Pascale Tollance
Université de Lyon 2
Au fil de ses variations, l'œuvre de Graham Swift accorde avec une constance rigoureuse la même place à ce qui reste tu. Quel que soit le principe de composition formelle choisi, ses récits sont invariablement faits de fragments mis bout à bout, de lignes brisées, ou encore de fils qui se croisent et se recroisent pour former une toile lâche qui laisse subsister des espaces béants dans son maillage. Pour rendre compte de la facture des romans, la critique a d'abord largement invoqué une mise en crise de la fiction et lu Swift à l'aune du rejet postmoderniste du « grand récit ». En même temps que l'opposition entre histoire et fiction vacillait, un certain nombre de principes comme ceux de continuité, de linéarité ou de causalité étaient mis à mal. Il est difficile en outre de ne pas mettre en relation le caractère fragmenté et lacunaire du texte et toutes les blessures secrètes – ou les blessures qui ne livrent pas leur secret – autour desquelles la parole se déploie dans ces textes. On peut arguer, comme le fait Stef Craps, que chacun des romans de Swift recèle en son fond une expérience traumatique1; il est loisible également de voir dans sa fiction l'expression d'un malaise lié à la défaillance du Père et de la loi symbolique dont il est censé être le garant2. D'une façon ou d'une autre, il semblerait au premier abord que la crise autour de laquelle naît et grandit chaque roman nous invite à mettre le silence multiforme qui s'y loge plus au compte de la panne que de la réserve.
Il est frappant, d'un autre côté, que les critiques se soient parfois employés à chercher la faille dans le discours de narrateurs volontiers expansifs. Force est de constater que si l'on excepte George dans The Light of Day (il nous faudra revenir à cette exception), la réserve n'est pas toujours ce qui caractérise les narrateurs swiftiens, souvent trop présents ou trop bavards, parfois trop avides ou trop pressés de comprendre, de mettre des mots là où ils viennent à manquer. Si la réserve a sa place dans l'œuvre de Swift, ce n'est donc pas prioritairement en tant qu'attitude subjective qu'elle s'impose. Sur ce point, précisément, il importe de répondre à l'invitation que nous lance chaque roman de Swift de moduler notre écoute. L'autre invariant de ses textes – hormis l'éclatement de l'histoire et la dispersion du matériau narratif – tient à la mise au travail exacerbée d'un certain nombre de motifs, de phrases ou de signifiants privilégiés autour desquels le récit se construit et grandit. Il n'est pas superflu de rappeler l'importance de ce principe de composition et la prérogative qui est donnée aux mots au regard de la tendance qu'a parfois la critique à appréhender l'œuvre de façon binaire, soit comme un savant exercice métadiscursif, soit comme un avatar du roman « réaliste » ou « psychologique »3. Le processus de répétition et de variation à partir duquel le texte grandit dessine les contours d'un espace où la parole nous offre ses ressources autant que sa résistance. Le silence qui sépare les mots peut par ailleurs se donner comme excès ou supplément plutôt que comme défaut de la parole, ce qui la leste plutôt que ce qui la met en danger, ou encore ce qui l'arrime là où, précisément, elle se dérobe à nous. Parce qu'elle désigne à la fois ce qui est retiré et ce qui est conservé dans l'économie de la parole, la réserve nous offre une façon privilégiée d'envisager ce qui ne se dit pas comme cela même qui alimente le flux des mots.
La question de la réserve mérite peut-être ici un passage ou un détour par la notion d'épuisement. Si la proposition peut paraître paradoxale, elle est d'abord l'occasion de rappeler que le terme, que ce soit sous la plume de John Barth ou sous celle de Jean-Michel Rabaté n'a jamais été synonyme d'asséchement et de stérilité et n'a jamais désigné une quelconque mort du roman. Rabaté nous parle pour sa part d'une « mutation » à travers laquelle « l'imagination romanesque du lecteur semble devoir se mobiliser d'une façon différente »4. Les romans de Swift ne peuvent être identifiés à ces récits où l'on assiste à « l'implosion définitive du concept de personnage »5 et au triomphe d'une « pure voix » ou d'une voix entièrement désincarnée, mais ils mettent au premier plan une parole qui circule et traverse le texte de part en part, qui transite par les personnages autant qu'elle émane d'eux et, ce faisant, œuvre à l'érosion et ou à la dissolution de leurs contours. L'épuisement peut alors se concevoir comme une force qui met le texte sous le régime d'une ponctuation à géométrie variable, une force de décentrement qui nous amène à pénétrer aussi dans l'espace du roman comme dans une vaste chambre d'échos où la transformation spectrale des uns et des autres permet qu'entrent en résonance tant des voix que des mots qui se répètent et se déclinent – sans jamais que le processus ne s'épuise. Par le jeu qu'il se donne et qu'il nous donne, le texte s'offre à nous dans son ouverture mais aussi dans l'élan pulsionnel qui le porte. Ainsi ne voit-on pas simplement des histoires s'esquisser au fil du texte, mais une réserve se constituer, réserve de sens mais aussi réserve libidinale qui assure à chaque instant la relance du texte.
