« Putting It Together » : l’antinomie de la modernité dans Sunday in the Park with George de Stephen Sondheim et James Lapine

Duplay, Mathieu

Université Paris Diderot – Paris 7

  1. Dans l’introduction de Finishing the Hat, l’ouvrage semi-autobiographique où il passe en revue le texte de tous ses musicals de Saturday Night (écrit en 1954-55) à Merrily We Roll Along (1981), Stephen Sondheim recourt à deux oppositions majeures pour définir sa pratique de compositeur-parolier1. D’une part, il prend soin de distinguer le poème, fruit d’un « art de la concision2 », du texte de chanson, qui d’emblée est destiné à revêtir des significations nouvelles au contact de la musique : « Music straitjackets a poem and prevents it from breathing on its own, whereas it liberates a lyric. Poetry doesn’t need music; lyrics do3 ». D’autre part, il affirme que le musical relève, dans son principe, d’une esthétique étrangère à celle de l’opéra, même si certains de ses propres ouvrages, notamment Sweeney Todd (1979), semblent se situer à la frontière de ces deux genres. Pour Sondheim, l’opéra se caractérise par l’hégémonie de la musique, qui prétend « dominer » le texte4 et prend l’initiative du déroulement dramatique au point de rendre l’intrigue à peu près superflue5. Le musical illustre à ses yeux le parti pris inverse, celui d’une collaboration harmonieuse et équilibrée entre deux arts qui se voient reconnaître une égale dignité : « In song, music is an equal partner6 ».

  2. Il serait facile de nuancer, voire de contredire ces affirmations trop tranchées pour ne pas comporter une part de provocation ; du reste, elles ne rendent pas pleinement compte des goûts réels de Sondheim : si, de manière générale, il prétend ne pas aimer l’opéra, la liste des exceptions n’en comprend pas moins Puccini, Britten, Porgy and Bess, Pelléas et Mélisande ainsi que Wozzeck d’Alban Berg, autrement dit l’essentiel du répertoire lyrique du vingtième siècle, ce qui n’est pas le signe d’une hostilité insurmontable7. Au fond, le propos développé dans l’introduction de Finishing the Hat reflète moins les préférences véritables de Sondheim qu’il ne vise à établir, aux dépens des formes culturelles « nobles » que sont la poésie et l’opéra, la légitimité artistique du musical : l’enjeu n’est pas personnel, mais institutionnel, et l’argumentation prend acte, pour le mettre en question, d’un rapport de forces qui tend à reléguer les œuvres composées pour Broadway en marge du champ culturel. Ainsi s’explique sans doute la dureté du vocabulaire employé, de « straitjacket8 » à « dominate9 », mais aussi le choix d’un lexique plus apaisé dès qu’il est question de la chanson,  présentée comme la victime d’une violence qu’elle se garde bien d’infliger en retour.

  3. Si l’opéra ou, à un moindre degré, le lied10 s’apparentent selon Sondheim à des pratiques belliqueuses, c’est sans doute qu’ils mettent en présence deux « langages rituels » habitués à la « solitude » et désireux d’asseoir leur hégémonie, pour reprendre les termes qu’emploie Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture11. Pour Sondheim, le poème se définit par son orgueilleuse autarcie, et s’il arrive qu’un Franz Schubert parvienne à ne lui infliger que des dommages minimaux12, il n’en reste pas moins que la musique fait même en pareil cas figure d’intruse puisqu’elle se mêle de quelque chose qui n’est pas de son ressort. Réciproquement, la partition d’opéra tend à s’affranchir du livret qu’elle condamne à l’insignifiance : au lieu d’afficher une humilité feinte, comme c’est le cas dans le lied, elle revendique les pleins pouvoirs au point de dénier toute pertinence au texte. Autrement dit, Sondheim définit la poésie et la musique d’opéra comme des pratiques essentiellement modernes au sens où l’entend Barthes ; ce sont pour lui des « langage[s] consistant[s], profond[s], plein[s] de secrets, donné[s] à la fois comme rêve[s] et comme menace[s] », ce qui explique leur rivalité13. Il est vrai que, selon cette logique, leur combat tourne inévitablement à l’avantage du poème, mais cela n’enlève rien à la brutalité de l’affrontement, bien au contraire. « [L]a Littérature entière, de Flaubert à nos jours, est devenue une problématique du langage », écrit Barthes14 ; en l’occurrence, il en va de même de l’opéra puisqu’il serait, si l’on en croit Sondheim, la négation ou la dénégation systématique du littéraire au profit de la musique et du chant. Entreprise de Verneinung qui aurait pour but de remettre la « Littérature » moderne à sa place, c’est-à-dire de la faire disparaître, l’opéra demeurerait incompréhensible sans elle puisqu’il se donnerait pour mission de lutter par tous les moyens contre sa dangereuse autonomisation.

  4. Caractérisés ainsi, la Poésie et l’Opéra font figure d’institutions au sens que Barthes donne à ce terme15 . Produits d’une évolution complexe, ils prétendraient s’en abstraire pour aspirer au statut d’essences autonomes et intemporelles : « on ne [les] sent[irait] plus […] comme [des] mode[s] de circulation socialement privilégié[s]16 » car ils ne seraient pas censés s’aventurer par-delà les frontières de leur domaine réservé ; dès lors, ils ne rencontreraient plus les dynamiques sociales autrement que par hasard. Inversement, Sondheim semble tenir l’art de la chanson ou du musical pour une pratique anti-moderne qui se refuse à traiter la musique et le texte comme des entités autonomes, capables de susciter « les sentiments existentiels qui sont attachés au creux de tout objet : sens de l’insolite, familiarité, dégoût, complaisance, usage, meurtre17 ». À l’utopie d’une modernité affranchie de la collectivité ou de l’histoire, Sondheim oppose le projet d’une musique et d’une écriture libérées de l’institution : comme elles n’auraient plus à se réclamer d’un « ordre sacral des Signes18 », elles pourraient enfin renouer sans arrière-pensée avec leur fonction sociale de langage circulant. Certes, Sondheim ne s’exagère pas la portée réelle d’un tel retour à une forme de « transparence19 » ; il sait bien que Broadway — et, à plus forte raison, Off Broadway — n’alimentent plus l’imaginaire d’une société américaine qui, depuis 1945, privilégie d’autres modes d’expression :

The lyrics of contemporary popular song, of rock and rap and country, are the ones which reflect the immediacy of our world, much as theater songs did in the first half of the twentieth century. They are the sociologist’s totems, and studies of them have resulted in an inundation of essays and books, not to mention college courses. Live theater itself is at most only an ancillary part of American culture these days20.

Peu importe : relégué en position subalterne, le théâtre musical n’en est que plus enclin à s’affranchir de ses liens avec l’institution de la Littérature et à faire profession de modestie, en rupture avec l’impérieuse fierté du Poème ou de l’Opéra (paradoxalement tenu, on l’a vu, pour une forme poétique en proie au reniement de soi). En contrepartie, le musical pourrait prétendre à la sereine irresponsabilité de ce qui est « sans épaisseur » ni autorité propre21.

  1. Tout cela n’est pas sans poser question à plus d’un titre. D’une part, en laissant entendre que son travail de compositeur-parolier a pour but d’échapper aux formes instituées, Sondheim affirme à la fois qu’il peut exister un dehors de la Littérature et que ce dehors est constitué de textes analogues aux siens, c’est-à-dire versifiés, rimés, portés par des dynamiques d’énonciation d’une grande richesse et caractérisés par un haut niveau de compétence rhétorique. Il faudrait donc comprendre que là où cesse l’institution de la Littérature, quelque chose comme la littérature (sans majuscule) peut néanmoins perdurer, sous la forme d’un « ordre des signes » à première vue identique à celui qui a force de loi dans le champ institutionnel mais dépourvu de toute dimension « sacrale » : le texte d’une chanson de Sondheim partage toutes les caractéristiques formelles du poème, excepté l’orgueilleuse aspiration à l’auto-suffisance puisque son destin ne peut s’accomplir qu’au contact de la musique. Or rien n’est plus moderne, ni plus consubstantiel à l’institution de la Littérature, que cette volonté de rompre avec l’apparat du Littéraire et de renouer avec le naturel de la parole en liberté, comme le montre Barthes22. En apparence étranger à un rituel qu’il conteste, le musical ne fait peut-être que le reconduire sous une autre forme : la mise en cause fait partie du cérémonial, et le culte de la Littérature revêt d’autant plus volontiers des allures oppositionnelles qu’il repose lui-même sur des postulats profondément contradictoires.

