Françoise Dupeyron-Lafay
Université Paris Est Créteil Val de Marne
Le long chapitre du récit autobiographique Suspiria de Profundis (1845) de Thomas De Quincey, intitulé « The Affliction of Childhood », et la nouvelle1 à la première personne « Reunion » (1982), œuvre de jeunesse mi-autobiographique2 de la romancière américaine Julie Schumacher, sont des récits poignants de maladie, de deuil et de perte, respectivement celle de la soeur bien aimée de l’auteur, emportée par une maladie du cerveau, et celle de la mère de la narratrice3. Dans les deux cas, deux logiques temporelles s’opposent, celle du narrateur endeuillé au présent, et celle du personnage de l’histoire qui ignore encore que l’irrévocable va se produire : ainsi, la disparition de la soeur et de la mère sont annoncées en préambule (avec le recul donné par l’expérience) avant même qu’elles n’aient eu lieu dans le récit. L’insupportable est cependant médiatisé, objectivé et préfiguré par un « objet » qui représente la mutilation et permet une mise à distance de l’émotion : « thus mutilated was the parting » (De Quincey 107) et « mutilated crusts (of a pizza) » (Schumacher 11). Les « adieux mutilés » entre le jeune Thomas et sa sœur (morte) précèdent donc l’examen de son cerveau par des chirurgiens (et sa mutilation effective), et le gros plan sur les « croûtes mutilées » de la pizza, le jour où la mère rentre de l’hôpital, précède celui sur la cicatrice qui barre son cou, annonciatrice de sa fin inéluctable.
Le choix de réunir ces deux textes pourrait paraître surprenant. Ils sont certes tous deux autobiographiques et traitent du deuil et des perturbations de la temporalité qu’il induit dans la psyché des sujets et dans leur récit, mais c’est avant tout l’emploi du même vocable (« mutilated ») dans une même figure stylistique (l’hypallage) qui les rapproche en profondeur.
Le statut d’hypallage de l’adjectif « mutilated » n’est pourtant pas immédiatement perceptible à une première lecture, parce qu’il précède la description de la mutilation des sujets eux-mêmes. Ce statut se construit peu à peu, a posteriori, à la lumière de ce qui suit mais aussi, lors de lectures ultérieures, à la lumière de ce qui précède. Nous examinerons la valeur et la fonction métaphoriques et métonymiques de cette hypallage réticente à l’échelle micro- et macro-structurelle. La signification de cette figure s’élabore selon une logique temporelle et narrative complexe liée au refoulement, qui atténue (en apparence) l’émotion par ce déplacement mais contribue en réalité à l’intensifier et à la cristalliser.
Dans « The Affliction of Childhood », De Quincey (1785-1859) évoque la mort de deux de ses sœurs aînées pendant sa tendre enfance, d’abord celle de Jane, âgée de trois ans et demi, en 1788, puis celle d’Elizabeth (âgée de neuf ans) en 1792, alors que lui-même n’avait pas encore sept ans.4 Il adorait cette sœur qui jouait pour lui le rôle de substitut maternel et dans « Introductory Notice », la section de Suspiria de Profundis précédant « The Affliction of Childhood », il décrit sa perte comme une épreuve terrible et insupportable qui devait le tourmenter et le hanter pendant le restant de sa vie, et dont les réverbérations émotionnelles seraient exacerbées par l’opium :
The particular case to which I refer in my own childhood was one of intolerable grief; a trial, in fact, more severe than many people at any age are called upon to stand. (92)
[...] the terrific grief which I passed through drove a shaft for me into the worlds of death and darkness which never again closed, and through which it might be said that I ascended and descended at will, according to the temper of my spirits. (92 ; italiques ajoutées)
Was it opium, or was it opium in combination with something else, that raised these storms? (93)
S’il montre que la disparition de Jane lui avait occasionné de la tristesse, il souligne qu’en raison de son très jeune âge (moins de trois ans5), sa conception floue de la mort lui laissait croire qu’elle était partie mais reviendrait peut-être, comme les « crocus et les roses » à la fin de l’hiver (Suspiria 99). Il explique donc que cette première blessure avait vite guéri parce qu’il n’avait pas encore conscience de l’irréversibilité du temps. Il présente en revanche celle liée à la perte d’Elizabeth comme une plaie béante qui ne guérirait jamais, de même que ce puits s’enfonçant dans les ténèbres et la mort ne se refermerait jamais (92).
Thus easily was healed, then, the first wound in my infant heart. Not so the second. [...] and the night which, for me, gathered upon that event, ran after my steps far into life; and perhaps at this day I resemble little for good or for ill that which else I should have been. (99-100)
La scène douloureuse, décrite dans les pages qui suivent, où il se rend en secret et seul dans la chambre de sa sœur, le lendemain de sa mort, se caractérise par une intensité émotionnelle et une violence accrues une fois mise en récit par le narrateur adulte qui lui ajoute, a posteriori, le caractère d’urgence et d’imminence dont il était doublement inconscient enfant, d’une part parce qu’il ignorait qu’il voyait le corps d’Elizabeth pour la dernière fois, car la porte serait fermée à clef le lendemain, et d’autre part, parce qu’il ne savait pas ce qu’elle allait subir entre les mains des chirurgiens lors de l’examen post-mortem de son cerveau. Ainsi, deux chronologies et deux visions se superposent lorsque nous lisons : « On the day after my sister’s death, whilst the sweet temple of her brain was yet unviolated by human scrutiny, I formed my own scheme for seeing her once more. » (103) Le reste de la scène revient à un mode d’appréhension et à une chronologie qui appartiennent à l’enfant, montrant sa sidération devant ce corps inerte, glacé et rigide qui ne ressemble plus vraiment à Elizabeth, puis son état de transe, dont il ne peut évaluer la durée. Au moment où il commence à s’accommoder à cette nouvelle identité de sa sœur et à reprendre ses esprits, il s’enfuit, avant d’avoir eu le temps de lui faire ses adieux dans le calme et le recueillement, pris de panique en entendant un bruit de pas s’approcher. C’est à ce moment clé que le narrateur adulte court-circuite de nouveau la chronologie en réintroduisant ce que l’enfant ignorait (ce serait la dernière fois qu’il verrait sa sœur) et, de manière consciente ou pas, en faisant figurer en creux la mutilation imminente de la tête d’Elizabeth dans les « adieux mutilés » qui ont lieu avec sa sœur (107). En effet, la mutilation effective infligée par l’autopsie n’est mentionnée explicitement qu’à la page suivante (108).
