La réserve et le sens (Citizen Kane et Heart of Darkness)

Richard Pedot

Université Paris Ouest Nanterre

  1.  

  2. Il n’y a pas de sens sans réserve. Paradoxalement. D’une part, il n’y aurait aucun sens à quêter du sens sans présupposer qu’il puisse ou doive être de quelque manière puisé dans une réserve (l’Histoire, la mémoire, « les faits », …). Mais d’autre part, au sens il y a toujours une réserve inaccessible même lorsque l’on pense l’avoir atteinte au terme d’un parcours plus ou moins semé d’embûches. Il y a toujours un au-delà ou en-deçà, ou un non-lieu du sens que le secret (se) réserve. Ce qui se donne comme la réserve du sens ne se laisse ja­mais circonscrire ni comme un lieu, ni comme le contenu d’un tel lieu, ni comme un temps et la quête même du sens (on pourrait appeler ça le récit) est toujours par­courue d’une réserve au sens de réticence.

  3. Si Citizen Kane et Heart of Darkness sont rapprochés ici autour de ces questions, ce n’est pas pour apporter des pièces supplémentaires au dossier de l’influence supposée du dernier sur le premier1. Quoi qu’il en soit des emprunts conscients ou inconscients du cinéaste au romancier, ce que je souhaite souligner est que si les deux œuvres paraissent souvent se faire écho, c’est parce qu’elles partagent un certain souci, une certaine mise en jeu de la réserve dans les deux sens du terme déjà dégagés — ce qui fait d’eux, pour emprunter un titre à Conrad, des secret sharers, dans la parfaite ambivalence de l’expression.

  4. De prime abord, on trouvera certainement que du point de vue de la réserve on peut difficilement imaginer deux œuvres plus dissemblables. Ce qui frappe en effet est l’ampleur de la réserve (au sens de dépôt) chez Welles — qui finit par être synonyme du lieu et du monde qui définissent Kane (Xanadu) — comparée à sa relative restriction chez Conrad — la réserve d’ivoire de Kurtz est essentiellement fantasmée et moins précieuse qu’on ne l’aurait cru. Réciproquement, l’excès — l’absence de retenue — dans et de Citizen Kane figure l’opposé flagrant de l’excès de réserve qui caractérise la narration de la nouvelle. Malgré tout, ces deux modes d’inscription d’apparence irréconciliables finissent par témoigner de préoccupations comparables en ce qui concerne le secret et le destin du secret de et dans la fiction, cinématographique ou littéraire.

  5. Examinons dans un premier temps l’immense réserve matérielle constituée par Charles Foster Kane. Avant d’être énumérée, elle nous est montrée dès le début du film lorsque l’on suit la caméra pour pénétrer clandestinement dans un domaine mystérieux, en se jouant des nombreuses grilles qui le défendent. De la pénombre émergent tour à tour, dans un paysage accidenté, entre autres : deux singes dans une immense cage, des gondoles sur une étendue d’eau où se reflète le château aperçu plus tôt au loin, des constructions pittoresques, ce qui pourrait avoir été un terrain de golf, une sorte de temple, et enfin le château lui-même sur son éperon rocheux. L’impression laissée n’est pas aisément déchiffrable. Sans doute parcourons-nous là ce qui reste d’une fantaisie gothique extravagante couronnée par ce manoir dont une seule fenêtre est éclairée, celle derrière laquelle va mourir Kane.

  6. Mais la nature ou le contenu de cette réserve sera détaillée dans les claironnantes actualités cinématographiques (News on the March) qui suivent immédiatement la mort du personnage. Le domaine est effectivement une réserve rivalisant avec le Xanadu du Kubla Khan de Coleridge. Qu’on en juge par l’hommage funèbre au seigneur de Xanadu :

Legendary was the Xanadu where Kubla Kahn decreed his stately pleasure dome. Today, almost as legendary is Florida's Xanadu — world's largest private pleasure ground. Here, on the deserts of the Gulf Coast, a private mountain was commissioned, successfully built, one hundred thousand trees, twenty thousand tons of marble, are the ingredients of Xanadu's mountain. Contents of Kane's palace: paintings, pictures, statues, the very stones of many another palace. A collection of everything, so big it can never be catalogued or appraised. Enough for ten museums — the loot of the world. Xanadu's livestock: the fowl of the air, the fish of the sea, the beast of the field and jungle — two of each; the biggest private zoo since Noah.

  1. Tout ce qui peut se collectionner semble se retrouver dans ce composé kitch d’arche de Noé et de tombeau pharaonique pour aboutir à un musée inimaginable, où Kane en quelque sorte va s’isoler vivant. La réserve, synonyme d’accumulation, paraît alors faire sens, donner un sens plein au triomphe de Charles Forster Kane. Sous nos yeux Xanadu est un texte qui s’écrit à la gloire du magnat dans une débauche continue d’images : animaux, pierres, statues que l’on transporte, paysage qu’on remodèle, édifices en construction, … ; tout cela ne semble animé que par la force d’un seul nom, reproduit sur toutes les caisses qui aboutissent à ce royaume et en première page de tous les journaux, nationaux et internationaux, innombrables, qui, dans la séquence qui suit, proclament la mort de son propriétaire.

  2. Cependant, le plein, le trop plein, laisse soupçonner un vide insondable, celui de toute collection. C’est dans celui-ci que résonne la voix de Kane, s’adressant à sa seconde épouse affairée à compléter un immense puzzle devant l’énorme cheminée Renaissance de la grande salle de Xanadu2. C’est le même qui est mis en écho, quelques années plus tard, par la même question adressée à la même Susan Kane complétant un puzzle, peut-être le même :

Kane — What are you doing?

Susan — …

Kane — Oh… One thing I never could understand, Susan. How do you know you’ve never have done it before?

Susan — It makes a lot more sense than collecting statues.

  1. C’est le même vide encore que le spectateur, gardant en mémoire les mots de Susan, ressent dans la dernière séquence du film. La grande salle est pourtant maintenant bien encombrée de toute la collection de Kane, où s’entasse pêle-mêle « anything and everything » : depuis une statue de Vénus à 25 000 $ jusqu’au poêle hérité de la mère, estimé à 2 $, des puzzles laissés par Susan à « un château écossais pas encore déballé ». Il n’y a plus d’alibi culturel — la Bible, l’antiquité égyptienne, l’histoire européenne ou la poésie romantique — pour donner un semblant de sens à ce cumul. Si auparavant, vus d’en haut, les biens arrivant les uns derrière les autres dessinaient la promesse d’une grande métropole américaine, dans l’empilement qui précède le catalogage, la dispersion ou la destruction, ces semblants de gratte-ciel ne suivent plus le moindre plan apparent.

  2. Ainsi la collection apparaît-elle comme le contraire de ce qu’elle prétendrait être : non pas une réserve assurant la sauvegarde du passé aussi loin que possible mais, comme l’écrit Agamben,  une rupture de la tradition et de la transmission du passé : « Le collectionneur […] “cite” l’objet en dehors de son contexte et, de cette manière, détruit l’ordre au sein duquel il trouve sa valeur et son sens3. » Agamben précise encore que la rupture de la tradition ne signifie pas « la perte ou la dévalorisation du passé4 » — ce serait plutôt l’inverse —, mais :

Perte de la tradition signifie en revanche que le passé a perdu sa transmissibilité, et, tant qu’on n’aura pas trouvé un nouveau moyen d’entrer en rapport avec lui, il peut dorénavant n’être qu’objet d’accumulation. Dans cette situation, l’homme conserve donc intégralement son hérédité culturelle, et la valeur de celle-ci se multiplie même vertigineusement : mais il perd la possibilité d’en tirer le critère de son action et de son salut, et, avec cela, le seul lieu concret où, en s’interrogeant sur ses origines et sur son destin, il lui est donné de fonder le présent comme rapport entre passé et futur5.