La réserve chez Swift est ainsi peut-être avant tout à envisager comme espace – espace et espacement. Ces deux grands romans que sont Waterland et Last Orders fantasment un lieu originel dans lequel, pour l'un, naissent les histoires, pour l'autre, se forge la langue. Mais ils nous invitent aussi à voir ce qu'il reste de ce fantasme : on pourrait dire que dans Waterland « tout » commence avec la découverte d'un cadavre que l'on repêche et que dans Last Orders « tout » tourne autour d'une urne qui contient / ne contient plus que les cendres du grand Jack. Dans chacun des romans, l'espace diégétique se présente également comme un vaste espace de circulation (de l'eau / de l'argent) dont le régime ou l'économie sont à mettre en relation avec le régime énonciatif et l'économie narrative. L'œuvre nous entraîne ainsi dans un parcours où sont sans cesse interrogées les limites comme les ressources de la parole mais aussi la façon d'en rendre compte : car si la réserve doit s'estimer en fonction de la dépendance à la dette que chacun contracte en entrant dans le langage, c'est de plus en plus à la lumière du don, de l'invention d'une disposition et de la mise en œuvre d'une disponibilité qu'elle trouve sa place dans la fiction de Swift.
« ‛And don't forget,’ » : ainsi débute Waterland, troisième roman de Swift, qui reste un jalon dans son œuvre par l'ampleur nouvelle qu'y prend le récit. La voix narrative entre ici en scène par le biais d'une autre voix et introduit l'histoire à travers une autre histoire, tandis que le « And » initial met le texte sous le signe de ce qui a déjà commencé, de ce qui ne s'est peut-être jamais arrêté, ou encore de ce qui n'a, d'une certaine façon, ni début ni fin. Plus loin, c'est par un « Once upon a time » que le monologue de Tom Crick s'amorce, puis se relance : conte de fées ou cauchemar, le récit ou les récits qui vont suivre relèvent tous d' « un » temps arraché au temps où ils finissent par se rejoindre. La réserve dans Waterland est d'abord réserve d'histoires à laquelle le narrateur n'aura de cesse de puiser en même temps qu'il y ajoute ou y mêle la sienne. Qu'elle se constitue au fil du texte n'empêche pas qu'elle puisse se figurer comme lieu originel ou lieu matriciel. « ‛And don't forget,’ my father would say […] ». Au début, il y a la parole du père qui a « un don pour raconter les histoires » (« a knack for telling stories », 2), mais dont il nous est dit aussitôt qu'il le tient peut-être de la mère (« But it was a knack which my mother had too – and perhaps he really acquired it from her », 2). On peut maintenir une distinction entre ces deux figures de conteurs : pour Támas Bényei, il faut ainsi opposer intention didactique (du côté du père) et efficace de la parole (du côté de la mère) : « for the father, stories are a means of transmitting knowledge about the world, whereas the mother's storytelling is essentially a performative act »6. On pourrait ajouter que le court récit initial du père (« About the Sluice and the Stars ») se rapproche du mythe et alors que les histoires que lit ou qu'invente la mère au coucher (« stories, which unlike my father, she got from books as well as out of her head, to make me sleep at night », 2) semblent relever davantage du présent anhistorique du conte. Que le conteur ou la conteuse puise à une culture livresque ou à une tradition orale, qu'il s'en tienne à la lettre du texte ou qu'il improvise pour les besoins de la cause, c'est de la coutume familiale que le narrateur semble avoir tiré sa vocation (Tom Crick est professeur d'histoire(s)) et, tandis que l'homme est à nouveau dans la tourmente, elle continue de lui apporter son secours.
Pour ce roman qui nous amène au bord de la rupture, ce serait là un point d'entrée : la réserve comme secours, provision ou stock dans lequel on peut piocher. Il ne s'agit pas seulement pour le narrateur en détresse d'assouvir un besoin irrépressible de donner sens à ce qui arrive, mais plus fondamentalement de ne pas sombrer totalement devant l'abîme qui s'est ouvert. Dans les voix ancestrales qui résonnent encore, le narrateur trouvera une ressource aussi vitale que le lait maternel dont le père rappelle dans les premières lignes du roman que chacun l'a bu un jour. Si les commencements sont fictifs et si l'origine des récits finit par se perdre, il sera toujours permis de dire « Au début ». Au début, il y a le père et la mère. On pourrait tout aussi bien dire : Au début, il y a « le pays des eaux ». C'est en partie en raison du paysage dans lequel se tisse son histoire et de la charge imaginaire qui s'y attache que Waterland reste un des romans les plus marquants de Swift. Pays de canaux et d'écluses, les Fens sont une terre où au fil des siècles, il a fallu apprendre à gagner sur la mer mais aussi à maîtriser les flux, à contenir et à retenir l'eau puis à ouvrir les vannes le moment voulu – un pays où l'homme a cherché à se prémunir contre les aléas du temps, contre le manque et l'excès. La réserve est figurée d'une certaine façon dans les réservoirs d'eau qui ponctuent le paysage des Fens, lieu éminemment maternel pourrait-on dire. En même temps, Swift dit avoir choisi ce paysage si particulier, si plat, si peu pittoresque pour figurer une sorte de rien, un lieu qui est aussi un non-lieu, une « scène dépouillée » qu'il sera loisible à l'imagination de chacun de remplir ou d'investir comme il le souhaite :
If I'm interested in place, and I think I am, then it seems that I'm also interested in the opposite of place, in no-place – or in places where fixture and definition give way to indeterminacy […] When I try to explain why I set [Waterland] in the Fens – and this is frankly something I've failed to do satisfactorily ever since it was written – one possible reason I give myself is that the Fens may have first attracted me precisely because they seemed like an absence of setting : their flatness and apparent emptiness were like an unobstrusive, uncluttered stage on which I could set my drama7.
