes, assemblages « composite[s] et stratifié[s] [...] élaborés selon des chronologies différenciées »42 et qui nous révèlent une recherche tâtonnante habitée de tensions et de contradiction, jamais linéaire, encore moins systématique.
Dans les carnets de recherche, le pathos refoulé, qui toujours déjà habite l’enquête savante, surgit çà et là, fantomatique : les stigmates graphiques que sont ratures, volutes et arabesques marginales, scansion de l’écriture, trahissent le conflit, la manie rythmant la contemplation du penseur, la précipitation ou l’hésitation. L’idée encore diaphane et aux contours flous, qui bavent un peu dans l’épaisseur d’un papier pas encore marqué mais qui n’est pourtant déjà plus vierge, attend l’épiphanie. Alors seulement s'annonce le flot logique du prétendu logos et son cortège d'équations, connecteurs logiques, propositions.
Les carnets au premier abord statiques nous dévoilent pourtant la dynamique d’une pensée à l’œuvre pour laquelle « il n’est pas de progrès direct vers une ‘signification’ définie » mais qui ressemble plutôt à un « projet de recherche extrêmement volatile, à chaque étape duquel ce qui s’apprête à prendre forme ouvre des directions alternatives inattendues vers l’étape suivante »43. Cette paradoxale tension, d'une dynamique mouvante inscrite dans une forme statique qui suppose la durée, est inhérente au concept de symptôme si on l'entend comme « l'effet du symbolique dans le réel »44. C’est donc une symptomatique des carnets de recherche savants, ces organes exsudés45 devenus espaces de réflexion prothétiques46, seules traces savantes qui brouillent les lignes de partage entre le sujet et l’objet, le corps et l’esprit, le dedans et le dehors47, qui pourrait nous révéler le pas de deux que dansent pathos et logos.
On Motion
Si l’écriture et l’organisation de lieux communs, ou commonplaces, sont le point de départ du travail de Roger North, grand lecteur de Descartes et Newton, les carnets de recherche sur lesquels il couche sa pensée sont véritablement l’espace de travail dans lequel il se soumet au désir de savoir et au plaisir d’écrire. Suivons donc l’intuition sémiologique de North selon laquelle « passions and sentiments [are expressed] by meer signs »48 : symptomatique et fantomatique, le pathos se laisse lire à travers les traces textuelles et les formes plastiques des émotions qui jonchent les carnets, ces papiers à la fois œuvres littéraires et plastiques, objets de savoir et savoir d’objets.
Probablement à la suite de ses réflexions arrêtées sur son système de philosophie mécaniste, North s’adonne à la philosophie naturelle dans l’étude de mouvements divers : « motion simple », « motion directed », « motion turning », « rolling »... Il aborde dans un épais manuscrit – a posteriori relié et intitulé On Motion – des problématiques laissées en suspens dans l’œuvre de Descartes et traitées au même moment par l’analyse newtonienne. Au dos d’un almanach servant de brouillon attrapé au vol49 et dans un étrange renversement au cours duquel la raison s’écrit au dos de la superstition, le caractère astrologique des cycles lunaires, subverti, nous renseigne sur l’âge du papier : 1697.
Prolongeant donc les Mechanick Notes, le cœur du manuscrit On Motion est constitué d’une étude du mouvement dirigé suivie d’une étude du mouvement tournant, toutes deux reprises – selon la méthode de North –, corrigées, modifiées, dans la seconde partie de la liasse. Dans l’ensemble des quatre cents trente folios dédiés uniquement au mouvement se laisse deviner la relation d’un sujet à une expérience qui le déborde et le subjugue (ill.3) : des traces de symptômes résultant de la manifestation déplacée d’un conflit passionnel latent et pourtant moteur, des traces de sublimations qui trahissent la résolution, la relève de ces conflits lors de l’aboutissement de la poétique savante.
Ces traces de pathos nous permettent ainsi de retrouver une dynamique fossilisée dans la sédimentation d’une archive statique. Comme pour les nymphes du Printemps de Botticelli qui auront tant fasciné Warburg, c’est la « persistance des états intermédiaires »50 qui garantit la conservation du mouvement dans sa représentation. Comme pour la photographie, un temps de pose trop court – une coupe comme une publication – ou trop long – le noircissement du papier par superposition de couches signifiantes – en viennent à faire s’évaporer le mouvement51. Comme une dialectique à l’arrêt, le carnet présente une fulgurance figée. Selon les mots de Walter Benjamin :
L’immobilisation des pensées fait, autant que leur mouvement, partie de la pensée. Lorsque la pensée s’immobilise dans une constellation saturée de tensions, apparaît l’image dialectique. C’est la césure dans le mouvement de la pensée.52
Les images dialectiques que nous a léguées North par l’intermédiaire de ses carnets ont été conservées dans l’ordre exact dans lequel elles ont été couchées sur le papier – les titres sont ordonnés par des lettres, les pages se suivent, les versos succèdent aux rectos. Cet ordre, pourtant, n’est pas l’ordre d’une pensée linéaire progressant continûment vers une signification prise pour cible. Pas de flot logique, pas d’étapes systématiques dans la réflexion, pas de modèle ou motif53. En effet, puisqu’ils sont encore doués de vie, qu'ils sont la manifestation statique d'une dynamique, les symptômes ne sont pas exactement des signes : « leurs temporalités, leurs nœuds d’instants et de durées, leurs mystérieuses ‘survivances’, supposent quelque chose comme une mémoire inconsciente »54 que nous serions bien incapables de mettre au jour55.
