Caroline Durand-Rous
Université de Perpignan
Le totémisme des Indiens d'Amérique a intrigué les ethnologues du XIXe siècle et provoqué un vif débat anthropologique entre l'école écossaise et le courant américaniste. En effet, les observations de pratiques très diversifiées d'un bout à l'autre du continent ont remis en question la définition même de cette notion. En apportant une multitude d'exemples qui contredisaient les principes universels que James Frazer1 avait dégagés suite à son étude du fait totémique australien, Franz Boas2, puis Alexander Goldenweiser3, ont mis l'accent sur la malléabilité de cette croyance qui échappe à toute tentative de définition stricte et définitive. Cependant, ils sont parvenus à en dégager quelques éléments constitutifs : le totem est une espèce naturelle, chez les Amérindiens il s'agit le plus souvent d'un animal, qui représente l'ancêtre mythique du clan et qui lui donne son nom et donc son identité. Les rituels par lesquels les descendants du totem révèrent cet esprit tutélaire sont très variables d'une nation indienne à une autre mais ils s'accompagnent toujours d'une attitude déférente qui atteste que le totem comporte une part de sacré. Par des règles sociales rigoureuses la pratique totémique structure le clan en organisant les interactions individuelles et en favorisant une conduite collective harmonisée. Enfin, le totem exerce un double rôle : d'une part il exprime la parenté et la coopération entre l'homme et la nature ; d'autre part il assure la continuité entre le présent et le passé. En d'autres termes, le totémisme est le vecteur et le garant d'une transmission de traditions ancestrales et notamment du mythe des origines, ce récit fondateur qui installe la communauté dans la cosmogonie, la légitime et oriente ses décisions et ses actions.
La transmission du mythe des origines mais aussi, de façon plus générale, du Mythe, le discours qui révèle la participation mystique de chacun, devient un lien nécessaire entre les générations parce qu'il donne au clan une provenance mais aussi une intention et une finalité communes qui orientent sa destinée collective. Dans le même temps, cette transmission apporte au clan l'énergie régénératrice dont il a besoin pour se renouveler. Les trois romans que nous avons choisi d'étudier ici ne sont pas les seuls à abriter des figures totémiques mais ils sont emblématiques de l'utilisation qui en est faite dans le cadre d'une réinvention et d'une réappropriation des traditions tribales. Dans Love Medicine de Louise Erdrich, par deux fois une voiture catalyse les craintes et les espoirs des protagonistes et devient symboliquement objet de transmission familiale sous les traits d'une voiture matricielle d'une part, et sous les traits d'un totem guérisseur d'autre part. Dans Reservation Blues de Sherman Alexie, c'est une guitare habitée par un esprit malin qui préside aux destinées d'une bande de pauvres hères. Enfin, dans Little de David Treuer, un enfant difforme et hors norme incarne pour son clan familial un outrage, une faute suprême que seul le sacrifice permettra d'expier. En adoptant le point de vue du totémisme, présent dans ces romans sous une forme réinventée, nous analyserons un réseau de relations communes à l'ensemble de ce corpus sans pour autant occulter le caractère individuel ni la valeur créative de chacun de ces écrits. Nous verrons comment le souffle mythique transfigure le parcours des personnages et comment les auteurs de ces récits, à l'image des gardiens traditionnels des totems tribaux, se font les nouveaux passeurs de culture au sein de leur communauté en transmettant, à leur tour, des mythes modernisés et réactualisés mais surtout le Mythe, cette possibilité de réécrire sa propre destinée et celle de la communauté en l'inscrivant dans l'unité de l'Unus Mundus.
Sous ce nouvel éclairage nous tenterons de montrer comment la fiction amérindienne contemporaine revisite les liens que l'individu peut tisser avec son groupe social, que l'être établit avec ses ancêtres. Puis, nous nous attacherons à mettre en lumière par quel biais les figures totémiques des romans étudiés mettent à l'épreuve les protagonistes, et comment elles réinstaurent règles et interdits dans le chaos. Enfin, nous nous demanderons comment l'utilisation du totémisme place l'identité indienne contemporaine régénérée dans une nouvelle perspective.
La littérature amérindienne des dernières décennies situe la plupart du temps ses histoires dans la réalité crue des réserves indiennes contemporaines et nous livre une vision sans concession des difficultés matérielles mais aussi psychologiques que doivent affronter les Indiens et les métis au tournant du XXIe siècle. C'est avant tout une littérature de l'absence et du manque, au propre comme au figuré, de la prégnance du vide laissé par la disparition d'un parent ou la perte d'une partie du corps. Ainsi, dans la scène d'ouverture de Love Medicine, quelque part dans le Dakota du Nord, June Kashpaw s'extrait de la voiture de Jack Mauser pour disparaître corps et biens dans une tempête de neige. On ne retrouvera plus jamais trace d'elle et la suite du récit est marquée par l'empreinte de cette absence. Le souvenir de June hante ceux qui l'ont connue : son fils, King Kashpaw, qui ne parvient pas à contenir une colère destructrice, sa mère adoptive, Marie Lazarre, qui ressasse sa frustration de ne jamais avoir réussi à cerner ce personnage évanescent, et son fils illégitime, Lipsha Morrissey qui se lance dans la quête de ses origines.
Mais c'est surtout l'absence du père qui caractérise les romans indiens contemporains. Dans Little de David Treuer, le petit clan qui réside sur la bien nommée « Poverty », lieu-dit à l'écart du reste de la civilisation, compte huit personnes dont trois enfants dont la paternité est soit absente, soit erronée. Le père du jeune Donovan a abandonné son fils, lui aussi au cours d'une tempête de neige, dans une voiture accidentée. Il ne refera jamais surface. Le père de Jackie, lui, n'a été présent qu'à sa conception. Incapable de faire face à son deuil, il préfère fuir la communauté. Enfin, si Little est bien le fils de Celia, il n'est certainement pas celui de Stan. Malgré tout ce qu'il fait pour s'en convaincre, ce dernier ne peut ignorer que Celia était déjà enceinte lorsqu'ils ont partagé, pour la première fois, un moment d'intimité. Dans Reservation Blues, le père de Thomas Builds-the-Fire n'assume pas ses responsabilités. Il est une éternelle épave qui cuve bruyamment ses cuites à la grande honte de son fils. Revenons un instant à Lipsha Morrissey, personnage de Louise Erdrich que nous venons d'évoquer : il est, comme nous l'avons dit, un enfant sans père et donc sans origine. Son père biologique, Gerry Nanapush, disparaît régulièrement pour réapparaître où on ne l'attendait pas.