  1. Amasser indifféremment la pacotille et l’art (« the junk and all the art ») rapproche sans les confondre ni les lier de façon compréhensible les deux passés et futurs de Kane, soit en tant qu’enfant brutalement arraché aux jeux de l’enfance, soit en tant que citoyen éminent d’une encore jeune nation en plein devenir. Aucune des deux collections n’aboutit à la liaison qui donnerait sens au présent, et aucun lien ne se dessine entre elles si ce n’est autour d’une absence ou plutôt de la présence d’une réserve de sens, qui serait l’intransmissible même, un secret sans secret — nous y reviendrons. C’est bien le constat final fait par l’équipe de journalistes enquêtant sur la vie de Kane et le sens du mot Rosebud :

Newspaper Man — I wonder. Putting all this stuff together, the palaces and the paintings and the toys and everything—what would it spell?

Thompson — Charles Forster Kane?

Photographer — Or Rosebud?

  1. Cette réserve qui semblait tout montrer, en faire exhibition même — tant au sens anglais que français — finalement ne montre rien que la présence de quelque chose indéfiniment en réserve, présence hors d’atteinte, absente. En suivant Walter Benjamin, nous pouvons dire autrement l’échec des enquêteurs ou de tous ceux qui ont approché Kane.

La vraie méthode pour se rendre les choses présentes consiste à se les représenter dans notre espace (et non à nous représenter dans le leur). (C’est comme cela que fait le collectionneur, et l’anecdote.) […] Il en va de même, en vérité, avec la contemplation de grandes choses du passé comme la cathédrale de Chartres, ou le temple de Paestrum, quand elle est couronnée de succès : elle consiste à les accueillir dans notre espace. Ce n’est pas nous qui entrons en elles, ce sont elles qui entrent dans notre vie6.

  1. Ce n’est pas que Susan ou les journalistes ne soient pas entrés dans l’espace de Kane — c’est bien d’ailleurs depuis cet espace que la question du sens est posée — mais c’est qu’ils n’ont pas trouvé à l’accueillir dans le leur. Cela est dû à un double défaut d’articulation, d’une part entre deux réserves hétéroclites rassemblées en une, en un seul lieu, une seule histoire (celle de Kane), d’autre part à travers chacune. La réserve ainsi pointée, le sens en retrait, est un secret — ou plutôt, si l’on peut dire, du secret, car ce n’est pas quelque chose que l’on pourrait puiser dans la réserve, dans tout autre lieu dérobé. C’est pour cette raison qu’il faut prendre avec réserve la conclusion laissée à l’enquêteur-journaliste Thompson. Il affirme avec raison qu’aucun mot ne saurait expliquer la vie d’un homme mais ne voit dans Rosebud « qu’une pièce de puzzle — une pièce manquante ». En cela, il passe à côté de la leçon de Susan Kane qui dit bien qu’un puzzle a plus de sens qu’une collection de statues — ou quoi que ce soit d’autre.

  2. Un puzzle, du moins, si grand soit-il — et ceux de Susan étaient presque aussi immenses que son ennui —, peut être complété, lorsque toutes les pièces sont sorties de leur réserve et ont trouvé leur place ; et s’il devait en manquer une, la composition de l’ensemble permettrait d’en déduire les caractéristiques les plus marquantes voire d’en proposer un ersatz plausible. Si tel n’était pas le cas, si Rosebud était bien la pièce manquante, alors il faut considérer que pour le spectateur au moins, l’énigme est résolue à la fin.

  3. Le spectateur, à l’inverse des acteurs du drame, peut relier tous les indices qui mènent au mot : les deux moments où le mot est prononcé (avant de lâcher la boule et de mourir, ou au moment de la ramasser dans la chambre de Susan Kane qui vient de quitter définitivement Xanadu et son maître) ; les deux scènes où il est question du traîneau (dans la neige, où l’enfant Charlie joue, le jour où un banquier vient le chercher) et dans le feu, après sa mort, qui dévore la luge et y laisse découvrir pour la première fois, comme les flammes les dévorent, les lettres peintes Rosebud. Mais le spectateur n’est pas pour autant dans une position d’omniscience. La « révélation » est plus riche de suggestions que de réponses. Quoique forte dramatiquement, la scène au traîneau, aux relents œdipiens mais surdéterminée comme scène primitive, ne peut à elle seule tout expliquer. Elle est avant tout un nœud narratif indiquant un tournant décisif dans la vie de Kane. La collection n’a ni centre identifiable — pourquoi plutôt le traîneau que le poêle de la mère ou le nom du père ? — ni fin : infinie réserve de la collection, comme un puzzle dont le nombre de pièces à insérer augmenterait au fur et à mesure qu’on le complète.

  4. Rosebud n’est pas la pièce manquante, sauf pour un spectateur-enquêteur trop pressé de conclure. De ce fait, elle ne saurait non plus faire le lien entre les deux réserves, ni être le chiffre de la grande réserve baptisée Xanadu, sauf à prétendre que le destin individuel (Kane l’enfant) est la seule et unique clé du destin collectif (Citizen Kane). À la fois évident et indéterminé, le mot a fonctionnement de schibboleth. On se tromperait à croire, remarque Derrida commentant Paul Celan, qu’en disposer « efface le chiffre, donne la clé de la crypte et assure la transparence du sens. La crypte demeure, le schibboleth reste secret, le passage incertain, et le poème ne dévoile un secret que pour confirmer qu’il y a là du secret, en retrait, à jamais soustrait à l’exhaustion herméneutique7. » Il ne suffit pas de le connaître « comme un théorème, voilà le secret. Un secret sans secret8. » C’est de cela que le spectateur entre en possession, c’est-à-dire d’un mot de passe9, de passage. De la sorte, il en sait plus que n’importe quel personnage du film, mais ce qu’il sait, ce qu’il partage en secret, (n’)est rien. Rosebud, schibboleth, c’est :

depuis le hors-sens où il se tient en réserve [je souligne], le chiffre du chiffre, la manifestation chiffrée du chiffre comme tel. [Le chiffre comme tel] peut encore nous dissimuler, sans la moindre intention cachée, le secret qu’il héberge dans sa lisibilité. Il nous émeut, fascine et séduit d’autant plus10.

  1. L’en-réserve du secret sans secret est rendu sensible ironiquement dans les dernières images du film. La manifestation chiffrée du chiffre y est aussi l’apparition-disparition de la lettre comme telle, le mot qui brûle d’apparaître et dont la trace se perd dans la colonne de fumée noire s’échappant de la cheminée du manoir. Car sans l’avoir anticipé, le spectateur se retrouve soudain à l’extérieur, à effectuer en accéléré le chemin inverse de celui qui l’a conduit au cœur de l’énigme : s’éloignant du manoir, descendant la toute première grille et faisant face de nouveau au panneau d’interdiction. Rosebud n’épelle donc pas la fin de l’histoire et le spectateur est convié à ne pas oublier les conditions de sa présence sur les lieux. Mais l’ironie continue, car la boucle n’est pas bouclée une fois de retour de l’autre côté de la grille.

  2. Un premier vacillement est d’ordre temporel. Il est impossible d’affirmer dans quelle chronologie s’est effectué le mouvement de retour. Suit-il le départ des journalistes ? Ou doit-on le situer plus tôt, après la mort de Kane ? Le récit est tellement imbriqué qu’il est difficile de le savoir mais l’une ou l’autre solution bouleverse la logique temporelle et met plutôt en avant la parenthèse d’effraction de la fiction qui, elle, n’est rien si ce n’est infraction chronologique.

