Marion Beaujard
Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
The Irish writer has returned over and over again to Irish history, seeing art as a battlefield on which to play out the conflicts contained within that history. (Cahalan, 1983, xi)
La transmission de l’histoire d’un pays se fait par différents canaux, des manuels scolaires aux discours politiques en passant par la littérature, le cinéma et les arts. Elle est souvent sujette à controverse, notamment lorsque l’histoire officielle est remise en question par des interprétations alternatives. Ces controverses sont particulièrement âpres en Irlande, où elles émergent et se nourrissent de circonstances historiques uniques. Depuis le milieu du vingtième siècle, la vision nationaliste de l’histoire irlandaise, envisagée comme une lutte de l’Irlande gaélique, catholique et rurale contre l’oppresseur britannique dans une succession cohérente d’événements ayant mené à l’indépendance, a été l’objet de critiques de la part de révisionnistes soucieux de nuancer ce discours et de le rendre moins exclusif.
La Première Guerre Mondiale et l’insurrection de Pâques 1916 sont au cœur de ces controverses. En 1914, un projet de loi sur l’autonomie de l’Irlande est accepté par le Parlement britannique, mais son application est suspendue pour la durée du conflit. Les unionistes irlandais envoient leurs hommes au front tandis que la faction nationaliste est divisée entre ceux qui refusent de servir dans l’armée britannique « ennemie » et ceux qui souhaitent protéger la liberté des petites nations comme la Belgique, certains que l’Irlande sera autonome à la fin du conflit. Cependant, la guerre donne l’occasion à un groupe de rebelles d’organiser une insurrection à Dublin en 1916 pour instaurer une république irlandaise indépendante. Mais leur infériorité numérique et le manque d’organisation les mènent à une défaite cuisante. Quinze chefs sont exécutés. Ce soulèvement remet en cause l’autonomie de l’Irlande mais contribue également à un changement dans l’opinion publique irlandaise, jusque-là minoritairement indépendantiste : il ouvre la voie à la guerre d’indépendance et à la partition de l’Irlande. Si dans de nombreux pays la Grande Guerre est considérée comme un événement historique majeur, en Irlande elle a longtemps été exclue de l’histoire nationale, comme le souligne l’historien Charles Townshend :
the memory of the war was for a long time marginalised. A kind of collective amnesia discarded it as a British experience, dwarfed by an event that was, in physical comparison with the titanic battles on the western and eastern fronts, tiny. (68)
Ce deuxième événement est l’insurrection de Pâques. Ainsi, tandis que cette dernière a été représentée comme un événement clé de l’histoire irlandaise (elle l’est d’ailleurs toujours) et a fait couler beaucoup d’encre tant chez les historiens que chez les écrivains2, ce n’est que récemment que le souvenir de la Grande Guerre a été réhabilité en Irlande, notamment par des historiens comme Keith Jeffery mais aussi par des auteurs comme Sebastian Barry. Dans un article sur A Long Long Way, Sylvie Mikowski emprunte à la terminologie de Ricœur pour qualifier l'insurrection de 1916 de « mémoire forcée » et l'opposer à l'« oubli forcé » dont a fait l'objet la Grande Guerre jusque très récemment, la première commémoration officielle de la Bataille de la Somme en République d'Irlande ayant eu lieu en 2006.
Les représentations très différentes de ces deux événements pourtant étroitement liés dans l’historiographie et la littérature irlandaises posent donc la question de la façon dont en est transmise la mémoire et dont s'en élabore l'histoire. Historiographie et fiction permettent toutes deux de représenter une réalité antérieure, comme le souligne Linda Hutcheon : « Historiography and fiction are seen as sharing the same act of refiguration, of reshaping of our experience of time through plot configurations; they are complementary activities » (100). Bien sûr, si toutes deux peuvent représenter l'histoire, la littérature s’autorise le droit de fictionnaliser et réécrire là où l’historien est censé s'en tenir aux faits, même si les controverses montrent à quel point l'historiographie est subjective et peut elle aussi être réécriture. Elles ne transmettent donc pas la même chose, et pas de la même façon, mais peuvent être complémentaires. Cette complémentarité est particulièrement intéressante dans le contexte de l’Irlande, où histoire et littérature sont souvent étroitement liées. Frank O’Connor définit la littérature irlandaise par ce qu’il appelle le backward look, un regard fixé sur le passé de l’île, et rappelle que les légendes et sagas ont longtemps été considérées comme dépositaires de l’histoire du pays. Il semble donc qu’en Irlande, encore plus qu’ailleurs, les auteurs aient un rôle à jouer dans la transmission de l’histoire du pays et que bon nombre d'entre eux profitent de cette liberté de réécriture pour prendre part au débat à travers leurs écrits, notamment en donnant une visibilité à des personnes ou des sujets traditionnellement exclus de l’histoire nationale. James M. Cahalan définit le roman historique irlandais comme « the novel in which the Irish writer returns to a major national crisis prior to his own experience in order to recreate the past and make sense of his own heritage » (Cahalan 1983, xii), et c’est le cas des romans qui nous intéressent ici, A Star Called Henry (1999) de Doyle et A Long Long Way (2005) de Barry. Tous deux présentent des représentations complémentaires du cadre historique évoqué plus haut : le premier décrit l’engagement d’un jeune Dublinois dans l’Insurrection de Pâques et le second met en scène un jeune soldat irlandais au front. Chacun représente aussi plus brièvement l’autre événement. Willie, le soldat de Barry, est en permission à Dublin lorsque l’insurrection éclate : il est envoyé avec ses camarades combattre les rebelles. Dans le roman de Doyle, la Grande Guerre est présente en arrière-plan comme contexte nécessaire à l’insurrection. Cette construction en miroir rend intéressante l'analyse parallèle de ces romans dont les auteurs considèrent que l’histoire officielle représentée et transmise par l’historiographie traditionnelle et les institutions est biaisée ou incomplète. Ils ont donc recours à la fiction du roman historique pour transmettre à leurs lecteurs une version alternative de l’histoire. Au cours d'un entretien le 21 novembre 2012, Doyle a évoqué le lien entre l'histoire officielle et sa propre démarche dans A Star Called Henry : « that was history for me when I was a kid […], and I was kind of, many years later, trying to poke fun at it for a start and also undermine it in a way, just to tell a different version of the same story ». Quant à Barry, le fait qu'il ait choisi de dédicacer son roman à l'historien révisionniste Roy Foster n'est bien sûr pas anodin.