  2. D’autre part, à supposer que l’on puisse effectivement rompre avec l’institution littéraire telle que nous la connaissons, il faudrait encore se préparer à la voir réapparaître sous une forme nouvelle. Imaginer « une réconciliation du verbe de l’écrivain et du verbe des hommes […] à l’intérieur d’une condition verbale dont les limites seraient celles de la société et non d’une convention ou d’un public23 », c’est aussi « se hâte[r] vers un langage rêvé dont la fraîcheur, par une sorte d’anticipation idéale, figurerait la perfection d’un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné24 » ; mais alors il faut s’interroger sur les formes sociales capables de donner corps à cette utopie, autrement dit sur les nouveaux modes d’institutionnalisation qui en découleraient à brève échéance. L’impasse n’est pas nouvelle, et Sondheim n’est pas le premier à l’apercevoir. Ce qui en revanche le caractérise en propre, c’est l’extrême acuité du diagnostic qu’il formule et l’intensité des affects qui dès lors font tout le prix de son théâtre, art du scepticisme, de la lucidité amère et de l’ambivalence face à l’indécidable — art du courage aussi, car Sondheim adhère à une « éthique de l’écriture25 » qui incite à relever le défi malgré tout, au mépris de tous les obstacles, au nom des possibles toujours susceptibles de nous surprendre et de nous enchanter. « White. A blank page or canvas. The challenge: bring order to the whole26. »


  1. De tous les musicals de Sondheim, c’est sans doute Sunday in the Park with George (1984) qui jette le meilleur éclairage sur cette problématique, à la lumière d’un cas emprunté à l’histoire de l’art moderne. George27, c’est en l’occurrence le peintre français Georges Seurat (1859-1891) que le compositeur-parolier et son librettiste James Lapine nous montrent semaine après semaine dans un jardin public, occupé à croquer sur le vif les personnages qui peupleront son chef-d’œuvre, Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte (1884-1886). Sondheim assure qu’il n’avait pas pour projet de se lancer dans une entreprise autobiographique en composant cette œuvre à l’évidence marquée par une forte réflexivité28. Cela dit, le titre qu’il a donné à ses deux recueils de lyrics sonne comme l’aveu d’une ressemblance qui, pour n’être pas voulue, n’en est pas moins réelle : Finishing the Hat et Look, I Made a Hat sont deux expressions empruntées au monologue où le peintre médite sur son art (45).

  2. Incarnation exemplaire de l’artiste moderne, George tient la peinture pour le moyen d’accéder à un niveau supérieur d’existence, à un univers autonome, détaché de la réalité sociale parce qu’il en est la quintessence enfin donnée à voir dans sa vérité intemporelle. Entre les deux, le peintre opère un va-et-vient constant :

Studying the hat,

Entering the world of the hat,

Reaching through the world of the hat

Like a window,

Back to this one from that. (45)

Défini aussi bien par un extrême souci de l’idéalité que par l’attention portée au visible, ce positionnement ambigu signale que Sondheim renvoie ici à un moment très précis du processus d’institutionnalisation de l’art, du « phénomène dramatique de concrétion » qui rend la Forme « objet d’un regard, puis d’un faire » encore liés à un contexte empirique particulier, mais déjà dotés d’une fonction rituelle29. Observateur détaché, George se tient à bonne distance de son entourage, dans une autre dimension qui est celle de la « Forme-Objet » barthésienne ici figurée par le chapeau, sans doute celui de son principal personnage féminin. Apparemment indifférent aux contingences du quotidien, il finit par décourager sa compagne Dot qui le quitte pour un dénommé Louis, pâtissier de son état, et part s’installer avec lui en Amérique :

That’s the thing about Louis:

Louis always is “there.”

Louis’ thoughts are not hard to follow,

Louis’ art is not hard to swallow. (39)

Pourtant, une certaine ambivalence perdure : la froideur de George n’est qu’apparente et Dot est partout dans le tableau, comme leur fille Marie le signale à l’acte 2 (99). Et pour cause : elle est à la fois la muse, le modèle et le « point », la touche de couleur qui caractérise la technique de Seurat. Il n’y a donc pas de différence entre le sujet et la matière du tableau, entre le faire ritualisé, répétitif, pour ne pas dire obsessionnel d’un geste pictural qui interroge la nature de la figuration, et la réalité humaine que le tableau continue de donner à voir tel un avatar moderne de la « fenêtre » d’Alberti.

And George, you’re good.

You’re really good.

 

George’s stroke is tender,

George’s touch is pure,

chante Dot pendant une séance de pose (7). « Pure », la « touche » de l’artiste est une « tendre caresse » ; le talent du « bon » peintre est indissociable des qualités morales de cet homme au caractère difficile, mais aimant et plein de « bonté », à moins qu’il n’en soit la sublimation, le résultat de la transmutation de l’éthique en esthétique et plus précisément, dans le cas présent, en « valeur-travail30 », en aptitude à façonner de belles choses au prix d’un labeur acharné.

  1. Si précises soient-elles, les allusions à la peinture remplissent ici une fonction métaphorique et participent d’une stratégie auto-référentielle, celle d’une écriture artiste qui se contemple dans le miroir que lui tendent les arts plastiques. L’accent n’en porte que plus manifestement sur la modernité de tout le dispositif : la double lecture à laquelle se prête le discours de George signale que la littérature et la peinture partagent les mêmes priorités parce qu’elles se montrent l’une et l’autre jalouses de leur autonomie, et que si elles consentent à des rapprochements, c’est afin de se distinguer l’une de l’autre au prix d’une instrumentalisation mutuelle. Comme Sondheim le souligne, les monologues complexes qui ponctuent le livret de Sunday in the Park with George relèvent du stream of consciousness parce qu’ils tentent de rendre compte de l’expérience immédiate, des visions fantasmatiques qui traversent l’esprit des personnages ou de leurs brusques changements d’humeur31 ; l’écriture cherche ainsi à se rapprocher d’une « Nature », « propriété indivise des hommes et non pas des écrivains32 ». Cela dit, Sondheim affirme aussi que le modèle de cette pratique ne se trouve pas chez Joyce, mais chez Henry James ou chez Edith Wharton, deux auteurs qui se signalent par leur goût d’un certain formalisme, par leur méfiance à l’égard des tournures triviales et par un souci de distinction qui confère à leur écriture, ou à celle de leur disciple James Lapine, l’allure élégamment empruntée d’une traduction du français33. Dans le monologue de George, c’est la métaphore du chapeau qui cristallise cette ambiguïté caractéristique d’un moment de transition historique. Création de l’esprit, le chapeau reste malgré tout un accessoire vestimentaire ; synecdoque de l’humain, il le signifie tout en le supplantant lorsqu’il devient l’objet d’une attention exclusive, hésitation constitutive d’une esthétique moderne qui oscille entre transfiguration et cruauté, entre le « narcissisme » d’un art qui « ne fait que se regarder [lui]‑même » en invitant le spectateur à faire de même, et le « meurtre » que médite la Forme « asociale » dès lors qu’elle prétend accaparer l’attention34. « Entrer dans le monde du chapeau », ce n’est pas encore tout à fait quitter celui des vivants, comme en témoignent, au début de l’acte 2, les personnages de La Grande Jatte lorsque Lapine et Sondheim leur donnent la parole ; mais c’est déjà faire l’épreuve de l’inhabitable.

DOT. It’s hot up here.

YVONNE. It’s hot and it’s monotonous.

LOUISE. I want my glasses.