  3. Le trouble est également d’ordre sémantique ou performatif. Si à sa première apparition NO TRESPASSING ne pouvait guère se lire que comme interdiction — NOT TO TRESPASS, voire THOU SHALL NOT TRESPASS —, lorsqu’il resurgit à la fin du film11, il résonne également d’un THERE IS NO TRESPASSING. Le pas au-delà (interdiction) aussitôt évanoui dans le pas au-delà (transgression) est devenu pas d’au-delà (pas d’exhaustion herméneutique). On dira qu’entre les deux, la réserve a changé de sens ou s’est chargée de plus d’un sens. Promise et interdite d’abord, promise par l’existence-même d’une interdiction, elle s’est avérée impossible, toujours en réserve d’un secret sans secret.

  4. D’ailleurs, il n’est même pas possible de s’arrêter à ce panneau — d’autant moins qu’on avait négligé de le faire à la première occurrence. Le dernier plan trouble à la fois la progression dans l’espace et dans le temps. Il s’agit d’un plan fixe sur le sommet de la troisième grille qui défend l’accès au domaine, la grille de fer forgé couronnée du sigle K, l’arrière-plan étant formé de la montagne et son manoir perché d’où s’élève toujours une fumée noire. Les deux premières barrières ont donc été à nouveau franchies, mais que ce soit d’un saut en arrière ou en avant dans le temps, on l’ignore, et cela est secondaire par rapport au saut en tant que tel, à la dernière transgression, et au choix pour barrière et schibboleth derniers de la lettre K12, manière de rappeler que le secret a toujours plus d’une réserve mais, confusion chronologique aidant, aucune qui ne soit ni première ni ultime — nous y reviendrons.

  5. On aura remarqué que l’analyse thématique de la réserve ne conduit pas à l’élucidation, mais à l’aporie — aporia : absence de chemin, de passage ; embarras — et qu’elle est elle-même aporétique, ne pouvant se déprendre d’une analyse de la réserve comme structure. C’est vers celle-ci qu’il s’agit de se tourner plus résolument maintenant, constatant que dans Citizen Kane, la réserve, en tant que retrait du sens, semble le plus souvent renvoyer à l’agencement formel. Nous délimiterons cette question en nous tournant en premier lieu vers Heart of Darkness.

  6. En quoi consiste la réserve dans Heart of Darkness ? D’un point de vue matériel, elle est à la fois immense et selon le cas impalpable ou dérisoire. Il s’agit essentiellement de l’ivoire amassé par Kurtz à son comptoir.

Heaps of it, stacks of it. The old mud shanty was bursting with it. You would think there was not a single tusk left either above or below the ground in the whole country. “Mostly fossil,” the manager had remarked, disparagingly. It was no more fossil than I am; but they call it fossil when it is dug up. It appears these niggers do bury the tusks sometimes—but evidently they couldn’t bury this parcel deep enough to save the gifted Mr. Kurtz from his fate. We filled the steamboat with it, and had to pile a lot on the deck13.

  1. L’appétit de Kurtz peut effectivement rappeler celui de Kane « “My Intended, my ivory, my station, my river, my——” everything belonged to him. » (206) — mais cette accumulation, au plus profond de la jungle, est dérisoire, car l’ivoire, volé aux indigènes, est soustrait du circuit commercial assuré par la Compagnie. Le mépris du manager en effet ne tient pas à la qualité de la marchandise, mais à sa provenance criminelle, qui a compromis tout échange dans la région pour quelque temps (227). Moins flamboyant que celui de Kane, le Xanadu de Kurtz est également moins défendu, malgré les apparences. Tout près du comptoir de Kurtz, Marlow doit bien subir une attaque, mais on comprend plus tard que ce n’est pas l’ivoire qu’il s’agissait de défendre mais le maître des lieux. Le domaine lui-même ne semble rien avoir de la réserve. Voici la première vision qu’en a Marlow, à son arrivée :

Through my glasses I saw the slope of a hill interspersed with rare trees and perfectly free from undergrowth. A long decaying building on the summit was half buried in the high grass; the large holes in the peaked roof gaped black from afar; the jungle and the woods made a background. There was no enclosure or fence of any kind; but there had been one apparently, for near the house half-a-dozen slim posts remained in a row, roughly trimmed, and with their upper ends ornamented with round carved balls. The rails, or whatever there had been between, had disappeared. Of course the forest surrounded all that. (211)

  1. Ici pas de grilles, ni de clôture, ni de manoir pour servir d’écrin. Si Kurtz s’est bel et bien livré au pillage pour accumuler « son » trésor, cette collection potentiellement infinie, fondée sur la violence, est débordée par une pulsion plus puissante, qui ruine potentiellement toute accumulation. Il faut en l’occurence nuancer ce que nous venons de dire sur l’absence de défense du comptoir de Kurtz. Il est effectivement entouré par la jungle, constante figure, s’il en est, de l’inquiétante étrangeté. En outre, comme Marlow le découvrira très vite, les boules sculptées qui ornent le sommet des poteaux sont des têtes coupées, tournées de façon propitiatoire vers l’arrivant. Ce qui était « au principe » de l’accumulation, la violence et la mort, est aussi ce qui l’excède, la rend incalculable et la fait verser dans l’indicible — tels les « unspeakable rites » en l’honneur de Kurtz. À l’opposé, la Compagnie, insatiable accumulatrice d’ivoire, garde ses comptes bien tenus pour ne pas rendre compte de sa violence — à l’instar de la régularité, « worthy of a large and honourable trading company » (194), avec laquelle l’équipage indigène est payé chaque semaine de trois morceaux de fil de cuivre inutilisables comme monnaie d’échange. C’est dans le même esprit qu’il est attendu de Marlow qu’il rédige l’impossible, « a readable report » (228), une archive de plus, en déni de la pulsion de mort14.

  2. C’est à ce point d’incompréhension qu’il faut considérer la figure à la fois lumineuse et sombre de la femme sauvage, la compagne de Kurtz, lorsqu’elle apparaît sur le rivage, juste avant que le vapeur reparte avec Kurtz à son bord :

She walked with measured steps, draped in striped and fringed cloths, treading the earth proudly, with a slight jingle and flash of barbarous ornaments. She carried her head high, her hair was done in the shape of a helmet; she had brass leggings to the knee, brass wire gauntlets to the elbow, a crimson spot on her tawny cheek, innumerable necklaces of glass beads on her neck; bizarre things, charms, gifts of witch-men, that hung about her, glittered and trembled at every step. She must have had the value of several elephant tusks upon her. She was savage and superb, wild-eyed and magnificent; there was something ominous and stately in her deliberate progress. […]

She came abreast of the steamer, stood still, and faced us. Her long shadow fell to the water’s edge. […] She looked at us all as if her life had depended upon the unswerving steadiness of her glance. Suddenly she opened her bared arms and threw them up rigid above her head, as though in an uncontrollable desire to touch the sky, and at the same time the swift shadows darted out on the earth, swept around on the river, gathering the steamer into a shadowy embrace. A formidable silence hung over the scene. (225-226)

  1. Cette description est remarquable surtout en ce moment précis. Kurtz est sur le bateau qui l’emporte loin de tout ce que la femme sauvage représente avec tant d’intensité. L’image que Marlow dépeint contraste fortement avec la décrépitude montrée jusque là. La femme sauvage apparaît pour ainsi dire comme la pièce la plus précieuse de la collection de Kurtz, et la plus ambiguë également — voir les nombreux adjectifs en paires oxymoriques. Ses bibelots tintent et lancent des éclairs et les valeurs tremblent. Rien de ce que la femme porte — cuivre, ivoire, perles de verre, … — n’a uniquement valeur d’échange ou d’usage. Ni le cuivre, ni l’ivoire, ni le verre ne comptent comme tels, mais comme « charmes », amulettes, signes performatifs. D’ailleurs, même si Marlow ne peut s’empêcher de compter, c’est la fascination qui l’emporte. Ici, la collection, qui n’en est pas une, évoque un ordre dans lequel elle a un sens, même si celui-ci échappe aux observateurs extérieurs, en dehors de la menace que la présence hiératique ou totémique de la femme semble faire peser sur tout le rivage.

