La transmission inquiétée dans The Years de Virginia Woolf

Chantal Delourme

Université de Paris Ouest Nanterre

But thinking of the dark, something baffled her; in fact it was growing light. The blinds were white. The Years.1

  1. Dans un article écrit pour The Common Reader2 publié en 1925, « On not knowing Greek », Virginia Woolf s'attarde sur une des scènes emblématiques de transmission, à savoir Le Banquet de Platon. Elle y admire le génie dramatique de Platon qui suscite « an exultation of the mind »3 car la recherche de la vérité, empruntant des voies multiples, sollicitant « all our faculties », rationalité, émotion et poésie, s'y présente comme plurielle. Elle note l'intrication de la pensée dans le cours aléatoire de la vie, du quotidien : « laughter and movement; people getting up and going out; the hour changing; tempers being lost; jokes cracked; the dawn rising »4. Mais elle observe aussi combien l'efficace dramatique de la culture grecque, en particulier la clameur universelle prêtée aux émotions, a été rendue irrémédiablement caduque à la suite de « the vast catastrophe of the European war » : « emotions had to be broken up for us, and put at an angle from us »5.

  2. Le dernier chapitre de The Years, intitulé « present day », et rassemblant, un soir d'été, les trois générations des Pargiters qui marquent l'empan temporel unique à ce roman, nous invite à prendre acte des effets de la rupture dans les modalités de la transmission, plus particulièrement de l'histoire culturelle et de l'expérience. Il porte trace du fait que le geste de transmission « had to be broken up for us, and put at an angle from us », au même moment où dans le cours aléatoire d'une réunion familiale (Delia a rassemblé les membres de la famille pour une soirée), il se trouve faire l'objet d'enjeux réflexifs majeurs qui témoignent d'une pensée en œuvre de la transmission. Il se place de plus sous l'ombre portée d'une ellipse temporelle qui nous invite à le lire comme un chapitre d'après-guerre : en effet le chapitre précédent porte le sceau de la date de 1918, alors que « present day » se situe dans le contexte de la fin des années 30, préludant lui-même à une guerre à venir. Certains échos avec l'essai de Walter Benjamin Le conteur6, entièrement consacré à la question de la transmission de l'expérience et à ses formes narratives, se font déjà entendre. Moins pour la portée anthropologique de la réflexion de Benjamin, que parce que l'on y entend une égale inquiétude : en effet par le biais de la question de la transmission, ce sont les présupposés mêmes de l'expérience, des formes culturelles qui l'instituent, de leur transmission réciproque, qui vacillent sous les effets de déflagration de l'histoire. Toutefois à cette inquiétude, Walter Benjamin et Virginia Woolf répondent si différemment.

  3. Il me semble que le dernier chapitre de The Years porte la question de la transmission sur différents plans, différentes scènes7 qui en assurent le bougé métonymique et à travers lesquelles s'élabore une poétique singulière.

Le désir de la transmission

  1. La régie narrative de la scène intersubjective propice à la transmission de l'expérience en intensifie la valeur d'événement en lui prêtant le statut d'un moment désiré dont les conditions relèvent de l'Eros, ce dieu grec dont parle Le Banquet : la joie de la présence de l'autre, le déchiffrement de sa singularité inaliénable sous la forme paradoxale de traces mêmes et autres qui est un des leitmotifs du chapitre (« “It's so nice to see you” she said. “And you haven't changed...”. She looked at him. She still saw the traces of the brown-eyed cricketing boy in the massive man; who was so burnt, and a little grey too over the ears » 291) esquissent les conditions d'une transmission à venir de l'expérience. Elles ne se proposeront qu'ainsi : contingentes, précaires, devant toujours être gagnées sur des interférences qui empiètent sur une scène potentielle. Non seulement les bruits de la ville et les voix font intrusion, interrompent les gestes mais cette adresse qui est faite à l'autre d'un désir du dire de son expérience doit aussi être arrachée à l'oubli, au refoulement, aux nombreuses aspérités qui viennent en agacer le cours. Ce qui rendrait la scène possible est donc éminemment instable, rien ne la garantit, ou, pour le dire en d'autres termes, elle n'a aucun cadre, aucun décor familial ou social prédéterminé : elle relève bien davantage d'une occurrence aléatoire dont les occasions devront être saisies et renouvelées. Elle participe donc non pas d'une scène narrative mais de l'avènement d'une rencontre, imprévisible, dont tout dit qu'elle ne peut qu'être saisie au moment propice. On y voit Virginia Woolf poursuivre sa mise en cause de l'assujettissement du biographique (entendu comme unité d'une expérience effective) au récit. Elle déplace également le geste de transmission de l'expérience des moments dramatiques sous lesquels Walter Benjamin la place lorsqu'il l'associe au moment de l'agonie et à la parole du mourant :

C'est surtout chez le mourant que prend forme communicable non seulement le savoir ou la sagesse d'un homme mais au premier chef la vie qu'il a vécue [...] dans ses expressions et ses regards, surgit soudain l'inoubliable, qui confère à tout ce qui a touché cet homme l'autorité que revêt aux yeux des vivants qui l'entourent, à l'heure de la mort, même le dernier des misérables.8

  1. Là où Walter Benjamin subordonne sa pensée de la vie à la forme du récit, et au motif théologique de l'eschaton, fût-il séculier, Virginia Woolf, loin de placer le geste de transmission dans une tradition téléologique, le place sous le seul sceau, si précaire, du kaïros. La scène de la transmission n'est pas testamentaire, elle a paradoxalement force de levier destituant une tradition mimétique.

  2. Mais ce n’est pas là le seul trait précaire du geste de transmission de l’expérience que nous propose ce dernier chapitre. La scène intersubjective dans laquelle le geste de transmission se joue implique en effet comme une de ses conditions moins une reconnaissance réciproque qui lui servirait de cadre qu’une intuition de l’inconnu chez l’autre : « he remembered the attitude ; she came back in sections ; first the voice ; then the attitude ; but something remained unknown » (296). Cet inconnu, comme le précise l’indéterminé « something » en lui-même, ne peut être thématisé, transformé en rhème objectivant, pas plus qu’il ne comporterait une dimension morale prescriptive. Il participerait plutôt d’une certaine érotique dans la relation à l’autre, d’un être affecté par ce qui échappe à l'identité ; il est partie prenante de la rencontre, découvert à travers elle, et cette expérience d’étrangèreté au sein même de la reconnaissance, en fait un moment de co-exposition. La scène intersubjective de la transmission (mais entendons bien qu’il n’y a là aucun dispositif théâtral) semble avoir pour condition cet accueil à l’inconnu au sein même de l’identité et de la reconnaissance. Il est alors coloré de différentes façons dans le roman, parfois ouvrant sur une co-exposition, parfois comme entame intrusive sur l’intime, sur cette enveloppe psychique qu’en constituent la peau, le visage : « This half knowing people, this half being known, this feeling of the eye on the flesh, like a fly crawling – how uncomfortable it was, he thought; but inevitable after all these years » (297), ou bien encore « These little snapshot pictures of people left much to be desired, these little surface pictures that one made, like a fly crawling over a face, and feeling, here’s the nose, here’s the brow » (300). L’ouverture à l’autre est ainsi très instable, elle ne peut pas être appropriée en attitude, posture, elle est en elle-même possibilité précaire, toujours bordée par ce qui peut venir la contredire.