When I returned to myself, there was a foot (or I fancied so) on the stairs. I was alarmed; for I believed that, if anybody should detect me, means would be taken to prevent my coming again. Hastily, therefore, I kissed the lips that I should kiss no more, and slunk like a guilty thing with stealthy steps from the room. [...] thus mutilated was the parting which should have lasted forever; thus tainted with fear was the farewell sacred to love and grief, to perfect love and perfect grief. (107)
L’emploi de la synecdoque « a foot » traduit bien la perception de l’enfant (ou a posteriori de l’adulte ?), alarmé par cette présence anonyme, invisible, déshumanisée par la figure de style, et rendue inhumaine. Il en va de même pour l’emploi (choix conscient ?) de « body » (108) pour décrire le groupe de chirurgiens qui va mutiler Elizabeth :
On the day following this which I have recorded, came a body of medical men to examine the brain, and the particular nature of the complaint [...] I knew nothing of the purpose which drew together these surgeons, nor suspected anything of the cruel changes which might have been wrought in my sister’s head. Long after this, I saw a similar case; I surveyed the corpse (it was that of a beautiful boy, eighteen years old, who had died of the same complaint) one hour after the surgeons had laid the skull in ruins; but the dishonors of this scrutiny were hidden by bandages, and had not disturbed the repose of the countenance. So it might have been here; but, if it were not so, then I was happy in being spared the shock, from having that marble image of peace, icy and rigid as it was, unsettled by disfiguring images. Some hours after the strangers had withdrawn, I crept again to the room; but the door was now locked, the key was taken away – and I was shut out forever. (108)
Le « beau jeune homme » de dix-huit ans dont il est ici question n’est autre que William, le fils aîné de l’écrivain, né en 1816 et mort lui aussi d’une maladie du cerveau en 1834. Malgré la présence du groupe adverbial « Long after this », la mention de ce décès, très largement postérieur à celui d’Elizabeth, mais à l’issue similaire, et lui aussi responsable de mutilations, donne l’impression troublante que la chronologie s’enraye, que le temps des calendriers et celui de l’affectivité n’obéissent pas à la même logique. Malgré la présence de deux époques distinctes, la douleur efface l’intervalle qui les sépare, comme si le temps n’était qu’un palimpseste6 de blessures et de deuils superposés et synchroniques. Par ailleurs, la désignation anonyme de ce « jeune homme », d’autant plus émouvante quand on sait de qui il s’agit en réalité, témoigne d’une volonté de mise à distance auto-protectrice dont nous verrons d’autres modalités textuelles.
On ignore le nom et l’âge de la narratrice de « Reunion », mais on l’imagine très jeune à l’époque des faits et sans doute à peine sortie de l’adolescence quand elle les relate. Elle annonce la mort de sa mère dès l’ouverture, mais d’une manière ambiguë et par des moyens détournés : « It wasn’t till years after the operation that I realized my mother would never have died from it. » (3) Lorsque nous la lisons pour la première fois, nous pensons que cette phrase a pour seule fonction d’évoquer le double décalage, épistémique et temporel, entre l’incertitude et les craintes de la narratrice à l’époque des faits (quant aux conséquences peut-être fatales de l’opération) et ses certitudes au moment de la mise en récit des années plus tard. Avec le recul, la narratrice sait donc que ce n’est pas l’opération chirurgicale qui a causé la mort de sa mère, comme en témoignent bien les deux verbes à la forme négative, « wasn’t » et « would never have died from it ». Cette mort est annoncée dès l’ouverture de la nouvelle mais elle est néanmoins exprimée par un verbe à la forme négative, ce qui suggère d’emblée une forme de déni. Ce verbe et l’adverbe « never » laissent plutôt entendre : « would never have died », voire « would never die », d’autant plus que la signification du pronom « it » (dans « died from it ») est très ambiguë. Si, dans un premier temps, la logique syntaxique semble indiquer qu’il renvoie à « the operation », la reprise presque verbatim de cette phrase d’ouverture dans la dernière section7 de la nouvelle nous fait mesurer à quel point la véritable identité de ce « it » est trouble : « It wasn’t till years afterward that I realized my mother would never have died from it. » (13). Le pronom « it » semblait associé à l’opération (3) mais, comme le montre bien son occurrence à la fin de « Reunion », il s’agit en fait d’une entité nébuleuse et indéterminée qui résume à quel point cette mort est inacceptable, si inacceptable et impensable que sa cause n’est pas nommée. Elle n’était pas non plus nommée, en réalité, dans la phrase initiale dont le « it » prend, rétrospectivement, un tout autre sens que celui dicté par la logique grammaticale ou syntaxique. La seule certitude que cette phrase nous donne est une certitude par défaut : l’opération n’a rien à voir avec la disparition de la mère. Est-ce, alors, un accident de voiture ou une maladie fatale qui entraîne sa mort ?
Nous découvrons peu à peu que la nouvelle repose sur un travail de deuil impossible (comme chez De Quincey), et qu’elle oscille sans cesse entre l’expression de l’émotion et sa mise à distance, entre la mise en récit de la mort et son déni, et cela par toute une série de moyens narratifs, notamment l’écho entre les deux phrases (pages 3 et 13). Le « it » est non seulement l’un des moyens d’endiguer l’émotion8, mais aussi l’une des nombreuses modalités de l’indicible, du non-dit ou du déni dans cette histoire marquée par l’incapacité et par le refus de dire. Même si le père affirme à ses filles « No one in your mother’s family ever dies » (10) et même si le jour où la mère est prise en photo, son col roulé bleu dissimule sa cicatrice (13), l’ombre de la mort plane sur le récit. Même invisible, la cicatrice (« bluish-red skin ») dont le col roulé rappelle en partie la couleur, demeure une menace et sa présence « en creux » sur la photo repose sur la même tension entre acceptation et négation de la mort : « […there] stood my mother, dressed in a blue turtleneck. The scar was completely hidden. [...] she looked beautiful, and my sister and I imagined her in blue for a long time. » (13)
Après l’annonce détournée de la mort dans la phrase d’ouverture, le récit évoque la longévité exceptionnelle des femmes de la famille, selon le mouvement de balancier (dire / nier) déjà souligné : « She came from a long line of unscrupulously healthy women who had dedicated their entire lives to surpassing each other in maturity » (3 ; italiques ajoutées). Mais le groupe adjectival exprime à demi-mot du ressentiment envers cette santé insolente, égoïste et scandaleuse, puisque la mère, que l’on sait déjà condamnée, en est privée.