  2. … et le reste est silence, réserve de la réserve. On songe ici à la réflexion, plutôt obscure, de Freud lorsqu’il tente d’introduire la notion de tabou : « C’est ainsi qu’au tabou se rattache la notion d’une sorte de réserve [etwas wie ein Begriff einer Reserve15], et le tabou se manifeste essentiellement par des interdictions et des restrictions. Notre expression terreur sacrée [heilige Scheu] rendrait souvent le sens de tabou16. » La réserve s’entendrait comme inconscient, l’inconscient comme réserve, réservoir de pulsions et de passions primitives. Sommes-nous alors au cœur des ténèbres ? Ne simplifions rien. Faute de pouvoir nous attarder sur ce point, remarquons seulement que l’identification de cette réserve est au fond un motif moins important que celui de l’absence de retenue — de réserve — de Kurtz : « Mr. Kurtz lacked restraint in the gratification of his various lusts. » (221 — je souligne) Là est l’horreur, et non dans un supposé fond primitif. Freud l’exprime nettement : « Les prohibitions tabou ne se fondent sur aucune raison ; leur origine est inconnue ; incompréhensibles pour nous, elles paraissent naturelles [selbstverständlich] à ceux qui vivent sous leur empire17. » À plus d’une reprise, Marlow semble opiner — « Fine fellows—cannibals—in their place. », remarque-t-il par exemple (184 — je souligne), sans pour autant acquiescer à leur transgression, qui reste « inadmissible ». Mais l’absence de retenue de Kurtz est une autre affaire, qui tient plus de la perversion car il détourne à la fois les codes des dits sauvages — qui célèbrent des rites « aggravated » (209) en son honneur — et ceux de la civilisation occidentale18. De ce fait les rites auxquels il se livre ne sont pas à leur place. Le secret en réserve donc tient donc moins à leur nature qu’à l’étrange relation qu’entretiennent sauvagerie et civilisation — pour utiliser des mots plutôt expéditifs — en la personne de Kurtz.

  3. Toutes choses égales par ailleurs, Kurtz ne montre pas plus de réserve que Kane. Mais il faudra un plus long voyage pour que le lecteur s’en aperçoive véritablement et le point à souligner est que la retenue appartient ici autant à la diégèse qu’à la structure énonciative elle-même impliquée dans la question de l’indicible. C’est de cette implication au niveau formel qu’il s’agira à présent de tenter de décrire, avant de retrouver Citizen Kane.

  4. Dans cette nouvelle, le panneau NO TRESPASSING est bien vague et bien tardif, dira-t-on. Marlow le découvre dans une hutte en ruine à une cinquantaine de milles du comptoir de Kurtz — « Wood for you. Hurry up. Approach cautiously. » (188) — et ne sait qu’en penser. En fait, le retard est dès l’origine et tout le récit apparaît être une retenue si conséquente qu’elle fait envisager une découverte en proportion de l’attente. Cela commence, manque à commencer avec le récit enchâssant qui retarde le moment d’introduire le narrateur principal — mais secondaire par rapport à ce récit — et pour ainsi dire à reculons : en mettant en doute ses capacités de conduire une histoire à sa fin : « we knew we were fated, before the ebb began to run, to hear about one of Marlow’s inconclusive experiences » (141). Le préambule, sous le signe de l’arrêt forcé — un bateau qui attend la marée pour rejoindre la haute mer —, est l’hommage que le récit se fait souvent à lui-même à l’incipit : c’est l’occasion d’entamer un récit, tout en le réservant, comme pour s’en délecter par avance. En fait, la progression précautionneuse, quand il ne s’agit pas du sur-place du récit enchâssant anticipe, met en abyme, celle du récit que Marlow commence abruptement, mais par à-coups. Comme le laissait entendre la première allusion au personnage, il ne faut pas s’attendre de sa part à une avancée ou une révélation fulgurante non plus. Il semble d’abord que le préambule continue, voire est répété : on assiste pareillement à une évocation du passé et des conquêtes, et des ténèbres, mais jusqu’à un point plus éloigné dans le temps, à l’époque de l’Empire romain et avec les marais de la Tamise comme décor — ce qui constitue un nouveau délai, car le yarn de Marlow va ensuite osciller des temps préhistoriques (fantasmés) au temps de la colonisation de l’Afrique, au début du xixème siècle.

  5. Le yarn de Marlow, cela sera vite confirmé, est singulier, bien différent de celui des autres marins. Désignant un récit de marins souvent empli d’épisodes ou d’êtres imaginaires, le terme yarn connote plutôt un manque de réserve. Marlow, par contre, s’entoure de beaucoup de précautions à mesure qu’il introduit au mystère qu’il entend relater. Il ne s’agit pas là d’un art consommé du suspense où peu est livré à la fois pour inciter l’auditoire à attendre beaucoup. Arrêtons-nous quelques instants sur le début de son récit, sorte de hoquet du préambule initial. Marlow a, sans aucune introduction, commencé à comparer l’estuaire de la Tamise au temps des Romains à une contrée sauvage, à imaginer l’expérience que cela a dû représenter pour un jeune citoyen romain de se retrouver là et à méditer sur la violence des conquérants. Puis suit, après un temps de silence, une vague allusion à une brève carrière de marin d’eau douce. C’est alors qu’il effectue un mouvement de retrait supplémentaire caractéristique :

I don’t want to bother you much with what happened to me personally […] yet to understand the effect of it on me you ought to know how I got out there, what I saw, how I went up that river to the place where I first met the poor chap. (141)

  1. Marlow se retire au moment où il se met en avant. La prétérition est remarquable. Le conteur fait mine de ne pas vouloir embarrasser son auditoire avec des considérations sur ce qui est arrivé à sa personne et s’excuse de devoir le faire parce que c’est nécessaire à la compréhension… de ce qui est arrivé à sa personne — comme effet de ce qui lui est arrivé. Le trouble affecte également les coordonnées de l’expérience dont il va parler. Rien de moins déterminant, par exemple, que les déterminants employés (that, the) : de quel fleuve, de quel endroit et de quel pauvre bougre peut-il donc bien s’agir ? Les faits adhèrent si intimement à Marlow qu’il ne prend pas la peine d’éclairer son auditoire — à supposer que cela soit envisageable sans détours.

  2. Son yarn regorge de tels moments d’indétermination, à plusieurs sens du terme. Un très bon exemple est fourni par la première allusion, vers le milieu du récit, à la fiancée de Kurtz comme « the girl ». Le temps ne paraît pas venu d’en dire plus, peut-être est-ce impossible. Tout au plus, Marlow ajoutera, comme surpris que cela lui ait échappé : « Girl! What? Did I mention a girl? Oh, she is out of it—completely. […] Oh, she had to be out of it. » (205) Plus que de jeu avec l’attente de son auditoire, il faut parler de suspension du sens entre passé (de l’expérience) et futur (du récit) — où le narrateur en racontera plus sur la fille, le pauvre bougre, le fleuve, etc. Ceci est une autre manière de dire que Marlow n’est pas maître de son récit, dont un des enjeux est dès lors la possibilité-même du récit — ou encore les démêlés du conteur avec son récit. L’implication de Marlow dans celui-ci se révèle moins secondaire qu’il ne le suggérait.