  3. La structure de désir qui détermine la scène de transmission dans le roman est singulièrement soulignée lorsqu’un moment où la transmission de l’expérience serait possible est suspendu en un effet de tableau : lorsque manque ainsi le contenu de ce qui serait dit, la structure d’adresse qui sous-tend le geste est d’autant plus mise à nu : désir d’adresse tout entier tourné vers le destinataire. Le contenu, le désir de dire sont alors suspendus au bord d’un acte de parole qui n’est pas actualisé :

“Oh, but North –” she cried, suddenly remembering something she wanted to say to him. But he had turned on the engine; he did not hear her voice. He waved his hand to her – there she stood at the stop of the steps with her hair blowing in the wind. The car started off with a jerk. She gave another wave of his hand to him as he turned the corner. (291)

  1. Ces effets de tableau suspendus à un geste d’adieu acquièrent une dimension spectrale dans le contexte de menace d’une deuxième guerre mondiale. On voit comment la poétique woolfienne fait se croiser le paradigme du tragique dans sa perception du temps historique et cette intuition de la fragilité de la vie, qui, dans un instant au bord de l’actuel, fait basculer le vif de la vie en une possible menace du spectral. Il arrive que la dimension spectrale prenne la forme d’une soudaine minéralisation du temps, comme en cet effet de stèle que l’on trouve dans les toutes dernières pages du roman :

The group in the window, the men in their black-and-white evening dress, the women in their crimsons, golds and silvers, wore a statuesque air for a moment, as if they were carved in stone. Their dresses fell in stiff sculptured folds. (411)

  1. Comme le montrent ces deux dernières citations, le désir de la transmission est de différentes façons confronté à ce qui le rend ou pourrait le rendre impossible. Cette oscillation entre le vif au plus précaire et le spectral colore également la remémoration de moments qui avaient eu lieu juste avant la première guerre mondiale (329) et qui doivent donc leur résurgence à une expérience de la survie. En amont et en aval le présent qui accueille le geste de transmission est ainsi ombré par une force de hantise qui n’est pas sans lui donner, en retour, sa singularité exquise, sublime. Comme en ce geste où un personnage se retourne sur un moment d’échange dont elle a été témoin et assiste au devenir spectral de ses ultimes échos :

She switched off the light. The room was now almost dark, save for a watery pattern fluctuating on the ceiling. In this phantom evanescent light only the outlines showed; ghostly apples, ghostly bananas and the spectre of a chair. (332)

  1. Ce qui ajoute à la précarité inquiétée du geste de transmission est qu'il doit s'élaborer, voire se perlaborer depuis une aporie épistémologique que le roman situe à la croisée du subjectif et du collectif. Cette aporie reprise en écho par différents personnages à partir de la date de 1917 (268, 293, 299) a le statut de legs irrésolu de la première guerre mondiale :

[…] except this man Brown who had said something that interested him “If we do not know ourselves, how can we know other people?” he had said. They had been discussing dictators; Napoleon; the psychology of great men. (293)

There was a pause. “And what did you talk about?” she asked. He tried to remember. “Napoleon; the psychology of great men; if we don't know ourselves how can we know other people...” He stopped. It was difficult to remember accurately what had been said even one hour ago. “And then” she said, holding out one hand and touching a finger exactly as Brown had done,”... how can we make laws, religions, that fit, that fit, when we don't know ourselves” […] “And Eleanor” Sara continued, “says... 'Can we improve – can we improve ourselves?' sitting on the edge of the sofa?” (299)

  1. L'aporie vaut pour levier critique à l'égard des figures historiques (les dictateurs, Napoléon, les grands hommes), à l'égard du texte rationnel de l'histoire, mais aussi à l'égard de cette geste de la transmission culturelle nationale qui avait pris la forme chez Leslie Stephen de la National Biography of Great Men. Elle remet également en cause toute archè qui servirait de pierre de touche fondatrice d'une communauté politique, que celle-ci relève d'un contrat ou d'un principe égalitaire : « ...how can we make laws, religions, that fit, that fit, when we don't know ourselves » (299). Elle fait entrebâiller les discours, laisse s'insinuer l'anxiété et le questionnement là où les traditions du moment fondateur auraient fait suture. Elle circule du subjectif au collectif, à force d'entame critique, fait écho à la conclusion de Freud, tout aussi inquiétée, dans son essai Civilization and its Discontents. Mais loin d'être une impasse, elle se révèlera être la condition d'un frayage (j'y reviendrai), de même que chez Eleanor elle aiguise sa libido sciendi : « The things she wants explained are... so difficult that nobody in the world knows the answer » (317).

Le motif de la génération

  1. La question de la transmission trouve à s'exprimer à travers le paradigme qui lui est le plus souvent associé sur le plan symbolique, à savoir celui de la filiation. Il est singulièrement prégnant dans un roman qui le met en avant par son empan temporel qui couvre trois générations9, et dans ce dernier chapitre qui rassemble en une soirée tous les membres de la famille Pargiter. Il met également en abyme le legs de ce topos littéraire victorien depuis la perspective d'un « aujourd'hui » au sein du moment moderniste. Mais là où l'essai Three Guineas en fait un dispositif critique qui interroge les effets politiques qui peuvent traverser ce paradigme et les reconduire d'une génération à l'autre, le dernier chapitre du roman tantôt sollicite son efficace critique tantôt lui prête des traits liés à des affects d'angoisse et de hantise.

  2. Le motif de la filiation sert différents effets dans le chapitre : il semble authentifier ce qui pourrait relever d’une archive culturelle mais en un geste qui l’interroge radicalement puisqu’il la présente à l’aune d’une échelle individuelle depuis laquelle se mesure toute idée de changement (« how things had changed; one thing seemed good to one generation, another to another » 309). Le récit choisit de se situer à l’intersection du subjectif et de changements qui auront fait date, assujettissant de ce fait l’archive culturelle aux traces mémorielles et aux affects qui leur sont liés depuis la seule pointe d’un présent d’énonciation :

“That’s where I saw my first aeroplane – there between those chimneys” she said. There were high chimneys, factory chimneys, in the distance; and a great building – Westminster cathedral was it? – over there riding above the roofs.

“I was standing, looking out”, Eleanor went on. “It must have been just after I’d got into the flat, a summer’s day, and I saw a black spot in the sky, and I said to whoever it was – Miriam Parrish, I think, yes for she came to help me to get into the flat – I hope Delia, by the way, remembered to ask her –”… (311)

  1. L’archive ainsi est déplacée de toute ressaisie qui ferait d’elle un élément dans une continuité et depuis laquelle s’appréhenderait une vectorisation du temps historique ou généalogique. L’expérience du temps vécu a force d’ébranlement épistémologique. Celui-ci se joue aussi à travers le déplacement du factuel à l’herméneutique : le texte souligne moins le dépôt du temps dans l’archive, ou la transmission d'un sens dans la filiation, que l’altération historique des mots véhicules de l’expérience. Ainsi la différence entre les générations donne lieu aux méditations de Peggy qui s’interroge sur le sens du mot « amour » pour la génération victorienne, alors qu’en retour son oncle fait de l’homoérotisme un trait de sa génération, dans lequel, elle, toutefois, ne se reconnaît pas. A la place d'une transmission culturelle véhiculée par le cours du temps générationnel, le texte semble plutôt inviter à une interrogation sur la valeur de la valeur (« is there any standard, do you think? » 309), ainsi qu’à la résistance d’une irréductible singularité subjective.

  2. Le motif de la filiation apparaît également dans une autre variation, qui en déporte également les enjeux. Il anime les échanges entre Peggy et Eleanor dans lesquels la figure de l’aînée est rendue dépositaire de la pré-histoire de la plus jeune et peut ainsi témoigner de l’inscription généalogique, sur son versant matrilinéaire. Il se joue autour de ce qui en est l’emblème, à savoir le portrait de la grand-mère de Peggy, dont Eleanor est la mémoire vivante. Mais cet emblème généalogique se trouve interrogé de différentes façons : en sa visée mimétique, le portrait échoue à dire la ressemblance avec le modèle, et en son inscription biologique, il fait l’objet d’un conflit.

