Vanderhaeghe, Stéphane
Université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis
(La littérature serait affaire de marge(s). Tel serait le propos que tu aimerais ici défendre ; c'est de ce postulat que tu t'élancerais et ce serait la conclusion à laquelle tu oserais aboutir. Comme si, d'emblée, dans ce qui sans doute apparaîtra comme un fâcheux court-circuit, tu nourrissais l'illusion d'en rester « là » – dans les marges d'un texte que tu n'écrirais pas. Pour mieux tenter de réfléchir (à) la marge, dans le vide presque, hors des sentiers critiques que tu fréquentes habituellement. La marge, ce terrain vague ou territoire vierge garant de toute lisibilité, de toute littérature peut-être, vacance d'où pourrait s'originer toute pensée ou toute écriture pour émarger dans une forme aux contours pleins ; cette même marge que souvent on ignore lorsqu'on lit et qui, subrepticement, infiltre pourtant le texte, en découpe les mots, en scande le rythme, tissant avec lui son silence imprenable. Tu aimerais pouvoir t'en tenir à une marge, donc, et suspendre le discours, le laisser flotter comme entre parenthèses, en éluder tout contenu ou proposition, faire l'économie de la démonstration dans ce qu'elle a d'argumentatif, de rhétorique et d'autoritaire – autant de risques toujours pris de repousser, refermer la marge sur un sens ainsi rendu stable. Tu aimerais ainsi – ou préférerais ne pas, à l'image d'un Bartleby flottant dans les marges d'un discours officiel incapable de l'annexer, simple annotation en marge d'un texte plein de courants d'air ; ne pas, en d'autres termes, imposer un sens, une histoire, une thèse, forcément suspects dès lors qu'il est question, même à la marge, de littérature, « La Littérature » – en général, comme s'il s'agissait là d'une évidence. Ne pas couler ton propos dans une forme, de sûrs contours, ni circonscrire une pensée qui, à l'instar de son objet, cherche encore à se dire dans une limite, un pourtour que garantissent, depuis l'autre côté, ses marges justement – ce que la pensée peut avoir d'informe dans sa limitation même. Ne pas franchir le pas, ce « pas au-delà » auquel Blanchot avait jadis consacré un livre ; mais rester « là » plutôt, tâcher de te maintenir dans un en-deçà, l'informe d'une marge, pure marge, pour autant que celle-ci puisse exister en dehors de tout rapport à la forme qu'elle délimite. Comme Bartleby encore, tu y reviens, à l'arrêt sur un seuil, simple apparition, ni dedans ni dehors, retranché derrière sa cloison dans un espace qui ne lui appartient pas, là sans être là. Parce qu'elle est blanche, parce qu'elle est vierge, la marge est ce lieu particulier, tu allais dire dans le texte, mais non, justement, pas dans le texte, ni tout à fait en dehors, non plus, puisque dans sa fonction de limite elle le touche déjà ; la marge est plutôt ce lieu spécifique sur la page qui convie tous les possibles du texte, ce bord, cette frange où le texte sans cesse menace de retomber, de retourner comme ce d'où il provient. La marge en ce sens, ce lieu où tu aimerais te tenir, te retenir – mais est-ce possible ? Dès lors qu'on enchaîne les mots, même entre parenthèses, la marge s'oublie, est abolie, l'écart se referme, la phrase est en marche, implacable, le texte s'institue, le sens point et le discours bientôt est roi, la marge est devenue centre. Tu feras néanmoins comme si – t'inventant ce faisant une marge arrachée à ta propre pratique d'enseignant et de chercheur, de lecteur et de critique. Car dans la marge, dans le silence qui la parcourt et la façonne, c'est déjà la fiction qui pointe, traînant à ses basques une armée de spectres. Affirmant sans doute sa contingence, la marge toujours hante le texte ; y grouillent, y bruissent encore les possibles qu'il a tenté d'étouffer pour s'instituer. La marge, alors, c'est en quelque sorte l'autre du texte, son ob-jet presque, au sens que lui donnait jadis Michel de Certeau, ce que le texte maintient à distance, ce qu'il marginalise pour pouvoir exister. Mais cette distance toujours est précaire, jamais assez loin, la marge le touche encore, fait retour, et dans la marge, c'est cet autre qui lui