  3. Il y va, bien sûr, de sa proximité malaisée, ambivalente, avec Kurtz. Tout se passe d’ailleurs comme si, dans le temps fantasmé qu’est tout récit, il ne savait pas, lorsqu’il évoque « the poor chap », que c’est de Kurtz et de lui-même qu’il s’agit dans ce qui suivra — ou dans ce qui précède, le pauvre bougre sur le fleuve ne pouvant pas ne pas faire écho au jeune citoyen romain aux temps sauvages de la Tamise. Mais ce n’est pas seulement en tant que personnage impliqué dans une relation ambiguë qu’il faut considérer Marlow. Il est également — et cela change le statut de son yarn (qui veut dire aussi : fil tissé ou tressé) — embobiné dans une aventure narrative quasi impossible. Tous les hoquets de son récit ; les allers-et-retours incessants, indécis, entre différents moments, différents événements ; l’impression que le récit, comme le rafiot commandé par Marlow, navigue à vue, tâchant tant bien que mal d’éviter les obstacles submergés ou noyés dans la brume ; les réflexions impromptues sur le caractère ardu de sa tâche de narrateur ou l’inaccessibilité, l’illusion d’un rapport lisible, d’un calcul narratif ; tout cela tend à faire sentir que Heart of Darkness est aussi l’histoire d’un récit — l’histoire du sens en retrait, et dans la réserve de l’histoire (comme réserve des faits et événements en attente d’élucidation), et dans celle du récit (en quête constante de lui-même ou, semble-t-il, d’une protection contre lui-même).

  4. On dira que Citizen Kane ne propose rien de tel, qu’il est sur ce point assez étranger  au récit de Marlow, dont le sens, selon la formule célèbre, ne se trouve pas à l’intérieur comme une noix dans sa coque mais enveloppe le récit : « to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, enveloping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine ». (138) Mais, on l’a vu, le sens de Citizen Kane n’est pas au cœur de la coque démesurée de Xanadu, ni dans le dernier mot de Kane19. Il faut donc pour pouvoir en parler examiner l’ensecret de ce théâtre d’ombres qu’est Citizen Kane.

  5. L’ensecret ou ensecrètement désigne la dernière étape du montage d’une marionnette à fil, consistant à relier la marionnette à son contrôle par l’intermédiaire duquel elle sera manipulée. Le choix du terme indique la volonté des marionnettistes de ne pas divulguer leurs trucs — au point que la marionnette peut être désensecrétée dans le cas où elle est transportée ou vendue. Cependant, même si l’art du manipulateur, Orson Welles, est magistral et a été largement commenté par la critique — et l’est toujours — ce n’est pas cet aspect-là de l’ensecret qui nous retiendra. C’est de ce qui est au-delà ou en-deçà de la maîtrise aussi grande qu’elle puisse être qu’il s’agit, du secret réservé dans l’ensecret ou plutôt de l’ensecret.

  6. Le début du film, nous l’avons noté, donne l’illusion d’une intrusion sans effort dans l’univers de Kane, jusqu’à l’intimité du tout dernier moment. Intime ici doit s’entendre étymologiquement comme superlatif20, l’aboutissement d’un voyage toujours plus à l’intérieur, grille après grille. En surface, l’atmosphère gothique n’est pas seulement due aux images de la grille d’entrée, de la vaste propriété plongée dans le noir ou de la silhouette du manoir sur son éperon rocheux, avec sa seule fenêtre allumée, à ogives comme il se doit. Y contribue également la progression topographique (inter, interior, intimus)  qui fait déjà intrigue en créant l’impression d’une traversée de l’interdit — pied de nez au NO TRESPASSING — vers le lieu d’un secret, cette impression s’intensifiant lorsque le spectateur-voyeur se retrouve au plus près de la fenêtre éclairée. Néanmoins, la dimension parodique est présente dès l’origine21 et se manifeste sous des formes variées que nous n’énumérerons pas toutes mais qui toutes se répètent à d’autres moments.

  7. La facilité et la fluidité avec laquelle les obstacles sont franchis peuvent susciter le vertige de l’abolition de toute frontière entre le dedans et le dehors, mais c’est plutôt qu’on peut être amené à douter de la pertinence de cette frontière. Ainsi, on ne voit jamais le moment de basculement entre un côté et l’autre d’une grille : on n’a pas fini d’escalader la première — et donc encore moins entrepris de la descendre — qu’on est déjà en train de grimper à la seconde puis à la troisième et la quatrième dans un gigantesque fondu enchaîné, comme si on n’en avait jamais fini de passer le même seuil — comme si le partage du dedans et du dehors était secondaire, ou simplement affaire d’imagination, de l’imaginaire du seuil.

  8. Quand le spectateur est soudain confronté à la cinquième grille, en fer forgé, il est frappé par sa solidité, comparée aux grillages qui l’ont précédée. La topographie paraît vouloir se stabiliser, d’autant que cette fois-ci on verra le haut de cette clôture couronnée d’une initiale, comme un début de message codé. Cependant, cette représentation est biaisée à plus d’un titre. Tout d’abord, cette grille, contrairement aux autres, est effectivement de biais. Elle fait donc mine de conduire quelque part ou de filer une ligne de fuite au lieu de barrer frontalement l’accès. D’autre part, elle se dédouble de façon inattendue car un fondu enchaîné la fait coïncider avec son sommet comme si haut et bas existaient dans deux plans verticaux séparés avant que le même mouvement ne se répète entre le sommet et une nouvelle grille, plus frêle, entourant une cage où survivent deux babouins. Enfin, il y a quelque chose d’incongru dans le fait que la clôture la plus solide, et la plus ouvragée, vienne en dernier. Au lieu que ce soit le nom qui d’entrée de jeu donne sens à tout ce qui se tient en réserve, c’est lui qui doit être protégé par une série de barrières concentriques. Protégé comme un secret de grande valeur, le nom de l’homme le plus « public » d’Amérique ? Inscrite dans son ovale de fer forgé, la lettre manque déjà à sa place, manque à faire sceau et donner sens et autorité à ce qui précède comme à ce qui suit. Toujours déjà l’initiale vient en fin et — nous l’avons déjà remarqué — reviendra à la fin, avant que les mots THE END ne l’oblitèrent.

  9. D’autres obstacles aussi incertains ou aporétiques viendront encore s’interposer et manifester ce que Benjamin appelle « le sortilège du seuil22 » comme celui, ironique reflet du reflet gothique, de l’étang qui renvoie l’image inversée du manoir qui à son tour évoque Poe et la Maison Usher23. Le plus déroutant vient ensuite, d’abord avec la traversée de la fenêtre — «  the vacant and eye-like window », dirait Poe — qui bouleverse le partage de l’extérieur et de l’intérieur et même, mais on ne le comprendra que plus tard, du passé et du présent. Alors que le spectateur a pour ainsi dire le nez collé à la vitre, la lumière s’éteint et presqu’aussitôt se rallume. Ou du moins on le croit dans l’instant, car la lumière est maintenant une lueur « spectrale » venant de l’extérieur. La symétrie de la fenêtre n’a en l’occurrence pas permis de comprendre tout de suite que nous sommes déjà de l’autre côté, entrés comme par magie dans la pièce convoitée.