Par ailleurs, tous deux sont des auteurs prolifiques largement reconnus par la critique et le public, tant en Irlande qu’à l’échelle internationale. Ils ont été primés et leurs œuvres sont traduites dans de nombreuses langues. Le public auquel sont destinés ces romans historiques n’est donc pas seulement composé d’Irlandais, mais également de Français, d’Italiens, d’Allemands, ce qui pose la question de la traduction. Or, la traduction est elle-même transmission, les deux mots étant d’ailleurs formés sur le même préfixe, tra-/trans-, qui évoque le passage, la traversée : « la traduction est un cas remarquable de la communication, c’est une méta-communication, une communication au second degré qui, d’une langue à l’autre, porte sur la communication au premier degré qu’elle prend pour objet » (Ladmiral 133). Ce qui est transmis est multiple : un message, un récit, un style, une culture. Mais tout ne pourra pas être transmis, et la déformation et la perte sont souvent présentées comme les corollaires inévitables de l’acte de traduire. Dans le cas des romans qui nous intéressent ici, on peut dès lors se demander comment et dans quelle mesure sont transmises les représentations de l’histoire irlandaise évoquées plus haut à travers la barrière linguistique et culturelle à destination du public francophone. On est confronté ici à une double transmission : Doyle et Barry transmettent leur version de l’histoire au public irlandais, mais aussi plus largement au public étranger par l’intermédiaire du traducteur. Cette transmission a donc deux sources, deux agents et deux moyens. Nous allons examiner quelles distorsions, quelles interprétations, quelles pertes subissent les faits historiques, d’abord dans la représentation que les auteurs en font, puis dans la manière dont elles sont transposées dans la traduction française, et éventuellement adaptées dans une certaine mesure pour un public francophone.
Comme nous l’avons évoqué, l’approche adoptée par les deux auteurs peut être (et a été) qualifiée de révisionniste. Examinons en détail la manière dont elle se déploie dans ces romans. Tout d’abord, Doyle et Barry donnent une visibilité à des groupes traditionnellement exclus de l’histoire nationale officielle.
A Star Called Henry met en scène un personnage qui, à plusieurs égards, n’a pas l’habitude d’apparaître dans le récit national. Henry est dublinois et originaire des taudis. Il est athée, anticlérical et ne parle pas un mot de gaélique, dont il ignore jusqu’à l’existence dans la première partie du roman. Il ne correspond donc en rien au mythe d’une Irlande gaélique, catholique et rurale. Dans l’imaginaire nationaliste, la ville, à plus forte raison Dublin, était souvent associée à une modernité source de perversion ainsi qu’au pouvoir colonial dont Dublin est le siège en Irlande, comme le rappelle Gerry Smyth :
Irish cultural nationalism during the nineteenth century […] embraced a typical pastoral myth, in which an idealised rural population of peasants and fisherfolk were represented as the true holders of the national flame. (59)
Le choix d'un contexte urbain et d'un personnage citadin n’est donc pas anodin et s’inscrit dans la perspective révisionniste de Doyle. En représentant les taudis, il redonne à cet espace géographique et social et à sa population leur place dans l’histoire irlandaise3.
Le roman de Barry fonctionne sur le même schéma. Comme Henry, Willie est dublinois, d'une famille catholique, mais son père est le commissaire-chef de la police de Dublin. Ce dernier travaille donc pour le pouvoir colonial, de même que Willie qui s’engage dans l’armée, et tous deux vouent une loyauté sans faille au souverain britannique dans la majeure partie du roman. Or, la Couronne, la police et l’armée britannique sont construites dans l’historiographie nationaliste comme les ennemis de l'Irlande catholique nationaliste luttant pour son indépendance. Barry choisit donc un personnage qui ne s’inscrit pas dans l’opposition traditionnelle entre catholiques nationalistes et protestants unionistes mais qui fait partie d'un groupe souvent considéré comme des traîtres à la nation irlandaise, ce qui explique que les Irlandais engagés dans la Grande Guerre aient été exclus de la mémoire collective.
Cette volonté qu'ont les auteurs de donner une voix à des groupes habituellement exclus de l’histoire nationale n’est pas la seule caractéristique de leur démarche révisionniste. Ils mettent également en question des éléments clés de l’histoire officielle, histoire qui tourne autour d’un certain nombre de héros et de martyrs systématiquement mythifiés, notamment les héros de 1916. Cette représentation est contestée par de nombreux révisionnistes, comme le souligne John Hutchinson, pour qui le travail de ces historiens « disrupted the republican conception of an apostolic succession of revolutionary leaders from Tone to Pearse » (102). Les deux auteurs rejettent eux aussi cette représentation4.
Dans A Star Called Henry, Doyle s’emploie à désacraliser leur image en soulignant leur humanité et leurs faiblesses. Il décrit Pearse, héros nationaliste par excellence, de façon peu amène : « Pearse […] was fat and his arms had no more muscle than his poetry » (124). Il insiste fréquemment sur leur mauvaise forme physique (« Clarke was there, as old and frail as Ireland; MacDiarmada, left lopsided by polio, was leaning on his stick; Plunkett had his neck wrapped in bandages and looked like death congealing » 93). Il joue sur la juxtaposition de descriptions relevant de la rhétorique nationaliste et d’éléments grossiers ou ridicules, par exemple au sujet de la célèbre photographie de l’arrestation de de Valera :
The famous photo. […] It became proof, part of the legend. There he is, the soldier, the father of the state. A foot taller than his guards. Serious and brave, undaunted and straight. I was there. He was wearing red socks and he smelt of shite. (138-9)
L’auteur insiste sur le fait que la plupart sont poètes, hommes de parole et non d’action, et les représente davantage comme de grands enfants qui gênent les combats que comme des leaders qui galvanisent les rebelles par leur courage et leur éloquence. Par ailleurs, il en fait des inconscients suicidaires ne se souciant pas le moins du monde des jeunes gens qu’ils envoient à la mort. Doyle rappelle ainsi aux lecteurs que ces personnages historiques, malgré le traitement épuré qu’en a fait l’histoire officielle pour les transformer en véritables légendes, ne sont en fait que des êtres humains.