revient, son revenant, qu'il invite déjà, comment peut-il en être autrement, autant qu'il l'évite – car ce n'est pas lui, pas en lui en propre, il y a dans cet effleurement, cet affleurement, menace de corruption, d'a(du)ltération. Car la marge est aussi le lieu d'un échange, d'un négoce, d'une transaction. C'est l'endroit sur la page où avec d'autres tu greffes tes commentaires, où tu griffonnes tes annotations parmi d'autres qui les étouffent, où tu appuies après d'autres sur l'armature même du texte pour en tester à ton tour la résilience, où tu cherches ses points d'entrée, ses failles, ses fissures – où tu participes à son institution. La marge en ce sens est généreuse, elle est ce point critique où se coupe, se retranche le texte, où il t'échappe ; mais c'est aussi le lieu où ce qui t'échappe est par là même rendu possible, ainsi que t'est offerte la possibilité, dans cette marge, de t'approprier le texte, d'adjoindre au concert qu'il orchestre ta propre voix. À la marge œuvre donc déjà une certaine politique du texte – de la lecture autant que de l'écriture. La marge en ce sens est critique, aussi et toujours, une ouverture autant et en même temps qu'une clôture. L'œuvre littéraire, dans ce qu'elle a de littéraire, ce qui en propre la singularise – et c'est sans doute là que tu voulais en venir, là que tu voulais te tenir –, se ferait donc à la marge ; il n'y aurait d'œuvre que dans cet « espace littéraire » où le texte aussitôt se défait, se dissout dans ses propres contours, se rendant ce faisant inapprochable et intouchable ; dans ce que, suivant Blanchot de loin, on pourrait appeler son « désœuvrement », ce « Noli me legere » qui la tient au secret dans son illisibilité essentielle.
Marge(s) – de la littérature. Donc. Qui dès lors aussitôt t'expulse(nt) et s'apprêtent à refermer derrière toi la parenthèse à l'abri de laquelle tu auras eu l'audace, sans doute, un instant, de vouloir te retenir...
« Pour moi, le défi commence là : l’écriture se pratique, comme la musique et la peinture. L’enseignement qui se fonde sur les œuvres et se dispense via un 'professeur de littérature' ne s’autorise cet intitulé que par défaut : parce que les mêmes professeurs ont soigneusement exclu de l’université cette notion de pratique. À ce que j’en sais, un 'professeur de peinture' n’est pas un professeur d’esthétique ni un professeur d’histoire de l’art. »1
Et c'est donc là aussi que pour toi commence un défi semblable : dans cette marge réflexive que tu t'inventes à côté de ta pratique d'enseignant, de « professeur de littérature » ; marge qui en rejoint une autre, celle sans doute dont s'autorise François Bon et qui lui permet de jeter un regard distancié à la fois sur la profession d'enseignant, sur l'institution universitaire, et sur la place qu'y occupe « la littérature ».
Au départ à la retraite de l'écrivain Pierre Bergounioux qui y enseignait, l'École nationale supérieure des Beaux Arts de Paris passa une annonce en vue de pourvoir un poste « d'enseignant(e) de l'histoire de la création littéraire ». C'est cette formulation pour le moins inélégante, pour ne pas dire intimidante, qui suscita la vive réaction de François Bon sur Le Tiers livre, son site internet, en mai 2014 : « y a comme un schmilblik », précise-t-il d'emblée en s'insurgeant du déni ainsi affiché, conscient ou pas, de la spécificité du travail qu'il mène, avec d'autres, dans les quelques ateliers d'écriture ayant réussi, tant bien que mal, à pénétrer l'enseignement supérieur français – par la marge d'abord, « en dehors de tout lien institutionnel », comme il l'explique dans le même billet en relatant sa propre expérience à l'ENSBA, avant, récemment, d'y entrer de plain-pied avec l'apparition dans le paysage universitaire français des Masters de création littéraire (à l'Université Paris 8 ou sous l'égide de l'école d'art et de l'Université du Havre, par exemple). Depuis 2013, Bon a d'ailleurs cessé de déplacer son « atelier » à l'invite de certaines écoles ou institutions (comme l'Institut de Sciences Politiques, entre autres) pour enseigner à plein temps à l'École nationale d'arts de Paris/Cergy. À l'exception