  10. Le trouble est à nouveau porté à la frontière mais le basculement à 180° laisse plutôt le spectateur sur le seuil, un non-lieu aux contours indécis qui paraît correspondre au seuil de la mort — nous sommes effectivement au chevet de Kane mourant. Et il se passe des choses déroutantes sur ce seuil. De la neige envahit soudain toute l’image et va à son tour défier, jusqu’au vertige, l’antinomie du dedans et du dehors. Elle semble d’abord tomber à l’intérieur, mais ce pourrait être l’effet d’un fondu enchaîné car l’image suivante montre une maison dont elle recouvre le toit d’une couche épaisse. L’impression ne dure qu’un instant puisque, incompréhensiblement, elle envahit de nouveau la pièce et voile le visage en gros plan de son occupant dont les lèvres prononcent dans un dernier souffle le fameux schibboleth avant de laisser tomber sa main d’où roule une boule en verre qui se brise en atteignant le sol interrompant instantanément la neige. On comprend qu’il s’agit d’une boule à neige, ce qui n’enlève rien au sentiment de déstructuration de l’espace, car il faut admettre que la neige dans la boule était également celle qui tombait sur elle, et que donc tout s’est passé sur une autre scène « contenue » dans une boule qui roule sur cette même scène.

  11. La boule à neige devient dès lors le contenu et le contenant du secret intime destination apparente de cette transgression répétée des barrières. Certes, le sortilège paraît brièvement rompu quand la boule se fracasse sur le sol, dans un grand bruit de timbales, comme pour (se) libérer (de) son contenu et le contrechamp inattendu sur une porte qui s’ouvre pour laisser passer une infirmière renforce l’impression d’un retour de plain-pied dans la réalité. Faux-semblant pourtant, un travelling arrière révèlant que la scène est réfléchie dans un éclat de la boule et l’ensemble de l’image devient quasi indescriptible, incartographiable, et fait songer à une anamorphose et à ce disait Lacan à son propos : « les artistes se servent de la découverte des propriétés des lignes [la perspective], pour faire resurgir quelque chose qui soit justement là où on ne sait plus donner de la tête — à proprement parler, nulle part »24. Avec cette anamorphose Welles, dira-t-on, a repris le programme de Rimbaud : fixer des vertiges. Essayons d’en décomposer l’image, de la désensecrèter.

  12. Au premier plan — si cette répartition a encore un sens. —, la maison, comme dans une parodie du conte de Poe, est couchée sur le flan. Le deuxième plan est constitué d’un éclat de verre où se reflète dans un encadrement de type mauresque la porte par où l’infirmière entre dans la chambre. Où se trouve le plus de réalité : dans la maison jouet souvenir25 ? ou dans le reflet qui donne l’impression que l’infirmière s’éloigne à pas décidés dans la direction opposée au lit de mort ? En outre, les contours de l’éclat de verre ne se laissent pas bien discerner, ce qui rend difficile d’affirmer si le corps sur le lit appartient à un troisième plan, au-delà duquel se trouverait la fenêtre gothique, ou si, par quelque mystère anamorphique, il ne serait pas lui aussi situé dans le deuxième plan qui serait la surface de la boule — qui dans sa partie inférieure sert de miroir au plan éloigné où se trouve la porte et dans sa partie supérieure laisserait voir par transparence le corps inerte de Kane. La taille légèrement disproportionnée de la main font pencher pour la deuxième hypothèse, mais sans en rien ruiner la première — effet unheimlich garanti26.

  13. Il est à souligner qu’à ce point, aucun mot n’a été prononcé, à l’exception de Rosebud, aucune intrigue à proprement parler n’a été identifiée, mais le spectateur se retrouve au milieu de nulle part, « absolutely in the air—in space », dirait Marlow (196). Malgré tout, tout a déjà été suggéré de l’impossibilité de parvenir au noyau du secret, par l’expérience de l’inéluctable réserve qui s’empare toujours de tout récit. Les illusoires répartitions du dedans et du dehors, de l’intériorité et de l’extériorité, du champ et du contrechamp et, on le pressent, du passé et du présent, en bref tout ce qui nous sert de barrière contre l’informe, a déjà été ébranlé dans les premières séquences muettes du récit filmique. Cette expérience de l’inaccessibilité du sens, comme nous l’avons dit, est condamnée à se répéter.

  14. On ne compte plus, en particulier, le nombre de grilles à passer ou de vitres à traverser, occasions de rejouer à chaque fois la quête du secret dans la réserve que constitue toute vie. Le meilleur exemple en est les deux visites faites à la seconde femme de Kane dans son club. Il se rejoue deux fois avec un trajet similaire qui rappelle celui qui opéré pour entrer dans Xanadu. Il débute avec le portrait peint de Susan sur un mur que la caméra escalade jusqu’à la structure métallique qui le chapeaute et rappelle une grille. On y lit en lettres de néon :

EL RANCHO

Floor Show

SUSAN ALEXANDER KANE

Twice Nightly

  1. En arrière-plan on aperçoit une terrasse et une verrière en son milieu. C’est là incontestablement un moyen singulier d’entrer dans le club, mais l’effraction de nouveau suggère l’existence d’un secret défendu — la signification de Rosebud, vraisemblablement. Mais là encore il est surprenant que l’on ne saute pas par-dessus l’obstacle : la caméra le franchit en travelling avant et s’approche de la verrière — comme auparavant de la fenêtre gothique — qu’elle traverse pour offrir une vue en plongée de Susan et de son interviewer. Avant même que Thompson pose sa première question, on est enclin à se demander si cette nouvelle intrusion a plus de chance d’aboutir à une révélation que la toute première. Il en ira de même avec la deuxième visite à Susan qui, alors, acceptera de parler. Autrement dit, les différences importantes entre les deux séquences, du point de vue de la structure narrative, renforcent plutôt le sentiment de sur-place dans la résolution de l’énigme. Intéressons-nous pour le montrer surtout à la fin de chacune et à son articulation avec la séquence suivante.

  2. La première tentative se clôt sur les mots de l’homme qui a introduit Thompson — « She [Susan] never heard of Rosebud. » —, confirmant l’échec de l’enquête métaphorisé par un écran noir à quoi succède abruptement une saisissante contre-plongée sur une imposante statue d’un homme assis dans une attitude pensive. En arrière-plan au-dessus de sa tête, on aperçoit une coupole en verre avec armature métallique. Cette nouvelle traversée d’une surface vitrée nous transporte au cœur d’une réserve d’information, à savoir : les archives de Walter Parks Thatcher — l’homme de la statue, le banquier qui a changé le destin du jeune Kane. L’ostension du pouvoir et du savoir laisseraient augurer d’une solution de l’énigme, mais c’est la perplexité qui l’importe, celle qui se lisait dans le regard de la statue, perdu dans un vide semblable à celui de l’immense salle où Thompson cherchera en vain la trace de Rosebud dans les mémoires de Thatcher.

  3. Susan est dans de meilleures dispositions à la deuxième visite et cette fois-ci il n’y a pas d’orage pour brouiller l’approche — mais en contrepartie, on perçoit mieux l’état de délabrement de la terrasse et les vitres cassées de la verrière. Susan évoque Kane, sa carrière de chanteuse, sa vie impossible à Xanadu, sa tentative de suicide puis son départ. Pas un mot sur Rosebud. Ce récit terminé, la caméra refait le chemin à l’inverse pour sortir : verrière-terrasse-traversée puis amorce de descente de la structure aux néons pour se retrouver brutalement devant la lettre K dans son ovale de fer forgé puis dans le manoir de Xanadu. Une allumette fait fugitivement sortir de la pénombre le visage du majordome qui s’exclame : « Rosebud? I’ll tell you about Rosebud. How much is it worth? » Mais ce sera encore une fausse piste, comme le laissait présager l’ombre où se trouve, tel un diable gothique, le détenteur des secrets.