Ainsi, les mouvements d’âme et les passions de Roger North ne s’offrent à nous que de manière fragmentaire, irrégulière, par étendues insulaires qui jamais ne formeront système – mais nous verrons bien assez tôt que cette fragmentation n’est pas seulement d’ordre épistémique ou sémiotique : il n’est pas, pour le savant, de science normale.
Babil, bredouillement, bruissement
Selon Roland Barthes, « le babil du texte, c’est seulement cette écume de langage qui se forme sous l’effet d’un simple besoin d’écriture. »56 Une écume que l’on retrouve sur certaines pages des carnets de Roger North. Produit d’une manie, d’une compulsion, écrire pour écrire. Le savant écrit puis revient pour raturer, laissant sur la feuille la trace d’une pensée avortée, restée à l’état de volutes qui peinent à former des phrases, à peine des mots57.
Illustration 3: BL, Add MS 32547, ff°307v–308r
L’écume reflue, parfois, et le babil recommence, les mêmes mots, ou presque, s’alignent sur le papier sous la plume du savant. Mais ces inscriptions avortent une nouvelle fois, le texte reste percé de trous (ill.4).
Illustration 4: Détail du folio 334v
Occupant le corps pour mieux l’oublier, le mouvement de la main sur le papier devient sans rapport avec le mouvement de l’esprit. Il peut dès lors devenir géométrique et abstrait. La manie change de forme, de texte elle devient dessin. Telles des griffonnages compulsifs, les figures sans légende ni échelle se suivent (ill.5). Un changement de régime s’opère, la pensée passe par l’image. Mais toujours, l’image reste stérile :
On peut dire que finalement ce texte, vous l’avez écrit hors de toute jouissance ; et ce texte-babil est en somme un texte frigide, comme l’est toute demande, avant que ne s’y forme le désir, la névrose.58
Illustration 5: Folio 326v.
Souvent, l’erreur n’est pas stérile et le babil s’éclipse derrière le bredouillement. L’ajout d’encre n’est plus seulement celui de la rature, qui stigmatise la ratée, mais encore celui de la correction, de la rectification. Le savant se repent et son repentir n’est pas seulement la peur de l’échec mais devient aussi le moteur de la pensée.
La « peur de la découverte »59 qui habite le travail de Roger North est à son apogée lorsqu’il aborde le « mouvement tournant » qui semble le fasciner et l’effrayer tellement l’enjeu est grand et les obstacles nombreux :
The Theory of Motion as to turning, is the // most misterious, affording experiments, which // seem inconsistent with the generall hypo- // thesis founded upon relation. [...] The Misteriousness of this theory is not // greater then the importance of it to hu- // man life, since all mechanick powers // ordinary and extraordinary, depend on it60
Comme si la peur ou l’angoisse l’assaillaient, le repentir ne se fait pas attendre et North bredouille au folio suivant lorsqu’il ajoute entre les lignes les modaux « should be » et « may be » qui, trahissant le doute dans lequel le plonge la relecture de sa propre pensée, parviennent à se fondre dans le reste de la phrase par l’entremise d’un signe d’insertion61.
Dix folios plus tard seulement, North nous rappelle son malaise devant la problématique du mouvement tournant, seulement pour le renforcer :
Of all cases and events of movement this [the motion turning] is // the most dark and misterious, seeming to // carry some contradiction to the foregoing // discourses.62
Avant de nous gratifier une nouvelle fois d’un bredouillement angoissé, , bégayant sur un mot – « mechanick » – qu’il a pourtant écrit sans faute un certain nombre de fois déjà63. Souvent le repentir bute sur un obstacle insurmontable, une impasse. Comme ce renvoi au bas des folios 307 et 308 (ill.3), dont le contenu sera plus tard griffonné. Après le babil, un bredouillement de renvoi, vers un chemin qui ne mène nulle part :
Le bredouillement (du moteur ou du sujet), c’est en somme une peur : j’ai peur que la marche vienne à s’arrêter.64
Illustration 6: Détail du folio 324v.
Mais le repentir est autant moteur qu’il est arrêt de la marche et l’excès de repentir, de ratures et de corrections, annonce souvent une marche en avant. Si barrer sa propre graphie est une crise de l’écrit, la rature et la ratée sont aussi le lieu de la levée d’un signifiant, une construction par la destruction65.
Jusqu’à re-couvrir des pages entières, Roger North exagère parfois ses ratures en longueur et en épaisseur. Peut-être change-t-il de plume, la troque-t-il pour un pinceau, le trait se fait beaucoup plus gras, jusqu’à éclipser complètement les « first thoughts », et se double d’une réécriture entre les lignes, « second thoughts » qui viennent se substituer au premier jet (ill.6).
Les couches signifiantes se superposent les unes aux autres jusqu’à former un large tissu sémiotique continu dont le sens pourtant nous échappe : seules la mémoire et la main de North seraient en mesure de tirer quelque chose de cette polygraphie. Le sens nous échappe mais ne s’échappe pas. Il se profile à l’horizon de ce bruissement de la plume, « indivis impénétrable, [...] posé au loin comme un mirage, [...] le point de fuite de la jouissance »66. La pensée se précise, se raffine, avance sur l’excès de repentir et la promesse de jouissance. Ce bruissement barthésien c’est donc « le bruit de ce qui fonctionne bien »67.