notamment de l'Université Paris 82 et contrairement à ce qui se passe depuis des dizaines d'années dans les universités américaines qui incluent dans leur offre de formation des parcours en creative writing, rares semblent être les écrivains français à allier leur pratique d'écriture à l'enseignement. Or, lorsqu'ils le font, comme c'est le cas de François Bon depuis près de trente ans, c'est plus souvent dans le cadre d'écoles d'art que dans celui des Universités que s'invite l'écriture en tant qu'elle se pratique. Si Bon n'interroge pas ouvertement cette répartition, c'est parce que son propos est sous-tendu par l'idée que l'apprentissage de cette « pratique » doit avant tout et en urgence avoir lieu dans ces écoles d'art – là où « le peintre parle et dit, le photographe pratique le récit, le théoricien en appelle aux syntaxes, le filmeur écrit des dialogues et ainsi de suite » (Bon). Quel que soit le média dans lequel il s'exprime, l'artiste écrit ; son œuvre – dans sa syntaxe, ses agencements, sa grammaire – convoque une pensée, sinon peut-être du texte tout à fait, du moins de l'écriture. C'est donc là, dans ces écoles d'art, si on suit le raisonnement de Bon, que le texte et la littérature surgissent, qu'a lieu la « création littéraire ». En contrepartie, l'Université, elle, a la main mise sur « les Lettres ». Ce partage est toutefois rendu inopérant depuis que la Création littéraire « fait officiellement partie de la nomenclature des Masters de lettres », signant ainsi une victoire symbolique sur
la rigidité de départements de Lettres sclérosés par genre et par siècles… Avec le risque maintenant du presque contraire : pas de fac qui ne souhaite disposer de son master Création littéraire, et tout le monde s’y met avec ses petits exercices, on écrit sur soi, on autofictionne, on a une approche très scientifique de la narration, des situations et des personnages. (Bon)
Or, Bon précise encore qu'« il y a une spécificité de la création littéraire et [que] cela se travaille. » Et se travaille avec l'écrivain, celui ou celle qui pratique l'écriture.
Le cœur du défi tel qu'il se pose ainsi à toi gravite autour de cette notion de pratique. Si cela importait, tu crois dans l'ensemble être assez d'accord avec les remarques qu'avance Bon3, le diagnostic qu'il pose, et le malaise qu'il ressent. Comme le sien, ton propos n'a en intention rien de polémique, mais force t'est, au regard du constat qu'il dresse, de te poser la question de la place qu'occupe la littérature à l'Université – et en dehors d'un département de lettres, de surcroît – et de ton rapport professionnel au texte, à l'œuvre et plus généralement au phénomène littéraire. Que veut dire enseigner la littérature à l'Université, de quel type d'enseignement s'agit-il, quelles en sont les attentes, quelle en est la visée ?
Pour tenter d'amorcer une réponse, si tant est que tu puisses répondre à cette question, tu t'autorises ici l'ouverture et le parcours d'une autre marge – celle qui borde les pages de l'ouvrage de Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires. Dans ce livre, Schaeffer prend acte du sentiment répandu en ce début de vingt-et-unième siècle selon lequel une crise toucherait la littérature. À ses yeux, si ce problème n'est pas neuf, ce n'est toutefois pas la littérature en tant que telle qui est en crise, ni le rapport au texte littéraire : des livres, il continue de s'en vendre et il s'en lit encore un nombre toujours plus grand. Si crise il y a aujourd'hui, il s'agit donc d'une crise des études littéraires, partagées entre une approche descriptive et normative du fait littéraire qu'il importe de ne pas confondre, quand bien même elles ne seraient pas mutuellement exclusives. Si la première se veut empirique et cognitive – il s'agit de décrire de la façon la plus objective qui soit les faits littéraires en vue de les comprendre –, la seconde vise quant à elle l'institution d'un canon (ou d'un contre-canon) qu'il s'agit de transmettre aux générations qui suivent en en dégageant la valeur esthétique. Dès lors, la tâche du « professeur de littérature » consiste soit à décrire, soit à évaluer des textes.