Somebody had told her that she was like her grandmother: and she did not want to be like her. She wanted to be dark and aquiline: but in fact she was blue-eyed and round-faced – like her grandmother. (308)

  1. La dimension spéculaire, en ses écarts et ses conflits, met ainsi en crise le paradigme de la filiation. Très souvent dans le chapitre, la dette à l’espèce que le paradigme symbolique de la filiation reconnaît fera l’objet d’un traitement ironique, voire dérisoire. Les aînés sont souvent représentés comme enclos dans leur passé commun, qu’ils partagent lorsqu’ils évoquent des souvenirs d’enfance, mais plus encore les rejouent ou les répètent en stéréotypies familiales : ainsi Martin rejoue avec sa sœur le militantisme fougueux de celle-ci en un micro-rituel auquel le texte donne le nom de « the old-brother-and-sister turn » (341). Le paradigme de la filiation semble transporter en lui ces unités temporelles enkystées, où les aînés sédimentent les traces de leurs vies au sein d’une unité à deux voix mais solipsiste : « It’s like a kitten catching its tail, Peggy thought; round and round they go in a circle » (341). De même le motif de la filiation fait l’objet d’un traitement ironique lorsque les mouvements collectifs lors de la soirée semblent emprunter à sa geste : « “the young generation following in the wake of the old”, as North said to himself as he put the book back on the shelf and followed » (374). Mais cette procession du temps est présentée comme « an antiquated ceremony » et lorsque North, avec dérision, ajoute « only they were not so very young » (374), le cadre de cette procession du temps est remis en cause par l’accent mis sur le seul cours du temps de vie.

  2. La critique se fait plus corrosive encore lorsque la filiation est saisie dans l'entité familiale, elle-même emblématisée par un des personnages. Ce statut revient au personnage de Milly, auquel le point de vue de North prête les traits d'une effigie familiale grotesque, dont la présence et le discours envahissants font de la cellule familiale une unité organique contrainte : « she made them all feel one family; he had to think of their relations in common » (355). Le texte figure, par un réseau d'images relevant de l'obscène, les pouvoirs mortifères à l'œuvre dans la cellule familiale : la différence générationnelle et la possibilité de l'individuation semblent être absorbées par un corps amorphe et un discours stérile dont la tonalité acerbe « casts a net over them » (358) ou les noie sous « the damp falling patter of questions » (355), laissant à North pour tout héritage un sentiment d'irréalité.

  3. Ce pouvoir amorphe logé à même le temps générationnel se voit donné une autre de ses figures obsédantes issue du réseau d'images woolfiennes liées au « Victorian age »10, et médiée ici par les voix de North et Peggy. Il s'agit des passages où est évoquée la transmission biologique, ainsi que son héritage comme norme culturelle : elle y est évoquée comme prolifération de corps sertis dans le patronyme ironique « the Gibbses », génération d'une lignée patrilinéaire « producing little Gibbses, more little Gibbses » (376) dont l'évocation voue la syntaxe de la phrase à un bégaiement temporel et à une impasse de l'individuation.

  4. On décèle alors l'enjeu de la structure polyphonique du dernier chapitre qui renverse le topos de la filiation. En effet c'est à la troisième génération des Pargiters, North et Peggy, emblématiques de « present day » plus qu'enfants de leurs parents, qu'est rapportée en très grande part la perspective depuis laquelle l'expérience des générations antérieures est appréhendée. North y est représenté par « his outsider's position », comme « I who don't fit, who don't fit anywhere » (390), et Peggy par « the external exposure of the sensitive nerve » (336), l'acuité de son esprit critique et auto-critique. Ils sont donc moins figures d'un « âge historique », que, par la déhiscence qui frappe leur identité, ils ne mettent en crise la coïncidence à soi du temps. Mais dans l'évolution du chapitre où le motif de la latence est de plus en plus insistant, il est clair que cette perspective critique et rétrospective n'est pas liée à une position de surplomb mais à une écoute des ressources créatives du présent, de son lien au pas-encore.

  5. La structure polyphonique du chapitre substitue à une écriture patrimoniale de la filiation une critique de la notion d'héritage. Le temps n'y est appréhendé que dans le jeu différantiel et ouvert de ses lectures/écritures, que dans la dimension de sa textualité et des effets de ré-interprétation qui en découlent. L'enthousiasme d'Eleanor (« the world will never be the same » 312) est lu/écrit par Peggy comme un culte voué à la science qu'elle-même, femme de science puisque médecin, mais « impressed by the ignorance of doctors » (312), ne partage pas. En retour l'idéalisation par Peggy d'un passé dont elle cherche à trouver les traits dans les souvenirs d'Eleanor (« so interesting, so safe, so unreal – that past of the 80's – and to her so beautiful in its unreality » 316), ne saura consoner avec le prix qu'il y eut à payer de vivre ces années pour ses tantes. Dans une même génération, le passé peut faire l'objet de réinvestissements nostalgiques pour les uns, et de dénis vitaux pour les autres. L'héritage des savoirs, des expériences, n'est jamais un, ainsi que le rappelle Jacques Derrida : « un héritage ne se rassemble jamais, il n'est jamais un avec lui-même... Si la lisibilité d'un legs était donnée, naturelle, transparente, univoque, si elle n'appelait et ne défiait en même temps l'interprétation, on n'aurait jamais à en hériter »11. Aucun cadre ne viendra présupposer le commun d'un héritage, ni la génération, ni le genre ; sa lisibilité ne cessera d'être remise en jeu.  Mêmes les effets d'après-coup de l'histoire, de la faille de la première guerre mondiale, se diffractent de telle sorte qu'une transmission objectivante de l'expérience collective est rendue impossible : ils prennent dans la génération la plus jeune la forme d'une amertume face à l'inadéquation de la reconnaissance symbolique de la perte (comme lorsque Peggy commente la statue 319), alors que chez Eleanor, de la génération des aînés, ils suscitent un oubli nietzschéen, actif, le risque de la confiance (320) et une perception fine de ce que l'amertume en fait nourrit en sous-main une érotique morbide12.

  6. La texture moderniste polyphonique, de par son efficace anti-chorique, a partie liée avec la critique de l'héritage13 ; elle brouille ainsi la distinction que fait Walter Benjamin entre le récit du conteur qui trouve à inscrire la transmission d'une sagesse dans la procession de l'histoire naturelle et culturelle, et le roman qui serait, lui, limité à l'exploration de la finitude de l'homme, ainsi qu'en témoignerait la relecture de l'expérience dans les dernières pages de L'Education sentimentale14. Le chapitre « present-day », pour lui, diffracte la transmission de l'expérience en une multitude de moments qui sont autant de scènes de lecture-écriture, à travers lesquelles sont interrogées les formes culturelles de la transmission, tout en même temps qu'y est déposé l'héritage de l'expérience. Mais cet héritage est moins reçu par la génération la plus jeune qu'il n'est ré-engendré par elle. North et Peggy en effet ne sont pas les dépositaires d'une archive familiale ; en tant qu'instances de point de vue, d'écriture, explorant les silences, les contradictions, de l'expérience qui leur est confiée, en écrivant le texte médié par leurs propres investissements, ils engendrent depuis un présent mobile, discontinu le texte de la transmission, de même qu'ils assurent l'engendrement textuel de « present day ». « Present day » est moins l'archive de l'expérience d'une génération antérieure que l'entrecroisement de remémorations adressées dont les instances de réécriture polyphoniques accueillent les effets à même le vif du présent.