D'autres hommes, présents dans ces romans, sont, eux, de passage. Ils musardent ou sont perpétuellement en partance. C'est le cas d'Ellis et Duke, les jumeaux de Poverty, qui vivent dans une voiture. Même s'ils portent un regard bienveillant sur tous les membres de la communauté, ils ne peuvent se résoudre à assumer leur rôle de figure paternelle en emménageant dans une des baraques. C'est également le cas d'un autre couple de jumeaux, Eli et Nector, eux aussi les « grands-pères » du clan familial, cette fois dans Love Medicine. Lorsque débute le roman, Nector Kashpaw n'a plus toute sa tête et représente un poids pour son épouse. Auparavant, il n'avait pas été plus fiable, commettant des infidélités récurrentes. Son frère, Eli Kashpaw, vit dans les bois, seul, et maintient le moins d'attaches affectives possibles avec le reste de la famille.
Au-delà de ces paternités problématiques et non assumées, les auteurs émaillent leurs récits de figures masculines d’antihéros qui portent le handicap physique ou moral laissé par une blessure de guerre. Citons, à cet effet, le choc post-traumatique d'Henry Lamartine, demi-frère de Gerry Nanapush, qui alterne les phases de délires et celles d'apathie au plus grand désarroi de ses proches. Citons également l'amputation de Stan, le père putatif de Little, dont la main fut arrachée par un tireur vietnamien. Les corps des personnages sont aussi, parfois, lourdement marqués sans que la guerre en soit responsable. Les difformités physiques confinent alors au ridicule comme pour Thomas Builds-the-Fire, fondateur maladroit du groupe des Coyote Springs dans Reservation Blues. Il est décrit comme basané, trapu, muni d'un torse trop long par rapport à ses jambes et d'un ventre quelque peu protubérant. Pour compléter ce tableau, il est fait mention d'une légère hydrocéphalie. Little, personnage qui donne le titre au roman, est un enfant physiquement handicapé, affublé de mains en pinces de crabe. Malgré un développement cérébral normal, il refuse de prononcer autre chose que le mot « You ». Ces personnages, que l'on pourrait qualifier de grotesques, polarisent le malaise ressenti par leur communauté. Ils incarnent l'inadéquation de cette frange de la population à leur propre société. Ils invitent également le lecteur à considérer le monde sous une perspective nouvelle qui le rend étrange, tout à la fois comique et repoussant. Si la technique du grotesque est largement répandue dans la littérature américaine, il est toutefois notable que l'usage qui en est fait par les auteurs amérindiens l'enrichit d'un élément supplémentaire en l'accompagnant toujours d'une certaine tendresse : Thomas est un personnage profondément aimable, inquiet du sort de ses camarades ; Little est choyé plus que de raison par sa famille qui fait preuve d'une infinie patience à son égard.
Si la littérature amérindienne est une littérature de l'absence, elle est aussi une littérature de l'errance qui voit ses protagonistes, à l'instar de June Kashpaw, partir à la dérive, vagabonder et s'enfoncer toujours un peu plus dans l'instabilité de leur situation. Dans chacun des romans il manque cruellement un centre qui ancrerait chacun et donnerait sens à son existence. Au lieu de cela, les différents récits nous confrontent à l'absurdité des destins. Sherman Alexie a particulièrement accentué ce trait en racontant les pérégrinations d'un groupe de musiciens créé de bric et de broc et qui n'en finit pas de tourner en rond au gré de tournées ratées, de tentatives d'enregistrement avortées et de piteux retours au bercail. Dans ce jeu de dupes une réserve en cache une autre, et de Spokane à New York le voyage les porte irrémédiablement vers un autre bar. L'essence même des personnages est fluctuante selon le lieu dans lequel il se trouvent.
“Have you seen any Indians in here?”
“What do you mean?” Kit asked. “You mean from India or what?”
“No, stupid,” the waitress yelled. “Indians like in the western movies. Like Geronimo.” […]
“Shit,” Kit said, “They don't look nothing like those Indians in the movies. They look Puerto Rican to me.” (239)
Leur identité se dilue parce qu'aucune définition ne parvient à contenir la multiplicité que chacun porte en lui. Dans les deux autres romans, il est frappant de constater la récurrence du métissage au sein de la jeune génération : Donovan et Little, dans le roman éponyme, mais aussi Albertine et King Junior dans Love Medicine ont tous un parent blanc. Avec cette dilution de l'identité indienne, le lien de sang et de sens est en apparence rompu et la transmission de l'histoire familiale se trouve compromise.
A travers ces absences, ces amputations, ces pertes de repères, la fiction amérindienne semble matérialiser ce que Paula Gunn Allen avait identifié en ces termes « loss of self and loss of personal meaning »4 (perte de soi et perte de sens personnel), c'est-à-dire une souffrance mentale commune, un traumatisme de la séparation. En effet, à partir de la colonisation du territoire par les Occidentaux, les nations indiennes ont dû affronter différentes séparations. Il s'est agi, en premier lieu, de la séparation de leur terre, puis les enfants ont été séparés de leurs familles et, enfin, les adultes ont été privés de leur dignité lorsqu'il leur a été refusé la pleine reconnaissance de leurs droits en tant que citoyens. La violence de cette expérience, les peurs et la rancœur ont imprégné la mémoire populaire. La littérature produite par les auteurs amérindiens est nourrie de cet inconscient collectif de la séparation et de la perte.