Dans les deux cas, et quelle que soit l'approche que chacun privilégie4, l'enseignement de la littérature se fonde sur une approche transitive : il s'agit de transmettre, soit un savoir, une connaissance du texte, soit une valeur, une vision normative du texte. C'est la première option qui semble recevoir les faveurs de Schaeffer, dont la vision, en partie influencée par les sciences cognitives et la philosophie analytique, demeure globalement empreinte de scientificité. Les sciences humaines dans leur ensemble, et les études littéraires en particulier, pâtissent selon lui d'un défaut de scientificité. Contrairement aux sciences, fondées sur des protocoles de vérification et l'établissement de résultats unifiés à l'échelle internationale dictant les orientations des recherches à venir, les travaux en sciences humaines sont le fruit d'individus isolés à l'échelle locale. Si on s'attarde sur la recherche en littérature, il est donc regrettable aux yeux de Schaeffer que les résultats auxquels aboutit un chercheur ne soient pas vérifiés dans un premier temps puis, une fois validés, ne permettent pas d'infléchir de façon durable les travaux ultérieurs. En d'autres termes, si on suit la logique défendue par Schaeffer, que tu espères ne pas déformer, la littérature (comme toute science humaine) devrait pouvoir se prêter à une recherche cumulative – ce qui a été démontré doit pouvoir être considéré comme un acquis susceptible non seulement d'être transmis mais aussi de générer de nouvelles recherches. Dès lors, le problème actuel des études littéraires est lié à « l’absence de constitution d’une tradition scientifique partagée, ayant une mémoire épistémique explicite. Leur destin dépend donc directement de leur capacité (ou incapacité) à s’engager dans une dynamique cognitive à la fois accumulatrice et intégrative. » (Schaeffer, 122)
Brossé ainsi à grandes lignes, un tel paradigme peut en surface ne pas s'avérer problématique : une lecture riche et féconde d'un texte en suscitera d'autres, mettant au jour de nouvelles perspectives. Or, ce qui précisément fait la richesse d'un texte littéraire, ce n'est pas tant la masse de connaissances qu'il génère d'un point de vue comptable que son caractère proprement inépuisable – sa marge sans fond. Si Schaeffer mentionne rapidement dans son analyse le cas de « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » pour aussitôt le mettre de côté comme « impossible empiriquement » – à moins que « le langage humain fût autre qu'il n'est en réalité » (Schaeffer, 85) –, cette nouvelle de Borges soulève frontalement la question de toute lecture et des fluctuations qui la traversent selon la diversité des contextes dans lesquels elle puise. Un texte littéraire, c'est là ce qui fait sa littérarité, se prête à des lectures différentes qui, si elles influent les unes sur les autres, ne tendent pas à éclipser celles qui les précèdent – ni à les vérifier, ni à les invalider. Ce qui fait l'attrait d'un texte littéraire n'est autre – à tes yeux – que « le quotient d'ouverture5 » qui le travaille ou, pour le dire autrement, la marge plus ou moins large qu'il ouvre et dont s'autorise toute lecture.
Cette logique comptable est encore perceptible plus tôt dans l'analyse de Schaeffer, lorsqu'il envisage les différences de fonctionnement et de méthode entre sciences dures et sciences humaines :
plus que dans les autres disciplines relevant des sciences de l’homme, ces progrès réels [en termes de méthodologie et de cognition] ne se sont pas cristallisés en un socle de connaissances partagées, un state of the art accepté par l’ensemble de la communauté. Les études littéraires semblent dans l’incapacité à faire fructifier leur ‘capital’ cognitif sous la forme d’un placement de longue durée. Les connaissances sont là, et certaines depuis très longtemps, mais rares sont ceux qui prennent la peine de les ramasser. D’où l’impression que la discipline fait du sur place. (Schaeffer, 35)
Tu ignores si la discipline « fait du sur place » ; ce qui est sûr en revanche, c'est qu'elle n'est pas animée d'une marche progressive – tu n'as disons pas l'impression que nous lisions mieux que nos prédécesseurs. Peut-être a-t-on le sentiment de « mieux » comprendre aujourd'hui Melville, Joyce ou Beckett que leurs contemporains. Nous avons, contrairement à eux, eu le bénéfice du temps. Nous les lisons à distance. Les travaux critiques auront sans aucun doute permis d'éclairer certaines zones d'ombre, de même que les écrivains qui leur ont emboîté le pas – eux qui pratiquent l'écriture, qui lisent de la main – auront fait autrement résonner leurs innovations formelles auxquelles, prises dans l'histoire des formes qu'elles dessinent, nous aurons fini par nous habituer. Aussi, il n'est pas sûr que nous les comprenions mieux. Tu dirais pour ta part que nous les comprenons autrement. Comme le remarque Schaeffer à propos de la poésie, il est des textes qui, ne se laissant pas comprendre de façon immédiate, allongent « le traitement cognitif » et génèrent, ce faisant, ce qu'il appelle « une dissonance cognitive » (114-5) : les marges qu'ils dessinent sont plus amples que d'autres et permettent qu'on les parcoure librement, à son rythme, en plusieurs sens, inventant pour ce faire des voies toujours neuves qui, si elles ne nous mènent pas vers une connaissance stable et immuable, n'ouvrant que sur une vérité fuyante et indécise, nous perdent plutôt, nous égarent toujours plus, et toujours plus loin. Quand lire, c'est perdre.