La généalogie de l'histoire culturelle

  1. Si le roman met en crise le paradigme symbolique de la filiation, il n'en élabore pas moins une démarche, voire une méthode critique qui n'est pas sans évoquer le concept nietzschéen de généalogie. L'objet de cette méthode critique se trouve très souvent être les modes de transmission eux-mêmes tels qu'ils définissent certains traits de l'histoire culturelle. Il s'agit de déchiffrer, voire de diagnostiquer les forces mortifères ou créatrices qui opèrent dans le temps, non pas à travers les événements qui ponctueraient la marche de l'histoire mais dans ce qui, ainsi que le souligne Michel Foucault à propos de la généalogie nietzschéenne, « passe pour n'avoir pas d'histoire, les sentiments, l'amour, la conscience, les instincts »15. De ce fait, la généalogie qui « ne se repère sur aucun absolu »16 « s'oppose au déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies »17. C'est une généalogie de l'histoire culturelle que propose la poétique woolfienne, lorsqu'elle emblématise à travers un personnage, un langage corporel, un mode de relation à l'autre, un discours, qui en eux-mêmes cristallisent une relation au temps, un mode de transmission. Les personnages incarnent ainsi des formes du temps à travers lesquels, à l'instar du type nietzschéen, se définit leur mode d'être, leur forme de vie. En effet pour Virginia Woolf (dans son exploration de la sensibilité), de même que pour Nietzsche (dans son exploration de la volonté), la question de la valeur n'est pas séparée des modes d'être, des modes d'existence. A travers les différents personnages, s'articulent des corps, des affects, des discours, des relations à l'héritage, emblématiques de modes, voire de modèles de transmission hérités de l'histoire culturelle, dont le texte propose la généalogie.

  2. Sa portée critique provient de ce qu'elle met ainsi à l'index ce qui fera entrave ou impasse dans la transmission, que ce soit par évidement, par saturation, par régression ou répétition stérile. Le médium formel en est l'unité de la vignette narrative, mettant en scène un type emblématique dont un point de vue critique perçoit le pouvoir mortifère. Cela peut être cette vignette où s'esquisse en quelques traits le portrait du jeune poète égotiste, « bound on the wheel of [his egotism] with tight iron hoops » (343). La raideur mécanique et agressive du moi du jeune poète (« I, I, I »), le déni de toute instance du « you », bloque le temps dans un verrouillage solipsiste qui ne peut que reconduire sa logique stérile. Le point de vue de Peggy s'en fait l'écho critique dans la butée d'une répétition « cold as steel, hard as steel, bald as steel » (343). Le solipsisme figure une forme de vie dont, en une image saisissante, « a vacuum-cleaner sucking » (342), le texte souligne l'effet de vide, de creusement du temps.

  3. Ce qui vaut ici au niveau du type individuel est dans d'autres vignettes transféré au niveau collectif. Ainsi la représentation de la cellule familiale, analogon de « human society » est sous-tendue par la figuration d'un temps cette fois-ci engorgé. Elle est médiée par un réseau d'images faisant des corps individuels (ceux de Milly, et de Hugh, et par traits isomorphiques, la cellule familiale, et l'entité « human society ») une unité organique amorphe « wallowing in the primeval swamp, prolific, profuse, half-conscious » (356), force archaïque d'incorporation : « the long white tentacle that amorphous bodies leave floating so that they can catch their food, would suck her in » (358). Le legs victorien, emblématisé ici par le conformisme familial et social du couple de Milly et Hugh, n'est pas sans rappeler les pages évoquant l'esprit de l'âge victorien dans Orlando et Between the Acts. La critique se voit ici ombrée par une force de hantise, lorsque dans des formes de vie de la génération précédente elle décèle « the immense vacancy of that primeval maw » (359), à savoir ces forces terrifiantes qui dans le temps peuvent œuvrer à l'incréé, l'inengendré, à rendre impossible le pas encore. Les tropes prennent en charge cette représentation d'un temps comme force d'effacement : « a steam roller that smooths, obliterates; rounds into identity; rolls into balls » (359). Cette lecture d'un temps livré à des forces saturniennes est suivie de la question de North : « How then can we be civilized? » (359).

  4. A travers le personnage de Patrick, s'emblématisent à la fois l'héritage d'une lecture de l'histoire et un rapport au temps dont le pouvoir d'entrave tient à son tour régressif. Celui qui autrefois fut « the wild rebel » est devenu figure de l'Establishment (378). Sa lecture de l'histoire va à rebours du temps, aspire à un âge d'or mythique attaché à une mère-patrie, l'Angleterre, et au temps de l'Empire dont les servitudes paraissent préférables à quelque effet qui puisse être escompté des politiques d'émancipation. Cette glorification antiquaire d'un passé dont est célébrée l'inaltérabilité (« “But you won't find many changes in our part of the world, North” said Hugh. He spoke with pride » 357) trouve sa légitimation dans le motif généalogique : « I come from a family that has served its king and country for three hundred – […] » et plus tard « We've been three hundred years in the country » (381). La légende d'une identité qui se confond avec la continuité généalogique alimente la lecture mythologique de l'histoire qui « voudrait conserver pour ceux qui viendront après les conditions sous lesquelles on est nés »18 et fait de celui qui s'en fait le champion ce que Nietzsche appellerait un « fossoyeur » des ressources créatrices du présent. La paralysie du temps n'entrave pas seulement le contenu du discours, mais tout autant le rythme stérile qui affecte un corps, semblable à celui de « an old broken-winded horse » (381) et une disposition mentale, « that of a mind which could no longer stretch beyond its beat » (382), à savoir une forme de vie.

  5. Ce peut être tout autant un mode de transmission de la culture, en l'occurrence la culture grecque, qui est saisi à travers le type de l'érudit en la personne d'Edward, dont l'évocation rappelle les motifs de minéralisation qui déjà dans Jacob's Room étaient associés au signifiant-maître du savoir : « What could happen if Sophocles one of these days were edited? What would they do, then, these eaten out hollow-shelled old men? » (385). Ce qui dans la poétique woolfienne s'apparente à la généalogie nietzschéenne, c'est cette façon de diagnostiquer dans les traits du corps, dans ses états de fixité ou d'énergie qui accompagnent un discours, et dans les traits de celui-ci une force mortifère ou un potentiel de création. Une certaine clinique des affects et des discours. Ainsi de l'érudit : ses traits (« his face being carved and graved by a multitude of fine instruments » 385), sa pose sociale (« fixed attitude... of the headmaster » 387), son utilisation du langage comme intentionnalité univoque (« he does say what he does not mean » 387), y compris cette rhétorique paradoxale qui consiste chez lui à ne pas finir ses phrases pour les rendre d'autant plus définitives, tout performe une relation au temps figée dans une stase, ainsi que l'observe la voix de North : « there was something sealed up, stated about him; Poetry and the past, was it? » (386). La concaténation des termes « poetry and the past » fait de lui un philistin de la culture, qui place le legs de la culture dans une châsse pour que son culte l'y endorme. Préservée de « present day » perçu comme « muddle and jumble », « poetry and the past » est une forme apollinienne transmise pour être fétichisée : « Why is it all locked up, refrigerated? Because he's a priest, a mystery monger, he thought, feeling his coldness; this guardian of beautiful words » (388). Comme le donne à entendre l'ironie du dernier syntagme, la commémoration privée de cette culture interdit tout héritage d'une puissance créatrice.