FRANZ. This is not my good profile. (67)

  1. Non seulement Sondheim et Lapine renvoient ainsi au moment précis où prend naissance la modernité artistique et littéraire — événement qu’ils situent pour l’essentiel en France dans la seconde moitié du 19ème siècle, à l’instar de Barthes — mais ils en tirent profit pour attirer l’attention sur la filiation problématique qui les relie, en tant qu’artistes de Broadway, aux témoins de ce tournant historique. À strictement parler, Sunday in the Park with George n’a pas pour sujet la peinture de Seurat, mais les liens généalogiques que Sondheim et Lapine établissent entre le peintre français et la culture américaine contemporaine, entre l’île de la Grande Jatte et le musée non identifié35 où ils situent une partie de l’intrigue, voire le théâtre dont il est la métaphore. Le second acte, qui se déroule en 1984, a pour protagoniste un autre George, l’arrière-petit-fils américain de Dot et de Seurat. Lui-même artiste, il présente une de ses œuvres devant un public de critiques et de galeristes en compagnie de sa grand-mère Marie, que nous retrouvons quasi centenaire après l’avoir vue nourrisson à la fin de l’acte 1. La ressemblance familiale paraît d’autant plus évidente que le même acteur interprète les deux George et que l’actrice chargée du rôle de Dot incarne également sa fille Marie ; pourtant, cette descendance américaine de Seurat relève entièrement de la fiction : le peintre avait une compagne, Madeleine Knoblock, mais leur fils unique mourut en bas âge peu après son père36. Inventée à des fins en grande partie allégoriques (tout comme, on l’a vu, le personnage de Dot), cette généalogie imaginaire rattache les milieux artistiques américains des années 1980 aux avant-gardes parisiennes des années 1880 et 1890, voire permet aux auteurs de revendiquer un héritage qui ne leur semblait en rien destiné, puisque la filiation censée relier le premier et le second George est présentée, jusque dans la fiction, comme tout à fait hypothétique (79). Il est vrai que l’on peut invoquer quelques éléments factuels à l’appui de cette invention plausible ; Sondheim et Lapine se souviennent peut-être du rôle que joua la peinture de Seurat, exposée en 1913 à l’Armory Show, dans la conversion tardive de l’Amérique à la modernité esthétique37. Cela dit, l’enjeu ne consiste pas à revenir sur cet épisode bien connu de l’histoire de l’art ; il s’agit surtout de prendre les faits avérés pour point de départ d’une fiction beaucoup plus audacieuse et de convaincre le spectateur que les théâtres de Broadway peuvent eux aussi réclamer leur part de l’héritage moderniste, à égalité avec les institutions bien plus prestigieuses qui ont la garde du patrimoine pictural américain. Le livret de Sunday in the Park with George ne cherche pas à dissimuler ce qu’une telle entreprise peut avoir de hasardeux. L’ellipse de presque cent ans qui sépare l’acte 1 de l’acte 2 attire indirectement l’attention sur la fragilité des constructions imaginaires censées réunir l’histoire de la peinture moderne et celle du théâtre musical au sein d’une narration unifiée ; par ailleurs, le texte souligne clairement que même si l’on parvenait à établir la pertinence de ce rapprochement, la filiation qu’il postule n’en demeurerait pas moins illégitime : Seurat refuse de reconnaître sa fille Marie, de sorte qu’il n’existe entre lui et le second George aucun lien de parenté légale.

  2. Tout indique ici qu’une profonde ambivalence est à l’œuvre. D’un côté, il est clair que les allusions à l’histoire de l’art et, implicitement, au passé de la littérature ne relèvent en aucun cas d’une stratégie « postmoderne » de distanciation ironique38. Le travail de Sondheim se signale avant tout par son esprit de sérieux dans un contexte qui ne s’y prête pas toujours ; l’un de ses principaux objectifs consiste à faire du musical un genre capable de dialoguer de plain-pied avec les pratiques littéraires et théâtrales les plus novatrices, au risque de semer le trouble chez des spectateurs a priori peu enclins à tenter une telle comparaison : « Sondheim wanted his audience to laugh uproariously and then go home and not be able to sleep », écrit sa biographe Meryle Secrest à propos de Company39 (1970). Il prend ainsi le relais de son mentor Oscar Hammerstein II, librettiste-parolier de Jerome Kern (le compositeur de Show Boat, 1927), puis de Richard Rodgers (Oklahoma !, 1943 ; Carousel, 1945). Pionnier du book musical (où les numéros chantés et dansés contribuent directement à l’action et relèvent, comme les autres éléments du spectacle, d’une dramaturgie unifiée), Hammerstein avait imposé, dans les années 1940 et 1950, un certain nombre d’innovations majeures qui toutes visaient à populariser un modèle plus proche du théâtre parlé : « the importance of the story; songs growing seamlessly out of the plot and characters; […] the use of lengthy musical scenes; the striking simplicity of the opening; […] and the forthright approach to moral and social issues40 » — en témoigne notamment le livret de Carousel, qui se termine par la mort et la rédemption posthume du good bad boy Billy Bigelow. À partir du milieu des années 1950, Sondheim reprend et radicalise ce projet dans une série d’ouvrages où il s’interroge ouvertement sur les limites et les possibilités du musical, au risque de s’aliéner son public, c’est‑à‑dire de rompre avec un genre par définition commercial41. Autrement dit, le théâtre musical n’est plus pour lui un milieu transparent où il se meut à son aise, mais un objet qu’il considère d’un regard assez distancié pour vouloir à la fois le remodeler et le détruire, quitte à le reconstruire ensuite d’une manière tout à fait nouvelle, voire délibérément déroutante. On devine aussitôt ce qu’il partage avec les pionniers de la modernité artistique et littéraire, par exemple Seurat : comme eux, il se livre à un « exercice d’apprivoisement ou de répulsion en face de cette Forme-Objet que l’écrivain [ou le dramaturge, ou le musicien, ou le peintre] rencontre[nt] fatalement sur [leur] chemin, qu’il [leur] faut regarder, affronter, assumer, et qu’il[s] ne peu[ven]t jamais détruire sans se détruire [eux]-même[s] comme écrivain [ou comme artiste]42 ».

  3. D’un autre côté, Sunday in the Park with George laisse entendre que cette appropriation d’un modèle esthétique moderne et européen résulte d’un malentendu, voire d’un contresens. En l’occurrence, les premiers Américains à recueillir l’héritage de l’avant-garde française ne sont pas des artistes mais des collectionneurs vulgaires, un couple de nouveaux riches qui s’offrent indistinctement des tableaux néo-impressionnistes (57) et les services du meilleur pâtissier (41). Quoique sincère, leur amour de l’art moderne a pour présupposé paradoxal la négation de sa modernité puisqu’ils assimilent la satisfaction esthétique à une forme d’hédonisme gourmand. Du même coup, ils résorbent l’antinomie qui, chez l’artiste d’avant-garde, oppose la création et l’univers des rapports sociaux, la perfection désintéressée de l’objet pictural ou théâtral et le drame de relations humaines à jamais insatisfaisantes, le monde de Seurat (que Dot juge fascinant mais « bizarre » [6]) et le monde de Louis (le brave homme sans grande personnalité qui lui garantit le confort matériel, à défaut de stimuler son intellect [39-40]) : d’une niaiserie achevée, les deux collectionneurs forment un couple particulièrement uni et complice dont le bonheur mièvre contraste avec les amours mouvementées de George et de sa compagne (40-41).

  4. Ce que les deux touristes préfigurent, ce n’est donc pas la conversion de l’Amérique à la modernité, mais les obstacles qui l’ont freinée, au premier chef une résistance à la fois naïve et aveugle à l’innovation qui favorise grandement la diffusion mercantile des productions de l’avant‑garde tout en récusant leurs spécificités esthétiques. Chez les Parisiens de 1886, l’art, sa nature et sa fonction font l’objet de vives controverses ; en témoignent les personnages comiques de Jules, rival de Seurat, et de son épouse Yvonne, qui est éprise de lui en secret (74). « It’s neither pastoral / Nor lyrical », lance Jules sur le ton du sarcasme devant Une baignade à Asnières (11) — moquerie injuste mais certainement pas gratuite, car le différend des deux peintres a pour enjeu la position dominante dans un champ esthétique dont l’autonomie est tenue pour acquise. Non seulement cette querelle n’a de sens que dans un contexte institutionnel, mais elle attire l’attention sur l’influence prédominante qu’exerce alors la Littérature, clef de voûte d’un système d’autant plus hermétiquement clos qu’il met la rivalité et le conflit au service de sa propre reconduction : comme le rappelle Jacques Dubois à la suite de Bourdieu, ce sont les écrivains en quête de distinction qui se sont d’abord répartis en coteries, en « groupes » ou en « écoles » toutes désireuses d’affirmer leur suprématie au détriment des autres et donc d’entretenir des rivalités susceptibles de tourner à leur avantage43 ; les peintres se sont empressés de suivre cet exemple, à l’instar de Seurat qui, à la fin de sa courte vie, apparaissait comme le chef de file des « Néos44 » regroupés autour de La Revue indépendante45. Une Amérique véritablement convertie à la modernité se serait conformée à cette logique ; or l’acte 2 démontre qu’il n’en a jamais été question : les critiques et les galeristes de Sondheim et Lapine ne s’intéressent qu’au commerce, ce qui rend tout ce débat caduc. Le directeur du musée où le second George expose son travail à l’acte 2 s’appelle Robert Greenberg ; il est l’homonyme de Clement Greenberg (1909-1994), essayiste connu pour sa vigoureuse apologie de l’expressionnisme abstrait. Le Greenberg de Sondheim et Lapine a des préoccupations beaucoup plus terre-à-terre, puisque l’art et les artistes n’ont pour lui de valeur que strictement marchande : « You’re not going to steal him away, are you? » s’exclame-t-il lorsque George engage la conversation avec le conservateur d’un musée texan (87). Attentif à faire fructifier son patrimoine immobilier au point d’autoriser, moyennant une importante indemnité, la construction d’appartements au-dessus des salles d’exposition (78-79), il est l’allié objectif des promoteurs qui ont transformé la Grande Jatte en quartier résidentiel, anéantissant le paysage bucolique que représente le tableau de Seurat (101). La hiérarchie des pratiques artistiques ne le concerne plus du tout, pas plus du reste que le culte de leurs différences ; rien ne compte à ses yeux hormis la nouveauté, la plus élevée des valeurs marchandes :