  4. On voit ce qui distingue cette longue séquence de la précédente, mais c’est pour parvenir à la même impasse. Susan est bien plus bavarde et le long flash-back nous en dit long sur elle et Kane, mais il n’est pas innocent que la séquence ait en son centre les gigantesques puzzles auxquels l’ennui condamne Susan dans la grande salle froide et vide du manoir. On remarquera également que pour une fois, même si la symétrie n’est pas parfaite, la parenthèse se referme, la caméra revenant sur ses pas en marche arrière. Mais la question rebondit aussitôt, et le majordome ne sera pas plus à même que le banquier d’y répondre.

  5. Nous pourrions multiplier les exemples montrant que l’ensecret de la forme narrative nous incite à la fois à explorer des réserves de secrets et à en réserver l’accès ou — cela revient au même — à montrer que l’accès en est toujours réservé même dans l’exhibition la plus désinhibée. Nous pourrions mentionner l’abondance des images de seuil, enfilades de portails, de chambranles de porte, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de Xanadu, ce qui s’ajoute avec l’usage des plongées et contre-plongées aux perspectives audacieuses qui suggèrent sans fin « quelque chose qui soit justement là où on ne sait plus donner de la tête ». Tout ce qui donne le sentiment de n’en avoir jamais fini avec l’anamorphose et concurremment le déchiffrage, le décryptage. Cela ne signifie pas que le secret ne soit que de pure forme, c’est-à-dire ne soit que l’ensecret au sens traditionnel, le tour de main parfaitement contrôlé. La transgression qui n’aboutit qu’au vide ou au silence n’est pas que formelle, mais ce que la forme met plus puissamment en relief, en chamboulant les coordonnées spatio-temporelles, est l’inadéquation du schéma qui structure notre quête de la vérité fondée entre autres sur la distinction du dedans et du dehors ou de l’avant et de l’après.

  6. Nous n’avons pas insisté sur la dimension temporelle, mais il est bien évident qu’au fur et à mesure que sortent de leur réserve quelques bribes de secret (sur le passé de Kane, la provenance de la boule à neige, etc.), on comprend, nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, que toute indécision dans l’espace est potentiellement associée à un bouleversement dans le temps. Ceci donne à penser que le passé n’est pas une réserve où se trouveraient archivées et étiquetées les réponses aux questions du présent. Inutile d’espérer une solution dans la référence œdipienne, pour surdéterminée qu’elle soit dans la scène de la luge. Certes, il s’agit d’une scène traumatique où l’enfant est enlevé à sa mère avec le consentement de celle-ci. Certes, on y rencontre une figure paternelle à la fois violente et effacée devant une mère détentrice de l’autorité, et potentiellement castratrice — d’où la remarque lourde de sens de Susan à Kane, qui opine, lors de leur première rencontre : « you know what mothers are like »27.

  7. Tout ceci, bien sûr, peut au moins en partie faire sens de la collection d’objets de pacotille, Kane ressemblant alors à l’Ange de la mélancolie de Dürer. Comme ceux éparpillés autour de l’Ange, ces objets accumulés dans la réserve de Xanadu (poêle, traîneau, …) « ont perdu le sens dont les investissait leur valeur d’usage quotidien et se sont chargés d’un potentiel d’extranéation qui en fait le symbole de quelque chose d’insaisissable28 ». À cet égard, la boule à neige, autre bibelot, souligne le lien insaisissable au passé, en n’étant d’aucun temps en particulier, si ce n’est celui de l’affect. Kane, qui la conserve tout près de lui, l’a en fait trouvée dans la chambre de Susan juste après son départ. Bien que liée à elle, elle n’appartient pas au temps de l’enfance. Elle signale plutôt l’affect qui selon Lyotard « (se) re-présente, situé dans le temps adulte, parce qu’il ne représente rien29 ».

  8. Si on insiste malgré tout, légitimement, pour renvoyer l’énigme (le nom Rosebud, étroitement associé à la boule à neige) au temps de l’enfance, le sens se réserve encore comme on l’a vu dans l’insaisissabilité de la relation entre les deux collections de Kane. Et cette réserve-là est de nouveau sensible dans la structure narrative, en particulier au niveau des articulations entre séquences. En ces points de passage, se trouvent fréquemment des signes, des panneaux indicateurs lisibles qui semblent se juxtaposer sans syntaxe commune. Une liste sommaire comprendrait « No Trespassing » (2 fois), « K » (3 fois), « El Rancho » (3 fois), « Walter Parks Thatcher », « Rosebud », sans oublier « Mrs. Kane’s Boarding House », que le jeune Kane ponctue d’une boule de neige.

  9. Tenons-nous en à quelques occurrences de la lettre « K ». Nous avons noté que la réapparition du panneau lumineux « El Rancho » produisait un effet de quasi-clôture de la séquence, effet pourtant contrarié par l’affichage soudain de l’initiale en fer forgé. Il faut également noter que cette composition en parenthèses est alors répétée puisque la séquence, et le film, se termine sur une vue de la lettre — la clôture étant également imparfaite puisque, on l’a noté, la grille est cette fois-ci de biais et s’efface pour laisser apparaître THE END. En fait, ce qui doit être le plus évident (le nom propre) n’aura pas cessé de trembler dans sa transmission — en amont (de mère à fils30) comme en aval (de mari à femme : Susan n’est pas Mrs. Kane mais Susan Alexander Kane). C’est l’occasion de remarquer une tension parcourant la lettre et le nom propre qui mériterait de longues analyses. Si l’elliptique ou squelettique « K » apparaît comme le sceau de la puissance — la lettre dans son ovale fait songer à un fer pour marquer le bétail —, il existe une tendance inverse à l’accumulation concernant le nom même essentiellement lorsque le personnage parle de lui-même : Charles Forster Kane31. Le sceau (l’ovale) n’empêche pas la dissémination du nom propre, il la signifie et il s’avère donc que K n’est pas une clé ou pas celle dont rêvaient les enquêteurs — dont l’enquête reposait sur l’hypothèse que Kane était en possession d’un secret dont il avait le contrôle et qu’il tenait sous clé.

  10. Son énigme rencontre également celle de l’autre nom propre : Rosebud. On aura a plusieurs reprises traversé / transgressé la barrière de la première lettre, attiré par elle comme par le trou d’une serrure, dans l’espoir de déchiffrer l’énigme et à travers elle, l’énigme d’une vie, espérait-on — pour se retrouver avec deux énigmes entrelacées. La conjonction indéchiffrable des deux est suggérée dans les dernières images à l’extérieur du manoir. Rosebud, l’objet, le nom, l’énigme (faussement résolue), disparaît dans l’épaisse fumée qui monte de la cheminée tandis que demeure en avant-plan, plus massif et incompréhensible que jamais, le paraphe de l’ancien maître des lieux. Lira-t-on cela comme une représentation conjointe de l’intériorité (Rosebud) et de l’extériorité (Kane) du secret ? Ce serait encore croire à une cartographie rationnelle, logique, du secret que tous les mouvements que nous avons tenté de décrire n’ont cessé de mettre en cause. Et d’ailleurs, les deux réserves (« the junk and the art ») sont mêlées et portent inséparablement la marque de Kane — autant qu’elles le marquent. En outre, nous l’avons souvent constaté, un empilement dans le temps ne serait pas plus satisfaisant. S’il est séduisant de placer ce que l’on pourrait appeler la réserve R (pour Rosebud), celle de l’enfance, avant la réserve K (pour Kane), celle de l’âge adulte, rien ne nous permet de dire à quel moment chacune a commencé, à supposer qu’il soit encore pertinent de chercher des réponses dans la chronologie. Que le film ne se close pas sur la pancarte du début et fasse une dernière entorse à son injonction pour un retour en arrière / avant sur la lettre et la disparition de la lettre montre l’infini de la quête du sens, contre tout ce qui pourrait vouloir ou l’arrêter sommairement ou en interdire l’accès.