  6. Pourtant cette paralysie du temps qui bloque la transmission peut prendre d'autres formes que le verrouillage du solipsisme, la légende mythologique régressive et le scellement pétrifié de la culture dans le présent. Il affecte tout autant ce qui au premier abord pourrait sembler opposé à ces formes, à savoir la conscience critique moderne telle qu'elle nous est dépeinte à travers le personnage de Peggy. Cette jeune femme, figure d'une geste d'émancipation récente, dont Three Guineas fait l'archéologie, en ce qu'elle a accès à la sphère publique des professions, se voit dotée d'un statut paradoxal dans l'exploration du temps que le roman propose. Elle est traversée d'inhibitions qui la font trébucher sur une division symptomatique : elle figure l'esprit d'un âge pour lequel penser est à la fois un tourment et une obligation morale, le présent un legs de scènes de désespoir social occultées (« other worlds, indifferent to this world, of people toiling, grinding, in the heart of darkness, in the depths of night » 368), ou de signes préfigurant un désastre à venir : « On every placard at every street corner was Death; or worse – tyranny; brutality; torture; the fall of civilisation; the end of freedom » (369). Le chapitre lui prête le statut ambivalent d'un remède qui pourtant fait symptôme dans le « present day » : ses capacités analytiques l'aliènent de ses contemporains et de sa propre expérience, et sa syntaxe paratactique prend une dimension clinique éprouvante. L'Eros et les ressources créatrices pourraient s'y consumer. Mais au fur et à mesure que s'engage le chapitre, il apparaît que cette conscience critique n'interdit pas le frayage d'une aspiration, d'un désir insistant. En Peggy, se figure un présent réactif créatif plutôt que voué à cette force morbide et à cette lucidité meurtrière dont Nietzsche fait les traits de « l'existence ironique »19.

  7. Ainsi les différentes générations ne sont-elles pas à resituer sur l'axe de la filiation mais sont autant de foyers temporels dont le roman ausculte les forces inhibantes et les ressources créatrices, attentif aux frayages qui peuvent opérer des déplacements d'énergies et des ressorts plastiques. Chaque foyer temporel est ainsi « une provenance », et, comme le souligne Michel Foucault, la provenance « n'est pas une catégorie de la ressemblance ». Elle n'élabore

rien qui ressemblerait à l'évolution d'une espèce, au destin d'un peuple. Suivre la filière complexe de la provenance c'est au contraire maintenir ce qui s'est passé dans la distribution de ce qui lui est propre : c'est repérer les accidents, les infimes déviations – ou au contraire les retournements complets, les erreurs, les fautes d'appréciation, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous.20

De nombreux codes de transmission sont ainsi auscultés à travers les empreintes qu'ils laissent dans les corps, les affects et les discours comme autant de déviations, de retournements, de distorsions. Que ce soit le mode de transmission de l'ethos de classe qui façonne le corps et la diction autoritaire de Kitty Lasswade (« the wife of one of our governors », souligne ironiquement North par le biais de l'adjectif de l'appartenance « our »), ou l'arasement à la fois normatif et élitiste du « jeune homme » qui est le legs de l'éducation (« that's Oxford, that's Harrow, he continued, recognizing the tricks of speech they were taught at school » 384) et dont North interroge la valeur : « But was that a good education? » « What did their “education” amount to? » (384). Ironiquement une fois de plus North se sert des lettres de l'alphabet pour retourner à la transmission par l'éducation son mécompte politique, en évoquant l'alphabet des professions qui en sont exclues (384). Pour autant l'appel à l'adhésion par le discours de propagande ne sera pas plus validé : la poétique généalogique de Woolf en souligne tous les effets de distorsion : l'emphase du geste et de la voix (« oddly detached from the little figure and tremendously magnified by the loudspeaker, […] booming and bawling round the hall: « Justice! Liberty! » 384), l'adresse identificatoire à laquelle les corps se prêtent pour se fondre en une masse, l'artifice du discours qui consacre « a gap, a dislocation, between the world and reality » (384). Le texte fait écho à la généalogie de Nietzsche lorsqu'il impute l'erreur dans ce mode de transmission à une dissociation « mécanique »21 entre intériorité et extériorité : « if they want to reform the world... why not begin there... with themselves? » (385). Le discours de propagande ne produit que des effets de communautés organiques, qu'une autre modalité de l'informe : « marching in step after leaders, in herds, groups, societies, caparisoned » (389). Ainsi que le formule Michel Foucault, la généalogie ne permet pas de constituer un héritage qui fonderait, « elle inquiète »22.

  1. La généalogie des codes de transmission se poursuit, on ne s'en étonnera pas, jusque dans les dernières pages du roman et déconstruit ainsi tout effet de clôture. Le rite social du discours de remerciement, dont est attendu un effet de norme (« a fillip, a finish » comme le dit Kitty) est ironiquement déplacé par des diffèrements et des questions qui en interrogent les ressorts rhétoriques (« who to? », « what for? »). Différents modèles d'exemplarité sont un temps sollicités, celui de la gratitude, du conseil, mais le jeu réflexif renvoie la « péroraison » finale à la seule modalité de l'irréel du passé (« I was going to have thanked » 405) de telle sorte que le présent ne s'en fera pas l'hôte. S'y exprime le seul vœu, bienveillant mais quelque peu grandiloquent, que la race humaine sorte un jour de l'enfance (405). Or l'enfance vient frapper à la porte dans un dernier rite dont la valeur reste indécidable. L'hôtesse a invité les enfants du concierge à monter du sous-sol et partager le repas, et on leur demande de chanter un air. En tant que vision de l'enfance de « l'aujourd'hui » la page est traversée de dissonances : les divisions sociales, les attitudes philanthropes, la réception dissonante de leur chant, tout contribue à réveiller les échos d'un intertexte victorien. Le texte prête aux enfants un langage idiosyncrasique, fait de sons déformés qu'ils crient plus qu'ils ne les chantent avant de s'arrêter tout soudain au beau milieu d'un vers. Le roman se termine donc sur une scène de transmission déconcertante : l'enfance de « present day » y prend des traits indéchiffrables. Grossiers, faits de mots méconnaissables, taillés dans une matière sonore et rythmique. Une force pré-morphique, un chiffre obtus, qui évoque le concept d'infantia dont Jean-François Lyotard évoque le pouvoir de hantise : « infantia, ce qui ne parle pas. Une infantia qui n'est pas un âge de la vie et qui ne passe pas. Qui hante le discours »23.

Se remémorer, écrire

  1. Pourtant, dans un de ces déplacements qui caractérisent la poétique woolfienne, il y a une scène sur laquelle se rassemble l'enjeu de la transmission de l'expérience dans ce chapitre, et dont j'ai suggéré au début de ce travail combien les conditions en étaient précaires. C'est cette scène intersubjective, qui s'écrit alors à la croisée de deux voix, de deux désirs, entremêlant une écoute qui autorise un dire, et par laquelle se remémorent des éclats d'expérience passée. Le présent de la remémoration s'arc-boute contre l'oubli, accueille les affects remémorés et tout autant les réécrit. C'est un présent plastique et vif où se déposent, à travers l'énonciation remémorante, des strates temporelles, où le présent se nourrit de ses sédimentations qui ne l'engorgent pas mais en assurent le cours métonymique discontinu. « He remembered » (397), dit souvent le texte, sans complément. Cette stratification du temps qui se dépose dans le présent est particulièrement frappante dans le mode de remémoration par lequel l'expérience commune entre North et Sara se transmet : chacun cite des bribes des lettres qu'il reçut de l'autre si bien que la remémoration entremêle les traces mnésiques (lesquelles reprennent en écho des fragments textuels des chapitres précédents), l'écrit des lettres, et le dire de la remémoration au présent dans une même coulée. Tout le texte s'écrit comme matière mémorielle qui fait l'entrelacs des subjectivités et s'avive à « l'aujourd'hui » ; la remémoration à la fois ramasse « la temporalité immaîtrisée, démembrée »24 et œuvre contre la répétition.