Tu te rends compte en lisant le vocabulaire économique auquel a recours Schaeffer – faire fructifier leur ‘capital’ cognitif sous la forme d’un placement de longue durée – que le mot « marge » trempe, lui aussi, dans ces échanges marchands. L'acte de lecture, en effet, est dans une certaine mesure – car non quantifiable – pris dans un négoce, l'attente d'une transaction : « qu’il n’y ait rien à lire, au bout de toute lecture, qui le supportera ?6 », se demande ainsi Michel Serres. Or, tu persistes à croire, quant à toi, que la littérature reste affaire de marge, soit de différence, de retranchement, de retrait qu'elle inscrit jusque dans l'hésitation qui signe son nom de litté-rature, renvidant déjà sa propre course vers la marge d'où elle s'est élancée. La littérature – telle que tu la pratiques –, n'est jamais sûre d'elle-même ; pas tant le lieu d'un savoir que d'une recherche, pas tant l'institution d'une norme que le questionnement incessant de toute normativité.
Lorsqu'il évoque sa « pratique de la création littéraire » à l'École nationale d'arts de Paris/Cergy, François Bon estime qu'il est important que « le texte soit interrogé comme tel, dans son histoire, ses enjeux, son esthétique, et qu’on y soit libre parce qu’on dispose de sa maîtrise. » Évidemment la différence de principe qu'il peut y avoir entre enseigner « l'écriture » à et avec des apprentis-artistes et enseigner la « littérature » à des étudiants « de lettres » n'est pas négligeable. Dans les deux cas, on ne regarde pas et donc ne perçoit pas non plus le texte selon la même perspective. La cause est entendue. Par conséquent, il ne s'agit pas pour toi ici de juger une pratique qui t'est étrangère, mais d'interroger en retour celle qui, dans sa différence même, est la tienne en tant que « professeur de littérature », « ne s'autoris[ant] de cet intitulé que par défaut », selon Bon. La suite du propos laisse assez clairement transparaître que le « défaut » en question est ici défaut de pratique : institutionnellement, la littérature prend place à l'Université dans cette absence, « parce que les mêmes professeurs ont soigneusement exclu de l’université cette notion de pratique » (Bon).
Dans sa Petite écologie des études littéraires, Schaeffer dresse un constat similaire. C'est très tôt dans le cours des études littéraires – dès le collège sans doute –, que Schaeffer situe l'origine de cette lacune, la lecture et l'analyse des textes se faisant selon lui au détriment « d'une connaissance active7 de l'art littéraire et plus généralement de l'art d'écrire. » (25) Cette question dans une certaine mesure te dépasse. Ce qui t'intéresse, en revanche, ce sont en quelque sorte les non-dits qui sous-tendent cette conception de l'enseignement – la marge que tu retires de ces propos par ailleurs bien différents.