Précipitation(s) de la pensée
Ce point de fuite de la jouissance et cet horizon de sens parfois se rapprochent brusquement, dans le temps infime qui sépare deux traits de plume. C’est l’épiphanie : soudain moment de précipitation et d'envolée au cours duquel le problème semble se résoudre seul sous la plume du savant, les pièces du puzzle semblent s'assembler d'elles-mêmes.
L’heuristique, de mécanique devient chimie. Par « affinités électives »68 ou par cristallisation, la pensée précipite en même temps que le savant se précipite. Si ces intrus que sont les traces de pathos sont une effraction symptomatique dans les inscriptions de Roger North, le pathos qu’ils trahissent est pour sa part le catalyseur de la poétique savante.
Dans ses carnets, de nombreux folios sont précipitamment retournés à l’envers dans la fulgurance de l’épiphanie, sans que notre savant n’y prête attention69. Au fil de la rédaction, la plume devient plus sûre d’elle : les lignes se resserrent, la graphie s’accélère, les ratures se font plus rares et moins importantes, les caractères s’amenuisent car la main se presse, raccourcissant l’amplitude des enroulements du poignet. L’hésitation du savant devient empressement de conclure.
La fugacité de la pensée est parfois telle que North est contraint d’attraper subitement une feuille volante pour ne pas perdre le fil de sa réflexion, si ténue, « extemporaneous ». En témoignent ces simples bandes de papier contenant quelques figures commentées d’un fragment de texte autoritaire : « No matter which; And that axis shall be // a line »70. En témoignent encore ces morceaux d’almanach71 qui nous ont permis de dater le papier et au dos desquels Roger North, armé d’une plume et d’une encre qui ne sont peut-être pas les siennes, a noté quelques propositions dans la hâte d’une écriture patte de mouche qui lui est inhabituelle (ill.7).
Car il s’agit bien de propositions. Couchées sur le papier avec l’autorité de la certitude, ces fulgurances, très rarement corrigées a posteriori, traversent l’esprit de North comme des corps qui lui seraient étrangers dès leur apparition. Ils s’imposent à lui comme du dehors. La poétique est tronquée par une ellipse qui opère une rupture entre la plasticité des symptômes et la rigidité de la sublimation. L’émouvoir n’est plus visible sur le papier, il est incarné par le savant devenu sujet : solides, rigides, ces propositions sont ou vraies ou fausses, elles sont des objets savants, dépouillés de pathos et de subjectivité. Précipitation : changement d’état physique dont le pathos est le catalyseur.
Illustration 7: Folio 320r/v.
Cet apogée des tensions passionnelles, qui conjugue la promesse de jouissance et l’angoisse de laisser s’échapper la certitude – « [du] retard qui engendre l’erreur, où semble affleurer la forme ontologique de l’angoisse » –, cet apogée n’est pas seulement le « moment de conclure » sur l’objet mais, corrélativement, le « battement de temps [de la] genèse logique du "je" »72. L’ellipse dans la poétique savante serait donc « l’assertion de certitude anticipée », cet acte logique subjectif et tem-porel que le savant maquille a posteriori, et souvent inconsciemment, en assertion objective et spatiale, « prestige "éternel" »73 de la logique classique. « C’est sous l’urgence du mouvement logique que le sujet précipite à la fois son jugement et son départ »74. Urgence qui se contracte dans « l’instant du regard »75, ce clignement de l’œil épiphanique. La jouissance au risque de l’égarement.
Inertie de l’erre logique
Retour à la mécanique : remontée comme un ressort, chargée comme un condensateur, la pensée de Roger North, alors gonflée d’énergie potentielle, révèle dans ces moments sa dimension inertielle. Lorsqu’il traite du « motion directed », l’écriture de North semble plus linéaire, comme dirigée. Plus sûre par contraste avec les bredouillements et bégaiements que lui avait occasionnés l’étude du mouvement tournant, sa plume se laisse prendre par le flot logique sur de longues pages, là où le doute et la fulgurance se condensaient sur des espaces restreints, bloquaient.
Des numéros de paragraphes ordonnent un texte où n’apparaît aucune rature, écrit d’une graphie nette et espacée d’interlignes larges et constants. « Ce que l'on conçoit bien s’énonce clairement // Et les mots pour le dire arrivent aisément »76 : nul besoin de figures pour expliciter une pensée claire et distincte, un Roger North cartésien se dévoile77. Le lecteur du XXIème siècle se passe de la mémoire du savant du XVIIème siècle : ces inscriptions sont devenues des mobiles immuables.
Une pensée inertielle car, de plastique devenue rigide, elle se laisse porter sur son erre le long des lignes de courant du flot logique. Les traces de logos78 remplacent les traces de pathos. Une pensée inerte aussi car le moteur, le catalyseur qu’est le pathos, l’a quittée, il ne s’agit plus que de suivre un raisonnement supposé déductif. La dynamique heuristique se réduit à une dépense d’énergie cinétique.
Un fonctionnement dit « normal » de la recherche qui, pourtant, n’est qu’un entr’acte sur un fond de tensions motrices suscitées par le pathos. Bientôt, par frottements et déperdition, l’énergie s’épuise et la pensée, de nouveau, retombe dans la latence des tensions : les dessins réapparaissent, les ratures reviennent, l’écriture hésite, les traces de pathos refont surface79.