En contrepoint à l'absurdité des destins, la magie fait une irruption remarquée dans le quotidien des personnages et propose une alternative à la fatalité d'une existence toute tracée. Des objets ou des êtres dépassent leur réalité matérielle et prennent une dimension surnaturelle. Dans Love Medicine, la voiture achetée par King avec l'argent de l'assurance vie de sa mère, June, catalyse toutes les tensions. Elle exerce une influence quasi-hypnotique sur son propriétaire, mais inspire une méfiance à la limite de la répulsion aux autres membres de la famille. Ils réagissent par une déférence craintive et redoutent même de la toucher. Elle dégage une sorte d'électricité, un magnétisme qui attire quelques personnes choisies tout en tenant les autres à distance. Dès le premier chapitre de Reservation Blues, la guitare parle à Thomas et lui dévoile sa mission. L'instrument de musique le manipule comme il dirigera, pour arriver à ses fins, les destins des autres membres du groupe. Ultime preuve de sa condition magique, elle se reconstruit pendant la nuit après avoir été brisée en plusieurs morceaux et réapparaît comme neuve le lendemain matin.
Enfin, que dire de Little, cet enfant difforme qui « sait » mais ne parle pas, qui a une pré-science du drame à l'origine de sa conception que la logique n'explique pas, et dont le handicap congénital, les mains à trois doigts, correspond curieusement au handicap par blessure de son père putatif, suggérant ainsi une forme d'hérédité tout à fait incohérente ? La voiture, la guitare et l'enfant métis prennent la fonction de totems à la fois hybrides et ambivalents. Hybrides, tout d'abord, parce qu'ils agissent comme des figures tutélaires traditionnelles et en ce sens contiennent une part d'indianité, mais sont les produits de la société occidentale, voire de la société de consommation. Ambivalents, ensuite, parce qu'ils comportent chacun le bien et le mal : si elle donne à Thomas l'occasion de se réconcilier avec ses anciens tortionnaires et d'espérer s'extirper de sa morne vie d'Indien de réserve, la guitare n'en demeure pas moins habitée par Satan ; la voiture de June, même si elle permet de renouer le fil d'une filiation perdue avec Lipsha Morrissey est cependant profondément mortifère, tout comme une autre voiture dans ce même roman, « the red convertible », qui lie les frères Lamartine. Dans ce chapitre situé à l'exact mitan du livre, Lyman utilise cet objet, qu'il possède en commun avec Henry, pour sortir ce dernier de sa torpeur. La voiture fait office de totem guérisseur et pourtant elle échoue dans sa tâche, précipitant Henry vers une fin tragique. Quant à Little, qui assure le ciment du clan de Poverty, il est la marque d'un sacrilège, l'incarnation d'un crime. Les réactions de chacun à son enterrement, scène par laquelle débute le roman, laissent deviner le soulagement qu'apporte sa disparition. L'hybridité et l'ambivalence font de ces figures des totems modernes, décalés et trans-culturels.
Les trois romans établissent très tôt une relation privilégiée entre le totem et son gardien, l'initié qui est garant de la préservation de sa sacralité. En cela, ils se calquent sur la pratique totémique traditionnelle d'Amérique du Nord. Dans ce cadre, la reconnaissance du totem projette sur l'individu les valeurs qui lui sont associées mais, en contrepartie, lui impose d'en devenir le gardien. Ce point de rencontre entre le totem et son gardien est lourd de sens puisqu'il installe la relation mythique qui va permettre le parcours initiatique du jeune adulte et aboutir à la révélation du mythe des origines. « L'initiation équivaut à l'introduction du novice dans l'histoire mythique de la tribu »5 . Qu'il s'agisse de Love Medicine, Little ou Reservation Blues, le totem s'impose à chaque fois à son gardien. Nous avons déjà évoqué brièvement la rencontre de Thomas et de la guitare qui est particulièrement emblématique de cette transmission totémique : au début de l'histoire, Robert Johnson, célèbre blues-man des années trente, tente d'échapper au « Gentleman » qui n'est autre que le Diable. Il rencontre alors Thomas à la croisée des chemins. C'est lors de cette rencontre qu'a lieu la passation du totem maléfique. Après le départ de Johnson, ce dernier découvre la guitare abandonnée sur le plancher de sa camionnette. L'instrument se trouve lié au destin de Thomas à partir du moment où celui-ci fait résonner ses cordes. C'est cette guitare qui va attirer et lier les premiers membres du groupe, constituer le clan par le pacte absurde qu'ils vont conclure : accorder la vie sauve à Thomas en échange d'une chanson de Patsy Cline. « The red convertible » s'impose de la même façon aux frères Lamartine. Ils tombent en arrêt devant la voiture et, pris d'une impulsion soudaine, l'achètent alors qu'ils n'avaient pas prévu cette acquisition. Ils se retrouvent alors à sillonner l'Amérique lors d'une sorte de parenthèse enchantée de leur existence, mus par une euphorie commune. La première voiture du roman, celle que King achète avec l'argent de l'assurance vie de sa mère, connaît un destin extraordinaire : à la fin du roman, Lipsha Morrissey, fils illégitime de June et Gerry Nanapush, apprend la véritable identité de ses parents. Ainsi libéré, il se rend chez King Kashpaw, dont il a toujours été le souffre-douleur sans en comprendre la raison, afin d'organiser une confrontation avec ce demi-frère tout neuf. A la suite de péripéties rocambolesques, Lipsha, aidé de son père, gagne aux cartes la fameuse voiture et s'enfuit au volant de celle-ci afin de permettre à Gerry d'échapper à la police. Cette voiture exerce clairement la fonction de totem au sein du clan. Il s'agit d'un totem matrilinéaire qui redonne son identité à la génération la plus éloignée des traditions tribales. King n'assume pas la responsabilité de ce rôle et dégrade la figure totémique qui lui est confiée lors d'une scène de colère particulièrement violente. C'est donc à un deuxième gardien que revient la tâche de restaurer la sacralité du totem. Quant à Little, par sa naissance, il impose sa présence énigmatique à tout le clan. Sa protection devient leur priorité et l'attention extrême que lui porte chaque habitant de Poverty suscite chez son frère adoptif, Donovan, une jalousie contenue. Pourtant, celui-ci assume son rôle de gardien, traînant cet encombrant petit frère perpétuellement accroché à ses basques. Il est celui qui mettra sa propre vie en péril pour le sauver de la noyade. Il est d'ailleurs, et ce n'est pas anodin, le seul témoin autorisé de sa disparition.