Lorsque tu enseignes la littérature à l'Université, tu oses espérer qu'il est tout aussi crucial pour ta pratique de faire en sorte que, comme pour François Bon, « le texte soit interrogé comme tel, dans son histoire, ses enjeux, son esthétique » ; posée en ces termes, ce qui différencie ton approche de ce que fait l'écrivain en tant qu'il est celui qui pratique l'écriture se résume dans la fin de cette citation : « et qu’on y soit libre parce qu’on dispose de sa maîtrise. » (Bon) Amener les étudiants à se mouvoir librement dans le texte, voilà une idée que tu trouves belle et un idéal auquel tu souscrirais bien volontiers – mais disposer de sa maîtrise ? Cela reviendrait à te faire passer pour un maître, quelqu'un que tu n'es pas. Enseigner la littérature, ce n'est pas – pour ce que tu fais – revendiquer une quelconque maîtrise du texte. Le texte t'échappe et tu aimes qu'il en soit ainsi. Pour tâcher de t'y sentir libre : t'y enfoncer suffisamment loin8 et te perdre, n'y plus trouver aucune voie balisée pour guider tes pas, retrouver la marge, cet espace vacant qui te surprend plus que tu ne le comprends et sur lequel flotte l'ombre d'une langue dont goûter l'inconnu – sa langue, qui n'est pas la tienne.
En conclusion de sa Petite écologie des études littéraires, Jean-Marie Schaeffer s'attarde sur l'expérience à laquelle préside la lecture d'une œuvre poétique :
à travers l'art le plus consommé de la langue comme forme, la parole poétique nous met en contact avec une compréhension plus élémentaire, et plus fondamentale en même temps, de notre être au monde : une compréhension qui prend la forme d'un paysage affectif sculpté par la parole, mais qui (re)naît dans le lecteur par un phénomène de résonance, consonante ou dissonante, inaccessible à toute explicitation analytique. (Schaeffer, 116-7)
Tu ne trouves pas grand-chose à redire ici, si ce n'est que cette « expérience de type esthétique » (112) avec laquelle Schaeffer renoue après l'avoir mise hors circuit dans les premières pages de son texte, est la seule qui compte à tes yeux et qu'elle n'est pas ou plus régie par une visée herméneutique. À la question du sens que peut avoir le poème ou le texte s'oppose ainsi celle de la sensation qu'il provoque. L'artiste, disaient Deleuze et Guattari, forge des affects.
Dès lors, comme Schaeffer se le demandait plus tôt, qu'est-ce qui peut encore garantir une bonne lecture du texte littéraire, différencier une interprétation valide ou correcte d'une mésinterprétation ou d'une erreur de lecture ? On ne peut évidemment faire dire au texte ce qu'il ne dit pas et en ce sens toute interprétation ne se vaut pas. Si pour Schaeffer tout est question d'intention, alors force est d'aller jusqu'au bout du raisonnement. Cette « intention », quelle que soit la façon dont on la définit, nous échappe toujours. Robert Coover entre autres le sait bien, qui écrivait :
It's an old truth that writers, theorizing on the state of their form, tend to talk mainly about or to themselves. Walled in by their own despotic metaphors and scruffy unwashed visions, barely able to glimpse beyond them the light of day (is it day?), what else after all can they do? Which may, indeed, account for the general irrelevance of most literary critics; the body of work to which their judgments and speculations must in reality apply is missing. (Coover)
D'où l'éternelle guéguerre entre écrivains et critiques, sans doute – ou ceux qui pratiquent l'écriture de façon active et les autres, ceux pour qui la littérature ne serait affaire que de « réception ». Les textes que nous jugeons, critiquons, évaluons ou décrivons – et pas moins que la « Littérature », la « critique » est elle aussi en son genre une Institution, avec ses rites, ses codes, ses lois... – nous parviennent alors toujours tronqués, et cette « intention », nous n'y avons pas accès. « Un livre n'est après tout qu'un extrait du monologue de son auteur », disait quant à lui Valéry :
La critique, en tant qu'elle ne se réduit pas à opiner selon son humeur et ses goûts, – c'est-à-dire à parler de soi en rêvant qu'elle parle d'une œuvre, – la critique, en tant qu'elle jugerait, consisterait dans une comparaison de ce que l'auteur a entendu faire avec ce qu'il a fait effectivement. Tandis que la valeur d'une œuvre est une relation singulière et inconstante entre cette œuvre et quelque lecteur, le mérite propre et intrinsèque de l'auteur est une relation entre lui-même et son dessein : ce mérite est relatif à leur distance ; il est mesuré par les difficultés qu'on a trouvées à mener à bien l'entreprise. (Valéry, 19-20)
Si en surface les propos de Valéry résonnent avec ceux de Coover, ils révèlent aussi et surtout que la fameuse « intention » de l'auteur, contrairement à la façon dont l'aborde Schaeffer, ne se résume aucunement à un vouloir-dire mais bien plutôt à un vouloir-faire. L'écriture, Bon a évidemment raison, se pratique et la littérature, en ce sens, relève d'une certaine performativité. Dès lors, l'approche communicationnelle qui sous-tend la Petite écologie des études littéraires de Schaeffer et qui de facto place l'accent sur les notions de sens, de message, de contenu, de savoir, d'interprétation, de compréhension, etc., ne te paraît pas en mesure de poser les termes du problème de la façon la plus adéquate ni judicieuse qui soit. C'est négliger ce qui, il te semble, fait du texte littéraire autre chose qu'un texte à contenu. C'est négliger encore ou mésestimer que le texte littéraire n'est pas forgé à même une langue-outil, que la langue est elle aussi taillée dans des marges qui font d'elle autre chose qu'un simple moyen d'expression transparent ou média. À moins, oui, sans doute, que le média soit le message, et à supposer donc, de l'autre côté de « l'empiriquement possible », et à croire, et à affirmer aussi, à professer surtout, même dans l'écart creusé par la deuxième personne, que « le langage humain fût autre qu'il n'est en réalité » (Schaeffer, 85).