La chair du carnet
« Marche au pur par l’impur »
Dans Atlas ou le gai savoir inquiet, à la suite du manuscrit Katharsis d'Aby Warburg, Georges Didi-Huberman propose de sonder les « poreuses frontières entre science et art [en repérant] dans l’imagination scientifique des singularités, ou polarités d’ordre stylistique », avant d’ajouter : « pourquoi pas la polarité du dionysiaque et de l’apollinien »80. Si ce ne sont pas exactement des éléments d’ordre stylistique que nous venons de relever, nous avons tout de même observé dans les carnets de Roger North une tension latente entre pathos et logos, entre l’émotion et le discours logique.
Une tension latente mais motrice et productrice car c’est l’émotion qui catalyse le discours logique, le motive. Sans le désir de savoir et sans le plaisir d’écrire, la plume de notre savant arrêterait de s’agiter sur le papier, ses pensées iraient ailleurs. Une tension tout de même car North le sait bien, il n’est jamais à l’abri du mauvais sentiment, de l’hybris, de la précipitation dans l’égarement. Il peut à chaque instant se voir dépassé, subjugué par ses propres passions savantes – car si le pathos se symptomatise c’est aussi parce que l’émotion a été refoulée. Il en appelle donc à la prudence mais jamais à une froide et indifférente apathie.
Ainsi la raison est toujours mêlée de pathos. Cette raison que le positivisme a voulu logiciser n'est pas réductible au logos. La raison n’est jamais pure et si, par instants, elle se manifeste sous les atours d’un flot continu progressant par déduction vers un sens déjà donné, c’est seulement une lueur qui se détache d’un fond de non-sens impur, plus obscur, tissé de passions, de pulsions, de fixations. « Ce non-sens qui ferait entendre au loin un sens désormais libéré de toutes les agressions dont le signe [...] est la boîte de Pandore. »81 Il n’est pas de fonctionnement normal de la raison. La poétique de l’enquête savante serait, selon les mots de Badiou au sujet du cinéma et selon les standards de la science moderne, une « marche au pur par l’impur »82.
Suivant les travaux de Darwin, Warburg voit l’origine de ce pathos dans les « résidus symboliques d’actes biologiques autrefois utiles » : l’Umfangsbestimmung – littéralement, l’acte de définir ou de déterminer ce qui nous entoure – serait alors le moyen de « mettre de l’ordre dans le chaos et la peur »83. Comme un réflexe phobique, North ouvre, dans la déhiscence entre sa peur de la découverte et la menace de la folie, la possibilité d’un véritable « gai savoir inquiet » :
Joie risquée de celui qui franchit les frontières, explore les territoires étrangers, dépasse les bornes, chante son errance. [...]
Souffrance réminiscente de celui qui reconnaît la condition tragique de sa propre activité de connaissance.84
« Denksraum »
Cette possibilité c’est l’ouverture d’un espace de travail et de réflexion incarné par le carnet. Un espace à la fois matériel et intellectuel dans lequel se déploie la poétique de l’enquête savante : la marche au pur par l’impur de l’immobile muable au mobile immuable au cours de laquelle co-émergent le sujet et l’objet. Un espace de pensée – Denksraum – qui, « à l’âge de la civilisation mécanique » selon Warburg est venu se substituer à l’espace de contemplation – Andachtsraum –, remplaçant le mythe par la rationalité, effaçant par là-même « ce caractère effrayant que ressent l’homme primitif »85.
Pourtant le mythe reste latent et, refoulé, se manifeste par ces symptômes qui ponctuent l’Umfangsbestimmung. Car pour Warburg, la rationalité moderne ne résout pas les « énigmes de l’existence » auxquelles tentent toujours de répondre les « rituels du savoir »86, qu’ils soient une « causalité dansée » comme chez les indiens Hopis87 ou le travail d’inscription du savant dans l’Europe moderne :
Le chercheur donne un sens à ce qui n’en a pas – non pas en comprenant, mais en reproduisant le monde dans l’univers clos des représentations.88
C’est donc un espace interstitiel, un Zwischenraum, qui s’ouvre dans la déhiscence entre le sujet et le monde – cette « création consciente » qu’est pour Warburg l’acte fondateur de la civilisation –, un « domaine intermédiaire où s’enracinent les symboles », à mi-chemin entre le contact originel et le signe arbitraire qui en est déconnecté89. Entre empathie et métaphore, le domaine de l’art selon Warburg. Dans l’intervalle entre le moi et le non-moi, entre le corps propre et le corps étranger, le carnet est encore une médiation de plus – et que la science moderne voudra donc escamoter – entre le sujet et l’objet.
Car c’est dans cet espace que s’affirme le sujet savant, le "je" logique, dans cet espace que l’on assiste sur le papier du carnet à la perte du sujet dans son objet. Mais la déhiscence ouverte par l’espace interstitiel qu’est le carnet n’est que temporaire et bien vite la science moderne suture et le sujet90 et l’objet91. Rigides et suturés, la plasticité des latences leur faisant défaut, sujet et objet sont toujours instables et risquent la fracture, impossible de systématiser. Il subsiste toujours un point aveugle : celui de la position d’énonciation. C’est là l’échec de la métaphysique occidentale autant que celui d’une providentielle théorie du tout.