L'esprit tutélaire qui s'exprime par la voix du totem est un guide, un initiateur, qui mène le gardien sur un parcours sinueux et semé d'embûches dont il sort transformé. Donovan, mais aussi Thomas, Lipsha et Lyman grandissent, évoluent ou s'affirment au gré des épreuves qu'ils traversent comme l'avaient fait d'autres initiés plusieurs siècles avant eux. Leur relation avec le totem les extirpe des griffes du fatum et leur permet de gagner une forme de rédemption qui s'applique au reste de leur clan.
Une fonction première du totémisme est la transmission de l'ordre : en structurant le groupe social en clan, le totem lui dispense des règles et lui impose des interdits dans le but de pérenniser la survie de la communauté. Les études anthropologiques ont souligné la permanence de deux tabous fondamentaux liés à la pratique du totémisme : ne pas tuer l'animal-totem et ne pas avoir de relations sexuelles avec les individus du sexe opposé appartenant au même totem. De ces deux tabous fondamentaux découlent un certain nombre de règles et d'interdits significatifs dont nous pouvons trouver trace dans les romans du corpus. Ainsi, il a souvent été observé chez les peuples premiers la présence du tabou du nom. Le totem ne révèle son nom qu'à son gardien et celui-ci doit le garder secret. La réminiscence de cet interdit ancestral est flagrante à plusieurs reprises dans Reservation Blues. Victor Joseph et Junior Polatkin, les deux bourreaux de Thomas, sont intrigués par la guitare que celui-ci tient entre ses mains et veulent connaître le nom que Thomas lui a donné. Devant l'obstination de celui-ci à taire cette information, ils lui proposent le pacte qui sera à l'origine de leur groupe. Si Thomas arrive à jouer la chanson demandée, les deux brutes qui le tyrannisent le laisseront partir en paix. S'il n'y parvient pas, il devra, en plus de révéler l'identité de la guitare, arrêter de raconter ses histoires. Victor sabote leur accord en fracassant la guitare sur le trottoir et Thomas échappe aux coups par la ruse. C'est à partir de ce sacrilège initial que le totem devient magique et que l'esprit vient l'habiter. Plus tard dans le roman, lorsque c'est au tour de Victor de prendre possession de l'objet avec la bénédiction de Thomas, il en va de même. Victor donne un nom à la guitare : « But Victor held on to that guitar too tenderly to ever break it again. He already gave it a name and heard it whisper » (29). Les noms choisis par Thomas et Victor ne sont jamais révélés par le narrateur.
Dans ce même roman, on peut observer la résurgence d'un autre tabou, lui aussi régulièrement associé au totémisme : celui du toucher. Les membres du clan traditionnel acceptaient l'idée que seul le gardien pouvait toucher le totem car lui seul pouvait endurer les blessures qu'un tel contact avec le sacré infligeait. Ainsi la guitare abîme-t-elle les mains de Thomas puis celles de Victor. Elle blesse ceux qui la touchent : « Thomas […] noticed his fingers were cut shallowly, as if the first layers of skin had been delicately sliced by a razor » (17) ; « Victor remembered how much the music had hurt him before. That guitar had scarred his hands » (225). Ces personnages portent les stigmates de leur contact avec le totem. De façon assez analogue la voiture de King inspire la méfiance des autres membres de la famille qui refusent d'y monter. Tous redoutent de la toucher : « Nobody leaned against the shiny blue fenders, rested elbows on the hood, or set paper plates while they ate. […] It was as if the car was wired up to something. As it might give off a shock when touched » (22). La voiture semble dégager une énergie qui pourrait blesser les non-initiés. Bien qu'inanimée, elle incarne June aux yeux de tous et devient, par là-même, objet de convoitise pour ceux qui n'ont pas réussi à posséder cette femme indépendante de son vivant. Chacun fait montre de la même déférence craintive que celle dont on entoure Little. Celui-ci, en effet, est traité avec beaucoup d'égards. Il est cajolé, protégé et nul n'essaie de l'éduquer, ne serait-ce que pour lui apprendre à parler. A la différence de son frère adoptif, Donovan, personne ne semble vouloir le projeter dans un avenir proche (la scolarité) ou plus lointain (l'âge adulte). On le laisse grandir comme bon lui semble sans lui imposer la moindre restriction. Il se situe en dehors des règles de fonctionnement de cette petite société tout en étant le centre de toutes les attentions.