Alors, sans doute, le défi pour toi commence et se termine ici – dans les marges à inventer sans cesse au cœur de ta pratique, dans le court-circuit de toute maîtrise discursive. Enseigner la littérature, faire entrer – en réalité, elle l'est déjà, et depuis longtemps – l'écriture, les textes, les pratiques, au cœur de l'institution universitaire, mais depuis l'autre bord qui lui est inséparable – celui de la lecture comme acte, de la lecture en acte ; car la lecture aussi se pratique. Et c'est à l'université que tu as appris à lire, toi, que tu as découvert l'acte en quoi consisterait la lecture. Une lecture qui questionne plus qu'elle n'apprend, au sens où on entend généralement ce verbe. Une lecture qui, dans ce qu'elle peut avoir ou rêver de performatif, ne prend pas – et tu laisses volontiers planer l'ambiguïté de cette dernière formule. Une lecture qui, à l'image des textes qu'elle effleure, puisse demeurer intransitive au sens où elle n'invente ou ne trouve rien d'autre – aucun sens, aucun message – que sa propre pratique. Pouvoir te dire qu'au terme de ta lecture, tu n'as rien, n'acquiers rien. Et professer, donc, cette inéluctable modalité du lisible9 qui te saisit pour mieux, non pas t'apprendre, mais te déprendre – de tes certitudes, de tes croyances. Enseigner la littérature, pour autant que tu sois en mesure d'affirmer ici quoi que ce soit, ce serait alors inviter les étudiants à vagabonder dans les textes, à goûter à des langues inconnues, à se rendre vulnérables, se laisser dessaisir et déposséder. On pourra toujours y voir un certain abandon, une pure abstraction, une certaine gratuité. Sans doute. Mais sans doute est-ce là aussi que joue la littérature – en marge de tout utilitarisme et de tout rachat, dans un retrait, une parenthèse, la mise hors-circuit de toute logique transitive et de la certitude des acquis.
Et pour finir encore, cette ultime marge dans ce qu'elle peut avoir de flottant, que Jacques Derrida laisse ouverte dans les dernières pages de L'Université sans condition en s'interrogeant sur le sens de toute performativité. Ne relève, selon le philosophe, de l'événement à proprement parler que tout acte porté dans les marges d'un « peut-être ». « Ce qui a lieu ne doit pas s’annoncer comme possible ou nécessaire, sans quoi son irruption d’événement est d’avance neutralisée. L’événement relève d’un peut-être qui s’accorde non pas au possible mais à l’impossible. Et sa force alors est irréductible à la force ou au pouvoir d’un performatif » (Derrida, 75).
Et si, te demandes-tu alors, « enseigner la littérature » relevait d'une tâche impossible ? Et donc vitale dans l'imprévisibilité qu'elle ouvre, l'incertitude qui la parcourt, la non-nécessité qui l'habite. Peut-être s'agit-il ici d'une utopie. D'une pratique privée de lieu propre – si ce n'est celui d'une langue en suspens où trempe le littéraire.