Organon
Pas encore un corps étranger mais déjà hors le corps propre, le carnet de recherche ouvre et incarne donc cet espace interstitiel, domaine de l’art, dans lequel se déploient les tensions motrices entre « deux plans hétérogènes, conflictuels, qui ne cessent pourtant de se recroiser : le non-savoir et le savoir, le pathos et le logos »92. Il est pour nous symptomatique, dès lors, que la raison de North s’écrive au dos de superstitions astrologiques qui ne peuvent en être détachées, comme deux faces d’une même pensée.
Encore organique, le carnet révèle donc ces formes corporelles que sont les traces de pathos, la « mise en corps » – Verkörperung –93 des tensions latentes qui agitent le corps propre du savant. Comme cette nymphe du Printemps qui « danse avec son vêtement autant qu’avec son corps »94, le carnet de recherche est ce point de rencontre entre le dehors et le dedans : drapé du savant, lieu de déplacement – Übertragung – donc de symptomatisation des conflits – car le symptôme est « symbole écrit sur le sable de la chair »95.
Réconciliant les deux sens du mot grec organon, ces feuilles volantes sont donc bien charnelles. À la fois outil matériel et organe exsudé, le carnet figure un espace de réflexion prothétique, scène d’un savoir em-pathique et bientôt métaphorique. L’épistémè rejoint la tekhnè96.
Chapitre de l’externalisation progressive de nos facultés97, la sécrétion de cet espace est le produit d’une longue histoire qu’à très gros traits l’on pourrait tracer depuis les arts de la mémoire jusqu’au cloud.
De l’Antiquité à la Renaissance, traversant le Moyen-Âge, durant cette époque où la mémoire, l’imagination et l’intellect étaient considérés comme les trois sens internes, l’ars memoriæ, partie intégrante de la rhétorique, reposait sur la construction d’un édifice imaginaire dans lequel entreposer des images et symboles dédiés à la remémoration ou réminiscence d’idées. Se déplaçant dans cet édifice de pensée selon un certain ordre, le rhétoricien était alors en mesure de tenir de longs et complexes discours en ne se reposant que sur sa mémoire98.
D'abord avec les transformations de la lecture qui devient de plus en plus solitaire et silencieuse, puis avec la diffusion du papier et l'usage du codex plutôt que du volumen, les pratiques changent. Les mots sont séparés, la ponctuation apparaît, les livres se dotent de chapitres, de sommaires et d'index, l'accès au contenu devient sélectif et l'information elle-même devient détachable, susceptible d'être recopiée indépendamment, mise en circulation ou bien archivée individuellement. Si l'ars memoriæ survit voire resurgit à la Renaissance, le recours à la mémoire n’est plus incontournable, l’enseignement de la rhétorique change, les bibliothèques se réorganisent99.
Dans le même temps, si l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles permet l’explosion de la circulation des imprimés et de l’information dans l’Europe moderne, elle ne remplace pas les cultures manuscrite et orale. Ainsi, avec le papier et l’usage de tablettes de sable ou de cire, la prise de notes s’impose. Dès la Renaissance, face à la débauche d’informations qu’affrontent les humanistes, apparaissent diverses techniques de stockage, de triage, de synthèse et de sélection de l’information : lieux communs, ouvrages de référence, dictionnaires et autres atlas100.
S’il n’est pas seulement un organe mnémonique mais encore un outil heuristique, le carnet de recherche fait partie de l’histoire de ces technologies littéraires, lente et progressive externalisation de nos facultés de réflexion.
Corps étendu
Comme tout instrument, la chair du carnet est à la fois une extension du moi et une représentation du non-moi où le savant re-produit, re-joue par em-pathie un monde qu’il incorpore par le savoir. On retrouve ce que l’anthropologue Hélène Mialet a baptisé le « corps étendu » du chercheur101. Étudiant le cas singulier du physicien anglais Stephen Hawking, contraint par son handicap à une pensée purement géométrique incarnée par ces autres prothèses que sont les diagrammes, Mialet décrit le sujet savant comme un « sujet distribué-centré »102 : centré sur le corps propre du savant mais distribué au travers d’une multiplicité d’appendices matériels et immatériels dont font partie l’ordinateur, les étudiants, la plume et le papier, le carnet.
En rendant visibles ces lieux de la pensée, l’on se donne les moyens de brouiller les frontières entre dedans et dehors. Mais puisqu’il est encore une médiation supplémentaire, la médiation des médiations – seule trace survivante pour témoigner de la poétique savante –, le carnet se verra à son tour être escamoté par la science moderne. La publication, substituant l’ordre d’exposition à l’ordre d’invention, opère la première coupure – « L’œuvre est le masque mortuaire de la conception » nous apprend Benjamin103. Cependant, au-delà de la vie de son auteur, à mi-chemin entre l’arkhè et la marque sur le corps propre, le carnet est essentiellement une archive instable ; susceptible d’être perdu, sans s’en rendre compte, dans le gouffre de l’oubli qui nous ampute d’un souvenir. Susceptible encore d’être détruit en même temps que disparaît le corps propre de son auteur. À cet égard, la « conflagration » des manuscrits personnels de John North est symptomatique.
Au hasard de l’Histoire autant que des politiques archivistiques, il arrive pourtant que ces esprits de papier hantent, fantomatiques, les greniers privés et les miscellanées des bibliothèques. Il faudra attendre le XVIIIème siècle, son esthétique de l'originalité et par conséquent le renforcement de la figure de l'auteur ainsi que sa définition légale, pour que les brouillons et carnets soient plus systématiquement conservés104.