Le titre résume à lui seul cette dialectique affective et narrative complexe ; il fait d’une part explicitement référence aux réunions familiales périodiques qui, à l’époque où la narratrice et sa sœur étaient enfants, donnaient lieu à une photo des aînées et des doyennes de la famille, fières de leur longévité héréditaire : « Everyone in the pictures was at least sixty-five » (8). D’autre part, d’une façon plus douloureuse, cette « réunion » (au singulier et non au pluriel comme celles de la famille maternelle) n’est autre qu’une séparation qu’il faut taire et contre laquelle les diverses photos (réelles et mentales) évoquées dans le texte permettent de lutter. L’une d’entre elles, trouvée par le père, joue le rôle de substitut de la mère pendant son hospitalisation, et bien au-delà, après sa disparition, lui assurant alors une survie intemporelle.
He searched the house until he found a picture of my mother [...]. It showed her gardening, leaning over the tomato bushes in the back yard, perspiration stains up and down the back of her shirt. It was a good likeness. She seemed about to stand up, and the way she bent over the tomatoes made her look even stronger than usual. [...] Photographs always had a way of immortalizing her; even when she was standing next to me I’d imagine her in a different pose. I had a collection of them in my head, and she was different in every one. (8)
Cette photo illustre le double processus psychique et temporel à l’œuvre : d’une part la mise à distance de la mère à laquelle elle se substitue, et d’autre part, la pérennisation de sa présence. À l’instar des photos, qui reposent sur l’absence de la présence et la présence de l’absence, la nouvelle et son titre immortalisent une morte. Au début du récit, le gros plan sur le mur du salon littéralement couvert, sans aucun blanc entre elles, des photos des femmes de la famille, symbolise l’intégrité et la cohésion rêvées mais perdues : « Their pictures still hang on our living room wall, so close together a finger can't fit between the frames » (3-4). Quand la mère part pour l’hôpital, elle emporte la plus grande des photos des réunions, en guise de rempart symbolique contre la mort ou de talisman de longue vie : « It was a newspaper clipping of her great-grandmother’s sisters seated around a silver trophy bearing the slogan of the American Longevity Association » (4). Quand le père remarque, à propos de l’espace vide sur le mur, qu’il manque quelque chose, il dit surtout qu’il manque quelqu’un.
One day I found him staring at the space left on the wall where my mother had taken the picture. “Something’s missing,” he told me.
“She took it with her,” I said. (7)
L’ouverture de la nouvelle montre un conflit entre la vision de la narratrice enfant avant sa découverte de la mort et son entrée brutale dans une autre temporalité. Cette rupture rappelle à bien des égards celle décrite par Thomas De Quincey au moment de la disparition de Jane, puis de celle d’Elizabeth. Dans « Reunion », ce conflit oppose le temps cyclique, héroïque et quasi intemporel du mythe (tel qu’il est vu par la fillette), auquel semble appartenir la famille maternelle de la narratrice, pour laquelle hôpitaux et maladie n’existent pas et sont tabous et sur laquelle la mort ne semble pas avoir de prise, et le temps humain, calendaire, irréversible qui happe la mère.
They no longer counted their age in years, but in reunions, and nothing under fifty was counted at all. My mother lived for the reunions. Every year and a half she would dress us up and lead us, trembling and fearful, to the skirts of our grandmothers, great-grandmothers and great-aunts. They towered over us at an impressive height [...]. My sister and I [...] looked wistfully on while the women were photographed, smiling and blowing out huge numbers of birthday candles, more set against the idea of death every day. (3)
La chronologie de la première section de la nouvelle relève de cet ordre mythique, itératif, qui prend brutalement fin avec l’irruption d’un nouvel ordre temporel, précis et daté. Il correspond au nouveau statut de la mère, devenue soudain vulnérable et mortelle. La section 2 est très courte, ce qui est logique car il s’y produit une rupture violente et une déchirure irrémédiable. La section 2 et la section 3 commencent respectivement par chacune de ces phrases : « It was the first time that any woman in the family had gone into a hospital » (4) et « My mother left on a Thursday » (4). C’est au sein de la section 3, au moment où la mère tente de rassurer son époux et ses deux filles avant son hospitalisation, que la narratrice suggère de façon détournée la mort et la séparation qui n’ont pas encore eu lieu à ce stade, passage qui montre de façon visuelle les mécanismes de déni à l’œuvre dans le texte :
“What will I do while you’re gone? What will the kids do? What will they think?” His voice warbled.
“They know there's nothing wrong with their mother.” She smiled at me and I thought of all the times I’d stepped on the sidewalk cracks and then gone back to erase them, rubbing the soles of my shoes sideways along the pavement. (5)
Le récit de l’hospitalisation (sections 4 à 10), apparemment de longue durée, ne repose pas sur une chronologie précise. Il alterne entre description itérative, comme au début de la section 6 : « Once in a while the woman who shared my mother’s room would call for her », (6) et arrêt sur certains épisodes, comme au début de la section 10 : « The day of the operation I found him […] » (10). Le retour a lieu à la section 11, après l’opération mentionnée à la section 10. La scène de la pizza « mutilée » (section 11) est le point focal (et névralgique) de la nouvelle, comme le sont les « adieux mutilés » chez De Quincey.
She came home on a Saturday. The front yard was covered with blackbirds fighting over crusts of pizza we’d thrown out the night before, and as my mother walked over the grass she shooed them away, picking up the crusts and bringing them in the house. “What have you been eating all this time?” she asked, waving the mutilated crusts in front of her. My father took her by the hand and sat her down on the couch. She had a long red scar across the front of her neck.
He was speechless. This had never happened before; it was the first scar in the family, the end of an era. (11 ; italiques ajoutées)
La pizza mutilée a été jetée car symboliquement, elle représente l’inacceptable de la mort, comme le « it » des pages 3 et 13. Elle figure le corps mutilé de la mère, dont elle semble constituer le prolongement quand elle la tient et l’agite devant elle. Elle préfigure sa mort, connotée par la couleur des oiseaux : ces « blackbirds » sont certes des merles mais « black » connote clairement le deuil. La pizza mutilée représente le décès de la mère sur le mode du déni et du déplacement : la longue cicatrice rouge qui barre son cou à la suite de son opération n’est donc évoquée qu’en fin de paragraphe. Tout comme l’hospitalisation (début de la section 2), cette cicatrice, qui laisse le père de la narratrice sans voix, est une « première » familiale annonciatrice d’une fin.