It’s not enough knowing good from rotten — […]

When something new pops up every day. […]

It’s only new, though, for now — […]

But yesterday’s forgotten. (81)

  1. Si mordante que soit cette satire des milieux culturels, elle n’en pose pas moins d’importants problèmes, car les principes auxquels Sondheim adhère lui interdisent de condamner sans appel cette conduite au nom de l’offense faite à la « pureté » des œuvres. L’hégémonie du marché rend intenable la posture de détachement hautain qu’elles font mine de cultiver, puisqu’il les traite comme de simples objets d’échange ; mais en procédant ainsi, il réalise l’utopie anti-moderne d’une pratique esthétique libérée de son allégeance prioritaire aux Signes institutionnels de l’Art, qu’il s’agisse de la Peinture, de la Musique ou d’une Littérature désormais dépouillée de tous ses privilèges. Le marché — ou le musical, genre ouvertement commercial — remet l’art en circulation dans la cité, il lui redonne la vie que le geste ritualisé du peintre ou du poète moderne tend à figer ; c’est par exemple le cas à l’acte 2 lorsque les personnages de La Grande Jatte s’animent et se mettent à chanter, ou plus tard quand Marie, face au tableau qui la représente enfant (79), ne voit pas un chef-d’œuvre sacralisé, mais une image de sa mère à qui elle s’adresse à la deuxième personne (98). Qui plus est, ce changement de statut social n’affecte pas les propriétés intrinsèques des œuvres ni ne s’avère incompatible avec la recherche délibérée de l’innovation formelle : contrairement à ce qu’affirmait Clement Greenberg en 193946, la commercialisation n’entraîne pas nécessairement la déchéance de l’avant-garde contaminée par le kitsch, et s’il est vrai que le choix d’un tableau de Seurat dont la nouveauté s’est considérablement atténuée depuis 1886 témoigne d’un certain conservatisme en matière de peinture, il n’en reste pas moins que le théâtre de Sondheim trouve, sur les plans littéraire et musical, le moyen de rompre avec les « automatismes » et les « formules » toutes faites dans un contexte où ne sont viables que les pratiques d’écriture orientées vers la recherche du profit. Ainsi, Sondheim et Lapine ne peuvent en aucun cas récuser par principe un modèle mercantile que l’on peut certes critiquer mais qui, de leur point de vue, pourrait s’avérer préférable à celui qu’il supplante.

  2. Leurs réticences sont pourtant bien réelles, même si elles se situent à un autre niveau. Ils craignent que l’art, ainsi libéré des impératifs de la Forme, ne se trouve aussitôt sujet à des pressions nouvelles qui, tout aussi sûrement, tendraient à le soumettre à la tutelle des institutions.

Small amounts,

Adding up to make a work of art.

First of all, you need a good foundation,

Otherwise it’s risky from the start,

s’exclame le second George en présence des mécènes dont il espère le soutien (87), usant d’un double sens révélateur : « foundation », c’est le « socle », le « fondement » sur lesquels l’œuvre s’édifie peu à peu, mais aussi la « fondation » qui, par son soutien financier, lui permet d’exister. Qu’il le veuille ou non, le véritable travail de l’artiste (« [t]he art of making art », 87) consiste désormais à construire un échafaudage périlleux avec l’aide des puissances légitimantes que sont la Finance et la Politique (88) ; sa tâche ne consiste plus à solliciter la reconnaissance de l’institution après avoir achevé son œuvre (c’était, à l’acte 1, le problème de Seurat), mais à l’obtenir avant même d’avoir commencé. Censée se dérouler dans une galerie d’art, cette scène se laisse appréhender comme la métaphore transparente des backers’ auditions, les séances destinées aux commanditaires potentiels qu’organisent à Broadway les producteurs de musicals ; si l’on en croit Secrest, Sondheim se prête volontiers avec brio à l’exercice périlleux qui consiste à chanter sa propre musique en présence de ses futurs sponsors47. « Only way to make a work of art », lance le second George (86) : procéder ainsi ne conduit pas nécessairement à l’échec ; au contraire, la réussite est impossible par tout autre moyen. Il n’en reste pas moins que cet art indissociable d’une forme de commerce doit lutter pour conquérir le droit d’aller à la rencontre de son public, puisqu’il ne peut être exposé48 qu’avec l’aval des autorités (88). Si la pratique du parolier-compositeur échappe à l’« ordre sacral des Signes » sur lequel repose l’institution de la Littérature — et son ennemie intime, celle de l’Art lyrique — elle ne rejoint pas pour autant « la naturalité des langages sociaux49 » puisqu’elle doit d’abord affronter une instance d’évaluation qui décide de lui accorder ou non son imprimatur ; ainsi, elle tombe aussitôt sous la coupe d’une autre institution qui exerce sur elle un contrôle non moins rigoureux, et sa nouvelle situation ne lui est d’aucun bénéfice réel.

  1. On observe du reste qu’à de menues nuances près, les paroles de la chanson où George décrit les conditions concrètes de son travail ressemblent à s’y méprendre à un poème moderne, voire moderniste. La multiplication des allitérations, la présence de rimes internes, le recours à l’anaphore, la prosodie très régulière préparent certes l’intervention de la musique, puisqu’ils facilitent la lecture à haute voix et incitent l’auditeur à prêter attention au rythme et à la sonorité des mots autant qu’à leur signification :

Lining up a prominent commission —

And an exhibition in addition —

Here a little dab of politician —

There a little touch of publication —

Till you have a balanced composition —

Everything depends on preparation —

Even if you do have the suspicion

That it’s taking all your concentration — (94)

Cela dit, ces choix mettent également l’accent sur le travail de la « composition » ; ils attirent l’attention sur les procédures qui apparentent ce texte très « équilibré » à un jeu formel, à une série de variations sur un motif sans cesse repris et retravaillé, voire à un exemple d’écriture à contrainte puisque tous les vers de l’extrait cité ci-dessus se terminent, au moins pour l’oreille, par un substantif en « -tion ». On hésite entre deux rapprochements possibles : d’un côté, avec les poèmes de E. E. Cummings où, sur un rythme de comptine, s’inventent d’étourdissantes permutations syntaxiques et lexicales ; de l’autre, avec la manière qu’ont les artistes de jazz ou de variétés de multiplier les syncopes et les déplacements d’accents sans jamais s’affranchir d’une pulsation fondamentale. Imitation savante d’un modèle populaire, ou reprise, par un praticien de la musique « populaire », de procédés issus de la culture savante, on ne sait ; or c’est précisément la persistance de cette incertitude qui signale à quel point toute l’entreprise s’enracine dans l’esthétique de la modernité : « [c]haque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la Littérature ; mais s’il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la Littérature emploie à le reconquérir50 ». Bien sûr, on peut être tenté de répliquer que ce texte au maillage assez lâche où Sondheim multiplie les « effets » facilement reconnaissables ne peut rivaliser, sur le terrain de la complexité, avec un poème aussi subtil que « anyone lived in a pretty how town » ; mais cette objection n’est guère pertinente, car l’extrême raffinement formel fait partie des marques de poéticité dont la musique peine à rendre compte et qu’il faut par conséquent éviter dans les paroles d’une chanson, si l’on suit le raisonnement de Sondheim. Dotée d’une importante valeur axiologique, la complexité compte parmi les « Signes » qui traduisent l’allégeance du poème à l’ « ordre sacral » de la Littérature51 ; en l’occurrence, ce n’est pas sa relative absence qui surprend, mais bien l’allure malgré tout très « littéraire » de ce texte qui ne la recherche pas à tout prix. Du reste, peut-être n’a-t-il tout simplement pas besoin de verser dans un formalisme hyperbolique en gage d’adhésion à un « langage rituel52 » : rejeté en marge de la Littérature, même s’il fait mine d’y renoncer de son plein gré, le livret de musical n’en est pas moins investi par des forces d’une autre nature qui contribuent tout aussi puissamment à son institutionnalisation.