Cette « disposition » était déjà soulignée par le narrateur de Waterland : « And what are the Fens, which so imitate in their levelness the natural disposition of water, but a landscape which, of all landscapes, most approximates to Nothing? » (13). Le fond, le creux ou le creuset où l'imagination s'alimente, ne tirerait-il alors pas sa force de n'être rien ou rien de particulier, une réserve non pas pleine... mais vide ? Une réserve qui ne serait matricielle qu'à partir du moment où il aurait été fait place nette (« an uncluttered stage »). A côté de la réserve d'histoires accumulées au fil du temps, transmises et thésaurisées, il faut ainsi penser la réserve qui alimente la parole indépendamment de toute antériorité et de tout contenu. « Water-land » est aussi un lieu qui a la propriété d'être ni eau ni terre – ou, tout aussi bien, à la fois eau et terre. La difficulté que Swift dit éprouver lorsqu'on lui demande d'expliquer ce que sont pour lui les Fens rejoint « l'embarras déclaré de Timée » que Jacques Derrida glose lorsqu'il parle de « khorâ » : « […] tantôt la khôra paraît n'être ni ceci, ni cela, tantôt à la fois ceci et cela. Mais cette alternative entre la logique de l'exclusion et celle de la participation, nous y reviendrons longuement, tient peut-être à une apparence provisoire et aux contraintes de la rhétorique, voire à quelque inaptitude à nommer »8. Derrida suggère que khôra en tant qu' « ouverture béante », « abîme » ou « chasme », se donne comme « un espace apparemment vide – bien qu'il ne soit sans doute pas le vide »9.
Le « non-lieu » auquel s'articule le lieu chez Swift évoque également, s'il l'on fait référence à un autre cadre théorique, la Chose ou A-Chose lacanienne, qui ne se confond pas avec une origine perdue, mais par laquelle Lacan s'oppose bien plutôt au mythe de l'origine perdue, « dans lequel la psychanalyse a toujours menacé de verser », comme le souligne Bernard Bass10. Que le « mythe de l'empiricité de la Chose »11 soit combattu n'empêche pas que puisse s' énoncer à partir de ce « pur manque » une expérience de la perte – ce que Lacan met en avant, à la suite de Freud : « L'objet est, de sa nature, un objet retrouvé. Qu'il ait été perdu, en est la conséquence – mais après coup. Et donc, il est retrouvé sans que nous sachions autrement que de ces retrouvailles qu'il a été perdu »12. Si le récit de Tom Crick semble pouvoir s'enfler sans fin, ce n'est pas uniquement parce que le professeur qui a grandi dans les Fens, terre de contes, de légendes et de superstitions, n'est jamais à court d'histoires ; ce n'est pas non plus seulement parce qu'il est tourné nostalgiquement vers un passé dont il ne peut accepter la perte ; c'est aussi parce que s'y manifeste l'œuvre d'une absence qui déborde la perte dont elle se donne imaginairement le nom.
Les Fens pourront d'autant mieux figurer un « non-lieu » que l'espace hybride qu'elles constituent est par ailleurs instable, en perpétuelle transformation. A travers les canaux et les écluses, les réservoirs qui enflent et diminuent, l'espace se mue en rythme, un rythme où le flux et sa retenue pourront être lus comme métaphores des variations de volume, d'amplitude ou de débit de la voix. Cette analogie que propose Marc Porée dans un article intitulé « La voix et le débit » met en avant une tension qui reste irrésolue dans le roman. D'un côté, les voix humaines font partie intégrante du vaste paysage visuel et sonore que décrit le roman, elles n'en sont qu'une des composantes. De l'autre côté, ces voix se détachent sur ce fond sonore ambiant : leur « débit » est à articuler à une dette qui marque l'inscription du temps humain sur le paysage. Que ce soit en grande partie la culpabilité qui fasse parler Tom Crick est patent. Ce qui se dit et ce qui ne se dit pas tient au besoin d'examiner sa conscience, de faire venir au jour ce qui jusque-là avait été condamné au silence, de ressortir d'une certaine façon cette malle consignée dans les recoins d'un grenier avec les derniers secrets de famille qu'elle contient, et notamment, la révélation d'une conception incestueuse. Le caractère parcellaire et fragmentaire du roman, sa temporalité éclatée, tout comme les variations, digressions ou atermoiements de son narrateur tiennent à ce besoin d'avouer qui rencontre l'inavouable ou l'inexplicable. On n'aura jamais tout dit, même lorsque la malle aura été vidée. Si une fois de plus, paradoxalement, le récit trouve sa source ou puise ses ressources dans une dette, c'est une dette sans fin ; et la réserve devient trou sans fond. Pour avoir été trop longtemps réservé peut-être, Tom Crick se livre soudain sur le mode de l'excès, sans modération. Mais l'outrance ne cesse de laisser pointer l'impuissance, tandis que la saturation devient masque du vide – ou d'un vide qui ouvre sur un autre vide. L'histrion (« Histrionics » est le titre d'un des chapitres) ou l'hystérique ne cacherait-il pas un mélancolique ? Cette hésitation se fera encore plus marquée dans le cinquième roman de Swift, Ever After, traversé de part en part par la figure de Hamlet.