  2. Qu'est-ce qui fait l'urgence textuelle de cette scène ? Quels en sont les traits, les enjeux ? Elle est en tout premier accueil à la singularité inaliénable de l'autre, signée par un geste (« she curled up her foot under her » 296), une habitude, une maladresse, que les retrouvailles avivent, comme si l'actuel à la fois se détachait contre le spectral de la distance, de l'absence et réveillait une persistance de la singularité qui traverse les temps et étonne le présent. Cette remémoration de l'expérience n'est pas tant « une » relation au temps qu'elle ne cesse de se moduler de diverses façons, parfois contradictoires. Elle peut prendre la mesure de l'accompli, et de la perte de (ce) qui n'est plus (« he had hung up his cap on the bust of their grandfather – that had vanished » 297, « he had said good bye to his mother, he had never seen her again » 297), mais peut tout aussi bien accueillir des traces mnésiques si vives qu'elles s'hallucinent au présent, dans un présent réminiscent qui, les réécrivant, en vit la trace à la fois persistante et éphémère puisque liée à la réécriture : « he could see her now dropping lumps of sugar into his tea »25 (297). La transmission de l'expérience par la remémoration, laquelle se confond avec l'écriture, oscille alors entre une confrontation à la perte et une survivance quasi hallucinée du passé. Il arrive aussi que dans la remémoration du passé se réveille une potentialité, comme lorsque Eleanor découvre qu'elle aurait pu aimer Renny (318) : un des traits singuliers de la poétique woolfienne est de se mettre à l'écoute de cette potentialité, non pas pour la replier sur un irréel du passé, mais pour en recueillir la latence, ce qu'elle recelait d'un désir qui insiste jusqu'au présent. Le présent de la remémoration peut ainsi recueillir du sein du passé la trace d'un pas encore, la promesse d'un temps. Ou bien encore le présent ne peut s'ouvrir à son devenir que par ce que Nietzsche appelle un oubli actif du passé et de ses puissances mortifères dans le cas d'Eléanor, ou dans le cas de Peggy, par une lutte obstinée contre ces traces pré-écrites qui pourraient avoir raison de l'intimation du possible, figurées comme autant de « grooves [that are unpleasant to shake] before the chill of death has set in, like bending frozen boots »  (336).

  3. Or dans le geste de la transmission même, le texte souligne très souvent la force créatrice du présent de son écriture, comme si cette écriture était l'avoir lieu d'un frayage subjectif qui fait la matière créatrice du présent réminiscent. De plus, ce n'est pas le souvenir qui est rendu mais le pouvoir qu'a la remémoration/écriture de le faire re/vivre, d'en halluciner la trace spectrale, « remembering old days, old dogs, old memories that slowly shaped themselves, as he warmed, into little figures of country house life » (334). C'est moins l'expérience passée qui est transmise que le pouvoir de re-création de la remémoration qui se transmet à celui qui écoute, lequel accueille cette puissance imaginarisante depuis laquelle à son tour il capte quelques traits d'une vie singulière : « she looked once more at the snapshots of the men in gaiters » (335). La scène de remémoration n'est pas la transmission d'un contenu, d'un savoir ou d'une expérience objectifiée, mais une scène de co-écriture, de co-création qui du présent fait une trace vive. La remémoration est une avec le frayage du dire, cette trace d'énonciation précaire qui se répercute par ricochets entre celui qui parle et celui qui, écoutant, est la voix par laquelle la ré-écriture se prolonge.

  4. Le chapitre ne cessera de mettre en variation cette scène intersubjective de la remémoration, et de la doubler d'une interrogation esthétique sur ses formes. La scène de la transmission est ainsi redéfinie comme un ars poetica. Transmettre son expérience de vie est tout aussitôt mise au soupçon du qui ? quoi ? comment ? et des formes qui articulent ces trois termes, ainsi que le formule Eleanor : « My life, she said to herself […] And I haven't got one, she thought. Oughtn't a life to be something you could handle and produce? – a life of seventy-odd years? » (348). L'aporie d'une telle objectivation se perlabore toutefois en frayage d'un autre régime d'écriture qui se rassemble sur la pointe du moment (« But I have only the present moment, she thought. Here she was alive, now, listening to the fox-trot. Then she looked around » 348), entremêle la réécriture du passé à celle du présent, et fait de l'autre, l'interlocuteur, le dépositaire d'un écrire en devenir. Plus tard, à un moment où elle se remémore avec Nicholas quelques souvenirs communs, Eleanor s'interroge : « If I can't describe my own life, how can I describe him? For what he was she did not know; only that it gave her pleasure when he came in » (350). Le désir de la transmission, lié à la remémoration, est ici exprimé comme désir d'une forme esthétique, d'un art du portrait plutôt que du récit. Le geste de transmission ne se fonde pas ; il prend la forme d'une obligation poétique solitaire qui n'a pas de valeur prescriptive mais relève plutôt d'une adresse intime : « how can I describe him? ». A ce désir d'une forme poétique que porte la voix d'Eleanor, le texte répondra une fois de plus non pas par l'imitation de modèles hérités mais par une mise en variation de ses possibles, entrelaçant à la scène de la transmission la multiplicité de ses devenirs poétiques : tantôt l'intuition d'une forme fuguée immanente mais dont l'instance créatrice demeure énigmatique (« if so, is there a pattern; a theme, recurring, like music; half remembered, half foreseen?… a gigantic pattern, momentarily perceptible? 351), tantôt dans le legs d'une idée dont le destinataire trouverait la forme : « she wanted him[...] to take her thought and carry it out into the open unbroken; to make it whole, beautiful, entire » (351), tantôt en demeurant au seuil d'un impossible : « But no she thought, I can't find words; I can't tell anybody » (348). Le chapitre ne cesse de mettre à l'épreuve le geste même de la transmission, ses conditions, ses formes.

  5. Dans une autre variante, c'est davantage une position de témoignage, elle-même ressaisie dans un geste esthétique, qui s'esquisse par le biais de la scène de transmission : ainsi Maggie est-elle rendue témoin de la conversation entre Renny et North sur l'expérience de ce dernier en Afrique. Le contenu de l'échange ne nous est pas donné, mais ce qui est rendu par le biais du regard de Maggie qui cadre la scène (« she gave her chair a little push so that she got the two heads in relation side by side », 330) c'est l'effet de l'échange sur les traits du visage de chacun, comme un bougé de leurs traits. Maggie est moins témoin qu'elle ne participe à cette scène visuelle dont le texte suscite tout le potentiel plastique quelque peu trouble26. Par ce regard plastique qui lui est prêté, Maggie est à la fois le dépositaire de ce moment de transmission entre deux vies et instance de son écriture. La perception du visage de l'autre n'interpelle pas à une responsabilité éthique depuis sa vulnérabilité comme le suggère Judith Butler après Lévinas27, mais est liée à la perception aiguë d'une puissance créatrice au sein d'une scène d'échange en tant que moment auto-poïétique.

  6. Mais il arrive parfois encore que ce soit au destinataire qu'incombe d'une certaine façon toute la charge de la transmission d'une vie, d'un nom. Comme si c'était à lui qu'était dévolue cette responsabilité de veiller sur le nom de l'unique. C'est ainsi qu'est figuré le lien entre Sara, et Nicholas, l'ami, ou North, le plus jeune. En Sara, se figure une vie/écriture selon un cours métonymique angoissé et sans butée (« Am I a weed, carried this way, that way, on a tide that comes twice a day without a meaning? » 323) qui ne trouve ses points de capiton, ses ancrages dans une langue partageable que par le biais du destinataire : c'est à lui qu'incombe la charge de donner aux signifiants flottants la forme d'une phrase (« the actual words floated together and formed a sentence in his mind » 325), de rassembler une identité éparse dans l'unité d'une vie singulière, d'un nom. Il arrive qu'un nom n'amarre pas celui qui le porte et doive être confié à celui qui peut s'en faire le destinataire, le dépositaire. Le nom n'est pas alors l'enjeu d'une transmission généalogique mais est confié, déposé en l'autre, Nicholas, North, dans un geste qui relève du transfert comme relation d'amour. Confiance précaire et précieuse, s'il en est, où ars poetica, Eros et éthique se trouvent conjoints.