  1. Au bout du compte, il est impossible d’échapper à la contradiction entre le refus de l’institution et l’adhésion à l’institution, entre le rejet d’un Art ou d’une Littérature sacralisés et les inévitables retrouvailles avec la solitude de la « Forme-Objet53 ». Sans doute fallait-il s’y attendre, puisque les prémisses de cette situation étaient déjà perceptibles à la fin du 19ème siècle chez les pionniers de la modernité. De facto, la pratique de Sondheim, ou celle du second George qui est son avatar fictionnel, n’a plus véritablement pour modèle l’isolement hautain du Poète ou de l’Artiste visionnaire, mais le talent de l’ingénieur ou du producteur de théâtre dont l’œuvre exprime sous forme visible et audible la réalité complexe des rapports économiques et sociaux qui lui ont donné naissance. L’exemple paradigmatique de cet art de l’agencement et du montage, c’est en somme la Tour Eiffel, que le premier George et sa mère voient se construire à l’acte 1 (55-56) ; or Seurat fut le premier artiste à la représenter dans un tableau célèbre, peint en 1889 alors qu’elle n’avait pas encore été inaugurée. Séduit par le paysage pastoral de la Baignade à Asnières ou de La Grande Jatte, il aurait pu trouver rebutante cette architecture nouvelle, témoin d’une société en voie d’urbanisation ; mais c’est l’inverse qui se produisit, note Meyer Schapiro qui attire l’attention sur les paradoxes d’un art moins nostalgique qu’il n’y paraît : « [Seurat] appears to us often, in spite of the note of revery in so many of his works, as the engineer of his paintings54 ». À son tour, Sondheim relève cette ambivalence ; selon les propos inattendus qu’il prête au peintre, la beauté ne se confond pas avec la Forme réifiée, si séduisante soit-elle, mais réside dans l’arrangement transitoire d’éléments disparates, analogues aux pièces métalliques qu’assemble Gustave Eiffel :

Pretty isn’t beautiful, Mother,

Pretty is what changes.

What the eye arranges

Is what is beautiful. (55)

Pourtant, ce discours n’a rien de particulièrement anti-moderne ; au contraire, il relève d’une forme nouvelle de modernité, qui ne contredit qu’en apparence la tendance à la clôture du champ esthétique puisqu’elle conduit à l’élimination complète de l’objet, réalisant ainsi le rêve d’une « pureté » qui s’accomplit « dans l’absence de tout signe55 » : pourvu qu’il continue à jouer son rôle d’agent économique, l’artiste n’a plus besoin de peindre, ni de composer, ni d’écrire, il peut se contenter de regarder et de diriger le regard d’autrui. Autrement dit, la désacralisation radicale de l’entreprise artistique coïncide avec son apothéose, puisque l’œuvre revendique l’idéalité comme son unique mode d’existence : comme s’en est aperçu le second George, il ne reste plus qu’à se convertir à l’art conceptuel, où s’accomplit le destin de la modernité.

  1. D’abord lié aux incertitudes d’un positionnement institutionnel marqué par une contradiction indépassable — celle-là même qui rend « impossible » le « chef-d’œuvre moderne56 », par exemple celui que Sunday in the Park with George ambitionne d’être — le statut ambigu d’un art à la fois avant-gardiste et ouvert aux nouvelles dynamiques sociales exerce une influence décisive à tous les niveaux d’un texte et d’une partition qui illustrent une esthétique de l’insatisfaction et de l’incertain. Certes, on peut parler, dans cette œuvre, d’une utopie de la « réconciliation » qui, réalisée, sacrifierait les « rituels » artistiques à l’ « universalité concrète » d’un « monde civil » enfin véritablement démocratique57 — à titre de vibrante esquisse de cette société à venir, le spectateur a sous les yeux le parc de la Grande Jatte, rendez-vous dominical de toutes les catégories sociales dans une France qui s’apprête à fêter le centenaire de sa Révolution. Cela dit, peut-être moins radicale mais guère moins inaccessible, s’élabore aussi l’utopie d’un art capable de concilier les inconciliables afin de ne pas forclore l’accomplissement de ce rêve, à défaut de pouvoir y contribuer directement. « [L]yric-writing is the art of finding the right balance between saying too much and not enough », note Sondheim dans Finishing the Hat58. « Not enough », c’est en particulier le renoncement qu’impliquerait une définition restrictive de l’art réduit à une « vision » personnelle, à un supplément d’âme qui viendrait justifier après-coup un travail d’ingénierie financière.

A vision’s just a vision

If it’s only in your head. […]

If no one gets to see it,

It’s as good as dead,

avertit le second George comme pour répondre à son aïeul (86) : le regard ne suffit pas ; afin que prenne chair l’utopie d’un art démocratique et anti-moderne, l’œuvre doit avoir une existence tangible et en même temps se soustraire à toute forme de réification ou d’institutionnalisation (corollaires d’un excès de matérialité, « too much »). En 1984 comme en 1886, l’artiste façonne des « objets » : « Mama, [George] makes things — / Mama, they’re good », chante Marie devant le portrait de Dot (98) en écho aux propos que celle-ci tenait cent ans plus tôt (7), voire à ceux de Seurat lui-même (45). Or ce qui dans l’idéal caractérise le produit de ce poïein, c’est qu’il est dénué d’essence et de présence substantielle tel le « Chromolume59 » du second George, appareil électrique qui projette alentour des détails de La Grande Jatte (77) en une série de « variations » (80). Assez concrète pour ne fonctionner qu’une fois branchée sur le secteur, l’œuvre n’en reste pas moins aussi immatérielle qu’un effet de lumière ou qu’un éclairage de théâtre, à charge pour les auteurs et le compositeur de rééditer, s’ils le peuvent, ce périlleux numéro d’équilibriste.

  1. Il y aurait là de quoi donner lieu à une réflexion intéressante sur le statut métaphysique de l’art à l’ère où triomphe une certaine forme de modernité ; mais ce n’est pas dans cette direction que Sondheim et Lapine s’engagent — et pour cause, puisqu’ils préfèrent élaborer un théâtre du scepticisme dont la caractéristique est de reformuler les questions d’ontologie en termes épistémologiques60. Du reste, ils ne pourraient sans incohérence procéder autrement, car toute la difficulté vient de ce qu’ils ne savent pas encore s’il est possible de trouver un milieu entre « trop » et « trop peu », s’il peut exister dans le monde, à titre de réalisation tangible, une réalité autonome mais rétive à toute objectivation indue et capable de faire en sorte que la « vision » créatrice ne se limite pas à une « vue de l’esprit » (« just a vision ») sans pour autant se prêter à la « solidification » qu’évoque Barthes61. Pour l’heure, la question demeure en suspens même si de nombreux indices incitent à prendre au sérieux l’hypothèse la plus défavorable. Au début du premier acte, la Vieille Dame fait son entrée, suivie de l’Infirmière qui lui tient compagnie ; « Where is our tree? » s’exclame-t-elle, dépitée de ne pouvoir s’asseoir à l’endroit habituel (3). C’est que l’arbre s’est évanoui dans les cintres quelques instants plus tôt alors que George l’effaçait de son croquis (2). Ainsi, l’espace scénique n’est pas la représentation du monde « réel » ou de la réalité sociale au sein de laquelle évolue l’artiste ; il n’est que la projection d’une « vision » mentale et autrui n’y est toléré qu’à titre conditionnel, si tant est qu’il existe. Variante de ce que la philosophie anglo‑américaine appelle the problem of other minds, cette question se pose à la fin de l’acte 2, lorsque Dot apparaît au second George telle qu’elle était cent ans plus tôt ; elle le prend pour Seurat, il ne la détrompe pas et ils chantent un duo en signe de réconciliation (105-107). A-t-on affaire à un scénario orphique où l’artiste célèbre ses retrouvailles avec l’âme de l’inspiratrice défunte, ou bien à la rêverie d’un promeneur à l’imagination trop vive ? Le malentendu sur l’identité de George interdit de trancher. Par conséquent, l’incertitude persiste quant au caractère social de l’art : il demeure loisible de supposer que tout se déroule dans l’esprit du personnage-auteur — hypothèse à la fois crédible et intenable, car si la balance venait à pencher en faveur de l’interprétation solipsiste, l’expression scénique pourrait à la limite revendiquer la « solitude rituelle » d’un langage privé, au risque d’entrer en conflit avec la nature sociale et intersubjective du théâtre.