Dès lors que la faute est faille et puisqu'il faut bien parler sans pouvoir tout dire et finir sans pouvoir conclure, la réserve pourra prendre la forme du reste – reste qui se fait entendre entre deux mots, à la fin d'une phrase ou à la fin du livre, quand « le reste est silence ». Waterland qui joue du début à la fin avec la lettre « O » (dernier mot d'Hamlet), nous entraîne finalement avec Dick dans les eaux de l'Ouse, sur les rives de laquelle on peut voir un feu follet, « a will-o'-the-wisp », et se boucle sur la vision d'une motocyclette : « Obscurity. On the bank in the thickening dusk, in the will-o'-the-wisp dusk, abandoned but vigilant, a motor-cycle »13. L'image finale est aussi celle d'un œil qui reste ouvert : c'est l'engin sur lequel Dick a veillé jusque-là avec une constance scrupuleuse qui maintenant veille sur lui. Dans ce juste retour des choses, ce n'est pas simplement la conclusion du récit qui se joue, mais bien la place qui est donnée à l'humain au sein d'une nature qui n'a de cesse d'effacer la différence qui le constitue. D'un côté, il semble que tout rentre dans l'ordre avec le mort de Dick : l'enfant qui n'a jamais véritablement trouvé sa place au milieu des autres hommes, celui qui semble appartenir à la rivière où il nage comme un poisson réintègre cet espace qui est le sien (dès le premier chapitre, il nous est dit que se dégage de l'Ouse une odeur de limon, « a smell which is half man and half fish », 4). Mais Dick est par ailleurs un défi lancé à la nature (en tant que fruit de l'inceste et être indéfinissable) qui disparaît plus qu'il ne meurt à la fin du roman. C'est aussi parce que son corps n'est jamais retrouvé, parce qu'on ne saura jamais ce qui est passé par la tête de celui qui est désigné comme « a potato-head » que Dick fait retour, et devient ce spectre qui force le narrateur (fratricide?) à sortir de son silence. La dynamique du récit repose alors sur un reste que l'on ne peut annuler – un résidu que les eaux de l'Ouse ne peuvent faire disparaître.
La question du débit nous amène aussi à prendre en compte le statut même de la voix narrative, la place que Swift réserve à la scène de l'énonciation et en même temps le caractère indécidable qu'il lui confère. Le non-lieu sur le fond duquel se tisse l'histoire est aussi une scène qui n'a d'existence que dans un présent de l'énonciation sans coordonnées – un lieu qui s'affiche parfois comme impossible (Tom Crick continue de parler à une classe qu'on lui a retirée, dans un avant qui est aussi un après) ou comme « hors-monde » (Out of This World est le titre du quatrième roman de Swift). En rendant manifeste l'impossibilité de savoir d'où l'on parle, Swift fait là encore dépendre ce qui se dit d'un reste qu'on ne peut faire rentrer dans le monde dont il projette l'illusion. Cette voix marque à sa façon la présence du corps, un corps qui ne se laisse pas entièrement fictionnaliser ou symboliser ; en même temps parce qu'on ne saurait la naturaliser, parce qu'elle s'impose comme voix spectrale ou désincarnée, reste la question de savoir ce qu'est ce corps à partir duquel elle se déploie et dans lequel elle puise son énergie.
Cette question trouve son prolongement dans Last Orders mieux que dans tout autre roman. Cela tient d'abord à l'invention d'un lieu qui s'offre une fois de plus comme un lieu matriciel, le lieu où s'est forgée cette langue dans la langue que l'on appelle le cockney. Hormis Mandy, la fille du Nord, à qui est dévolu un seul monologue, tous les personnages qui prennent tour à tour la parole appartiennent à l'est de Londres et gravitent autour de Smithfield et ses grandes halles qui sont au cœur de la ville, ou plutôt qui sont « le » cœur de la ville, comme le rappelle Amy, la femme de Jack : « […] if it's true what [Jack] always used to yanter on about and only because his old man used to spout the same, that Smithfield is the heart of London, bleedin 'eart-a-Lunnun, then the red lines of the bus routes must be the arteries, bleedin aretries, and veins » (230). A la place des Fens et de ses légendes, on trouve ici un quartier au centre duquel se trouve un boucher qui « déblatère » et répète ce que son père boucher a pu « débiter » avant lui. La grande réserve à laquelle puise la parole se présente plus clairement encore comme ce qui nourrit et sustente, réserve d'énergie et réserve libidinale. Au sein de la ville comparée à un vaste corps, Smithfield, ce cœur qui ne cesse de battre ou de pomper (« the heart will keep on pumping, pumping », 230) nous est décrit de façon flamboyante par Mandy (l'étrangère mais aussi « l'amande »), dans un monologue isolé et excentrique, mais situé au milieu du livre (le 39ème monologue sur les 75 qu'il rassemble). Tout en accentuant la dimension charnelle des mots, ce passage creuse l'interrogation qui traverse tout le roman, à savoir ce qu'est un corps et ce qu'est la langue qui en émane :