Dans A Long Long Way, ces hommes ne sont évoqués que ponctuellement puisque la majeure partie du récit se déroule en Flandres. En outre, plutôt que de représenter les grandes figures historiques de l’époque, Barry semble vouloir replacer les simples soldats au cœur de son récit et ainsi donner tort au personnage qui affirme : « Anyway, they don’t write books about the likes of us. It’s officers and high-up people mostly » (232). On peut rapprocher cette volonté du mouvement de l’history from below, ou histoire populaire, qui vise à raconter les événements historiques non pas du point de vue des dirigeants mais des citoyens ordinaires, ici les simples soldats irlandais. Selon Sylvie Mikowski, l'insistance de Barry sur la petite taille de Willie participe de cette volonté de privilégier l'homme ordinaire et s'oppose au culte des héros mentionné plus haut (2011, 15). Les héros – ou non-héros – du roman sont Willie et ses camarades de section, qui apprennent bien vite que cette notion de héros est relative et surtout éphémère.
Outre les figures historiques, les auteurs réécrivent la représentation des événements eux-mêmes. Doyle se refuse à traiter l’insurrection comme un événement fondateur héroïque mené par des martyrs glorifiés. Il ne cesse d’insister sur la jeunesse et la piètre organisation des rebelles. Plutôt que de les dépeindre uniquement dans la bravoure du combat, il décrit longuement les heures d’attente et d’ennui passées à guetter la rue dans l’espoir d'apercevoir un ennemi. Au lieu de mettre en avant leurs actions glorieuses, il souligne leur ignorance mais aussi leur peur, notamment lorsqu’ils sont terrifiés par un feu d’artifice qu’ils prennent pour une attaque britannique. Par ailleurs, plutôt que de représenter le soulèvement avec la gravité qui sied à un événement fondateur, Doyle intercale des éléments loufoques relevant de la comédie ou du vaudeville, qui détruisent toute impression de solennité et désacralisent l’épisode. Ainsi, le pillage de Sackville Street par les habitants des taudis, fait historique, devient une scène de carnaval cocasse et rocambolesque, à la limite du fantastique.
Si on retrouve chez Barry certaines stratégies de Doyle, notamment l’insistance sur la jeunesse et la naïveté des soldats qui partent à la guerre en se disant qu’elle est gagnée d’avance, la guerre n’y est pas traitée sur le mode comique mais relève plutôt du tragique. Barry ne pouvait pas réécrire les représentations de la Grande Guerre en Irlande puisque le conflit n’y était presque jamais évoqué jusqu'à une époque récente. Loin de respecter ce tabou, il se lance dans un récit très détaillé des horreurs de la guerre telles qu’elles ont été vécues par les régiments irlandais, ici les Royal Dublin Fusiliers, dont il décrit minutieusement les batailles, de l’attaque au gaz de Saint-Julien à la bataille de Messines en passant par la prise de Ginchy. Il n’épargne au lecteur aucun détail horrifiant, aussi bien quand il décrit les combats que lorsqu'il évoque le quotidien des tranchées, le froid, la peur, les parasites, mais aussi l’attente et l’ennui. Il évoque également les parenthèses de bonheur et le développement d’une fraternité à toute épreuve entre les soldats. À travers ses personnages, Barry représente l’expérience de la guerre dans ses différents aspects, sans rien occulter.
Doyle et Barry remettent également en cause le manichéisme de l’historiographie officielle qui réduit l’histoire irlandaise à une lutte pour l’indépendance, un conflit polarisé opposant deux factions homogènes et irréconciliables. Ils montrent une volonté post-nationaliste de dépasser ce qu’Édouard Glissant décrit comme « une conception sublime et mortelle que les peuples d’Europe et les cultures occidentales ont véhiculée dans le monde, à savoir que toute identité est une identité à racine unique et exclusive de l’autre » pour accéder à une conception « de l’identité comme rhizome, de l’identité non plus comme racine unique mais comme racine allant à la rencontre d’autres racines » (22-3).
Tout d’abord, Barry se refuse à diaboliser les Britanniques. Willie en rencontre beaucoup sur le front et constate avec étonnement qu’ils sont semblables à ses camarades et à lui-même. Il se prend d’affection pour eux et finit par les considérer exactement comme ses amis irlandais. Barry ne tombe pas pour autant dans l’excès inverse qui consisterait à décrire des Britanniques tous bienveillants envers les Irlandais : les discriminations dont sont victimes ces derniers dans l’armée sont également évoquées. Quant à Doyle, il précise plusieurs fois que les forces de police et l’armée britannique ne sont pas composées uniquement d’Anglais mais aussi de beaucoup d'Irlandais, comme le rappelle Henry à Michael Collins : « A job's a job, sir, I said. Some of the men here were in the Army. And most of the military garrisoned here in Dublin are Irish » (103). Il remet ainsi en cause la vision d’une insurrection opposant des Irlandais nationalistes et des Britanniques tyranniques. Dans le même esprit, nous avons vu que Doyle et Barry insistent sur le fait que les hommes des deux camps, pendant l’Insurrection comme la Première Guerre Mondiale, sont des jeunes gens relativement naïfs obéissant aux ordres d'officiers qui les envoient à l’abattoir. Barry souligne l'absurdité de la guerre en mettant sur le même plan les soldats de toutes les nationalités, tous décimés par la guerre, « with French, Irish, English and German alike suffering in the raw ditches of that world » (191). Les auteurs se placent là encore du point de vue des simples soldats, quelle que soit leur nationalité, plutôt que des officiers et dirigeants politiques, et dépeignent une réalité plus complexe que celle qui est habituellement représentée de façon manichéenne.
En outre, ils se refusent à représenter des factions parfaitement homogènes. Doyle ne dépeint pas une armée de rebelles unis par leur nationalisme fervent mais décrit au contraire les différents mouvements qui la composent, notamment les Irish Volunteers et l’Irish Citizen Army socialiste de James Connolly, et insiste sur les désaccords entre ces branches. Les membres de l’ICA, dont Henry fait partie, méprisent le catholicisme fervent et le statut social des Volunteers : « Jesus, I hated the Volunteers. The poets and the farm boys, the fuckin’ shopkeepers » (103). Henry se soucie peu de l’indépendance de l’Irlande mais mène en fait une guerre de classe avec l’ICA : « we’d nothing against Englishmen either, or Scots or Welshmen. We were fighting a class war. We weren’t in the same battle at all as the rest of the rebels » (107). Doyle réécrit ainsi la vision de l’insurrection de Pâques comme sacrifice ultime des martyrs nationalistes unis par des objectifs communs et tous prêts à mourir pour l’Irlande et rappelle que les idéaux socialistes présents lors de l’insurrection ont ensuite complètement disparu du mouvement nationaliste.