En plaçant la littérature au cœur des nouvelles humanités qu'il appelle de ses vœux pour cette « Université sans condition » de demain, Derrida conclut qu'« une certaine indépendance inconditionnelle de la pensée, de la déconstruction, de la justice, des Humanités, de l’Université, etc., devrait être dissociée de tout fantasme de souveraineté indivisible et de maîtrise souveraine » (Derrida, 76). Il poursuit :
En pensant, dans les Humanités, cette limite de la maîtrise et de la conventionnalité performative, cette limite de l’autorité performative, que fait-on ? On se porte en ce lieu où le contexte toujours nécessaire à l’opération performative (contexte qui est, comme toute convention, un contexte institutionnel) ne se laisse plus saturer, délimiter, pleinement déterminer. (Derrida, 77)
Ce lieu où se penserait cette « limite de la maîtrise », tu te plais quant à toi à croire qu'il puisse s'agir encore d'une marge, celle logée au cœur même d'une langue rendue étrangère à elle-même, qui l'ouvre sur elle-même, fait jouer ses articulations, la creuse de l'intérieur. Ne serait-ce pas dès lors – entre autres – dans et par la littérature, en tant que celle-ci est ou se pense, se pratique, depuis ce qu'est et permet l'inconditionnalité de l'institution universitaire, comme « questionnement critique » du lieu même où elle s’élabore (la langue), que cette limite est rendue manifeste ? La littérature, telle qu'on la pratique d'un bord à l'autre, est-elle alors autre chose que cette expérience critique de dépossession d’un « savoir » ou d’une « vérité », de toute « maîtrise » et « souveraineté » ? D'une dés-institution ?
… Évidemment tu ne peux pas répondre ; à peine peux-tu refermer une parenthèse et faire comme si, à ton tour – tâchant de laisser résonner un incertain peut-être...)
Bon, François. « Enseigner. Pas d'écriture créative à l'ENSBA de Paris, mais sans oser le dire ». Mis en ligne le 21 mai 2014 sur Le Tiers Livre. http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3976
Coover, Robert. « The Promised Land of Literature ». The New York Times Book Review, 20 mars 1988.
Derrida, Jacques. L'Université sans condition. Paris : Galilée, 2001.
Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Minuit, 1992.
Massumi, Brian. Parables for the Virtual. Duke University Press, 2002.
Schaeffer, Jean-Marie. Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? Vincennes : éditions Thierry Marchaisse, 2011.
Valéry, Paul. Tel Quel. Paris : Gallimard, 2001.
1 François Bon, « Enseigner. Pas d'écriture créative à l'ENSBA de Paris, mais sans oser le dire ». Mis en ligne le 21 mai 2014 sur Le Tiers Livre. http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3976
2 Le département de littérature française de l'Université Paris 8 compte dans ses rangs des écrivains.
3 Il faut sans doute ici préciser que Bon réagit « à chaud », que son propos est émis depuis son site personnel et que, si cela ne l'invalide en rien, le statut de son billet est davantage celui d'un coup de gueule spontané que d'une position théorique élaborée, mûrie et réfléchie en ce sens. La marge que tu t'octroies pour y faire entendre ta réponse est donc en quelque sorte et d'emblée faussée, puisque réinscrite – par le biais d'une revue universitaire – au cœur même de l'Institution en marge de laquelle se positionne Bon en tant qu'écrivain.
4 Schaeffer précise que si on peut très bien professer l'une et l'autre, il ne faut en aucun cas confondre ces deux approches.
5 Tu empruntes cette expression à Brian Massumi.
6 Cité par Clément Rosset.
7 C'est l'auteur qui souligne, ce qui laisse entendre qu'à l'inverse l'analyse littéraire constitue une approche passive du texte et de la littérature.
8 Tu penses en écrivant ces lignes à toutes ces formules déroutantes qu'on porte souvent dans les marges d'un commentaire rédigé par l'étudiant pour tenter de l'encourager et lui ouvrir d'autres pistes : « tâchez d'aller plus loin » ; « vous n'allez pas assez loin » ; « vous ne vous en tenez qu'à la surface du texte » ; « il faut creuser davantage »...
9 Tu paraphrases ici l'expression de Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, pour qui « l'inéluctable modalité du visible » des œuvres d'art déplace la question d'un avoir vers une question d'être.