  11. En dépit des divergences apparentes, Citizen Kane et Heart of Darkness se rejoignent donc sur l’importance à accorder à la réserve dans la quête du sens. Que la réserve (dans les deux sens que nous avons abordés) y soit exposée ou apparemment absente, c’est autour de l’en-réserve du secret que ces œuvres tournent. Nous l’avons vu au travail aussi bien dans la réserve dépôt ou collection qui ne parvient pas à trouver son sens en elle-même que dans le récit qui ne parvient jamais à clore sa quête. Ce que cela suppose du rapport entre récit et histoire qui ne soit pas le rapport classique envisagé par la narratologie, il nous faudrait du temps pour l’exposer avec la patience requise. Nous nous contenterons de revenir en guise de conclusion sur deux images fondamentales de chaque œuvre pour suggérer que récit et histoire eux-mêmes entrent dans un rapport dont le sens se réserve.

  12. Il convient de citer de nouveau la description de l’ars poetica de Marlow, et de Conrad : « to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, enveloping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine » (138). Une lecture hâtive retiendra que le sens n’est pas le noyau de l’histoire, intérieur à l’épisode, mais qu’il est à chercher à l’extérieur. Nous aurions là affaire à un simple renversement formaliste, mais la proposition est en fait plus complexe car il est dit que le récit fait jaillir, extrait (brings out) le sens qui en même temps enveloppe le récit. L’inversion du dedans et du dehors s’accompagne d’une déconstruction de leur opposition, ce qui empêche de situer ou le récit ou le sens nulle part sauf sur un seuil d’indifférenciation. De plus, récit comme sens sont insaisissables — lueur, illumination spectrale pour l’un, brouillard, halo brumeux pour l’autre. Lequel, d’ailleurs, révèle l’autre dans ce nébuleux anneau de Mœbius ?

  13. On saisit immédiatement le parallèle possible avec le fragment de boule de neige dans Citizen Kane qui elle aussi, de manière non moins spectrale, restitue l’espace et le temps à leurs apories. Faisant fluctuer sous nos yeux dedans et dehors, champ et contrechamp, reflet et réalité, avant et après, c’est l’équivalent visuel de la métaphore imbriquée — et parfois au bord de l’indéchiffrable — de Conrad. Qui plus est, elle met en abyme la crypte (la réserve chiffrée du chiffre K ou du chiffre Rosebud) dans laquelle on vient de pénétrer par effraction, les parois étant brisées. Elle signifie donc bien que toute crypte est au bout du compte vacante — non pas enveloppe vide sans noyau, mais créatrice d’une attente de sens. Mais le sens n’est pas à l’intérieur comme une réserve à mettre au jour mais dans le tourbillon des apories sur la paroi de la crypte, lisible illisible dans la lueur spectrale. Ce qui se lit, si cela se lit, ici ou dans le halo du texte conradien, comme dans le verbier de l’homme aux loups, « c’est un texte crypté sur les parois d’une crypte, crypte sur crypte. Mais la paroi ne précède pas, elle est construite dans le matériau même du texte [filmique ou littéraire — R.P.]. Le chiffre ne se dé-chiffre pas sur une surface pariétale32. »

  14. La réserve reste inaccessible, la réserve elle-même se réserve, mais c’est la condition même du sens comme quête. Il n’y a pas de sens sans réserve : il n’y a pas de sens qui se livre intégralement ; mais sans réserve, il n’y a pas de sens.  

Bibliographie

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1 L’histoire retient que le projet initial du jeune cinéaste une fois à Hollywood, un contrat avec la RKO en poche, était de réaliser une adaptation de l’œuvre conradienne, avec Welles dans le rôle de Kurtz, les jeux de caméra se substituant au récit de Marlow. Le projet fut abandonné, mais certains critiques restent persuadés que Citizen Kane à bien des égards est redevable à la nouvelle. (Voir, pour une récente illustration du débat, l’article de J. Schotter, « Conrad, Welles and Narrative Form »).

2 L’épisode, on le verra, est d’autant plus frappant que l’on se retrouve brutalement à l’intérieur de Xanadu, qu’on avait pratiquement oublié — mais au fond jamais quitté, car on ne franchira les grilles en sens inverse qu’à la toute fin du film.

3 G. Agamben, L’Homme sans contenu, 170.

4 Ibid., 174.

5 Ibid ,174-175. (Je souligne).

6 W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, [H 2, 3], 223-224.

7  J. Derrida, Schibboleth, 50.

8  Ibid., 51.

9 Schibboleth, rappelons-le, est le mot de passe dont la prononciation défectueuse dénonçait les Éphraïmites aux yeux aux oreilles de leurs ennemis, les Giléadites.

10  J. Derrida, Ibid.

11  Il en existe un autre, mais qui concerne cette fois une usine fermée suite à la Grande Crise. Je ne m’y attarderai pas.

12  Le K de Kane le collectionneur, bien entendu, mais aussi de Kubla Khan, et peut-être de Kurtz ou encore de Joseph Konrad Korzeniowski et pourquoi pas du K de Kafka, dont Welles s’emparera plus tard.

13  J. Conrad, Heart of Darkness, 205-206.

14  « Destructrice d’archive, [la pulsion de mort] l’aura toujours été, par vocation silencieuse. » (J. Derrida, Mal d’archive, 25). Pour une discussion plus longue de cette question, voir R.Pedot, « Le Secret ou le mal d’archives », Heart of Darkness de Joseph Conrad : le sceau de l’inhumain, 73-77.

15  Réserve au sens de stock.

16  S. Freud, Totem et tabou, 37 ; GW IX, 26.

17 Ibid., 38 ; GW IX, 27.

18 Voir R. Pedot, op. cit., 20-22.

19 De manière similaire, on ne saurait affirmer que les derniers mots de Kurtz (« the horror! the horror! ») mettent un point final à l’énigme.

20 Du latin inter (entre, dans l’entre-deux), comparatif interior (plus au dedans), intimus (le plus en dedans).

21 L’atmosphère gothique est d’ailleurs brutalement congédiée avec la séquence de l’annonce de la mort de Kane, qui fait plus songer au montage de Manhattan Transfer qu’aux poèmes de Coleridge.

22 W. Benjamin, op. cit., C 3,5. (Pour une discussion plus étendue de ces « sortilèges », voir R. Pedot, Le Seuil de la fiction).

23 « I reined my horse to the precipitous rink of a black and lurid tarn, that lay in unruffled lustre by the dwelling, and gazed down—but with a shudder even more thrilling than before — upon the remodelled and inverted images of the grey sedge, and the ghastly tree-stems, and the vacant and eye-like windows. » (E. A. Poe, « The Fall of the House of Usher », 138).

24 J. Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, 162.

25 Qui rappelle en l’occurrence la maison d’enfance de Kane, et le jour de neige où on est venu pour l’en arracher.

26 Freud ne disait-il pas de l’étrangement inquiétant qu’il « serait toujours quelque chose dans quoi, pour ainsi dire, on se retrouve tout désorienté » (S. Freud, L’Inquiétante étrangeté, 216.)

27 Elle fait allusion aux ambitions musicales de la mère pour la fille dont elle voulait faire une chanteuse.

28 G. Agamben, L’Homme sans contenu, 178.

29 J.-F. Lyotard, Misère de la philosophie, 87.

30 À laquelle transmission on ne saura dire si le jet de boule de neige contre le panneau de la pension de Mrs. Kane, l’attaque du nom propre, est une ponctuation d’acceptation, de revendication ou de rejet.

31 L’accumulation, qu’il est tentant de raccorder aux collections de Kane, semble à la fois signifier un manque originaire — comme foster child — et le combler. En ce sens, le nom pourrait bien répercuter toutes les apories de la réserve.

32 J. Derrida, « Fors », 53.