Quant à Barry, il souligne que tous les soldats irlandais n’étaient pas des protestants unionistes poussés par leur loyauté envers l’Empire en insistant sur la diversité des troupes :
Why, he read in the newspaper that [...] men of the Aran Islands that spoke only their native Irish rowed over to Galway.[...] Public schoolboys from Winchester and Marlborough, boys of the Catholic University School and Belvedere and Blackrock College in Dublin. High-toned critics of Home Rule from the rainy Ulster counties, and Catholic men of the South alarmed for Belgian nun and child. (14)
Toute la diversité géographique, sociale, linguistique, politique et religieuse de la nation irlandaise est contenue dans cette phrase, qui souligne aussi la variété des motivations ayant poussé les soldats à s’engager. Cependant, si en opposant ainsi nord et sud il semble tomber dans un manichéisme similaire à celui qu’il reproche à l’historiographie officielle, il s’attache ensuite, à mesure que le récit progresse, à dévoiler les raisons autrement plus variées qui ont poussé les Irlandais à s’engager, notamment l’assurance d’être payé et nourri, mais aussi des motivations plus personnelles. En fait de polarité binaire, il y a donc presque autant de motivations que de soldats.
En outre, ces Irlandais du Sud et du Nord, d’abord présentés comme radicalement opposés, sont peu à peu rapprochés par la guerre jusqu’à être unis par une sorte de camaraderie. Dans le roman, le conflit semble leur permettre de dépasser leurs différences (« There was odd love there for the brave Ulstermen; what could a man do against that love? » 150) et une possible réconciliation du peuple irlandais est même évoquée, mais l’insurrection et ses conséquences détruisent ce rêve et creusent de nouveau le fossé entre les deux groupes. Chez Barry, la guerre rassemble donc des soldats traditionnellement présentés comme ennemis ou opposés – Britanniques et Irlandais, unionistes et nationalistes, catholiques et protestants –, contrairement à l’insurrection nationaliste qui divise profondément et dénoue les liens tissés par la guerre. Barry procède donc à un retournement : il met en avant les effets négatifs de l’insurrection et souligne, à travers la théorie de Willie Redmond, les effets positifs – maigre consolation – qu’aurait pu avoir la guerre sur la nation irlandaise. Car, comme le soulignent Doyle comme Barry, la population irlandaise n’était pas unie derrière les rebelles de 1916, elle leur était même en partie hostile dans la mesure où nombre d’Irlandais étaient au front en train de combattre les Allemands, que les rebelles présentaient comme leurs alliés.
Ces romans mettent donc en œuvre des stratégies similaires par lesquelles se construit la version révisée et mise en fiction de l’histoire irlandaise que les auteurs souhaitent transmettre aux lecteurs. Tournons-nous à présent vers la manière dont s’inscrit cette démarche dans chacun des romans. Leurs approches ont un point commun : les deux auteurs ont fait un gros travail de recherche et fournissent une bibliographie en postface, rapprochant ainsi leur roman d’un genre différent, celui du livre d’histoire. Ces recherches trahissent un souci de réalisme, de greffage du réel dans cette écriture fictionnalisée de l’histoire. Au-delà de ça, cependant, leurs approches divergent grandement.
Dans un de ses ouvrages, Sylvie Mikowski s’interroge sur l’originalité de la posture révisionniste de Doyle, « car après tout [il] n’est pas le premier à réviser le récit officiel des évènements de 1920 » (2004, 123). Elle trouve plus intéressant le mélange des genres opéré par l'auteur. En effet, il croise selon elle deux tendances du roman irlandais : le gothique/fantastique et le naturalisme. Au réalisme historique sont juxtaposés des épisodes mystérieux voire surréalistes : « l’attrait du roman repose donc sur une tension entre la volonté de représenter des événements “vrais”, et une tendance au contraire à transformer le réel en un matériau qui s’adresse directement à l’imagination » (124). Doyle ne se contente pas d’un style réaliste au service de sa visée pédagogique mais joue aussi sur l’opposition entre la réalité du fait historique et la fiction. Le réalisme de sa prose se traduit par la présence d’une foule de petits faits vrais, pour reprendre l’expression de Stendhal : il intègre des paroles de chansons, des extraits de discours, des slogans politiques, de petites anecdotes qui ne relèvent pas du domaine de la fiction mais bien de la réalité historique dont elles sont autant de traces, au sens où l’entend Ricœur. Mais cet ultra-réalisme est doublé d’un souffle épique emmené par le personnage hors du commun de Henry, anti-héros qui prétend avoir été au cœur de chaque événement clé de la lutte nationaliste : « I’d played The Last Post at the grave of O’Donovan Rossa the year before. The history books will tell you that it was William Oman but don’t believe them: he was tucked up at home with the flu » (90). En créant sa propre légende, en la laissant écrire par ses amis nationalistes, Henry permet à Doyle de présenter la vérité historique comme quelque chose d’incertain et de construit qu’il faut questionner. Ce roman pose donc la question du rapport de la réalité historique à la fiction en montrant comment les personnages nationalistes construisent un récit fictif ensuite transmis comme Histoire à la population.
Chez Barry, la transmission de l’histoire ne s’effectue pas sur le même mode, mais on retrouve tout de même une juxtaposition de styles et de registres assez contrastés. La voix des soldats d’une part, pleine de gouaille, d’humour, souvent argotique et parfois naïve, qui se fait entendre à travers les dialogues. D’autre part, la voix poétique chargée d’énoncer la tragédie de l’histoire, qui s’exprime au travers de phrases fleuves cycliques et rythmées, faites de répétitions nombreuses, de longues listes qui reviennent inlassablement pour évoquer les vagues d’hommes envoyés à l’abattoir. L’extrait qui suit en illustre bien le ton pathétique, voire tragique :
And all those boys of Europe in those times, and thereabouts those times, Russian, French, Belgian, Serbian, Irish, English, Scottish, Welsh, Italian, Prussian, German, Austrian, Turkish – and Canadian, Australian, American, Zulu, Gurkha, Cossack, and all the rest – their fate was written in a ferocious chapter of the book of life, certainly. Those millions of instances of small-talk and baby-talk, beatings and kisses, ganseys and shoes, piled up in history in great ruined heaps, with a loud and broken music, human stories told for nothing, for ashes, for death’s amusement, flung on the mighty scraphead of souls, all those million boys in all their humours to be milled by the mill-stones of a coming war. (4)
La longue liste des nationalités, les respirations de la ponctuation, les rythmes binaires et ternaires, les assonances et allitérations, la répétition de mots entiers, la personnification de la mort sont autant d’éléments qui participent de cette voix particulière par laquelle Barry tente de dire l’indicible.