  2. Ce dilemme surdétermine fortement les choix thématiques d’un livret qui tout entier suggère, sur le mode allégorique, les doutes qu’inspire la recherche d’un contact entre la « vision » intérieure de l’artiste et la réalité d’un monde ouvert à l’altérité, à la rencontre et au partage. À cet égard, on peut trouver particulièrement révélatrices les représentations du couple et du mariage, forme institutionnalisée du dialogue intersubjectif. Kay Young a noté que dans Sunday in the Park with George, les relations amoureuses s’avèrent compatibles avec un individualisme affirmé ; ainsi, le protagoniste se refuse à chanter à l’unisson de Dot, ce qui confère à leurs échanges l’allure de monologues juxtaposés62. Young souligne la fonction méta-textuelle de cette problématique : lorsqu’ils soumettent les rapports humains à un questionnement sceptique63, les auteurs s’interrogent selon elle sur le genre même du musical, avatar de la comédie qui, selon la tradition héritée des Grecs, appelle un dénouement en forme de mariage heureux. On pourrait ajouter que si le théâtre de Sondheim ne prend guère au sérieux, de manière générale, le projet d’une conjugalité épanouie, c’est parce que le modèle matrimonial contraint l’individu à respecter des normes sociales qui menacent son intégrité et sa liberté intérieure. Le livret de Company (1970) illustre cette crainte : « Marry me a little », supplie Robert qui se garde de céder à son désir de proximité amoureuse par souci de préserver son indépendance64. En d’autres termes, si le musical s’avère suspect en tant que forme théâtrale, c’est qu’il doit sa fortune populaire et critique à sa capacité d’institutionnaliser l’affect et de substituer, à la réalité vivante des sentiments humains, un modèle social, économique et narratif perçu à tort comme vénérable en soi, même lorsqu’il entre en contradiction avec l’expression sincère de la « vision » personnelle. Pourtant, le célibat volontaire ne saurait être une solution acceptable, car le sujet enfermé dans le solipsisme perd du même coup tout contact avec le réel, c’est-à-dire avec la vie ; c’est pourquoi Robert finit in extremis par reconnaître avec terreur qu’il n’y a d’existence digne de ce nom que dans l’inconfort du couple, figure du renoncement à l’autarcie d’une subjectivité asociale :

Somebody hold me too close,

Somebody hurt me too deep,

Somebody sit in my chair

And ruin my sleep

And make me aware

Of being alive, being alive.

 

Somebody need me too much,

Somebody know me too well,

Somebody pull me up short

And put me through hell

And give me support

For being alive.

Make me alive,

Make me alive65.

Impossible et pourtant nécessaire, le mariage symbolise d’autant plus clairement l’union de l’idéalité hautaine (le chapeau peint par Seurat) et de l’objectivité la plus irréductible (la robe à corset dans laquelle Dot souffre mille morts alors qu’elle pose en plein soleil [5-9]), de l’imaginaire épuré jusqu’à l’abstraction et de la communion intersubjective que requiert l’expression scénique. À la fois désiré et redouté, il permet la mise en intrigue d’une ambivalence qui est celle de l’art ou de l’écriture, constamment déchirés entre le langage vivant des réalités humaines et l’« instrument décoratif et compromettant » à l’aide duquel ce théâtre au plus haut point littéraire entreprend d’en rendre compte66.

  1. « Putting it together — / That’s what counts », lance le second George dans son air en forme de credo artistique ; à son insu, il paraphrase les premiers mots de son aïeul : « White. A blank page or canvas. The challenge: bring order to the whole. […] Through design. […] Composition. […] Balance. […] Light. […] And harmony. » (1) Sunday in the Park with George fait ainsi écho à l’une des grandes préoccupations du modernisme artistique ou littéraire, souvent porté par un désir de médiation et de synthèse ; Stephen Banfield rapproche ce credo de la célèbre épigraphe de Howards End, « Only connect… » : « […] the musical shares with Forster’s novels something of their striving toward understanding and enlightenment in human aspirations67 ». Cela dit, il importe surtout de souligner que cette analogie fait sens parce que l’esthétique de Sondheim se caractérise par une pratique assidue de la juxtaposition et de l’asyndète : ce qui est donné dès l’abord, c’est la discontinuité, et s’en affranchir relève du « défi ». Aussi est-il hasardeux d’affirmer, comme le fait Banfield, que Sondheim élabore une esthétique wagnérienne ou mallarméenne de la synesthésie et du Gesamtkunstwerk68. Il est exact que, chez lui, l’utopie anti-moderne incite au rassemblement et à la confrontation de modes d’expression très différents au sein d’un ensemble cohérent ; c’est ce qui explique son choix du théâtre musical, discipline dont l’hybridité est d’autant plus manifeste que se multiplient de surcroît les allusions aux arts plastiques. Il n’en reste pas moins que chaque zone de contact est ici une zone de friction, voire de rupture potentielle, et que l’« équilibre » ou l’« harmonie » se présentent d’abord chez Sondheim comme des moyens de s’accommoder des modalités les plus irrémédiables de la disjonction. Déjà, Seurat s’inscrivait en faux contre les tenants de la complémentarité entre les arts : « [i]ls [les critiques] voient de la poésie dans ce que je fais. Non, j’applique ma méthode, et c’est tout », écrivait-il69. Quant à son intérêt pour la Tour Eiffel, il s’explique, selon Meyer Schapiro, par l’attrait qu’exerçait sur lui une architecture du discontinu ; ce qui autorise à rapprocher sa peinture de l’art de l’ingénieur, c’est paradoxalement le sens de la prise de distance préalable à tout rapprochement :

[T]he construction of this immense monument out of small exposed parts, each designed for its place, and forming together out of the visible criss-cross and multiplicity of elements a single airy whole of striking simplicity and elegance of shape, was not unlike his own art with its summation of innumerable tiny units into a large clear form […]70.

Sondheim partage avec Seurat et Eiffel ce goût de la différence constructive et de l’écart structurant, à cette différence près qu’ils suscitent chez lui des affects ambivalents parfois à la limite du tragique, tant son théâtre est marqué par la « conscience d’un déchirement » a priori indépassable71. Là se situe peut-être la clef des rapports inattendus qu’entretiennent chez lui le texte et la musique. À l’en croire, Sondheim déteste le récitatif72, autrement dit le mode de déclamation chantée qui instaure le rapport le plus intime entre la prosodie de la phrase et les inflexions de la mélodie. Sa préférence va aux formes closes qui lui permettent de s’appuyer sur le pouvoir structurant de la reprise et de la répétition73 tout en l’autorisant à composer des airs soumis à une logique proprement musicale et par conséquent dispensés de toute fonction illustrative ; la musique de Sondheim dialogue avec le texte sans renoncer pour autant à son autonomie abstraite, au risque d’encourir un reproche de froideur analogue à celui que Dot fait à Seurat : « Artists are bizarre. Fixed. Cold. / That’s you, George. You’re bizarre. Fixed. Cold. » (6) Confrontés à ces compositions paradoxales qui semblent à la fois restituer, grâce au texte, la quintessence d’une situation singulière et s’en affranchir grâce à la mélodie, les meilleurs interprètes savent respecter l’écart ainsi ménagé ; il comprennent qu’il ne leur incombe pas de le combler, mais au contraire d’articuler clairement les mots sans surcharger le chant d’effets expressifs pour que l’émotion puisse surgir d’elle-même, d’autant plus vive que le chanteur se montre réservé74. C’est ainsi que s’accomplit, aux antipodes du wagnérisme, la collaboration entre les arts que Sondheim appelle de ses vœux dans Finishing the Hat, mais aussi que l’impossibilité de toute médiation entre deux langages « consistants, profonds, pleins de secrets » se retourne en atout esthétique, à défaut de pouvoir être surmontée.