Le caractère émouvant de ces deux récits est certes lié à leur thématique et à leur double temporalité, mais également à leur réticence extrême9 qui intensifie leur force affective. Est-il possible d’émouvoir si l’on n’est pas soi-même ému ? Mais comment, quand l’émotion induit nécessairement une impuissance, ce que Paul Ricœur appelle le « pâtir » (15), préserver la maîtrise de l’« agir » (15) et éviter de se laisser déborder par la force des affects douloureux ? La langue des deux textes joue donc un rôle double, celui d’expression (parfois d’origine subliminale) mais aussi celui de barrage. Les affects douloureux sont parfois exprimés explicitement, nous l’avons vu, mais ils se manifestent ou affleurent souvent de façon plus implicite, notamment avec les « adieux mutilés » et les « croûtes mutilées » de la pizza. Le verbe « mutiler », dérivé du latin mutilare (retrancher, diminuer), désigne la perte ou l’altération de l’intégrité physique d’un humain ou d’un animal, les dégradations subies par les arbres ou les statues, les coupures infligées à une œuvre ou un texte et les déformations que l’on fait subir à la vérité10. On voit donc à quel point l’utilisation de l’adjectif « mutilated » est ici atypique par rapport à ses champs d’application habituels. Le lecteur (pressé ? inattentif ? trop ému ?) pourrait ne pas remarquer ces formulations curieuses ou ne pas s’interroger sur leur nature insolite. On peut d’ailleurs considérer à la première lecture, sans avoir encore pris la mesure de toutes les stratégies mobilisées pour tenter d’endiguer l’émotion, que les adieux sont d’une certaine façon « mutilés », à savoir « écourtés » chez De Quincey et que les croûtes de la pizza sont elles aussi « mutilées », autrement dit « brisées, en piteux état » chez Schumacher. Mais cette explication littérale et objective ne réduit en rien l’étrangeté radicale de ces collocations qui expriment une violence physique et psychique extrême, et sont en fait des hypallages.
La figure de l’hypallage a été négligée, dépréciée et assimilée à une simple métonymie jusqu’à une date récente11. La place réduite qu’elle occupe dans Les Figures de style en témoigne. Henri Suhamy y considère les hypallages comme de simples « transferts syntaxiques », liés au déplacement ou à l’inversion, d’adjectifs le plus souvent, ou opérant « des rapprochements inattendus » et il ajoute : « mais il ne faut pas chercher une vérité autre que celle du texte : le flottement de la syntaxe traduit une vision impressionniste des choses, et de leur interaction diffuse. » (54) L’idée que l’hypallage, loin d’être une excentricité stylistique ou un procédé un peu artificiel, est en fait un mode perceptif et affectif doté d’une grande expressivité émotionnelle et poétique, s’est peu à peu fait jour. Dans « Indécidable hypallage » (2001), François Rastier souligne le statut « douteux »12 de cette figure et son ambiguïté. En effet, « le genre du mot qui la désigne » (117) est lui-même flottant.
La définition ordinaire est ainsi présentée par Littré : « On paraît attribuer à certains mots d'une phrase ce qui appartient à d'autres mots de cette phrase, sans qu’il soit possible de se méprendre au sens ». […] Cela concorde avec la définition de Jean Dubois : « figure consistant à attribuer à un mot de la phrase ce qui convenait à un autre mot de la même phrase » (1973, p. 246). Mais qu'est-ce que la convenance, sinon la force du préjugé ? Si on suit un principe de convenance, ce vers de Mallarmé Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées signifierait : « Neiger des bouquets parfumés d'étoiles blanches ». Ce serait évidemment une méprise, et l'on mesure la violence normative qu'exercerait un tel retour à un prétendu sens littéral.
Il reste donc nécessaire de « se méprendre au sens » et de lire ce qui est écrit. Alors que le rétablissement du sens littéral annule le trope et résout le problème interprétatif en le supprimant, le maintien de la tension doxale garde trace du chemin parcouru13. Bref, la tension entre le cliché scolaire bouquet parfumé et les étoiles parfumées doit être maintenue. (118)
Chez De Quincey et Schumacher, ces hypallages discrètes, voire insoupçonnées à la première lecture, constituent pourtant des condensés d’émotion. Elles sont révélées, comme si elles avaient été écrites à l’encre sympathique, lors d’une ou de plusieurs relectures. Alors, grâce à une connaissance panoramique des deux textes, de leur logique et de leur dynamique temporelles, nous sommes en mesure de les reconnaître a posteriori pour ce qu’elles sont, à savoir la projection sur des objets des blessures subies par des sujets, les blessures physiques de la sœur et de la mère, les blessures psychiques inguérissables du frère et de la fille. Le choix des véhicules de ces hypallages est d’ailleurs extrêmement cohérent : la pizza « mutilée » est un « objet » trivial et surtout périssable qui figure dans le texte sous la forme de restes. Quant aux adieux « mutilés », il serait erroné d’y voir un concept purement abstrait car ils appartiennent au vécu physique de l’enfant et par-delà les années, ils objectivent sa douleur, lui donnent corps, tout en mettant à distance l’émotion, en apparence du moins. Comme le soulignent d’ailleurs C. Marin et N. Zaccaï-Reyners dans l’Avant-Propos de Souffrance et douleur : « La souffrance affecte les profondeurs de la subjectivité tout en engageant un processus de dé-subjectivation » (8).
Cette hypallage de la mutilation représente une expression des affects initialement déroutante pour le lecteur. Réticente et déplacée, elle possède cependant une puissance affective extrême pour les sujets (personnages), pour les narrateurs et pour les lecteurs. Sa force réside précisément dans son décalage, dans l’intervalle blanc et « muet » entre le sujet et l’objet, une dynamique étroitement liée au sens premier étymologique (non subjectif) du verbe émouvoir, dérivé du latin « exmovere », mettre en mouvement (en faisant sortir).
Dans « Les Figures de l’hypallage », Christopher Desurmont cite Pierre Cotte à propos de formulations telles que « angry tears » quand il écrit que « la condensation grammaticale mime notre perception du réel, refusant de dissocier le symptôme physique et l’état intérieur qu’il révèle (...) »14. Pour Desurmont, qui donne l’exemple de « a knowing smile », l’hypallage se manifeste « si la relation signifiée par l’association de deux mots ou deux constituants pris au sens propre défie la logique ordinaire », puisque, de fait, un sourire ne « sait » rien. Cette hypallage mettant en relation un sourire et une « disposition d’esprit » qui « appartiennent à la même personne » relève de la logique de la synecdoque15. Mais certaines hypallages – et c’est le cas de celles qui nous occupent chez De Quincey et Schumacher – peuvent à la fois mettre en œuvre une logique métonymique et une logique métaphorique comme le souligne Desurmont qui ajoute par ailleurs :
Le rapprochement de deux objets par la démarche métonymique aboutit à des degrés divers d’identification, de confusion, ou d’amalgame, mais contrairement à la métonymie proprement dite, figure en un seul mot, l’hypallage, figure de construction, met en co-présence les deux termes constitutifs de la relation16.
“For two anxious minutes ; in a few breathless seconds, for long solitary hours etc.”
Reprenant ces exemples, Cotte (1991 : 91) fait valoir que « la fausse attribution » a pour effet d’éloigner l’adjectif du sujet « en l’objectivant éventuellement dans le temps, car le temps est à la fois en nous et hors de nous […] ».