Il joue en fait sur la superposition de deux histoires : l’histoire individuelle de Willie et ses camarades et l’histoire collective racontée par un narrateur extérieur détaché de la situation personnelle des soldats. L’histoire individuelle est faite non pas d’événements historiques mais d’expériences immédiates auxquelles les personnages tentent de donner du sens sans vraiment y parvenir. Subtilement, Barry nous livre en fait une réflexion sur la façon dont les historiens interprètent les faits a posteriori, leur donnant un ordre et un sens pour faire de l’histoire un mouvement téléologique, alors que pour ceux qui la vivent elle n’est qu’une suite d’épisodes en partie subis qui n’ont que peu ou pas de sens. Barry rappelle ainsi que la distance, fût-elle géographique ou historique, donne une perspective différente sur les faits. À ce titre, il est intéressant de constater que l’insurrection de 1916 n’est jamais nommée par les personnages mais toujours décrite par des périphrases. Le statut d’événement historique lui est ainsi refusé, peut-être parce que Willie ne parvient pas à faire sens de l'épisode et donc à l’inscrire dans la chaîne d’événements qui composent l’Histoire. Cette réflexion sur les liens entre histoire individuelle immédiate et histoire collective interprétée prend tout son sens lorsque l’on sait que les personnages de Willie et son père sont inspirés de membres de la famille de Barry, d'une histoire familiale réelle et douloureuse. Outre la question de la transmission, il s’agit aussi d’une démarche personnelle liée à la mémoire à la fois collective et individuelle, d’une façon d’exorciser un passé considéré comme honteux par l’histoire nationale.
Doyle et Barry inscrivent donc dans leurs romans une version révisée de l’histoire officielle pour la transmettre à leurs lecteurs. Leurs lecteurs irlandais sont certainement au fait des controverses historiographiques de leur pays et sont donc armés pour comprendre cette démarche dans son intégralité. En revanche, on peut se demander si cette histoire révisée peut traverser les barrières linguistiques et culturelles à destination d'un public étranger qui n’est probablement pas au fait de ces problématiques. Étant donné la popularité des auteurs, il s’agit d’une question légitime et nous allons à présent examiner la manière dont s’opère la transmission de cette histoire révisée à un public francophone.
Si l’on se place du point de vue du public francophone, les deux événements n’ont pas le même statut. La France et la Belgique ont vu le conflit mondial se dérouler sur leur territoire. C'est un épisode marquant de leur histoire, abordé à l’école, régulièrement commémoré et connu de tous. Il n’en va bien sûr pas de même pour l’insurrection de 1916. S'il s'agit d'un moment majeur de l'histoire irlandaise, il est loin d’être aussi connu en France, où l'Irlande n'est que peu ou pas abordée à l'école. Si les francophones sauront probablement que l'Irlande a connu une guerre contre la Grande-Bretagne pour son indépendance, ils n’en connaîtront pas forcément le détail. L'IRA leur évoquera sûrement davantage les Troubles des dernières décennies en Irlande du Nord que la guerre d'indépendance et le Dublin du début du siècle. Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer le lecteur cible, pour qui le choix de tels romans suppose une volonté de dépaysement et un intérêt pour la littérature et l'histoire irlandaises. Cependant, même s'il souhaite être dépaysé, il faut tout de même que ce lecteur puisse comprendre un minimum le contexte historique omniprésent. Par ailleurs, même si la Grande Guerre est très connue des francophones, nous avons vu que la perception et l’interprétation de cette période n’est pas du tout la même en France qu’en Irlande. L’interprétation d’un même événement historique est relative et subjective, l’histoire n’est pas vécue et transmise de la même manière dans tous les pays. Le risque est donc que le lecteur français ne lise ces romans qu’à travers le prisme de sa propre vision de l’histoire, celle qui lui a été transmise dans son pays, et passe de ce fait à côté d’une partie de leur spécificité irlandaise. Or, leurs traductions françaises (La Légende d'Henry Smart et Un Long long chemin) n’ont pas été publiées dans une édition érudite, elles ne visent pas un public de spécialistes de l'histoire ou de la littérature irlandaises. Point d'appareil critique important, de glossaire détaillé : c'est le grand public francophone qui est ciblé. Quelles seront les connaissances d'un tel public en matière d'histoire irlandaise ? Le traducteur est donc confronté à la question suivante : dans quelle mesure doit-il expliciter certaines références historiques difficilement accessibles telles quelles pour ce lectorat ?
Les traducteurs ont parfois cherché à faciliter la compréhension des lecteurs dans une certaine mesure. Les deux traducteurs ne manient cependant pas l’explicitation de la même manière, et dans l’ensemble le traducteur de Doyle, Johan-Frédérik Hel Guedj, y a beaucoup plus recours. Il explicite en particulier les éléments liés à l’histoire de la période, des noms des lieux historiques (« the old boys from St Enda's, Pearse's school » 91 devient « les anciens élèves de St. Enda of Aran, l'école fondée par Pearse et son frère » 138) aux organisations politiques (« Cuddled by two bowls of Cumann na mBan stew » 107 devient « Bercé par deux bols du ragoût de mouton préparé par les femmes de la Cumann na mBan » 162). Outre ces incrémentialisations, un certain nombre de références historiques font l’objet d’une note de bas de page.
Le traducteur a recours à l’explicitation pour combler ce qu’il considère comme des failles possibles dans la connaissance qu’ont les lecteurs cibles de l’histoire irlandaise. Considérons cet exemple :
[M]ost of the British soldiers were Irish. Irishmen who'd needed the work. (107)
[L]a plupart des soldats britanniques étaient aussi des Irlandais. Des Irlandais qui avaient eu besoin de trouver du travail. (165)
Doyle rappelle ici que les rangs de l'armée britannique comptaient de nombreux Irlandais, mais le traducteur a visiblement considéré la subtilité comme source de confusion pour les francophones puisqu’il a explicité, bien que discrètement. Il est vrai que cet extrait participe du rejet d’une conception manichéenne de l’événement en question : sa bonne compréhension est importante. Cependant, on peut se demander si l'étoffement clarifie réellement la situation. L’ajout d'aussi est sûrement censé permettre de contourner le problème d’un groupe auquel sont attribués deux nationalités différentes, chose qui n’est pas surprenante dans le contexte irlandais mais peut sembler étrange à un Français. Cependant, l’étoffement semble contre-productif ici en ce qu’il force le trait sans expliquer vraiment ce qui pose problème, augmentant presque la confusion.