Conclusion : entre hétérotopie et utopie
Dés-ordre
Ce portrait diffus que l’on vient de dresser du savant et de son carnet a tout l’air d’un désordre hétéroclite de chair et de papier, de textes et de figures, symptômes et sublimations, passion et raison. En effet, comme l’atlas de Warburg, ces folios sont, en tant que lieux de rencontre, des images dialectiques « comme destinée[s] à montrer ensemble des espaces hétérogènes »105. La tempête qui agite la chair du savant vient déposer côte à côte sur le papier les éléments les plus dissemblables et qui pourtant, par affinités électives, révèlent à l’intuition intellectuelle des « ressemblance[s] non-sensible[s] »106.
Derrière ce désordre se cache donc un ordre nouveau, étranger, la promesse d’une dé- couverte. L’espace ouvert par le carnet serait donc une hétérotopie, telle que définie par Foucault dans Les Mots et les choses au sujet d’une encyclopédie commise par Borges : un « désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie, de l’hétéroclite ». Un espace qui inquiète car « l’hétérotopie ruine non seulement la syntaxe des phrases mais celle moins manifeste qui fait tenir ensemble les mots et les choses »107 : « gai savoir inquiet ».
L’hétérotopie n’est pas seulement cette inquiétante étrangeté du rassemblement des hétérogènes. Elle est aussi un « découpage singulier du temps » – comme les archives, ces hétérochronies qui veulent tout assimiler pour arrêter le temps –, ainsi qu’un « système d’ouverture et fermeture » qui isole ces espaces de leur environnement108. Autant de propriétés que manifeste le carnet dont on a observé la temporalité spécifique, si différente de l’économie de l’archive, ainsi que cette singulière fenêtre qu’il ouvre, dans un espace privé, sur un monde supposé extérieur, universel et objectif.
Masques
Cet espace est pourtant bien charnel : un morceau de peau, le drapé du savant, sur lequel ce dernier inscrit les symboles de sa réflexion comme des symptômes sur le sable de la chair. Et cette inscription n’est jamais sans son cortège de pathos qui vient sceller, parfois au fer rouge, une « connaissance par corps » :
Cette action psychosomatique s’exerce souvent au travers de l’émotion et de la souffrance, psychologique ou même physique, celle notamment que l’on inflige en inscrivant des signes distinctifs, mutilations, scarifications ou tatouages, à la surface même des corps.109
Mais avant de devenir le « masque mortuaire de la conception », le drapé du savant est le costume lui ouvrant la scène sur laquelle re-jouer le drame tragique du savoir et pâtir. En effet, « le masque, le signe tatoué, le fard, déposent sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir »110. Symptomatique une nouvelle fois, que le portrait que Roger North dresse de lui-même s’achève sur ce bredouillement de métaphore :
I shall [wear?] crave // [cheap rather .. .....?] leav to wear my mask then Wch Concluding and so hold my [counte=?] // at leas Indemnifyed, wch concludes the acc◦ Intended to give of My self next for // my wares.111
Un masque hérité des drames joués dans les salles d’audience des tribunaux anglais.
Ouverture d’une déhiscence, espace interstitiel creusant les intervalles, le carnet est bien singulier. Les inscriptions qui tatouent, déguisent, maquillent ou drapent le corps propre du savant permettent de le déterritorialiser pour le transporter là où s’émerveiller, là où re-jouer les scènes du monde. Dans un espace jamais clos aux topologie et temporalité « sans loi ni géométrie », ni linéaire, ni continu, où s’engage un jeu avec l’espace et le temps. Un jeu à l’économie bien différente de celle de l’archive ou de l’écrit et qui trace une coupe dans le chaos, un plan d’intelligibilité.
Sources
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Liste des abréviations
// : retour à la ligne dans un manuscrit
Add MS : Additions to the manuscripts of the British Library
BL : British Library
f° : folio
r : recto
v : verso
1 R. North, Notes of Me, 142 et 243 cité par J.C. Kassler, The Honourable Roger North, 56.
2 M. Charles, « Le Sens du détail », 394 cité par A. Minzetanu, « L'In-citation ou la citation qui donne à penser », 51.
3 H.-J. Rheinberger, « Experimental Systems », 425.
4 Pour emprunter à André Leroi-Gourhan son analyse de l’imposition d’une monosémie par la contrainte des interprétations potentielles (A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, tome 1, 291sq).
5 J'entends comme brouillon de travail ou carnet de recherche tous les manuscrits autographes du savant qui prennent place entre les prises de notes de lecture et les manuscrits au propre dits « bons à tirer » pour envoi à l'imprimeur. Ces frontières sont évidemment floues car la réflexion démarre dès la prise de notes – dès l'appropriation d'une lecture – et continue même après les premières épreuves et impressions qui sont reprises, amendées, corrigées dans l'optique d'une nouvelle édition ou d'une prochaine publication. La masse de documents intermédiaires, leur récurrence et leur relative homogénéité visuelle et matérielle me permettent cependant de nommer ces brouillons de travail et carnets de recherche dans l'intérêt de les étudier en tant que tels. C'est-à-dire en tant que point d'aboutissement d'un travail intellectuel plutôt qu'en tant qu'élément transitionnel dans l'axiologie « originelle » du stemma codicum de la philologie ou de l'axiologie « textuelle » de l'avant-texte de la critique génétique. En cela on retrouve notre poétique de l'enquête savante selon laquelle l'objet savant n'est pas seulement le texte publié mais il est plus largement cette opacité produite par l'accumulation des médiations dont brouillons de travail et carnets de recherche font partie.