  1. Faut-il conclure de tout ceci que ce théâtre du scepticisme est aussi un théâtre du pessimisme, que l’antinomie constitutive de la modernité artistique y est trop clairement perçue pour que le dramaturge ou le musicien puissent lui échapper autrement qu’en cédant à contrecœur aux séductions équivoques de l’utopie ? Cette question reste en suspens, ce qui en soi indique que tout espoir n’est pas perdu même s’il ne faut pas attendre de Sondheim qu’il articule une réponse théorétique à une interrogation dont il perçoit bien la véritable nature, qui est au fond d’ordre éthique. Selon Stanley Cavell, l’attrait paradoxal de la position sceptique, si douloureuse soit-elle, vient de ce qu’elle dissimule une inquiétude existentielle encore plus insupportable : « [it] attempt[s] to convert the human condition, the condition of humanity, into an intellectual difficulty, a riddle » ; à ce titre, écrit-il, le scepticisme prétend substituer un problème conceptuel à la conscience métaphysique de la finitude75. Sunday in the Park with George n’a pas l’ambition d’examiner la condition humaine en général, mais bien la condition moderne, la manière qu’ont les arts de mettre en lumière, à un moment donné de leur histoire, ce que l’on peut entendre aujourd’hui par « humanité ». Cela dit, la remarque de Cavell n’en reste pas moins pertinente. Si ce musical est bien une comédie, à la différence d’Othello dont le protagoniste périt faute d’avoir su se résigner à l’existence d’autrui — et par conséquent d’avoir renoncé au désir d’être tout, au fantasme solipsiste de l’auto-suffisance76 — c’est peut-être parce que George consent non sans courage à faire l’expérience amère de son insignifiance dans un monde promis à la mort :

George is afraid.

George sees the park

George sees it dying.

George too may fade,

Leaving no mark,

Just passing through. (104)

Le sceptique se fait fort de regarder les choses telles qu’elles sont, sans se payer d’illusions ni céder au déni ; si quelque chose le paralyse, c’est, juge-t-il, un excès de lucidité qui l’empêche de choisir entre des éventualités toutes aussi insatisfaisantes les unes que les autres, par exemple entre la recherche idéaliste de la modernité esthétique et les exigences de la vie sociale, ou bien entre le rêve d’un art libéré de l’institution et la conscience de ce qui empêche de réaliser un tel projet dans un contexte où les puissances légitimantes dont dépend la survie des pratiques artistiques sont aussi celles qui leur imposent de se plier aux « conventions de la forme », au moins dans une certaine mesure77. La seule réplique possible à ce discours consiste à reconnaître qu’il exprime avant tout une profonde terreur face à la finitude et à souligner que « la solution de [la] problématique de l’écriture ne dépend pas des écrivains » : renoncer à l’illusion de la toute-puissance, c’est aussi abandonner l’idée d’un art capable de faire en même temps tous les choix imaginables afin d’échapper, au terme d’une impossible synthèse, à des alternatives inacceptables. Ce qui permet cette renonciation, dans Sunday in the Park with George, c’est l’expérience du deuil associée à la fréquentation des spectres : Seurat, Dot ou encore Marie, la grand-mère que George chérit et qui disparaît au milieu de l’acte 2, juste avant le voyage qu’ils projetaient de faire ensemble sur les traces de leur illustre ancêtre. En l’occurrence, les morts apprennent aux vivants qu’il ne faut pas redouter la finitude ni chercher à surmonter, par les moyens de l’art, les imperfections d’une condition moderne que tous sont bien obligés de subir, quelque énergie qu’ils mettent à en dénoncer les contradictions.

I chose, and my world was shaken —

So what?

The choice may have been mistaken,

The choosing was not.

You have to move on,

déclare le fantôme de Dot (106) : la vie n’attend pas, l’art non plus, et le pire des choix vaut mieux que l’indécision. Ouvertement prescriptif, le vocabulaire employé indique que le propos quitte le terrain de l’esthétique pour aborder celui de l’éthique : c’est en acte que s’éprouve la réalité ou la validité du rapport au monde, et peu importe au fond que l’on ne puisse pas l’assortir de justifications de principe. Paradoxalement, il incombe ainsi au passé, et plus particulièrement aux acteurs de la transition historique qui a permis l’assomption de la « Forme-Objet78 », d’indiquer aux vivants comment s’affranchir du poids qu’ils continuent de faire peser sur leurs épaules. À l’acte 2, George se plaint d’abord de ne rien voir excepté un « arbre généalogique », la manifestation réifiée d’une filiation qui lui impose de rester à sa place, celle du rejeton tenu de faire honneur à ses ancêtres.

See George remember how George used to be,

Stretching his vision in every direction.

See George attempting to see a connection

When all he can see

Is maybe a tree —

[…] The family tree — (104)

Illusion que tout ceci, car Sunday in the Park with George démontre clairement l’inverse : il n’y a pas de généalogie prédestinée ni de fatalité héréditaire ; Seurat refuse de reconnaître sa fille faute de pouvoir s’en occuper correctement (58), et le départ inopiné de Dot pour l’Amérique dote la petite Parisienne, ainsi que sa future descendance, d’un destin que rien ne laissait jusque-là présager. Il est présomptueux de vouloir embrasser du regard toute l’étendue du possible (« stretching his vision »), de même qu’il est naïf de penser que les jeux sont faits d’avance, que les générations précédentes ont imposé des solutions définitives qui désormais s’imposent comme une Nécessité. Mieux vaut cesser de s’en préoccuper trop et choisir d’aller de l’avant (« move on »), c’est-à-dire faire confiance, envers et contre tout, aux surprises que la page ou la toile blanche ne manqueront pas un jour de nous réserver. « White. A blank page or canvas. […] So many possibilities… » (110)

Œuvres citées

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Barthes, Roland. Le Degré zéro de l’écriture. 1953. Paris : Éditions du Seuil, 2014.

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Sondheim, Stephen, et James Lapine. Sunday in the Park with George (captation réalisée pour la télévision). 1986. Avec Mandy Patinkin et Bernadette Peters. Mise en scène de James Lapine. Réalisation de Terry Hughes. DVD BMG Image, 1999.

Young, Kay. « "Every Day a Little Death." Sondheim's Un-Musicaling of Marriage. » Reading Stephen Sondheim: A Collection of Critical Essays. Sandor GOODHART, dir. New York et Londres : Garland Publishing, 2000. 77-87.

1 Un musical à la manière de Broadway est le fruit d’un travail d’équipe ; il résulte de la collaboration entre un compositeur, un orchestrateur, un parolier (lyricist) qui écrit les textes destinés à être chantés et un librettiste (book writer) qui élabore la dramaturgie d’ensemble et rédige les dialogues parlés (sans oublier bien sûr les artistes chargés des costumes, des décors, des éclairages, de la chorégraphie, etc., ni les acteurs-chanteurs dont la contribution s’avère parfois décisive). Ces fonctions peuvent être cumulées : ainsi, Sondheim est à la fois parolier et compositeur ; il est également l’auteur de paroles mises en musique par d’autres, notamment celles de West Side Story (1957) dont la partition est de Leonard Bernstein. En revanche, Sondheim se refuse à écrire le livret de ses musicals, car il s’estime dépourvu des aptitudes nécessaires (S. Sondheim, Finishing the Hat, xxii). Lors de la création, l’orchestration de Sunday in the Park with George était de Michael Starobin.

2 S. Sondheim, Finishing the Hat, xvii.

3 S. Sondheim, Finishing the Hat, xvii.

4 S. Sondheim, Finishing the Hat, xviii.

5 S. Sondheim, Finishing the Hat, xx.

6 S. Sondheim, Finishing the Hat, xviii-xix.

7 M. Secrest, Stephen Sondheim, 388.

8 S. Sondheim, Finishing the Hat, xvii.

9 S. Sondheim, Finishing the Hat, xviii.

10 S. Sondheim, Finishing the Hat, xvii.

11 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 9.

12 S. Sondheim, Finishing the Hat, xvii.

13 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10.

14 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10.

15 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 9. C’est pourquoi ces termes comportent ici une majuscule, par analogie avec l’emploi que fait Barthes du mot « Littérature » lorsqu’il désigne une pratique institutionnalisée.