There were bright lights all right. There were these rows of long, tall buildings, each of them lit up like a fairground, each of them full of meat and men and din, as if the men were shouting at the meat and the meat was shouting back [...] There were lorries throbbing and reversing, the drizzle like sparks in their lights, and doors being swung open and puddles shining red and white, and more meat, on barrows, on shoulders, being lugged into the brightness, the men doing the lugging all streaked and smeared with blood, their faces red and glistening as the loads they were carrying. I thought, Jesus Christ, Mandy Black, where have you come to? And the noise like some mad language, as if it might as well have been the meat still yelling and protesting, still kicking, except that coming out of it I’d heard that voice, sounding unreal because I’d heard it before on the telly, on the radio, like a voice no one ever really used, but here they were using it, natural as breathing, as if this was the very spot it came out of, the very spot. Cockney. (161)
Il convient de ne pas négliger le « as if » dans cette fin de monologue : « as if it was the very spot... ». Ce que Mandy voit / entend à Smithfield est une langue qui semble « aussi naturelle que l'air que l'on respire » et qui pourtant résonne par son étrangeté ou par son étrange familiarité – trouble qui n'est pas sans rapport avec ce que le lecteur éprouve devant ce texte dont l'oralité se distingue du « parlé », dont la voix échappe à toute naturalisation, voix plus que jamais écrite, créée de toutes pièces. En même temps que ce creuset, ce lieu originel (« the very spot ») où aurait été forgée la langue relève d'une vision, la voix textuelle résonne comme voix d'ailleurs et voix de nulle part – voix « khôrique » ou voix « extime » si l'on pense à l'A-chose lacanienne et à cet « objet chosique », qui, selon la formule de Bernard Baas est « au cœur de l'Autre auquel il est pourtant étranger », « présent par son absence même »14.
La voix qu'entend Mandy, tout entière liée au corps, au sang et au souffle, s'impose dans sa différence autant que dans sa proximité avec le bruit et le cri – ou encore dans le rapprochement et la distinction que l'on peut faire entre la viande et la chair. Qu'il y ait bien une spécificité de la voix et une énergie propre qui alimente les échanges humains est d'abord mis en avant dans Last Orders comme dans Waterland par le commerce qui régule « les choses qui se disent et qui ne se disent pas », « the things that do and don't get told » (240), selon la formule de Amy. Dans ce texte qui, pour la première fois après The Sweet Shop Owner, renoue avec le monde du petit négoce, le motif du « débit » y sera plus explicite et plus marqué que dans tout autre roman. Une grande partie du récit tourne autour de la dette que Jack a contractée avant sa mort pour sauver son commerce et de la façon dont les uns et les autres y sont mêlés et contribuent à la régler ; ce qui finit par être payé permet toutefois de faire ressortir ce qui ne se paiera jamais, les dettes que Jack a accumulées mais aussi celles que l'on a envers lui, celles qu'on n'a pas eu le temps de solder ou qu'on ne soldera jamais parce qu'elles ne relèvent pas d'une simple comptabilité.
Que le reste soit voué à jouer un rôle fondamental dans l'économie du récit est indiqué d'emblée par la façon dont l'urne qui contient les cendres de Jack entre en scène au début du roman et se voit posée fermement sur le comptoir d'un pub avant d'entamer son voyage d'une journée vers Margate. Mais comme Waterland, Last Orders repose sur un dédoublement qu'il creuse autour de ces « choses qui ne se disent pas » alors même qu'elles alimentent tout le récit. L'urne posée sur le comptoir correspond au cadavre qui apparaît un jour dans un réservoir au chapitre 2 de Waterland, cadavre autour duquel on mène l'enquête pour reconstituer une histoire. Mais à côté de ces restes, cadavres ou cendres, il y a ces corps autour desquels se noue une énigme plus grande encore : après Dick, l'enfant « attardé » qui disparaît sans laisser de traces, l'enfant qui bégaie, il y a dans Last Orders June, l'enfant qui elle n'a jamais parlé en cinquante ans, l'enfant que son père Jack n'a jamais reconnue et qui est restée enfermée toute sa vie entre les quatre murs d'une institution. La nécessité de donner sa place à cette réserve ou à ce silence dont on ne sort pas est mise en avant par la scission qui s'instaure dans le récit entre les deux voyages qui s'effectuent en parallèle : pour Amy, qui laisse les cendres de Jack entre les mains de ses quatre amis, il semble plus important d'aller voir June une dernière fois que d'accompagner Jack lors de son ultime voyage, plus important d'aller dire à l'enfant qui n'a jamais ouvert la bouche que son père est mort que d'être aux côtés de ce père – plus important, car si Amy ne le fait pas, personne d'autre ne le fera. Poids mort pour certains, June est aux côtés de Jack la force motrice du texte ; « trou noir »15, elle est ce à partir de quoi il s'ordonne. Abandonnée / « jetée » par son père (« ditched » / « chucked », 239), elle est là pour nous rappeler la présence d'un hors-monde / im-monde qu'il faut exclure pour conserver au monde son sens – ou encore, dans ce texte où l'oralité se décline sous toutes ses formes, la présence d'un objet « inavalable »16 au cœur des infinies transactions qui se nouent autour des corps, de la viande ou de la chair.