6 M. Le Roux, « Genèse des textes de Pierre Potier », 106.
7 « element of subjectivity, unruliness, and privacy from which they must be freed if they are to become elements of a scientific text » in F.L. Holmes, J. Renn et H.-J. Rheinberger dir., Reworking the Bench, viii. Je traduis.
8 B. Latour, « Drawing Things Together ».
9 A. Hennion, « L'Histoire de l'art : leçons sur la médiation », 34-35.
10 B. Latour et A. Hennion, « Objet d'art, objet de science. Note sur les limites de l'anti-fétichisme », 8.
11 « the notion of the universality of texts, especially but not exclusively scientific texts, across centuries and translations persists » ; « universality is in turn underwritten by the experience (however deceptive) of immediacy, of direct communion with the text » in L. Daston, « Taking Note(s) », 448. Je traduis.
12 Il convient de bien distinguer cette ontologie sous-jacente à la science moderne pour laquelle l'objet – qu'il soit une idée ou un réel bien tangible – subsiste indépendamment du sujet, voire le précède, de l'ontologie qui sous-tend la présente étude et pour laquelle cette question ne peut trouver de réponse : il n'est pas d'observation pure dépouillée de sujet.
13 Formulé tel quel par G. Didi-Huberman, L’Image survivante, 389. Et plus loin, « comment savoir et pâtir, comment trouver le rythme juste du savoir (qui est distance) et du pâtir (qui est écrasement de la distance) ? », 396.
14 Ba. Stiegler, « Le Corps vivant selon Nietzsche ou la mémoire en alerte », 27-50.
15 BL, Add MS 32540, « Mechanick Notes », ff°81r-118v.
16 British Library (BL), Add MS 32547, « On Motion ».
17 H. Bredekamp, « La Main ‘pensante’. L’image dans les sciences ».
18 Les éléments biographiques concernant Roger North et sa famille sont tirés de J.C. Kassler, The Honourable Roger North et J.C. Kassler, Seeking Truth.
19 R. North, Cursory Notes of Musicke, iii.
20 S. Gaukroger, The Emergence of a Scientific Culture, chap. 8 et 9.
21 « My designe is to deduce a sys- // tem of Mechanicall philosophy // from the most indisputable principles // and by the clearest steps there may be. // For I find Nature governed by a rule, // that rule is uniforme, and universall. // Nay the rule is reasonable, and accor- // ding to our understandings necessary, // therefore I would examine that by // Nature and Nature by that, thro all // its varietys, to see if wee have the // philosophy. » in BL, Add MS 32540, f°81r.
22 S. Gaukroger, The Collapse of Mechanism and the Rise of Sensibility, chap. 8.
23 BL, Add MS 32545, f°2v.
24 BL, Add MS 32540, f°83r.
25 R. North, Notes of Me, 166, cité par J.C. Kassler, The Honourable Roger North, 56.
26 BL, Add MS 32526, f°2r.
27 J.C. Kassler, The Honourable Roger North, 12.
28 Ce pléonasme peut s'expliquer brièvement grâce à la poétique de l'enquête savante (cf. §7).
29 R. North, Cursory Notes of Musicke, iv, cité par J.C. Kassler, The Honourable Roger North, 57-58.
30 « I will add the pleasure of it [knowledg], as a sauce // to that excellent dish. » in BL, Add MS 32540, f°83v.
31 « if know- // wledg be an happyness, wee have reason // to thinck ourselves much favoured by // providence » in BL, Add MS 32540, f°81v.
32 « It is one of the proper vices of philo- // sophy to hunt after subtletys and cu- // riositys. and many are not onely sa- // tisfied, but pleased at a cunning so- // lution. They are fond of a jargon of // principles, and delight in a fantasticall // hypothesis » ; « unreasonable in desi- // ring to be omniscient » in BL, Add MS 32540, f°81r/v.
33 « shall // not be drawne by fals pleasures in- // to true and substantiall paines » ; « the fear of discovery » ; « be safe » in BL, Add MS 32540, f°82v.
34 « discouragement to philosophy » in BL, Add MS 32540, f°81v.
35 BL, Add MS 32540, f°82v.
36 BL, Add MS 32526, f°2r.
37 F. Bacon, Novum Organum, Livre I, aph. 51 et Livre II, aph. 2. « Laws of forms of action » et « clauses » dans la traduction anglaise de 1863.
38 F. Bacon, Novum Organum, Livre I, aph. 41.
39 J.C. Kassler, The Honourable Roger North, 13.
40 J.C. Kassler, The Honourable Roger North, 77 et 89.
41 « fragmentary, non-discursive nature » in F.L. Holmes, J. Renn et H.-J. Rheinberger dir., Reworking the Bench, xi. Je traduis.
42 A. Barberousse et L. Pinon, «Activité scientifique et écriture », 10.
43 « there is no direct progress toward a definite ‘meaning’ » ; « highly volatile research project, where at every step what is about to take shape creates unforeseen alternative directions for the next step to be taken » in H.-J. Rheinberger, « Experimental Systems », 426. Je traduis.