16 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10.

17 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10.

18 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 9.

19 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10.

20 S. Sondheim, Finishing the Hat, xxi.

21 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10.

22 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 67.

23 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 64.

24 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 67.

25 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 65.

26 S. Sondheim et J. Lapine, Sunday in the Park with George (livret), 1. Dorénavant, les renvois au livret du musical figureront entre parenthèses dans le corps de l’article.

27 Dans les pages qui suivent, le prénom anglicisé désigne le protagoniste semi-fictif du musical, ainsi distingué du personnage historique auquel Sondheim et Lapine se réfèrent.

28 M. Secrest, Stephen Sondheim, 328.

29 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 11.

30 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 11.

31 S. Sondheim, Look, I Made a Hat, 17.

32 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 15.

33 S. Sondheim, Look, I Made a Hat, 17.

34 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 11.

35 Le tableau de Seurat est actuellement exposé à l’Art Institute de Chicago, mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre l’indication donnée par Lapine : « We are in the auditorium of the museum where [La Grande Jatte] now hangs » (75) ; en effet, on apprend ensuite que le conservateur de ce musée vient d’autoriser à des fins lucratives la construction d’un immeuble résidentiel de vingt-sept étages au-dessus de la galerie (78-79). Non seulement il paraît exclu qu’une institution aussi vénérable que l’Art Institute prenne une telle décision, mais la question des air rights (droits de construction au-dessus d’un terrain ou d’un immeuble appartenant à quelqu’un d’autre que le promoteur) est davantage d’actualité à Manhattan, où l’espace disponible est très restreint, qu’à Chicago où les contraintes sont moindres. En définitive, le musée fictif où se déroule l’acte 2 ressemble bien davantage au théâtre new-yorkais où fut créé ce musical dont le décor et les personnages reconstituent le chef-d’œuvre de Seurat à la manière d’un tableau vivant.

36 F. Cachin, Seurat, 109.

37 F. K. Pohl, Framing America, 321.

38 Cf. E. T. Bonahue, « “Portraits of the Artist” ».

39 M. Secrest, Stephen Sondheim, 192.

40 A. Sears, « The Coming of the Musical Play », 154-155.

41 Exemple peut-être le plus extrême de cette stratégie, et illustration des risques encourus, Assassins (1991) est un musical en forme de revue qui donne successivement la parole à toutes les personnes coupables d’assassinat, ou de tentative d’assassinat, sur la personne du président des États-Unis, de John Wilkes Booth (meurtrier du président Lincoln) à John Hinckley, auteur de l’attentat contre Ronald Reagan. Chaleureusement reçue en Grande-Bretagne où le sujet choisi se prêtait moins à la polémique, cette œuvre fut un échec commercial et critique aux États-Unis alors que débutait la Première Guerre du Golfe (M. Secrest, Stephen Sondheim, 364-66).

42 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10-11.

43 J. Dubois, L’Institution de la littérature, 44-45.

44 Abréviation familière de « néo-impressionnistes ».

45 F. Cachin, Seurat, 66.

46 « To fill the demand of the new market a new commodity was devised: ersatz culture, kitsch, destined for those who, insensible to the values of genuine culture, are hungry nevertheless for the diversion that only culture of some sort can provide. / Kitsch, using for raw material the debased and academicized simulacra of genuine culture, welcomes and cultivates this sensibility. It is the source of its profits. Kitsch is mechanical and operates by formulas. Kitsch is vicarious experience and faked sensations. Kitsch changes according to style, but remains always the same. Kitsch is the epitome of all that is spurious in the life of our times. Kitsch pretends to demand nothing of its customers except their money — not even their time. » (C. Greenberg, « Avant-Garde and Kitsch », 39-40.)

47 M. Secrest, Stephen Sondheim, 210.

48 Ici encore, l’« exposition » d’art contemporain est une figure du spectacle ou de la représentation théâtrale. C’est ce qui a permis à Barbra Streisand de reprendre « Putting It Together », la chanson d’où ces paroles sont extraites, au début de The Broadway Album (1985) ; à cette occasion, Sondheim a légèrement retouché le texte de manière à ce que l’auditeur puisse y reconnaître la profession de foi de la chanteuse (S. Sondheim, Look, I Made a Hat, 46).

49 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 64.

50 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 67.

51 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 9.

52 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 9.

53 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10-11. La genèse de Sunday in the Park with George explique que Sondheim ait eu une conscience aiguë de cette contradiction ; en effet, il s’agit de son premier musical à avoir été écrit pour Off Broadway, c’est-à-dire sans prendre en compte en priorité les impératifs commerciaux (M. Secrest, Stephen Sondheim, 330). Sondheim dit avoir trouvé là l’occasion bienvenue de se livrer à des expérimentations formelles qu’il ne se serait pas autorisées en temps normal (S. Sondheim, Look, I Made a Hat, 6), autrement dit de renouer, dans une certaine mesure, avec la liberté de l’artiste moderne pour qui les nécessités de la création priment sur toute autre considération. Cela dit, Off Broadway n’en reste pas moins, dans son esprit, l’antichambre de Broadway ; pour lui, un musical qui connaît le succès sur la scène d’un théâtre à but non lucratif se doit d’être ensuite repris dans un cadre commercial (M. Secrest, Stephen Sondheim, 331), quelque soucieux que soient ses auteurs de résister à toutes les pressions institutionnelles. Le critique Frank Rich résume dans une formule frappante ce choix à la fois personnel et très affirmé : « You’ve got to admire him for being the last major artist in the American theatre who believes in Broadway » (M. Secrest, Stephen Sondheim, 389).

54 M. Schapiro, « Seurat », 108.

55 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 11.

56 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 66.

57 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 66.

58 S. Sondheim, Finishing the Hat, xx.

59 Allusion au « chromo-luminarisme » de Seurat, terme qu’il préférait à ceux de « pointillisme » ou de « néo‑impressionnisme ». (F. Cachin, Seurat, 39 ; J. Gordon, Art Isn’t Easy, 287).

60 S. Cavell, The Claim of Reason, 493.

61 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 11.

62 K. Young, « “Every Day a Little Death” », 84.

63 K. Young, « “Every Day a Little Death” », 84.

64 S. Sondheim, Finishing the Hat, 185.

65 S. Sondheim, Finishing the Hat, 195.

66 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 66.

67 S. Banfield, Sondheim’s Broadway Musicals, 345.

68 S. Banfield, Sondheim’s Broadway Musicals, 347.

69 F. Cachin, Seurat, 62.

70 M. Schapiro, « Seurat », 197.

71 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 67.

72 S. Sondheim, Look, I Made a Hat, 6.

73 S. Sondheim, « An Interview with David Savran », xviii.

74 On se reportera notamment à la captation réalisée lors de la création : Mandy Patinkin (dans le rôle de George) et Bernadette Peters (dans ceux de Dot et de Marie) s’y montrent exemplaires. De façon générale, la musique de Sondheim se prête assez peu à la pratique du crossover ; sauf exception, elle convient mal aux grandes voix d’opéra, à la différence des musicals de Rodgers et Hammerstein ou de Leonard Bernstein (West Side Story, Candide). Plus qu’à des capacités proprement vocales, elle fait appel à un art de la déclamation que possèdent au plus haut point des acteurs-chanteurs tels qu’Angela Lansbury, Elaine Stritch, Raúl Esparza ou encore Judi Dench, magnifique interprète de « Send in the Clowns », le plus célèbre morceau de A Little Night Music (1973). Bien qu’ils aient pu être repris avec succès par des artistes de variétés, les morceaux les plus marquants de Sunday in the Park with George évoquent avant tout l’art subtil de la mélodie française tel que le définit Roland Barthes dans Mythologies : « [Tout] pléonasme d’intentions étouffe et le mot et la musique, et principalement leur jonction, qui est l’objet même de l’art vocal. Il en est de la musique comme des autres arts, y compris la littérature : la forme la plus haute de l’expression artistique est du côté de la littéralité, c’est‑à‑dire en définitive d’une certaine algèbre : il faut que toute forme tende à l’abstraction, ce qui, on le sait, n’est nullement contraire à la sensualité » (R. Barthes, Mythologies, 185).

75 S. Cavell, The Claim of Reason, 493.

76 S. Cavell, The Claim of Reason, 493.

77 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 66.

78 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 10.