En complément de ces règles et interdits nécessaires à la structuration du clan, la croyance totémique entraîne toujours une pratique rituelle. Traditionnellement, en Amérique du Nord, le totem était l'esprit tutélaire qu'un ancêtre avait acquis grâce à un rêve, une vision ou une révélation et qu'il transmettait à sa postérité. Pour autant la relation privilégiée au totem n'était pas acquise. Elle s'entretenait et se ravivait à travers des rites. Cette pratique rituelle qui apparaît par petites touches dans la plupart des romans amérindiens est extrêmement marquée dans la scène d'ouverture de Little où nous assistons à l'enterrement d'un cercueil vide. Le grand absent de cette cérémonie est Little lui-même. En l'absence d'un corps à pleurer, les hommes du clan creusent pendant des heures un trou démesuré jusqu'à ce que Jeannette, doyenne et figure matriarcale du clan, leur donne l'ordre de s'arrêter : « “That there hole's big enough to drive your shitty car into” she said to Duke and Ellis. We stopped digging then » (7). Il ne s'agit pas de funérailles banales, aussi bien dans la forme que dans le fond. Et ce n'est sans doute pas un hasard si les participants de cette cérémonie en refusent l'accès au prêtre. Le rituel qui consiste à matérialiser une blessure béante dans la terre permet également aux personnages de la colmater, la reboucher, de signifier concrètement ce que la mort de Little exprime symboliquement : les membres du clan peuvent tourner la page. « Montrer cérémoniellement quelque chose – un signe, un objet, un animal, un homme – c'est déclarer une présence sacrée, acclamer le miracle d'une hiérophanie »6 . La relation totémique se ravive également à travers des épreuves rituelles et, en particulier, dans le cadre de la transmission du totem. Dans l'histoire mythique de la tribu il est entendu que ce sont les Dieux qui ont créé le monde mais ce sont les Ancêtres mythiques qui l'ont façonné par les épreuves terribles qu'ils ont traversées. Lors de l'initiation, le novice revit ces épreuves pour que lui soit révélé le mythe. Lors de la transmission fraternelle de la voiture rouge, Lyman prépare de la même façon des épreuves qui doivent amener son frère sur la voie de la guérison. Celui-ci est parti à la guerre et, dans l'attente de son retour, Lyman bichonne la voiture : « In those years I'd put his car into almost perfect shape. I always thought of it as his car while he was gone » (147). Cependant, c'est un Henry profondément changé qui revient de la guerre. La voiture devient alors instrument de sa guérison. A l'insu de son frère, Lyman endommage le véhicule pour qu'Henry puisse le réparer. Le stratagème prend et Henry consacre dès lors toute son énergie à la réparation. Au moment où la voiture est à nouveau en état de marche, Lyman pense avoir sauvé son frère de la dépression. Ils partent ensemble pour une virée sur les rives de Red River, au cours de laquelle Henry reconnaît ne pas pouvoir contrôler le mal qui le ronge. Il veut rendre la voiture à son frère qui la refuse obstinément. A la fin du chapitre, Henry se jette soudain dans les eaux tumultueuses de la rivière. Lyman saute à sa suite mais ne le retrouve pas. De retour sur la berge, il précipite la voiture dans la rivière et la regarde disparaître à son tour. Ici encore, nous sommes en présence de la matérialisation d'une blessure morale et la tentative d'une réparation. En la maintenant dans un excellent état de marche pendant les années de guerre, Lyman tentait par magie de s'assurer de la survie et de la bonne santé de son frère. Cette première tentative échoue : Henry revient en vie des combats mais profondément abîmé intérieurement. Lyman donne corps à cette blessure invisible à l’œil nu à travers les dégâts occasionnés sur la voiture puis, de façon détournée, il enjoint à Henry de se soigner, de se reconstruire mais, à nouveau, le processus magique échoue. Le dommage est trop grand pour être réparé.
Ce sacrifice en évoque d'autres : June disparaît volontairement dans la tempête, Little se jette dans la citerne du château d'eau et Junior Polatkin se tire une balle dans la tête. Lors de la transgression d'un tabou, il convient d'expier la faute soit par un rituel de contrition, soit par un sacrifice réel ou symbolique afin de rétablir la cosmogonie et abolir l'état de chaos. Au sein des nations indiennes, il était de coutume, pour rétablir un équilibre rompu, de tuer rituellement l'animal-totem et de pleurer sa mort. Il était alors question d'une transgression institutionnalisée et nécessaire, un meurtre qui permettait de relancer le cours des choses pour une année supplémentaire, un peu comme si le clan remontait à cette occasion la clef du temps cyclique. Mais si ce n'était pas suffisant, si la transgression du tabou appelait un sacrifice plus grand, alors seul le don de soi pouvait rétablir l'ordre. Dans Reservation Blues, Victor n'a pas l'envergure requise pour tenir tête à l'esprit malin qui habite la guitare et il finit par se laisser piéger à vendre l'âme de son meilleur ami.
Take it easy there, the guitar said. You can have me back […] But you have to trade me for it. Who do you love the most? Outside, while Victor dreamt, Junior Polatkin thought he heard his name called out. (255)
Avec le suicide de Junior le totem disparaît définitivement de la vie des quatre personnages restants. Cette disparition sert de sacrifice expiatoire et libère, par la même occasion, Robert Johnson de son pacte avec le diable.
Pour comprendre la portée symbolique du suicide de Little, il faut remonter sa filiation. Il est le fils de Celia, elle-même fille de Jeannette qui est le pilier de la petite communauté. Vers la fin du roman, nous apprenons qu'il est le fruit du viol que Celia a subi alors qu'elle faisait le ménage dans l'église.
Father Gundesohn jerks his head away from what he was about to say and instead squats down […] Celia is on her back, dress dragging limp in the spilled mop water. My God! She is crying my God as he fucks her on the dirty floor. (234)
Alors qu'il se relève, le prêtre titubant fait face à Jeannette qui hurle sa rage. Surpris, il glisse et tombe, sa tête heurtant les fonts baptismaux. Jeannette prend alors la décision de tuer le prêtre d'une façon peu commune : elle l'étouffe en enfonçant de la neige dans sa gorge puis se livre à une mise en scène singulière en renversant les fonts baptismaux pour suggérer que le père Gundesohn, pris de boisson, s'y est noyé. Cette image est forte : ce faisant, Jeannette rejette violemment la religion catholique qui a blessé son enfant au lieu de le protéger. Elle veut que l'on trouve le prêtre étouffé par l'instrument de la conversion, noyé par l'eau qui sauve. Little est donc le fruit d'un double outrage : le viol effectué par la figure paternelle du prêtre et le meurtre de ce père. Little est un totem rédempteur qui quitte le clan après avoir attendu pendant des années la possibilité de crier son « You! » accusateur au bon interlocuteur. L'épisode se passe pendant la fête d'Halloween de 1978. Un nouveau prêtre a alors remplacé le père Gundesohn et pris sa cure. Nous ne le connaissons que sous son prénom « Paul ». Il s'agit de sa première affectation. Il est décrit comme un cœur pur, étranger aux vices de son prédécesseur ; il est une page blanche sur laquelle peut s'écrire le pardon. La confrontation entre le prêtre et les enfants a lieu de nuit lorsque ces derniers brisent accidentellement la vitre de la porte d'entrée du presbytère en lançant des œufs. A l'occasion de cette nuit qui permet, selon la tradition, aux forces occultes de sortir, le totem choisit de se mesurer au prêtre. Caché derrière un arbre Little bondit sur Paul, sorti constater les dégâts. S'étant dégagé de son assaillant, Paul invite les trois enfants à entrer, satisfait, finalement, que cette compagnie inattendue vienne rompre sa solitude. C'est une fois au presbytère que Little, qui semble pris de démence, se livre à un rituel cathartique.