Même si J.F. Hel Guedj explicite davantage, dans l'ensemble les traducteurs n’ont pas recours à des explications excessives. Point de glossaire, de notes de bas de page innombrables (Florence Levy-Paoloni, la traductrice de Barry, n’en utilise aucune) ni de préface du traducteur pour expliquer les difficultés liées à la démarche des auteurs. En refusant de trop expliciter, ils laissent aux lecteurs le loisir d’aller faire leurs propres recherches s’ils se sentent perdus ou sont curieux. Cette stratégie est particulièrement favorisée par F. Lévy Paoloni, qui a choisi d’expliciter au minimum, aidée par le fait que le quotidien des tranchées est largement connu des francophones et que de nombreuses équivalences existent, notamment en ce qui concerne l’argot des soldats. Ainsi, le maconochie se transforme en boîtes de singe, les fags deviennent des sèches et les vile Hun deviennent des Fritz ou des Boches.
En l'absence d'équivalent, la traductrice a préféré procéder au report de termes anglais ainsi qu’à des traductions littérales, laissant le lecteur francophone prendre une part active dans la transmission du récit et de l’histoire irlandaise plutôt que de faciliter cette transmission en lui mâchant le travail en amont. Cependant, le simple report n’est pas toujours suffisant et peut brouiller la compréhension du lecteur. Par exemple, Willie a du mal à comprendre la distinction entre les volunteers, les soldats engagés volontairement dans l’armée pour la durée du conflit, et l'organisation politique des Volunteers, ou Irish Volunteers. Or, la traductrice a choisi de traduire volunteer littéralement mais de reporter Volunteer, ce qui, malgré la transparence du mot anglais, a pour effet de brouiller le parallèle et de rendre moins compréhensible la confusion des deux mots par Willie, qui en anglais entend exactement la même chose.
“If the war’s over, I’m not staying in the army,” said Jesse Kirwan. He sounded quite angry. “I only came in as a Volunteer.”
“Sure we’re all volunteers,” said Willie, a touch sardonically. (86)
« Si la guerre est finie, je ne reste pas dans l’armée » dit Jesse Kirwan. Il avait l’air très en colère. « Je ne me suis engagé que parce que je suis un Volunteer. »
« Pour sûr, nous sommes tous des volontaires », dit Willie, un rien sardonique. (90)
Tous les noms d'organisations sont reportés dans Un Long long chemin, tandis que J.F. Hel Guedj, lui, les a systématiquement traduits : chez lui, le terme Volunteers devient Volontaires. Il a préféré adopter une posture cibliste plus naturalisante et faire passer la signification de ces noms pourtant relativement transparents en les traduisant, plutôt que de conserver le terme anglais pour garder un lien direct avec le texte et la langue d’origine, et donc le contexte historique. Cette deuxième possibilité, favorisée par F. Levy Paoloni, peut être rapprochée de la traduction résiduelle proposée par Jean Szlamowicz. Pour lui, il ne s'agit pas de laisser « “telle quelle” une opacité à déchiffrer, chacun selon ses moyens », mais de rappeler cette opacité « en conservant des bribes de la langue source, soit transparentes soit accompagnées de péri-/paraphrases » : « L’irréductible étrangeté n’est plus hors d’atteinte : elle est maintenue comme irréductiblement exotique mais ramenée dans l’ordre de l’appréhendable » (10).
Confrontés à un panel de références historiques similaires, les traducteurs n’ont donc pas forcément employé les mêmes stratégies. Par exemple, le terme Home Rule n’a pas tout à fait subi le même traitement dans les deux traductions. Dans Un Long long chemin il est systématiquement reporté sans explicitation, tandis que dans La Légende d’Henry Smart il est reporté mais sa première occurrence fait l’objet d’une note de bas de page : « Home Rule. Loi de 1912 accordant l'autonomie politique à l'Irlande. Deux projets avaient été présentés et rejetés par le Parlement britannique en 1886 et 1893 » (110). Là encore, nous constatons que F. Levy Paoloni adopte une posture plus étrangéisante que son collègue : elle explicite moins et laisse le lecteur plus libre de décider s’il a besoin de faire des recherches complémentaires pour comprendre le contexte historique du roman.
Si les traducteurs n’adoptent pas toujours la même approche, on constate dans les deux traductions la présence de certaines pertes et déformations. Le terme Paddy, qui désigne un Irlandais de façon péjorative, surtout dans le contexte qui nous intéresse, apparaît dans les deux romans. F. Levy Paoloni, fidèle à sa stratégie d’ensemble, a choisi de le reporter, tandis que J.F. Hel Guedj l’a traduit au moyen du néologisme Irlandoche. Or, le report ne permet pas de conserver les connotations négatives dont est teinté le terme en anglais. En revanche, la création du mot Irlandoche en substituant au suffixe -ais le suffixe -oche, terminaison argotique évaluative, permet au lecteur de décoder ce néologisme comme péjoratif et familier. Si la nuance est perdue dans le premier cas, elle est conservée dans le second. On peut reprocher à Irlandoche ses sonorités très franco-françaises là où le report de Paddy conserve l'étrangéité, cependant cette étrangéité fonctionne comme un écran qui occulte dans une certaine mesure la réalité extra-linguistique désignée par le terme.
De même, le terme Tommy, qui désigne un soldat britannique, n’a pas été traduit de la même façon par les deux traducteurs. J.F. Hel Guedj a choisi de reporter le terme mais, là encore, sa première occurrence est accompagnée d’une note. Dans Un Long long chemin la traduction est moins cohérente. Il est souvent traduit par soldat, traduction qui fait disparaître son association à une nationalité spécifique et le vide donc de sa composante identitaire :
“Are you Scottish, Tommy ?”
“No.”
“Well, whatever you are, Tommy, can you hold on to me while I say an act of contrition?” (93)
« Est-ce que tu es écossais, soldat ?
˗ Non.