44 J. Lacan, R.S.I., 10 décembre 1974. Nous pourrions aussi penser, en lui tordant un peu le cou, au concept de Pathosformel chez Aby Warburg (P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, 230).
45 A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, tome 1.
46 Be. Stiegler, La Technique et le temps, tome I.
47 En somme, les lignes du grand partage de la constitution des modernes (B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes).
48 R. North, « Of Etimology », ff°22r-49v.
49 BL, Add MS 32547, ff°319r–320v.
50 P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, 94.
51 P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, 47-50.
52 W. Benjamin, Paris, capitale du XIXème siècle, cité par R. Rochlitz, Le Désenchantement de l’art, 234.
53 Jamie C. Kassler dans The Honourable Roger North annonce pour objectif de mettre au jour « what is consistent in [North’s] pattern of thought » (12) mais le corpus qu’il se donne est beaucoup plus vaste et le « pattern » qu’il veut mettre au jour est d’un ordre différent de ce que nous observons ici.
54 P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, 26-27.
55 Il s’agirait d’un travail d’ordre psychanalytique qui n’est ni dans mes capacités, ni mon objectif. Pister les actes manqués, lapsus et autres fantaisies d’un mort ne serait qu’un pas de plus vers l’illusion selon laquelle tout est signifiant. Cependant, je ne m'interdis pas l'usage d'outils issus de la psychanalyse.
56 R. Barthes, Le Plaisir du texte, 11.
57 BL, Add MS 32547, f°327v.
58 R. Barthes, Le Plaisir du texte, 11-12.
59 « fear of discovery », je traduis (cf. note 33).
60 BL, Add MS 32547, f°79r/v.
61 BL, Add MS 32547, f°80r.
62 BL, Add MS 32547, f°91v.
63 BL, Add MS 32547, f°91v.
64 R. Barthes, « Le Bruissement de la langue », 99.
65 G. Didi-Huberman, L'Image survivante, 376.
66 R. Barthes, « Le Bruissement de la langue », 101.
67 R. Barthes, « Le Bruissement de la langue », 100.
68 G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, 158-159.
69 Notamment BL, Add MS 32547, ff°318r/v, 332r/v, 338r/v, 351r/v.
70 BL, Add MS 32547, f°352r/v.
71 BL, Add MS 32547, ff°319v et 320v.
72 J. Lacan, « Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée », 205-206.
73 J. Lacan, « Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée », 204.
74 J. Lacan, « Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée », 204-205.
75 J. Lacan, « Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée », 204-205.
76 N. Boileau, L'Art poétique, Chant I.
77 Notamment BL, Add MS 32547, ff°47r-50v.
78 S'il reste à éclaircir ce concept, nous pouvons déjà avancer qu'il semble plus de l'ordre de la sublimation que de la symptomatisation, c'est-à-dire de la résolution – au moins provisoire – des conflits plutôt que de leur manifestation déplacée.
79 Après les ff°47r-50v, voir la progression des ff°51r-64r jusqu’au folio 64v rempli de notes marginales et commenté d’un laconique « see this after // better ».
80 G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, 196.
81 R. Barthes, « Le Bruissement de la langue », 101.
82 A. Badiou, « Du cinéma comme emblème démocratique », 10.
83 E.H. Gombrich, Aby Warburg : une biographie intellectuelle, 85-86 et 92.
84 G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, 113.
85 A. Warburg, Le Rituel du serpent, 114-119.
86 P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, 252.
87 A. Warburg, Le Rituel du serpent, 113.
88 P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, 252.
89 E.H. Gombrich, Aby Warburg : une biographie intellectuelle, 239 et 266.
90 J.-A. Miller, « La Suture (Élements de la logique du signifiant) ».
91 Une fois de plus divergent l'ontologie moderne et la nôtre pour laquelle l'on suture le sujet à l'objet, ou l'objet pour le sujet.
92 G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, 246.
93 G. Didi-Huberman, L’Image survivante, 192-200.
94 G. Didi-Huberman, L’Image survivante, 262.
95 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », 279.
96 Be. Stiegler, La Technique et le temps, tome I.
97 A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, tome 1. Dans une remarque vertigineuse, Leroi-Gourhan vient à se demander ce que nous ferions de nos corps trop lourds, devenus embarrassants, si l’on arrivait un jour au terme de cette histoire.
98 Voir notamment F.A. Yates, The Art Of Memory et plus récemment M. Carruthers, The Book of Memory.
99 Voir notamment G. Cavallo et R. Chartier (éd.), Histoire de la lecture dans le monde occidental et R. Chartier, La main de l'auteur et l'esprit de l'imprimeur.
100 Voir notamment A. Moss, Printed Commonplace-Books and the Structuring of Renaissance Thought ainsi que, plus récemment, les « four Ss : storing, sorting, summarizing, and selecting » de A. Blair, Too Much to Know.
101 H. Mialet, Hawking Incorporated, Chapitre I et passim.
102 H. Mialet, Hawking Incorporated, p.192sq.
103 W. Benjamin, Sens unique, 170.
104 R. Chartier, Culture écrite et société.
105 G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, 26.
106 W. Benjamin, « Sur le pouvoir d'imitation ».
107 M. Foucault, Les Mots et les choses, 9.
108 M. Foucault, « Les Hétérotopies », 30 et 32.
109 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, 205.
110 M. Foucault, Le Corps utopique, 15.
111 BL, Add MS 32545, f°4v.