[…] En décloisonnant les catégories du réel, l’hypallage traduit exactement la structure de nos perceptions. […] bien souvent, cela tient au fait qu’elle exprime la nature véritable d’un regard ignoré par la pensée analytique17.
Ces analyses de l’hypallage apportent un éclairage précieux sur sa logique et son fonctionnement chez De Quincey et Schumacher où elle est à la fois métonymique et métaphorique, mais où la « co-présence des deux termes constitutifs de la relation » (l’objet et le sujet) est différée. En effet, nous avons vu que dans le récit, les représentations des mutilations physiques effectives subies par Elizabeth, et par la mère, sont postérieures à la scène des adieux et à celle de la pizza. Quant à la mutilation psychique des narrateurs, elle domine et hante les textes dans leur intégralité.
L’émotion violente éprouvée, quoique retenue par l’écriture, déborde très largement les limites temporelles des deux récits. Ainsi, quand De Quincey évoque dans « Introductory Notice » son moi passé et son moi présent à travers l’opposition entre « the child who suffers » et « the man who reports » (93), les connotations très rationnelles et objectives de « report » sont tout à fait trompeuses, et d’ailleurs contredites par l’emploi des deux verbes au présent, notamment « suffers ». En tant que narrateur adulte, il fait bien plus que « rapporter » son expérience d’enfance, il la vit encore, toujours agité des émotions intenses et douloureuses d’autrefois, toujours habité et hanté par le deuil subi à l’âge de sept ans. « The Affliction of Childhood » constitue, rappelons-le, l’un des chapitres de Suspiria de Profundis et c’est bien une dynamique des profondeurs, de la resurgence, et du travail de deuil impossible, qui informe la pensée de T. De Quincey depuis cette époque, celle du puits de ténèbres qui ne s’était jamais refermé après la mort de la sœur (« Introductory Notice », 92). C’est également quand la narratrice de « Reunion » est plongée dans le noir que sa mère reste en vie : « At night she still stands by my bed in the dark, telling me not to worry. Whenever she leaves the house, or pulls the car out of the garage, I tell myself, my mother is stronger than anyone else’s. » (13) Malgré la présence des marqueurs « still » et « whenever », la valeur intemporelle des verbes au présent suggère clairement le déni de cette mort.
Les adieux et les croûtes mutilés sont des hypallages de type métaphorique (symbolisant la souffrance inapaisable des narrateurs) possédant aussi une fonction métonymique puisque ces « objets » se substituent aux sujets (les narrateurs et les personnes aimées et mutilées). La substitution s’opère selon deux axes temporels décalés mais complémentaires : l’un relève de la chronologie de l’histoire, et l’autre de la chronologie narrative. Les hypallages de la pizza et des adieux sont ce que nous découvrons en premier sans en percevoir toute la puissance d’évocation à une première lecture alors qu’en réalité les narrateurs s’en servent après coup pour représenter l’insoutenable (les corps mutilés de la sœur et la mère).
Mais dire que les narrateurs « se servent » de ces hypallages ne donne pas une idée juste, ou en tout cas complète, car cela semble suggérer une stratégie délibérée et consciente. Bien que quelque cent quarante années séparent ces deux œuvres, que l’une ait été écrite par un Anglais au XIXe siècle, et l’autre par une Américaine au XXe siècle, elles présentent de grandes affinités dans leur mise en récit. Le vécu extrêmement douloureux qui les alimente obéit à une logique subliminale dont les hypallages de mutilation constituent l’un des véhicules. En réponse aux questions que je lui posais en juillet 2015, J. Schumacher constatait avec le recul que cette hypallage n’était pas le fruit d’un processus conscient : « It feels strange to analyze my own story this way. […] and I didn’t consciously think about the choices in it (in 1981 or 1982) in these terms »18.
L’écriture des deux textes est à l’évidence très élaborée et travaillée mais ce travail artistique et stylistique conscient acquiert une profondeur et une complexité accrues liée au statut autobiographique des œuvres et au vécu traumatique qui les informe. L’étymologie latine du substantif « travail » et du verbe « travailler » révèle leurs liens intimes avec la souffrance, bien au-delà de leur acception objective courante, et assez anodine. Le verbe « tripaliare », dont est issu « travailler », signifiait torturer, tourmenter avec un « tripalium ». En ancien français, « travailler » (sens transitif) voulait dire « faire souffrir, blesser, endommager ou dévaster », outre au sens intransitif, « accoucher dans la douleur ». Ainsi ce vécu particulièrement douloureux travaille les auteurs et leurs textes, alimentés par le deuil et le trauma qui nécessitent des exutoires et des parades pour que l’émotion éprouvée reste relativement supportable. Dans « Reunion », juste avant son départ pour l’hôpital, la mère se désigne initialement à la première personne quand elle dit à son mari et à ses filles : « ‘I’m much stronger than you might think.’». La distanciation opérée ensuite à la troisième personne vise à la protéger, ainsi que ses filles : « ‘They know there’s nothing wrong with their mother.’ » (5) C’est à ce moment précis que la narratrice se rappelle qu’enfant, elle marchait sur les fissures des trottoirs pour tenter de les effacer. Il s’agit d’un mode opératoire caractéristique de « Reunion » qui établit des liens invisibles, sans suture apparente, et instaure un dialogue muet mais éloquent entre de brefs épisodes à caractère dramatique et des passages descriptifs à caractère visuel, immédiatement contigus (comme p. 5), ou plus éloignés.
Quoique relevant de deux étymologies différentes, la mutilation entretient des rapports complexes avec la notion de mutisme. Dans deux passages marquants des Suspiria de Profundis, De Quincey se remémore son repli dans le silence (et dans un état léthargique proche de la mort) en réaction à des chocs émotionnels et physiques insoutenables.