En appeler à l'intempestif

  1. Le geste de transmission, on le voit, a valeur moins d'institution d'une continuité que de véritable mise en crise des temps. L'enjeu poétique qui l'anime dans ce chapitre le fait se tourner tout autant vers l'à-venir que vers le passé et ainsi interroger la prégnance de l'aujourd'hui. Mais cette potentialité ne prend pas la forme d'un programme, d'un projet à visée téléologique dont le présent serait gros; elle relève davantage de ce ressort, cette ouverture que Nietzsche appelle l'intempestif, l'inactuel lorsqu'il écrit de l'influence inactuelle d'une pensée qu'elle agit « contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d'un temps à venir »28. Ce sont les façons dont sont figurées les modalités d'une poétique de l'intempestif que je voudrais interroger désormais. Le texte en effet nous donne à lire des modulations, par où se figure le potentiel, la puissance de l'à-venir, l'incréé du pas encore comme ressorts du contretemps.

  2. Pareils en cela aux « petits événements silencieux, qui sont comme la formation de nouveaux mondes »29 dont parle Deleuze à propos de Nietzsche, il peut s'agir d'un signe aussi ténu que la persistance d'un rêve chez Eleanor lors d'un de ses moments d'absence au cours de la soirée. Peut-être moins les images du rêve lui-même (« filled with the golden light of lolling candles » 362) qu'une empreinte d'affect qui perdure, et dont le vague ne cesse de solliciter l'expression. Cette empreinte affective, aussi ténue soit-elle, se voit dotée d'une insistance matricielle, d'une puissance créatrice qui alimente le cours métonymique du texte. Ressort de vie comme désir pur, sans objet, cette trace liée à l'archaïque du rêve, fait énigme pour les autres (« “what does she mean by 'happiness', by 'freedom'” Peggy asked herself » 367), excède le savoir qui viendrait en interroger le sens, (« nothing was fixed, nothing was known » 363), trouve son écho dans l'étonnement qui fait dire à Eleanor de la vie « that it [might be a perpetual – what shall I call it? – miracle? » (364), et réveille, on l'a vu, un potentiel dans le passé (« if I'd known Renny when I was young... » 36730). Empreinte ouverte à l'indéterminé et résistant à l'interprétation, elle alimente une poétique du seuil (« we know nothing, even about ourselves. We're only just beginning, she thought, to understand, here and there » 406), ou de la cristallisation du moment comme intensité extatique (« she felt that she wanted to enclose the present moment; to make it stay; to fill it fuller and fuller, with the past, the present and the future, until it shone, whole, bright, deep with understanding » 406). L'intempestif que l'aujourd'hui engendre est lié à la puissance subversive d'un désir pur, aux ressources puisées à un Eros archaïque.

  3. Une autre de ces modulations quasi-imperceptibles, ressort créatif de l'intempestif, est liée à cette énergie qui libère Peggy du tourment de sa conscience réflexive. Il s'agit d'un moment où elle partage un rire contagieux qui court entre les invités alors qu'ils rient d'une chimère comique qui est sortie d'un jeu qui emprunte aux « cadavres exquis » :

Her laughter had had some strange effect on her. It had relaxed her, enlarged her. She felt, or rather, she saw, not a place but a state of being, in which there was real laughter, real happiness, and this fractured world was whole; whole, and free. But how could she say it? (370)

  1. Si ce qui permet le rire comme le suggère Lacan31, est une dépense qui libère des captations imaginaires du moi, le rire et la vision qu'il suscite dans son sillage et en écho aux affects d'Eleanor, transmuent la brûlure de la conscience critique en ressource créatrice. Ce qui fait impasse dans le présent n'est pas dénié, mais l'énergie du rire y fraye une autre voie, suture la division et s'exprime en termes d'expansion et d'intuition d'une unité inclusive plutôt que close. Ce rire ne parvient peut-être pas à habiter le discours de Peggy qui garde son tranchant, mais la vision insiste comme une puissance d'appel : « There was the vision still but she had not grasped it. […] Yet it hung before her, the thing she had not seen, the thing she had not said » (371). Elle circule encore en sous-main dans le cours métonymique du texte pour se déployer dans l'écriture d'une scène sensorielle :

her eyes half shut: it seemed to her that she was on a terrace, in the evening; an owl went up and down; up and down; its white wing showed on the dark of the hedge; and she heard country people singing and the rattle of wheels on the road. (372)

  1. L'écriture suscite un battement sensoriel et rythmique où se réinvente l'ouvert, un mode d'être qui trempe à cette forme de vie immanente qui caractérise l'écriture du sensible chez Virginia Woolf. Comme si dans l'éprouvé par l'écriture de ce pur devenir, le temps s'appréhendait comme ressource inchoative inépuisable. Cette ouverture du temps est également figurée dans le geste d'adresse lui-même, d'autant plus quand celui-ci s'inscrit sous le sceau du désir et non de l'actuel : « There was something she wanted to ask her, something she wanted to add to her outburst » (372). Le présent n'est ainsi en rien égal à lui-même, il ne cesse de se déchirer, de se suspendre à cet espacement même. Pour autant, cette ouverture à la latence ne peut se faire que par éclairs, ne peut que trembler un instant sur le seuil du possible, ne s'éprouve qu'à être reconquise pour réinventer les formes qui peuvent la recéler :

Directly something got together, it broke. She had a feeling of desolation. And then you have to pick up the pieces and make something new, something different she thought. (373)

  1. Autre modulation encore, celle qui est figurée à travers l'identité de North ; elle prend la forme d'une alliance contradictoire entre ce qu'il appelle les « emblèmes de son identité » et un désir d'impersonnalité, d'anonymat qui prend la forme d'une dissolution du moi. Rappelons d’abord que North est figure à travers la voix de laquelle un passé inactualisé dans la culture érudite pourrait être détourné de l'appropriation fétichisante, et rendu à une promesse du temps. Il pressent, mieux que l’érudit, ce que peut recéler de potentialité subversive et créatrice la libido sciendi (désir de lire, de connaître « the old masters ») lorsqu’elle se manifeste également chez un baron de l'industrie autodidacte, ou chez le fils du portier. Puis en écho à cet espacement dans le présent qu’ouvre chez sa sœur l’intimation de l’à-venir, l’intempestif prend à travers lui la forme d’une dissolution du moi qui s’écrit et se performe par le biais d’une rêverie : « he would detach himself, generalize himself, imagine that he was lying in a great space on a blue plain with hills on the rim of the horizon » (403). La rêverie/écriture dissout les frontières entre les ordres d’expérience, entre l’actuel et l’inactuel, fait de « vivre » une forme poétique d’expérience asubjectivante, puise dans le temps à une ressource créatrice virtuelle. Par échos, les effets de cette rêverie semblent se prolonger dans un rire qui apporte « un élément singulier de trouble » dans les illusions culturelles :

She laughed, throwing her head back as if she were possessed by some genial spirit outside herself that made her bend and rise, as a tree, North thought, is tossed and bent by the wind. No idols, no idols, no idols, her laughter seemed to chime as if the tree were hung with innumerable bells, and he laughed too. (404)

  1. D’autres échos perdurent encore un peu plus tard lorsqu’il tourne son désir (où se confondent un désir pour la création, l’art et un désir de création) et demande à l’érudit d’articuler le lien entre l’art antique et le présent :

“Tell me this,” he repeated, giving another little jerk. “you’re a scholar. About the classics now. Aeschylus. Sophocles. Pindar.”