˗ Bon, qui que tu sois, est-ce que tu peux rester avec moi le temps que je fasse acte de contrition ? » (106)
Ici, la deuxième occurrence de Tommy est même complètement omise. Cependant, le terme est reporté dans d’autres cas. Puisque la traductrice a estimé que les lecteurs comprendraient le terme anglais à certains moments, on peut se demander pourquoi elle ne l’a pas conservé partout, d’autant plus que la traduction par l'hyperonyme soldat n’apporte rien de plus, au contraire. Paddy et Tommy constituent des désignations de personnes porteuses, dans ce contexte, de fortes connotations identitaires. Or, pour citer Jean-René Ladmiral :
La connotation […] est un élément d’information comme un autre, que la (méta)communication traduisante est amenée à placer sur le même plan que la dénotation : elle est un élément, un moment sémantique de l’énoncé source – à traduire dans le cadre global et indivis d’un acte de communication. (172)
Il précise plus loin qu'on peut se passer de traduire les connotations inessentielles, mais que celles qui participent du message de l'auteur doivent être traduites. Or, bien que les connotations jouent ici un rôle non négligeable dans la réécriture de l’histoire par les auteurs, elles sont parfois perdues à la traduction.
La vision révisée de l’histoire présentée par les auteurs est parfois déformée de manière plus subtile. Nous avons vu que Barry cherchait à relativiser l’opposition manichéenne entre Irlandais du sud nationalistes et Irlandais du nord unionistes. Considérons l’extrait suivant :
The cities and the towns of the Irish North sent their vivid sons. The old, lousy warrens of Dublin. Of course, the two sets of sons liked to trade insults with each other when they passed by chance on the road. (144)
Les villes et les villages d’Irlande du Nord avaient envoyé leurs fils débordants de vie. Les vieilles ruelles misérables de Dublin aussi. Naturellement, les fils des deux camps aimaient bien échanger des insultes quand ils se croisaient par hasard sur les routes. (160-1)
Même si cet extrait évoque les antagonismes entre les deux camps, Barry rappelle ici que les jeunes Irlandais, quelle que soit leur origine, sont tous victimes de la guerre et amenés à subir le même destin, de même que les Britanniques ou les Allemands. Or, le choix de traduire sets par camps va à l’encontre de cette volonté de l’auteur en ce que, contrairement à sets qui est relativement neutre, camps accentue la polarisation entre deux camps opposés, au point que la phrase peut sembler paradoxale puisque ces fils combattent tous au sein de la même armée, dans le même camp.
Nous l’avons vu, le soulèvement de 1916 est, lui, présenté comme générateur de divisions profondes au sein du peuple irlandais. Or, la traductrice atténue cette fois les divisions dans l’extrait suivant, où un jeune soldat irlandais est interloqué par ce qu'il lit dans un pamphlet rebelle au sujet de l'insurrection :
“Our gallant allies in Europe,” the man read. “Who the fuck are they? Is it us against us? What in the name of Jaysus is going on?” (90)
« Nos vaillants alliés en Europe, lut l’homme. Qui sont-ils, putain ? Est-ce que c’est contre nous ? Au nom de Dieu, qu’est-ce qui se passe ? » (103)
Dans l’anglais, us against us possède une certaine force, la répétition de us permettant de souligner l’absurdité de cette situation qui dresse les uns contre les autres des hommes qui viennent du même pays et ont dans certains cas les mêmes convictions politiques. En omettant le premier us, la traductrice fait disparaître cette dimension et choisit un énoncé plus plat, peut-être pour éviter une formulation maladroite. Là encore, la déformation est ténue mais significative étant donné la nature du roman.
Les déformations subies par la représentation de l’histoire ne sont pas toujours liées directement à un choix positif de traduction et sont parfois presque inévitables. Par exemple, nous avons vu que l’inscription de l’histoire dans le récit de Doyle (et chez Barry, dans une moindre mesure) passait par l’intégration d'extraits de chansons et de discours, de slogans réels et reconnaissables comme tels par le public irlandais. Or, les traducteurs traduisent ces allusions, faute de quoi le lecteur cible risque de ne pas en comprendre le contenu. Cependant, avec la traduction disparaît dans une certaine mesure l’intertextualité, le renvoi direct à un texte appartenant au monde réel et au patrimoine culturel irlandais. L’énoncé traduit n’est plus l’énoncé « vrai ». Bien sûr, lorsqu’il s’agit d’une affiche de recrutement de la Première Guerre Mondiale (« Les Irlandais qui sont dans les tranchées font appel à TOI » LHS 149), l’intertextualité fonctionne tout de même indirectement puisque la formulation, le contexte et la typographie permettent d'évoquer chez les francophones la catégorie plus large des affiches de propagande en période de guerre. La traduction littérale suffit à renvoyer à une connaissance partagée, à une histoire commune, même si la situation relative au recrutement n'était pas la même dans les deux pays. Mais ce type d’équivalence ne fonctionne pas pour la proclamation d’indépendance prononcée par Pearse, texte fondateur qui sera immédiatement reconnu par les lecteurs irlandais, ou pour les paroles de chants rebelles comme A Soldier’s Song. Le greffage du réel est donc moins évident dans la traduction, le réalisme historique moins immédiatement reconnaissable, malgré les italiques qui signalent ces citations.
Ce survol des choix effectués par les traducteurs pour transmettre la révision de l’histoire opérée par les textes d’origine nous a démontré plusieurs choses. D’abord, les deux traducteurs n’ont pas abordé la traduction des références historiques de la même façon. Tandis que F. Levy Paoloni n’ajoute que peu d’explications aux références présentes dans le texte de départ, J.F. Hel Guedj a jugé nécessaire de faciliter cette transmission en explicitant davantage. Par ailleurs, si leurs traductions, explicitantes ou non, assurent dans l'ensemble la bonne compréhension du contexte historique, la démarche révisionniste des auteurs semble largement perdue, en tout cas pour une grande partie des lecteurs. Il arrive parfois que cette démarche soit malgré tout explicitée, notamment par J.F. Hel Guedj. La traduction du titre d’A Star Called Henry, par exemple, n’est pas une traduction littérale de l'anglais mais une reformulation qui explicite subtilement la démarche de Doyle. En effet, le choix du mot légende renvoie le lecteur à la réflexion sur le rapport entre histoire et fiction, ainsi remise au premier plan et inscrite dans le titre même de l’œuvre. Le titre original était moins évident et jouait sur l’ambiguïté du mot star qui peut être pris au sens de vedette ou au sens d’étoile. Ce deuxième sens renvoie au grand frère éponyme de Henry, mort en bas âge, et qui était pour leur mère le « vrai » Henry et qui selon elle est à présent une étoile, à laquelle le héros s'adresse parfois. Ainsi le traducteur, en explicitant un trait de sens du titre et en occultant l'autre, met en avant la question de l’écriture du roman national et de sa révision. Cependant, il s'agit là d'un cas relativement isolé, et nous avons vu par ailleurs que certains choix de traduction tendaient au contraire à brouiller le message des auteurs.