The sentiment which attends the sudden revelation that all is lost! silently is gathered up into the heart; it is too deep for gestures or for words; and no part of it passes to the outside. [...] The voice perishes; the gestures are frozen; and the spirit of man flies back upon its own centre. I [...] spoke not, nor started, nor groaned. One profound sigh ascended from my heart, and I was silent for days. (« Introductory Notice », 91)
Rightly it is said of utter, utter misery, that it [...] is swallowed up in its own chaos. Mere anarchy and confusion of mind fell upon me. Deaf and blind I was, as I reeled under the revelation. I wish not to recall the circumstances of that time, when my agony was at its height, and hers in another sense was approaching. (« The Affliction of Childhood », 102)
Ce que nous lisons donc dans ces Suspiria de 1845, c’est l’écho, quelque cinquante ans plus tard, du long soupir poussé par l’enfant en 1792 et l’expression, indirecte et réticente, de sa douleur, toujours vivante chez le narrateur adulte. De fait, celui-ci, quoique prolixe, fait preuve, toutes proportions gardées, du même mutisme que l’enfant. Sans véritablement se taire, il fait résonner, comme la narratrice de « Reunion », un dialogue muet d’une puissance affective extrême entre des moments apparemment disjoints : quand il écrit « the gestures are frozen » (91), association lexicale et sémantique marquée du sceau de la mort, cela pourrait n’être rien d’autre qu’une hypallage (encore imperceptible à une première lecture, comme celle des adieux) dont l’origine réside dans la raideur glacée du corps d’Elizabeth. La scène où il se rend dans la chambre de sa sœur, et pendant laquelle il est d’abord glacé et paralysé par le choc, n’est décrite que bien plus tard dans les Suspiria. Le mouvement de navette de l’adjectif « frozen » perturbe totalement la chronologie puisque un épisode antérieur (p. 91) porte la marque narrative, et surtout affective, de ce qui, dans l’histoire, n’a pas encore eu lieu mais qui lui donne son pouvoir si délétère, si diffus et si lancinant :
The forehead, indeed [...], that might be the same; but the frozen eyelids, the darkness that seemed to steal from beneath them, the marble lips, the stiffening hands, laid palm to palm [...] could these be mistaken for life? Had it been so, wherefore did I not spring to those heavenly lips with tears and never-ending kisses? But so it was not. I stood checked for a moment […]. » (105)
La douleur, diffuse, irradie les deux œuvres. Son point de départ exact est difficile, voire impossible, à localiser précisément dans les récits puisqu’elle se lit de façon à la fois rétrospective et prospective, selon que l’on se place dans la logique de l’histoire ou celle de la narration. Outre l’isotopie de la rigor mortis dans Suspiria, celle de la blessure et de la mutilation, omniprésente et multidirectionnelle dans les deux œuvres, est cristallisée par les diverses hypallages qui les ponctuent et qui y rayonnent à la manière d’un « soleil noir »19. Les expériences affectives qui leur sont associées appartiennent à un passé lointain et révolu mais parce qu’elles sont fixées hors du temps par le récit, comme gravées et ineffaçables, elles pérennisent la douleur au lieu de l’atténuer malgré la mise à distance et l’objectivation qu’elles semblaient initialement opérer. Dans l'« Introductory Notice » (Suspiria) qui précède le récit des deuils subis dans l’enfance, De Quincey mentionne brièvement le rôle « cicatrisant » de l’opium qui des années plus tard devait (sans succès) leur servir de remède : « [My early adventures] led to the opium as a resource for healing their consequences » (89).
Mais la présence, sous la plume du narrateur adulte, des « adieux mutilés » (107), puis l’étrange collocation « grief unhealed » (109) paraît assimiler le chagrin à une blessure physique qui ne peut guérir. Paradoxalement, malgré ses origines saxonnes anciennes et sa parenté avec « hale » et « whole », ici le verbe « heal » renvoie, a contrario, à la mutilation du sujet. De fait, l’Oxford English Dictionary définit en premier lieu ce terme dans son acception corporelle et médicale : « To make whole or sound in bodily condition; to free from disease or ailment, restore to health or soundness; to cure (of a disease or wound) ». Ce n’est que dans son acception 3 que « to heal » possède un sens figuré de nature plus psychologique : « To restore (a person, etc.) from some evil condition or affection (as sin, grief, disrepair, unwholesomeness, danger, destruction); to save, purify, cleanse, repair, mend ». Ainsi, les corps souffrants travaillés par des formes de deuil traumatiques sont au centre des deux œuvres : ceux de la sœur et de la mère, mais aussi ceux du frère et de la fille. La mutilation de la tête d’Elizabeth, responsable de celle, plus diffuse, du corps et de la psyché de son frère rappelle d’ailleurs un passage d’Écrits en souffrance (2009) où Marc Amfreville se penche sur l’étymologie du trauma :
Ici comme souvent, le retour au sens premier peut se révéler éclairant. Trauma reproduit le grec […] qui signifie « blessure ». La racine indoeuropéenne du mot veut dire « trouée », et la dérive s’est faite au travers du verbe [… grec] « percer ». On le voit, la force du mot ne saurait être édulcorée. Il faut imaginer du côté de l’appareil psychique une blessure telle qu’elle s’apparente à une fracture de la boîte crânienne, ou à tout le moins à un choc violent qui l’affecte, et qui justifie l’emploi de l’expression « traumatisme crânien ». (Amfreville 26-27)
Les émotions éprouvées par les deux narrateurs sont d’une telle violence que malgré tous les mécanismes de défense déployés, elles les débordent, gommant la frontière entre le somatique et le psychique, et celle entre douleur et souffrance. « Émouvoir » c’est agiter, ébranler, et parfois dérégler les fonctions organiques (le corps, les humeurs, le sang) et psychiques20. Mais Paul Ricœur, dans sa conférence de 1992, « La Souffrance n’est pas la douleur », estimait qu’il faudrait :
[…] réserver le terme douleur à des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement […]. Mais la douleur pure, purement physique, reste un cas limite, comme l’est peut-être la souffrance supposée purement psychique, laquelle va rarement sans quelque degré de somatisation. (14)
Ricœur définit cette frontière comme un « type-idéal » (15) dont les « hésitations du langage ordinaire » montrent bien la porosité, puisque « nous parlons de douleur à l’occasion de la perte d’un ami » (15). « The Affliction of Childhood » et « Reunion » démontrent précisément à quel point les deux domaines se chevauchent et sont indissociables parce que le « moi souffrant » des narrateurs est une « plaie vive » (Ricœur 15). Pour eux, le deuil est douleur et souffrance, trop englobant et total pour être gérable, d’où sa nature inextricable et sa mise en œuvre textuelle sur le mode de la répétition, de la circularité et de l’inachèvement. Paul Ricœur met en lumière à quel point la souffrance induit des dérèglements temporels et porte atteinte à la « fonction du récit » car « [s]e comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables, surtout acceptables » (21-22).