Edward bent towards him. “And the chorus,” North jerked on again. She leant towards them. “The chorus –” North repeated. “My dear boy” she heard Edward say as he smiled benignly down at him “don’t ask me. I was never a great hand at that”. (406)

  1. Si l’érudit manque à articuler quelque chose de ce lien et à y pressentir la dimension de l’intempestif, pourtant North lui l’aura fait plus tôt par l’écoute qu’il prête au legs des langues anciennes. Elles sont d’abord introduites comme un héritage culturel matérialisé par la présence d’un petit livre de poésie latine sur les étagères, et transmis par l’éducation. Mais la lecture qu’en fait North, dans le contexte où le présent prend les traits d’une désillusion amère, déplace les valeurs sociales qui pourraient être rattachées à cet héritage pour les placer sous le seul sceau de l’art. Sa lecture n’est pas appropriation d’un sens mais en elle-même un ars poetica : elle est écoute de la beauté des mots, de leur forme immanente, suspension de la police du sens : « there the words lay, beautiful, yet meaningless, yet composed in a pattern – nox est perpetua una dormienda […]. There the words floated » (374). Ce n’est pas que quelque chose est transmis, ni un bien culturel où se légitimerait le présent, ni une sagesse exemplaire qu’il puiserait dans les vers de Catulle et à laquelle il s’identifierait, ni un mystère privé réservé au seul érudit, mais l’écoute se fait rencontre et avènement d’une puissance créatrice, d’une latence poétique vivace.

  2. Ces figures de la dimension de l’intempestif rassemblent des traits de la poétique woolfienne : une empreinte sensorielle issue du rêve comme réserve séminale de l’indétermination, un rire léger qui est comme une forme de contre-mémoire, l’impersonnalité comme extension créative d’un devenir/écrire, le ressort poétique inépuisable d’une langue dite morte. Ils mettent en abyme de « petits événements » qui, aussi ténus soient-ils, sont « déjà une ré-interprétation du monde »32. Mais tissés à même la vie, disparates, ils ne viennent servir aucune fin idéale : bien au contraire, ils se voient même dans les toutes dernières pages confrontés à l’énigme d’un chant de l’enfance qui défie le jugement esthétique. Comme si, tout à la fois, l’intempestif ne pouvait procéder que d’une poétique, mais comme si également dans le même geste « l’art représen[tait] l’absence ou l’impossibilité d’une dernière instance »33. S’y lègue une inquiétude féconde.

Œuvres citées

Benjamin, Walter. « Le conteur ». Œuvres III. Paris : Gallimard, coll. Folio essais, 2000.

Deleuze, Gilles. Nietzsche et la philosophie. Paris : Presses universitaires de France, 1962.

Deleuze, Gilles. « L’éclat de rire de Nietzsche » [1967] in L’Île déserte et autres textes (textes et entretiens 1953-1974). Dir. David Lapoujade. Paris : Minuit, 2002.

Derrida, Jacques. Spectres de Marx. Paris : Galilée, 1993.

Foucault, Michel. « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), in Dits et écrits. Dir. Daniel Defert et François Ewald. Paris : Gallimard, 1994.

Lacan, Jacques. Séminaire V, Les Formations de l'inconscient. Paris : Seuil, 1998.

Lyotard, Jean-François. Lectures d'enfance. Paris : Galilée, 1991.

Lyotard, Jean-François. « Réécrire la modernité » in L'inhumain, Causeries sur le temps. Paris : Galilée, 1988.

Nietzsche, Friedrich. Considérations inactuelles, II. Paris : Gallimard, 1990.

Woolf, Virginia. The Years. 1937. Oxford : Oxford World's Classics, 2009.

Woolf, Virginia. « On not Knowing Greek » in The Common Reader. 1925. Ed. Andrew McNeillie. Londres : Harvest Edition, 1984.

 

1 V. Woolf, The Years, 1937, Oxford World's Classics, 2009, 407. La genèse du roman, particulièrement longue comparativement aux autres œuvres de V. Woolf, porte elle-même trace de cette question de la transmission et de ses enjeux formels. Issu d'une conférence initiale, puis conçu comme forme hybride « the essay-novel » pour lequel V. Woolf avait collecté des archives culturelles, le roman sera finalement repensé en ses logiques formelles internes. Il est loisible de penser que le moment où V. Woolf décida de « leave out the interchapters » et « compact them in the text » (2 février 1933, The Diary of Virginia Woolf, vol. 4) soit lié à la prévalence des enjeux réflexifs et poétiques de la question de la transmission que le texte du roman prenait en charge (je souligne).

2  V. Woolf, « On not Knowing Greek » in The Common Reader, ed. Andrew McNeillie, Harvest Edition, 1984.

3  Ibid. 33.

4  Ibid.

5  Ibid. 34.

6 W. Benjamin, « Le conteur », Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000.

7 Je reprends là par ce terme de « scènes » l'unité matricielle de la création chez Virginia Woolf qui décrivait l'antichambre de l'écriture comme « making up scenes ». Je voudrais déployer dans cette étude les différents plans sur lesquelles cette unité matricielle opère.

8 W. Benjamin, « Le conteur » in Œuvres III, 130.

9  Ce paradigme sera repris mais sur un mode minoré dans Between the Acts; la différence entre les deux romans, ne fait que souligner la place unique qu'occupe The Years dans l'œuvre de Virginia Woolf.

10 On pensera en particulier aux pages qui lui sont liées dans le texte d'Orlando.

11 J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, 40.

12 Ce choix d'objet morbide est ainsi exprimé : « She finds fault with him because he was not the one to be killed; but that's wrong, Eleanor thought » 319.

13 Si Virginia Woolf a décidé de « compact the essay » dans le roman, c'est sans nul doute que l'écriture fictionnelle était à même de prendre en charge la dimension spéculative que le projet initial aurait rendue trop didactique.

14 W. Benjamin, « Le conteur » in Œuvres III, 121.

15 M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », (1971) in Dits et écrits, dir. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, 136-137.

16 Ibid., 147.

17 Ibid., 137.

18 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, II, Paris, Gallimard, 1990, 3.

19 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, 142. Notons cette phrase de Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1962 : « la critique n'est pas une ré-action du re-sentiment, mais l'expression active d'un mode d'existence actif », 3.

20 op.cit., 141.

21 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, 165.

22 M. Foucault, op.cit., 142. Il précise : « cet héritage n'est point un acquis, un avoir qui s'accumule et se solidifie : plutôt un ensemble de failles, de fissures, de couches hétérogènes qui le rendent instable, et, de l'intérieur ou d'en dessous menacent le fragile héritier ».

23 J-F. Lyotard, Lectures d'enfance, Paris, Galilée, 1991, 7.

24 J.F. Lyotard, « Réécrire la modernité » in L'inhumain, Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, 36.

25 Je souligne « now » pour faire entendre la disjonction consonante des marqueurs temporels.

26 Les notations plastiques oscillent de fait entre réalisme et quelques touches fantasmagoriques, « the mottled light made their faces look greenish », « a lamp must be flaring in the street outside. Its light, flickering up and down, mixed with the electric light under the greenish cone of mottled paper » (330).

27  Je pense en particulier à l'ouvrage de Judith Butler intitulé Precarious Life.

28 F. Nietzsche, Considérations inactuelles II, 94.

29 G. Deleuze, « L’éclat de rire de Nietzsche » [1967], in L’Île déserte et autres textes (textes et entretiens 1953-1974), édition de David Lapoujade, Minuit, 2002, 178.

30 De même plus tard, c’est à North que sera confiée par Edward l’érudit, sans être dévoilée au lecteur, une potentialité qui traverse les temps et semble susciter dans le présent de son énonciation une promesse de temps qui dédouble le présent effectif:  « “No, if I’d had my way” – he paused and passed his hand over his forehead – “I should have been…” A burst of laughter drowned his words. She could not catch the end of the sentence. What had he said – what had he wished to be? She had lost his words » (406).

31 J. Lacan, Séminaire V, Les Formations de l'inconscient, Paris, Seuil, 1998, 130.

32  G. Deleuze, « L’éclat de rire de Nietzsche », 181.

33  Ibid, 180.