Dans l'ensemble, les références historiques inscrites dans la langue que sont les noms d’organisations, les personnalités ou les mouvements sont souvent transmises par divers moyens, mais la démarche révisionniste ne passe pas forcément. Les différents éléments qui la composent, exposés en première partie, restent présents dans la traduction, mais leur caractère implicite fait qu'un francophone ne percevra pas nécessairement le débat historiographique sous-jacent. Les descriptions de Pearse mentionnées plus haut ne lui apparaîtront pas forcément comme un traitement inhabituel de cette figure historique tandis qu’un Irlandais s’en rendra compte. La langue est traduite, mais la parole, le message élaboré par l'auteur au travers de cette langue, ne l'est pas toujours. Cependant, cela ne doit pas nécessairement être considéré comme un échec. D'une part, il n'est ni possible, ni souhaitable de tout expliquer. De plus, si la démarche historiographique des auteurs n'est pas forcément comprise, ces romans permettent tout de même d'initier les lecteurs cibles à l'histoire irlandaise : si la transmission n'est que partielle, elle n'est pas nulle. Enfin, si les auteurs souhaitent transmettre une vision de l’histoire irlandaise et faire réfléchir leurs compatriotes sur son interprétation, ils ont aussi l’ambition de sortir des frontières irlandaises et de toucher un public étranger, ce qui nécessite la présence d’une dimension universelle dans leur roman, comme l’a souligné Doyle lors de notre entretien de 2012 : « the circumstances are Irish, but the urge of young men to pick up guns and start running around for various reasons was there and still is there. [...] So, yes it's Irish, but not uniquely Irish I think ». La révision de l’histoire irlandaise n’est peut-être pas l’unique visée de ces romans, et si différentes choses sont transmises à différentes sortes de lecteurs, ce n'est pas forcément un échec traductif. En outre, il ne faut pas oublier qu’une partie du public étranger est composé d'Australiens, d'Américains, de Canadiens qui n’auront pas beaucoup plus de connaissances de l’histoire irlandaise que les francophones et ne bénéficieront pas de l’aide supplémentaire du médiateur culturel qu’est le traducteur.
Si les récits que nous avons étudiés sont fictifs, ils ne doivent pas pour autant être exclus des débats historiographiques. Comme nous l'avons vu en introduction, l'histoire se transmet aussi bien par la littérature que par les livres d'histoire, et ces deux romans contribuent à l'évolution de la manière dont est envisagée l'histoire du pays, dans la mesure où « le récit, qu'il soit historique ou fictif, donne à la fois à comprendre et à voir qu'il existe un rapport de quasi identité entre lisibilité et visibilité » (Mikowski 2011, 9). Cependant, comme l'a souligné Sylvie Mikowski, ces romans ont été publiés alors que le mouvement révisionniste datait déjà de plusieurs années, surtout en ce qui concerne l'insurrection de Pâques. Si des historiens avaient déjà remis en question l'histoire officielle, on peut s'interroger quant aux raisons qui ont poussé les auteurs, Doyle en particulier, à publier ces romans. Le genre du roman et leur notoriété leur permettent peut-être d'atteindre un public plus large que les historiens, même si des ouvrages comme ceux de Roy Foster sont presque des best-sellers en Irlande. Le fait d'inscrire les évolutions historiographiques dans la littérature du pays a également une importance majeure et permet de faire entrer ces représentations dans l'imaginaire national. Au-delà de ce questionnement, Sylvie Mikowski conclut son ouvrage en déclarant que l'obsession de l'histoire qui semble largement caractériser la littérature irlandaise est aujourd'hui dépassée. Pour elle, son futur est ailleurs, loin de l'histoire nationaliste, ce qui peut faire paraître ces deux romans peu novateurs, surtout A Star Called Henry. Cependant, leur rejet d'une identité nationale exclusive au profit d'une identité composite les rapproche aussi du post-nationalisme. Par ailleurs, Barry (et Doyle dans la suite de sa trilogie) inscrit son roman dans une perspective internationale en replaçant constamment les soldats irlandais au sein d'un conflit mondial majeur opposant de nombreuses nationalités différentes. En cela, il semble déjà s'orienter vers ce futur du roman irlandais en s'éloignant du seul cadre national. Nous rejoignons ici notre conclusion sur la traduction des romans qui révèle la présence d'une certaine universalité dans ces textes, qu'elle inscrit non pas seulement dans l'espace culturel irlandais mais aussi dans un espace culturel international : se contenter d'en faire une lecture nationale serait donc réducteur. Le fait que le public non-irlandais ne sera peut-être pas conscient des controverses historiographiques dans lesquelles s'inscrivent ces romans contribue à les éloigner de la seule perspective nationale pour les ouvrir sur l'étranger. Dans le même temps, la traduction permet d'initier les lecteurs étrangers à l'histoire irlandaise. Le traducteur joue ainsi un rôle central au niveau international, comme le rappelle Pascale Casanova qui évoque « l'œuvre aussi immense qu'invisible de traducteur, d'incitateur et de découvreur » qui permet de renouveler la littérature mondiale. Introducteurs et intermédiaires, les traducteurs sont pour elle de « véritables artisans de l'universel » (211).
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Casanova, Pascale. La République mondiale des lettres. Paris : Éditions du Seuil, 2008.
Doyle, Roddy. A Star Called Henry. Londres : Jonathan Cape, 1999.
Doyle, Roddy. La Légende d’Henry Smart. Trad. Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris : Denoël, 2000.
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1 « But by the accident of being born in Ireland into families who had lived in Ireland through this past century, everywhere I looked I found people mired in history », Sebastian Barry, The Guardian, 11 octobre 2008.
2 Parmi les œuvres littéraires qui traitent de l'insurrection, on peut citer A Nest of Simple Folk (Seán O'Faoláin), The Scorching Wind (Walter Macken), Insurrection (Liam O'Flaherty), The Red and The Green (Iris Murdoch), The Plough and the Stars (Seán O'Casey) ou encore Across the Bitter Sea et Blood Relations (Eilís Dillon).
3 Dublin n’est pas complètement absente du récit national, ni même ses taudis, qui apparaissent dans des romans comme Strumpet City de James Plunkett.
4 « When I was a child [...], the history of Ireland was depicted as a kind of a straight line running from the mythical figures – Cuchulain and Fionn mac Cumhaill – right up through the people who had fought Britain in the various centuries right up to 1916 figures and then to the present day » (Doyle, 21/11/12).