Les désastres du raconter s’étalent sur l’axe soi-autrui. La souffrance y apparaît comme rupture du fil narratif, à l'issue d'une concentration extrême, d’une focalisation ponctuelle, sur l’instant. L’instant, il faut le souligner, est autre chose que le présent, si magnifiquement décrit par Augustin dans les Confessions : alors que le présent se nourrit de la dialectique entre la mémoire (qu’il appelle le présent du passé), l’attente (ou présent du futur), l’attention (ou présent du présent), l’instant est arraché à cette dialectique du triple présent, il n'est plus qu'interruption du temps, rupture de la durée ; c’est par là que toutes les connexions narratives se trouvent altérées. (22)
Dans les deux récits théoriquement rétrospectifs, écrits au passé, les verbes au présent ne cessent de faire irruption, symptôme de cette fixation traumatique, cristallisée par les hypallages, et de cette « focalisation ponctuelle sur l’instant ». Dans « Reunion », l’emploi du futur, dont le point de repère décalé est un présent intemporel, montre l’impossibilité et le refus d’accomplir le travail du deuil21 : « Eventually the scar lost its color and settled into a fold in my mother’s skin. She said the doctors told her not to drive; the bones in the back of her neck will always be weak. » (13) De même, les obsèques d’Elizabeth font partie d’un passé ancien, révolu, mais De Quincey les relate au présent. Elles continuent de se dérouler, sans fin, atemporelles, toujours aussi insoutenables.
Almost at the very last comes the symbolic ritual, tearing and shattering the heart with volleying discharges, peal after peal, from the final artillery of woe. The coffin is lowered into its home; it has disappeared from the eye. The sacristan stands ready, with his shovel of earth and stones. The priest’s voice is heard once more – earth to earth, and the dread rattle ascends from the lid of the coffin; ashes to ashes, and again the killing sound is heard; dust to dust, and the farewell volley announces that the grave – the coffin − the face – are sealed up for ever and ever. (110 ; c’est moi qui souligne)
Est-ce bien en soi le « son » évoqué qui est « meurtrier » ou porte-t-il, par le biais d’un nouveau déplacement, la charge de la violence subie et ressentie ? Au même titre que les « mutilated farewells », la collocation « killing sound » n’est-elle pas une forme insidieuse d’hypallage qui entre en résonance avec toutes les images de blessures et de mutilations (ici celle du cœur) qui ponctuent le texte et dont les causes et les effets douloureux font se rejoindre les notions de punctum (point) et de punctura (piqûre) ? L’enfant n’avait-il d’ailleurs pas obscurément le sentiment qu’il méritait de mourir ? Ricœur évoque la tendance à la « culpabilisation, qui occupe l’avant-scène » (24), et le « démantèlement » psychique qui s’opère chez le sujet souffrant : « le mal subi se révèle irréductible au mal commis. » (31) Si l’on relit les pages 105-107 des Suspiria, on peut comprendre que le mal commis, c’est de ne pas avoir reconnu Elizabeth, d’avoir vu en elle un corps mort, figé et glacé, de l’avoir privée de son intégrité, de l’avoir mutilée, « mise en pièces » en la décrivant sur le mode de la synecdoque (front, paupières, lèvres, mains, 105). Le mal commis c’est aussi de ne pas l’avoir embrassée tout de suite, d’avoir fui (sans pouvoir jamais la revoir), et de l’avoir trahie, abandonnée. La narratrice de « Reunion » constate pour sa part qu’elle ne voulait pas que sa mère quitte la maison : « […] at a distance she would seem more vulnerable. Anything that happened to her would be our fault, anything we did wrong was bound to cause her pain » (4). J. Schumacher exprime des sentiments proches de ceux de son personnage dans son courriel du 23 juillet 2005 :
[My mother] had always been healthy, and it seemed to me (as a young person having left home for the first time [...]), that as soon as I departed for college, she fell ill and was in danger. [...]
I suppose I was exorcising my first intimations about my mother’s death […] In some way, as in a photo, or a memory of her, I would always retain her. But she was, in some way, “mutilated” by the idea – new in my imagination –, that she would eventually die, leaving behind only a photo and my desire to keep her with me.22
C’est parce que la culpabilité, nébuleuse, inexprimable, refoulée, et donc traumatique23, se mêle à la souffrance que l’expérience du deuil (effectif ou anticipé) s’éternise et que le sujet ne peut « guérir » après la perte de l’être aimé mais lésé. L’hypallage de la mutilation, figure de la souffrance/douleur si éloquente par son silence et ses réverbérations, est le principe de composition d’ensemble des deux œuvres, et l’un des véhicules principaux de l’émotion pour les narrateurs et pour les lecteurs qui découvrent peu à peu ses origines et sa signification profonde. C’est leur thématique intime, leur réticence et leur richesse poétique et symbolique qui rendent ces deux textes si poignants. Ce qui nous émeut également, ce qui émeut (au sens étymologique) ces récits, et leur confère leur dynamique si troublante, c’est la logique affective et narrative du trauma ; c’est la hantise, diffuse et sans issue, qui les habite, les travaille, et nous travaille, longtemps après que nous avons refermé les livres.
Amfreville, Marc. Écrits en souffrance. Paris : Michel Houdiard éditeur, 2009.
Chervet, Bernard. « L'après-coup. Prolégomènes ». Revue française de psychanalyse. 70. 3 (2006): 671-700. www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2006-3-page-671.htm (Consulté le 15 mars 2016).
Cotte, Pierre. « L’Hypallage ou La Fausse attribution ». TLE (Théorie, Littérature, Enseignement). 9, Figuralité et cognition. Presses Universitaires de Vincennes, 1991, 79-95.
De Quincey, Thomas. Suspiria de Profundis. 1845. Ed. Grevel Lindop. Oxford: Oxford World’s Classics, 1998.
Desurmont, Christopher. « Les Figures de l’hypallage ». Bulletin de la Société de Stylistique Anglaise. 27 (2006): 159-176. URL: http://stylistique-anglaise.org/document.php?id=264 (Consulté le 21 juillet 2015).
Dubois, Jean. Dir. Dictionnaire de linguistique. Paris : Larousse, 1973.
Dupeyron-Lafay, Françoise. L’Autobiographie de Thomas De Quincey. Une Anatomie de la douleur. Paris : Michel Houdiard éditeur, 2010.
Lindop, Grevel. 1981. The Opium-Eater: A Life of Thomas De Quincey. Oxford: Oxford University Press, 1985.
Marin, Claire et Nathalie Zaccaï-Reyners. Dirs. Souffrance et douleur : autour de Paul Ricœur. Paris : Presses Universitaires de France, 2013.
Meyer, Bernard. « L’hypallage adjectivale ». Traliphi, XXVII (1989): 77-94.
Rastier, François. « Indécidable Hypallage ». Les Figures entre langue et discours. Langue française. 129 (2001): 111-127.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_2001_num_129_1_1021
Ricœur Paul. « La Souffrance n’est pas la douleur ». 1992. Souffrance et douleur. Dirs. Claire Marin et Nathalie Zaccaï-Reyners. Paris : Presses Universitaires de France, 2013, 13-33.
Schumacher, Julie. « Reunion ». 1982. An Explanation for Chaos. 1995. New York: Avon Books, 1998.
Schumacher, Julie. The Body Is Water. 1995. New York: Avon Books, 1997.