Tandis que dans Waterland le parcours s'achève dans la rivière qui avale Dick sans qu'on sache ce qu'il devient, il y a dans Last Orders la mer où sont jetées les cendres de Jack et où, selon Vic, chacun retrouve sa juste place : « It's what makes all men equal for ever and always » (143). Ce lieu où chacun est sur un pied d'égalité a son corrélat dans l'espace de ce roman à voix, où chacun a son tour de parole et où aucune voix ne s'élève plus haut que l'autre. Tout en faisant ressortir le motif de la dette, Last Orders se fonde sur cet espace où les contours des individus se brouillent et se déplacent car chacun est d'une certaine manière « fait de l'autre » (« Jack what we're made of » sont les derniers mots du roman) et où les dettes finalement s'annulent – à moins qu'elles n'aient dès le début pas lieu d'être. Le régime du texte ne se pense alors plus selon l'opposition entre un monde et un hors-monde, mais bien selon le modèle d'un vaste corps où ce qui se redistribue est aussi la ligne de partage entre « les choses qui se disent et les choses qui ne se disent pas » car tout un chacun se trouve d'une certaine manière pris à chaque instant dans la parole et agi de façon muette par cette parole. Il est des moments ou des lieux où ce qui compte est de faire corps plutôt que de chercher à régler ses comptes ; plus encore il est un plan où tout ce qui se passe passe par la parole silencieuse des corps, un mode de circulation des mots qui échappe à ceux qui les profèrent. La réserve n'est alors plus lieu séparé, lieu à part, plus que jamais elle se donne comme étant partout et nulle part. Il importe de lire le roman selon cette double perspective : les échanges humains, dans Last Orders autant qu'ailleurs, sont marqués par un défaut qui triomphe avec l'exception que représente June, elle aussi « faite de Jack » et pourtant privée de voix dans ce roman polyphonique ; en même temps, plus que tout autre, ce roman donne sa place à ce que les uns et les autres ont en partage, indépendamment de ce qu'ils peuvent ou non partager. C'est malgré l'impossibilité de tout concilier et réconcilier, malgré les fractures et malgré « les choses qui se disent et les choses qui ne se disent pas » que peut se réinventer un lieu où s'affirme ce que l'on peut appeler avec Jacques Rancière, « un régime d'indifférence »17, le régime d'une parole « orpheline » et « muette ».
Que penser alors du statut particulier que Swift donne à l'un de ses narrateurs, Ray, dont on peut dire qu'il est sur le même plan que les autres, qu'il est comme les autres et pourtant pas tout à fait comme les autres ? En même temps que « Ray » est le narrateur de tous les monologues qui sont introduits par ce nom (aux côtés de « Vic », « Vince », « Lenny », « Amy », « Mandy » et « Jack »), il est celui qui prend en charge le récit dans toutes les sections qui, elles, sont introduites par des noms le lieux (« Bermondsey », « New Cross », « Black Heath », « Dartford »...etc). Ray est ainsi marqué comme celui qui, plus que les autres, est un point de jonction, un lieu de passage ou un espace de déploiement de la parole. Sa spécificité revient alors en partie à gommer sa différence : c'est une même voix qui parle au nom de Ray ou de Bermondsey – ou encore ce n'est qu'une voix qui parle sous le nom de Ray ou de Bermondsey, comme ce n'est qu'une voix qui parle sous le nom de Vic, Vince ou Amy. L'espace qu'il appartient au lecteur de ne pas saturer est aussi l'espace entre le nom et le texte qui le suit, l'entre-deux qui permet à la voix de se détacher du personnage, qui permet une modulation et une réserve de l'écoute.
Ce qui caractérise la spécificité énonciative de Ray – la possibilité d'occuper une place qui pourra devenir la place de tous les autres – se retrouve par ailleurs sur le plan diégétique. L'autre nom de Ray est Lucky car Ray est un joueur qui a été plusieurs fois récompensé pour s'en être remis à la chance. Mais la figure du jeu est ici indissociable de la figure du don : l'argent que Ray gagne ne fait que passer par lui car il sert essentiellement à tirer ses proches et ses amis des situations difficiles dans lesquelles ils se mettent. Ray est ainsi au service d'une économie qui échappe à une logique comptable par laquelle tout ce qui a été donné devrait être rendu car il ne possède pas ce qu'il donne et est toujours prêt à perdre ce qu'il gagne. Personnage ou narrateur, Ray met à disposition non pas tant ce qu'il a que ce qu'il n'a pas. La réserve qui alimente le commerce qui s'instaure entre les uns et les autres – réserve d'argent, réserve d'énergie, réserve de sens – n'existe qu'en fonction de ce qu'ils voudront bien donner – de ce qu'ils n'ont pas et voudront bien donner. Nous sommes renvoyés à la question que Jacques Derrida pose au début de Passions, Sauf le Nom et Khôra : « Et qu'arrive-t-il quand on donne un nom ? Que donne-t-on alors ? On n'offre pas une chose, on ne livre rien et pourtant quelque chose advient qui revient à donner, comme l'avait dit Plotin du Bien, ce qu'on n'a pas »18.