Little began to scream. It was high-pitched. It tore out of his lungs and his body shook. […] “You! You! You!” […] Little kept on pointing ahead, toward Paul's vestments where they hung from the fridge handle. […] Paul's robes hung there intact, perfectly formed like a two-dimensional priest preaching from the refrigerator door. (221)
Au cours de cette scène particulièrement violente le totem reconnaît les attributs religieux du coupable. Il peut enfin l'accuser devant témoins et ainsi libérer son clan du ressentiment et de la culpabilité. Sa mort dans la citerne du château d'eau permet également de rétablir un équilibre perdu où chacun retrouve sa place : Lyle, le père de Jackie, revient à Poverty ; Donovan tente de dépasser son sentiment de culpabilité pour reprendre ses marques dans sa famille d'adoption et Paul prend la décision de quitter définitivement la réserve.
Il est intéressant de noter que, par deux fois, c'est dans l'eau que s'accomplit le don de soi. L'eau est un élément psychologiquement associé à l'expiation des fautes ne serait-ce que par son utilisation répétée dans les ablutions cérémonielles. Mais cet élément a, par ailleurs, un lien étroit avec le totémisme. Parmi d'autres exemples nous pouvons citer celui du mythe fondateur des Ojibwés. Le mythe raconte la naissance de six êtres surnaturels anthropomorphes, naissance qui résulte de leur sortie de l'océan. Ces six êtres décident de se mêler aux hommes. L'un d'eux a les yeux bandés car, s'il regarde un homme dans les yeux, ce dernier meurt aussitôt foudroyé. C'est pourtant ce qu'il se passe : il décide de retirer le bandeau et cause la mort d'un homme. Les cinq autres êtres surnaturels l'obligent alors à retourner dans l'océan. Eux-mêmes deviennent les cinq totems claniques : le poisson, la grue, le plongeon (oiseau), l'ours et l'orignal7. L'eau est très souvent le matériau lié à la naissance du totem et aussi nécessaire à sa mort. C'est un élément dynamique, une matière plastique qui permet la création mais qui autorise également à effacer la faute. Comme l'a démontré Gaston Bachelard dans son ouvrage L'Eau et les rêves, l'eau qui lave les fautes est plus intense qu'il n'y paraît :
A l'eau pure on demande primitivement une pureté à la fois active et substantielle. Par la purification on participe à une force féconde, rénovatrice, polyvalente […] L'eau pure et l'eau impure ne sont plus seulement pensées comme des substances, elles sont pensées comme des forces. (164)
Une force aussi puissante que le totem a donc besoin d'un élément tout aussi puissant pour se révéler au monde et pour s'en retirer. Dans la littérature amérindienne, deux eaux sont très présentes : l'eau violente (la rivière) et l'eau profonde (le lac). Elles ne sont pas antithétiques, bien au contraire, elles se rejoignent par beaucoup d'aspects. Tantôt la face violente prend légèrement le dessus, tantôt c'est la face profonde. Dans Love Medicine, Henry Lamartine se jette dans une rivière tumultueuse et sa voiture y plonge à sa suite. L' eau en colère attire irrésistiblement l'âme perdue d'Henry ; elle évoque une colère universelle, un chaos primordial. Mais elle est, en même temps, une eau profonde qui engloutit la voiture en quelques minutes. Dans Little, c'est un lac qui polarise la relation totémique. Il s'agit d'une eau à la fois miroir et porte ouvrant sur un autre monde, matérialisation de la frontière entre vivants et morts, entre temps humain et temps mythique. A plusieurs reprises, Donovan et les autres personnages vont au bord de ce lac sans fond qui cache dans ses entrailles des créatures démesurées. Mais cette eau profonde n'en est pas moins violente comme nous l'apprend l'épisode au cours duquel Little s'accroche à un énorme poisson et flotte entre deux eaux, piégé par le fort courant aux abords du barrage. C'est un passage quasi-mystique dans lequel le personnage se fond dans l'animal, ses mains en pinces de crabe fortement enfouies dans les branchies du poisson. Les deux êtres sont suspendus dans cette matière tourbillonnante de sorte que l'on ne sait plus bien où se situent le haut et le bas : « L'eau en sa jeune limpidité est un ciel renversé où les astres prennent une vie nouvelle […] Où est le réel : au ciel, ou au fond des eaux ? »8. Le lac, en réfléchissant le ciel, inverse le rapport au monde parce qu'il croise les images. Little joue pleinement de cette ambivalence dans son dénouement : alors que, tout au long du récit, le lac impose sa présence mystérieuse, c'est dans la cuve d'un château d'eau que se jette Little ; c'est-à-dire dans une eau à la fois tumultueuse et profonde dans le ciel.
I ran to the edge as he disappeared and looked into the little hole that he had opened up on the top. It was dark in there and water was flying out. You'd think it would be all calm in there, a dark lake way above the city, but water was rolling, rolling over everything. (231)
Ce sacrifice suprême assure la régénération du lien. A travers lui le totémisme réinventé libère le clan du chaos et de la fatalité qui s'étaient installés.