Suhamy, Henri. Les Figures de style. 1981. Que Sais-je ? Paris : Presses Universitaires de France, 1983.
Whale, John C. Thomas De Quincey’s Reluctant Autobiography. London: Croom Helm, 1984.
1 Version électronique : www.julieschumacher.com/wp-content/uploads/2012/01/schumacher.pdf
2 J’ai contacté Julie Schumacher en juillet 2015 pour l’interroger au sujet de « Reunion », et nous avons entretenu une correspondance (par voie électronique) dont je citerai dans cet article quelques extraits, avec l’aimable autorisation de l’auteur/e, Professeur au Département d’anglais de l’Université du Minnesota à Minneapolis. J. Schumacher répondait en ces termes à ma question sur l’éventuel fondement autobiographique de sa nouvelle : « The core of the story – its emotional core in particular – was autobiographical. [...] my mother underwent a number of surgeries immediately after I left for college [...]. I changed a lot of the details of the story, veering away from real-life details to fictional ones [...]. In any case, the real-life aspects of the story were these: my mother was ill; I felt I was kept in the dark regarding her illness; I was terrified that she would die [...]. And, because my family didn’t discuss emotions, I learned to express them in writing rather than in person [...] ».
3 La mère de la narratrice meurt dans « Reunion » mais Julie Schumacher n’a perdu la sienne qu’en 2014.
4 Thomas De Quincey a perdu des êtres chers toute sa vie, dès son plus jeune âge : après Jane et Elizabeth, il y eut entre autres le décès de son père en 1793, puis en 1797, celui de son frère William, âgé de seize ans.
5 Comme le montre Grevel Lindop, éditeur de l'édition citée, Jane (née en 1786) était en réalité la cadette et non l’aînée de T. De Quincey, âgé de plus de quatre ans au moment de la mort de sa sœur, disparue en 1790 et non en 1788 (voir Lindop, 4, sur les motivations affectives expliquent ce flou chronologique).
6 Le palimpseste est l’un des symboles favoris de T. De Quincey. Voir F. Dupeyron-Lafay, L’Autobiographie de Thomas De Quincey, chapitre IV « La Hantise et le palimpseste », 208-221.
7 La nouvelle est découpée en quatorze sections, séparées par un saut de ligne, puis une série de huit points, suivis d’un nouveau saut de ligne. Cette construction elliptique et fragmentée, la présence de ces séparateurs entre sections qui évoquent des points de suspension, montrent l’importance du non-dit et de l’implicite.
8 L’histoire, malgré sa tonalité douloureuse, comporte cependant quelques effets comiques liés au décalage qu’induit la perception naïve de l’enfant (à l’époque de l’histoire). La fillette ne comprend pas la nature exacte des sentiments du père pendant l’hospitalisation de son épouse. La manière tantôt étonnée, tantôt amusée (ou les deux) dont elle le décrit peut créer une forme de « comic relief » : « I looked at my father’s back in the hallway. He was sitting on the floor with the extension to his ear, his legs spread straight in front of him. He looked like a bear in a picture I’d seen once. » (7) Mais contre toute attente, l’image de l’ours, naïve, amusante, est également émouvante.
9 L’écriture de T. De Quincey se caractérise par sa dualité déroutante : elle peut être tour à tour, voire simultanément, prolixe et rhétorique ou réticente et implicite (Cf. Dupeyron-Lafay, L’Autobiographie de Thomas De Quincey, 9-10).
10 Toutes les définitions données dans cet article sont tirées du Grand Robert de la langue française.
11 Dans son article de 1989, Meyer considérait encore l’hypallage comme « métonymie in absentia » (89).
12 « L'inquiétude qu’inspire aux grammairiens l’hypallage laisse présager diverses réductions. […] La lecture réductrice consistera à replacer les mots où l’habitude les attend, ou à les réécrire pour sauvegarder l’illusion rassurante d'un sens littéral. Cela reste plus facile dans les exemples prosaïques qu'en poésie, où les stylisticiens rivalisent d’embarras avec les grammairiens […] » (Rastier, 120).
13 Rastier ajoute en note : « Le parcours garde mémoire, et c’est justice, car l’on sait à présent que la mémoire est un parcours : l’ancienne pratique rhétorique des palais de mémoire a été expérimentalement justifiée en psychologie cognitive. » (118)
14 Desurmont, note 2. Voir Pierre Cotte, « L’Hypallage ou La Fausse attribution », 91.
15 Desurmont, section « Définitions de l’hypallage ».
16 Desurmont, section « L’Hypallage métonymique ».
17 Desurmont, section « L’événement et sa durée ».
18 Je soulignais dans l’un de mes courriels dans l'entretien avec l'auteur cité ci-dessus (note 1) à quel point l’adjectif « mutilated », tant dans « Reunion » que chez De Quincey, m’avait intriguée et m’avait semblé être de l’ordre de la résurgence (subliminale).
19 Cette expression de la mélancolie dépressive est ancienne. On la trouve entre autres aux vers 3-4 du poème « El Desdichado » (1853) de Gérard de Nerval : « Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie ». Cela a inspiré à Julia Kristeva le titre de son essai sur la mélancolie, Soleil noir. Dépression et mélancolie (1987).
20 Le Grand Robert de la langue française fournit d’ailleurs pour illustrer « émouvoir » toute une liste de verbes dont le sémantisme est lié à la tristesse, à la violence, au trouble et à la souffrance. « Affecter, émotionner, troubler, alarmer, apitoyer, attendrir, atteindre, attrister, blesser, bouleverser, consterner, déchirer, empoigner, enflammer, exciter, fléchir, froisser, impressionner, inquiéter, intéresser, piquer (au vif), remuer, retourner, révolutionner, saisir, suffoquer, surexciter, toucher, troubler, vibrer (faire); cœur (aller au cœur; allumer le cœur; parler au cœur, trouver le chemin du cœur). Émouvoir le cœur, l'âme, la sensibilité de qqn. » Le substantif « émotion » peut en revanche avoir des connotations plus positives (absentes du verbe).
21 « [...] here she is by my bed, her hands cool on my back in the dark. We can sleep peacefully, knowing my mother is immortal. There she is on the highway, there in the yard, leaning over tomato bushes in the garden, and I can bring her back whenever I need her. » (Schumacher 14)
22 Courriel faisant parti de l'entretien électronique mentionné dans la note 1. The Body is Water (1995), publié plus de douze ans après « Reunion », comporte un autre personnage de mère malade. J. Schumacher emploie à ce propos l’expression « working out some personal demons here » dans son courriel du 23 juillet 2015.
23 Voir Dupeyron-Lafay (88-94) pour une analyse détaillée des liens traumatiques entre travail de deuil impossible et culpabilité chez De Quincey enfant.