Entre la composition polyphonique de Last Orders et le récit monodique de The Light of Day, le roman suivant, l'espace textuel prend une tout autre configuration. En même temps, on ne peut ignorer le lien qui s'établit entre Ray et George, le narrateur singulièrement discret et effacé de The Light of Day, le premier narrateur véritablement réservé de Swift. Mais arrêtons-nous d'abord sur un autre phénomène d'écho dans l'œuvre : George, le détective qui apprend la patience et l'écoute, se présente comme la réplique et l'antithèse de Prentis dans Shuttlecock (le deuxième roman de Swift), le fonctionnaire qui tente d'arracher des archives mais aussi de la bouche de son père aphasique la vérité d'une histoire dont il n'aura jamais le dernier mot. Prentis inaugure la figure de l'enquêteur (professionnel ou non) qui, chez Swift, finit toujours par tomber sur une énigme qui n'admet pas de réponse. Faute de reconnaître ce point de butée, s'instaure un régime de la terreur : Prentis incarne le rêve de ce qu'on pourrait appeler une parole sans réserve. Alors qu'il se transforme peu à peu en tyran domestique, l'homme devient aussi le double des tortionnaires entre les mains desquels son père est tombé pendant la guerre. Comment alors ne pas établir un lien entre celui qui se cloître dans sa chambre avec les mémoires de son père dans l'espoir d'y trouver une vérité cachée entre les lignes, et cet enfant dont il lit l'histoire au département des archives où il travaille ? Le fait divers, que Prentis mentionne au détour d'une phrase et présente comme un des exemples routiniers auquel il a affaire, raconte comment une femme refuse le décès de l'époux qu'elle a soigné en cachant le cadavre et en enfermant avec lui son fils, qu'elle accuse de meurtre :
What the boy thought, shut up like this with his dead father, is conjecture. What he did was clear enough when the matter came to light two days later. He found a penknife, belonging to the dead man, in one of the bedroom drawers, and with it – for reasons never established, though according to the boy himself, 'to find out what his father was made of' – systematically disfigured and mutilated his father's body. (24)
Le désir de savoir « ce dont est fait l'autre » ne trouve pas toujours une expression aussi littérale dans les romans mais il se décline de multiples façons. Comme ailleurs, c'est le silence du père mort qui se profile en arrière-plan de The Light of Day et c'est autour d'une tentative de forçage de la parole que le sort du narrateur bascule : exclu de la police pour excès de zèle, George se revoit à bout, en train de travailler un suspect au corps, puis de lui sauter à la gorge pour lui faire « cracher le morceau ». Mais de cet agent trop avide de vérité, double de Prentis, George est devenu en quelque sorte la figure inversée. Détective privé, il apprend désormais à se taire et à s'effacer, à observer et à écouter. George nous confie par ailleurs qu'il est redevenu un élève et apprend à écrire. Le rapport entre ses « devoirs d'écriture » et le long monologue que forme son récit demeure incertain, mais la facture et la tonalité de ce dernier mettent le lecteur face à une nouvelle posture énonciative où s'entend à la fois un retrait et une ouverture, un effort pour se mettre à l'écoute de sa propre parole.
Indépendamment de la sobriété qui caractérise le récit, la réserve s'affiche ici comme disposition – disposition d'esprit mais aussi disposition d'espace. Comme dans tous les autres romans de Swift, le texte qui est donné ici à lire au lecteur ne s'inscrit pas ailleurs que sur une scène d'énonciation virtuelle, mais cette dernière se trouve configurée selon des modalités particulières qui possèdent leurs coordonnées dans la diégèse. Ainsi George fait-il mine de nous parler alors même qu'il se trouve au volant de sa voiture comme à un passager qu'il ne pourrait regarder en face ; par la même occasion, il nous confie sa prédilection pour le golf, et cela essentiellement en raison de la façon dont il permet de converser : « […] that's the thing about golf for me, it's not the golf. It's the walk and talk. It's the way you can talk when you are looking at something else, shielding your eyes to gauge a line, a distance, not staring face to face » (224). Bien loin du face à face des salles d'interrogatoire, s'invente une situation de parole où place est faite à l'écart et à une forme de dissociation. On peut concevoir que le travail d'écriture que George remet à Sarah, l'épouse criminelle dont il est tombé amoureux, est une façon d'échapper à un autre face à face : celui auquel le détective et son ancienne cliente sont condamnés au parloir. En même temps qu'une nouvelle vocation, George a découvert un amour dont il sait qu'il n'offre aucune garantie : « To love is to be ready to lose, it’s not to have, to keep » (108). Comme dans le roman précédent, ce qui fait parler George comme ce qui le fait aller chaque semaine à la prison, ce qu'il met à disposition de Sarah, comme du lecteur, est qu'il n'a pas et ce qu'il ne peut que donner.