Au chaos apparent de la vie moderne dans les réserves, au vide et à l'errance qui s'immiscent dans les destins, les auteurs amérindiens opposent la magie et le sacré. Ils se réapproprient certaines figures mythiques pour les adapter aux contingences du monde contemporain. Aux côtés des totems réinventés dont ils usent dans leurs romans prennent place d'autres personnages traditionnels qui sont des figures clefs des mythes amérindiens : le Coyote et le trickster. Ces deux faces d'un même archétype sont des « farceurs », des « malins », des instigateurs d'entourloupes. Selon les différentes fables orales qui racontent ses aventures, le trickster a tantôt figure humaine, tantôt figure animale. Il apparaît le plus souvent sous la forme d'un coyote, d'un corbeau ou d'un lièvre. Cependant, quelle que soit son enveloppe charnelle, le trickster répond à un socle commun de caractéristiques : il use de malice pour piéger ses victimes mais se retrouve piégé à son tour ; il est un être globalement sans morale et qui fait montre d'appétits particulièrement démesurés qu'il soit question de nourriture ou de sexe ; il est dilettante et insensible aux malheurs d'autrui et, en même temps, il demeure un personnage attachant. Comme Alan Velie l'a démontré dans son étude « The Trickster Novel »9, le trickster prend corps dans Love Medicine sous les traits de Gerry Nanapush. Cet homme fantasque et nonchalant apparaît et disparaît à sa guise tout au long du roman. Tel le passe-muraille, il possède la faculté de s'échapper comme par miracle de n'importe quelle prison. Il séduit différentes femmes qui, par amour pour lui, mettent en péril leurs vies familiales. Enfin, lors d'une inénarrable partie de cartes il subtilise à King Kashpaw son bien le plus cher, sa voiture pour échapper une fois de plus à ses poursuivants. Comme dans les légendes indiennes qui racontent ses aventures, il ne semble pas apprendre de ses péripéties. Son caractère n'évolue pas. Il ne trahit aucune émotion particulière si ce n'est le désir d'assouvir une pulsion immédiate. Gerry Nanapush est un élément comique récurrent du récit, qui surgit de temps en temps dans l'histoire pour la désorganiser. Il est le trickster par ses actions mais également pas son nom puisque « Nanapush » est le nom donné par les Chippewas au lièvre farceur de leurs mythes.
Dans les autres romans, la figure du trickster est tout aussi présente même si elle ne s'incarne pas à travers un personnage en particulier : elle pénètre les récits et resurgit par le biais de situations absurdes, de parenthèses d'humour inattendues qui désamorcent la tragédie. Dans Little les jumeaux Ellis et Duke voulant se rendre agréables à Jeannette se mettent en tête de repeindre nuitamment la façade de son préfabriqué. Leur entreprise, vouée à sa perte dès le début, se conclut par les jurons de Jeannette lorsque, le lendemain matin, elle découvre sa maison bicolore, peinturlurée de deux teintes criardes qui ne s'accordent pas. La guitare de Reservation Blues, cet objet habité qui parle et manipule les âmes qui tombent sous sa coupe, est à la fois l'émanation de Satan et du Coyote. Le Coyote est le maître des illusions, celui qui sabote les situations, celui qui, parfois, pâtit de ses propres manigances mais sort toujours indemne des catastrophes par une pirouette. Traditionnellement les aventures du Coyote confrontent sur le mode de l'humour l'auditeur à ses propres incohérences et c'est bien de cela qu'il s'agit dans Reservation Blues : le groupe, à qui il donne son nom (« Coyote Springs »), rêve de succès quand aucun de ses membres n'a appris à jouer d'un instrument de musique, planifie une tournée sans avoir en poche l'argent du retour et prétend conquérir un public national alors qu'il n'arrive pas à amadouer celui, très restreint, de la réserve. Le totem de ce roman a, comme les personnages qu'il guide, un pied dans la tradition ancestrale et un pied dans la tradition populaire.
Sur les traces du trickster et du Coyote, les romans amérindiens explorent un réseau de relations complexes avec la nature, avec l'environnement au sens large du terme, qui passe, notamment, par la ruse et l'adaptation. Ils se détachent de la thématique binaire qui oppose le Bien et le Mal, thématique emblématique du symbolisme judéo-chrétien et relevant des codes de la société occidentale. Le trickster et le Coyote nous rappellent que la survie spirituelle du clan doit passer par une troisième voie, une capacité à se renouveler pour s'ajuster aux situations en puisant aussi bien dans l'héritage indien que dans les ressources offertes par la société de consommation. A différentes échelles les auteurs de ces romans nous parlent tous d'identité et plus particulièrement de la difficulté d'assumer une identité minoritaire isolée au sein de sa propre terre : être l'Autre dans son propre pays. Ainsi que l'a démontré Homi Bhabha dans The Location of Culture, la production littéraire devient une ruse pour revendiquer et imposer au colonisateur une hybridité culturelle protéiforme aux dépens d'une appartenance nationale monolithique. La voix du peuple colonisé s'immisce dans tous les interstices laissés par la culture dominante et imite les modes d'expression de cette dernière pour mieux les réinventer à la lumière des paradigmes de sa propre culture. En explorant l'ambiguïté de la transculturalité, les romanciers dépassent l'identité purement ethnique ; ils la transcendent : « Is our only way out of such dualism the espousal of an implacable oppositionality or the invention of an originary counter-myth of radical purity? »10. Le mythe est une matière à pétrir, à retravailler et à diffuser. Sa plasticité en fait un élément dynamique et libéré des contraintes formelles. La tradition orale des nations indiennes contenait déjà cette liberté, cette possibilité de réinventer le mythe tout en le transmettant à la génération suivante. C'est justement parce qu'il échappe à l'inertie que le mythe fait sens pour celui qui le reçoit. Le sermo mythicus11 ne reste pas figé dans l'instant. Son sens est, au contraire, renforcé par les faisceaux de « variations » redondantes, par des « rêveries remythifiantes » portées par les désirs, les ressentiments et les frustrations de la société au sein de laquelle ces rêveries s'expriment. Ce sermo mythicus resurgit périodiquement avec force lorsque le besoin du groupe se fait sentir.