En passant de la polyphonie de Last Orders au monologue de George dans The Light of Day, on peut considérer que Swift subjectivise ce qui, dans le roman à voix, reste essentiellement une question de place et de position. La réserve passe par l'acquiescement à une situation à la fois de retrait et de disponibilité, à l'ouverture d'un écart auquel il revient davantage à la composition formelle d'œuvrer dans les autres romans. Mais l'espace flottant qui prend toute son étendue et son ampleur dans Out of This World et Last Orders, trouve sa place dans ce septième roman grâce à une posture verbale et énonciative qui se traduit aussi en termes stylistiques. Le récit de George se distingue par sa sobriété (concision, concentration formelle, simplicité du vocabulaire et de la syntaxe) ; mais il faut souligner aussi ses hésitations, le caractère souvent flou – ou flottant – de l'expression (usage poussé de la répétition, accumulation de mots à valeur indéterminée, comme les très nombreux « thing », « something », « anything »). S'y exprime une retenue qu'il faut distinguer d'autres formes de silence et notamment de ce silence qui troue le tissu du texte dans toute la fiction de Swift (et dont l'aposiopèse est une des figures les plus marquantes) – une retenue qui est « réserve » au sens où elle nous présente simultanément quelque chose qui est mis à disposition et mis de côté. Mais c'est peut-être la répétition qui constitue ici une des expressions les plus intéressantes de la réserve. De ce trait si constant et si marquant du récit swiftien on peut donner de multiples lectures. Parce qu'elle n'est jamais strictement retour du même et parce qu'elle s'accompagne souvent de variations, la répétition permet de dégager de nouveaux sens et de nouvelles valeurs en même temps qu'elle introduit de nouveaux liens qui contribuent à la transformation du texte en un espace transversal. Ce à quoi l'on assiste peut s'identifier à la constitution d'une réserve, moins parce qu'on peut y voir un processus de multiplication ou de cumul, mais parce que les mots qui reviennent au fil du texte nous font miroiter un potentiel de signification qui ne saurait se laisser épuiser, parce que la phrase qui fait retour s'offre à nous et se retire (se retient) dans le même mouvement, signalant à chaque instant une disponibilité du sens.
Que l'on puisse associer la répétition à une réserve qui se conçoit comme ressource du texte est d'autant plus intéressant qu'elle nous ramène (de façon toujours très marquée chez Swift) à la béance de l'origine, à un fond sans fond (« a bottomless bottom »19) et à l'œuvre de la pulsion de mort. L'économie du texte se laisse penser à travers le modèle du don autant qu'à travers celui de la dette dans tous les romans de Swift – mais dans un premier temps moins avec les narrateurs que malgré eux. Si une trajectoire se dessine dans l'œuvre, peut-être faut-il être prudent quant à la façon de présenter la transformation à laquelle on assiste. Faire de Last Orders le roman de la « réconciliation » (Winnberg)20, d'une victoire du deuil sur la mélancolie qui réinstaurerait la figure du père (Wheeler)21, ou d'un dépassement (« working through ») du trauma (Craps)22 revient à ne pas assez faire cas de la scission qui s'instaure dans le roman (notamment à travers le voyage solitaire de Amy, la femme et la mère, et la visite qu'elle rend à June, l'enfant du silence). Comme les autres romans, Last Orders puise à une réserve qui est « a bottomless bottom ». Reste la possibilité de voir/concevoir différemment ce fond sans fond ou de se positionner différemment en regard de l'espace qu'il ouvre : tandis que Tom Crick affiche une outrance qui se fait masque du vide, Ray, comme George après lui, cultivent une réserve qui devient la ressource et la richesse même du texte.
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1 S. Craps, Trauma and Ethics in the Novels of Graham Swift.
2 Ce qui nous entraîne bien au-delà de ce que Wendy Wheeler appelle « a regular theme in Swift's writing, that of the 'weak' (and often phlegmatic) English father ». (« Melancholic modernity and contemporary grief », 66). Comme elle le suggère par ailleurs, c'est la fonction paternelle qui est ici en jeu : « These 'failed fathers' come to take on an increasingly obvious allegorical weight in Swift's fiction. They function as signs of the failure of cultural and historical continuity, the failure, in psychoanalytical terms, of the 'paternal' function of bearing and transmitting the cultural 'law', but also as figures of a divine Father who no longer 'works' » (66).
3 C'est ce que l'on peut trouver sous la plume de critiques récentes. Dans sa monographie, Daniel Lea écrit : « Though [Swift's] work is often ascribed to the postmodern idiom, it more readily resembles a form of self-conscious social realism shot through with serious psychological investigation [...] » (5). Tamás Benyei dans le chapitre qu'il consacre à Swift dans Contemporary British Fiction, tient plus au moins le même propos et dit de ses romans : « |for all their postmodern strategies, [they] can be interpreted at one level within the tradition of the psychological novel by virtue of the psychological and ethical relevance of the speech situation that they present » (41)
4 Vers une littérature de l'épuisement, 17.
5 Ibid.
6 T. Bényei, « The Novels of Graham Swift : Family Photos », 50.
7 G. Swift, Making an Elephant, 300.
8 J. Derrida, Khôra, 16.
9 Ibid., 45.
10 B. Baas, De la Chose à l'objet. Jacques Lacan et la traversée de la phénoménologie, 33.
11 Ibid., 32.
12 J. Lacan, Séminaire VII, 143.
13 Je souligne.
14 B. Baas, 52.
15 Pour Jakob Winnberg, June est « the black hole that threatens to swallow the sentimental light of the novel » (An Aesthetics of Vulnerability, 173).
16 Ce qui serait une « des fonctions propres » de l'objet a, comme le souligne Paul-Laurent Assoun dans Le Regard et la Voix (87).
17 J. Rancière, Politique de la littérature, 35.
18 « Prière d'insérer ».
19 G. Swift, Ever After.
20 J. Winnberg, « Jack's death provides a place for reconcilation and meaning », 170.
21 W. Wheeler, « As with the traditional elegy, the novel's drive is towards re-establishing the order in which the symbolic father, a dead father, is acknowledged by the 'son' who comes after », 76.
22 S. Craps, « Swift's works raises the possibility that the process of working through trauma might create the condition for a viable alternative modus vivendi based on an openness and respect for alterity », 3.