Louise Erdrich, Sherman Alexie et David Treuer lient les temps premiers au hic et nunc en réinvestissant le temps cyclique. Au fil de leurs pages, ils nous entraînent dans une chronologie floutée et distendue. Le présent s'explique systématiquement par le passé vécu ou fantasmé des personnages. Les erreurs de jadis des parents assombrissent les existences des enfants comme une malédiction. Les générations antérieures semblent hanter irrémédiablement les générations suivantes. Dans Love Medicine des voix croisées s'adressent à nous à différentes époques pour narrer leurs histoires par bribes. Ces petits bouts de lorgnette juxtaposés donnent à voir la grande histoire du clan. Chez Louise Erdrich comme chez David Treuer, tout est question de filiation. A différentes périodes, différentes générations, les personnages se sont aimés puis quittés, donnant naissance à des enfants qu'ils ont parfois élevés ou choisi de confier à d'autres. Dans Reservation Blues, nous retrouvons en filigrane cette porosité entre le passé et le présent lorsque Thomas entend les plaintes des chevaux abattus par la cavalerie un siècle auparavant, ou encore lorsque son groupe part enregistrer à New York chez le label « Cavalry Records » au nom si évocateur. Mais l'exemple le plus significatif, véritable porte ouverte sur le passé, demeure le cauchemar de Checkers, la choriste du groupe. Alors qu'elle est violentée par Sheridan, agent du label Cavalry Records, elle lui demande pourquoi il s'en prend à elle. Il lui répond par une longue tirade dans laquelle il se souvient avoir assassiné et mutilé au sabre une Indienne en 1872. L'épisode fait évidemment référence au major-général Philip Sheridan qui s'était illustré durant les guerres indiennes par sa brutalité à l'égard des femmes et des enfants. La date, quant à elle, renvoie à la dernière des guerres indiennes, celle des Modocs qui s'est déroulée dans le sud de l'Oregon et le nord de la Californie (à laquelle, d'ailleurs, Sheridan n'a pas participé). Tout au long du roman c'est un personnage singulier, Big Mom, qui sert de fil rouge à ce mélange des époques et l'éternelle répétition du conflit entre Indiens et Blancs : elle était présente lors du massacre des chevaux et, à cette occasion, « a vu le passé et le futur ». Immortelle, elle préside aux destinées des membres des Coyote Springs.
Dans une scène de Little précédemment évoquée, la porosité du temps se manifeste par un jeu d'anamorphose qui n'est pas sans rappeler les fonctions magiques des masques totémiques de la côte Nord-Ouest des États-Unis. Ces masques traditionnels traversent les générations en réaffirmant la permanence de la relation aux temps mythiques. Seul l'individu qui descend de l'ancêtre qui a connu l'esprit-ours a le droit de porter le masque d'ours et il en va ainsi de tous les autres masques possédés par la tribu. Par sa simple existence l'objet abolit les frontières temporelles et fait coexister, le temps d'une cérémonie, l'esprit, l'ancêtre et le gardien en une seule et même personne. Le graphisme de ces masques est troublant, en ce sens qu'il mêle à travers des lignes pures deux animaux, comme le ferait un jeu de morphisme.
Dans ces jeux visuels, les parties du corps d'un animal se dédoublent, pour devenir celles du corps d'un autre animal : ainsi les ailes peuvent aussi représenter la nageoire pectorale d'une baleine, permettant à l'artiste de suggérer un caractère commun aux deux. Une fois encore, cette technique implique des frontières très souples. Deux présences peuvent occuper la même place au même moment, comme un danseur peut exister dans le passé et le présent au même instant.12
Alors que la petite troupe, composée de Jeannette, Violet, Donovan et Little, tente de ramener l'énorme poisson attrapé à la ligne, Little saute de la plate-forme du barrage et disparaît dans l'eau. Agrippé au poisson, il demeure serein, comme hors du temps.
He didn't seem to have any problem with staying down there. He was on his back with his legs scissored around the pike, which was as long as he was. He hugged his arms around the pike's head and his crooked hands were folded underneath his arms, by the fish's head somewhere. (113)
L'image est forte : le personnage et le poisson se fondent l'un dans l'autre de la même façon que les jeux opérés par les volets des masques totémiques permettent la métamorphose fusionnant ponctuellement le descendant et son ancêtre.
Les romanciers étudiés ici réconcilient également les antithèses. Ce faisant, ils dépassent la fatalité et la nostalgie. Le clan ne correspond plus à la stricte définition du clan ancestral ; il est un regroupement de marginaux, d'exclus. Ainsi, dans Little, la connexion familiale et ethnique entre les habitants de Poverty est mince, le sort et l'amertume des déceptions ont réuni les personnages. Dans Reservation Blues, les protagonistes qui se rassemblent pour former un groupe de musique sont déjà en marge de leur propre communauté. En cela, ces parias sont à l'image des nations indiennes, marginales au sein des États-Unis. Comme elles, ils sont le ferment d'une énergie contestataire et, à ce titre, sont susceptibles de capter et d'identifier les pulsions des archétypes dans la mémoire du groupe : « Cette négativité, introduite systématiquement dans l'ensemble des rôles, joue certainement une fonction importante dans les mouvements de ressourcement du mythe »13. Dans leurs livres, les auteurs amérindiens ne se contentent pas de réécrire un mythe en particulier, de réactualiser une légende précise. Ils offrent la possibilité de poursuivre la transmission du Mythe, de réinjecter l'énergie créative en s'appuyant sur des figures archétypales afin de réinventer les fondements de l'identité commune, de verbaliser une renaissance. Dans le contexte actuel des réserves indiennes, sur fond de pauvreté et de désœuvrement, le fait culturel régénère et enrichit le mythe fondateur de la civilisation. La mémoire collective fait alors boule de neige et trouve une résonance mythique dans les événements du quotidien : « […] à chaque redondance [le bassin sémantique] « réinjecte » dans sa totalité culturelle une sorte de probabilité plus grande de se re-projeter ultérieurement »14. En réactualisant le Mythe par le prisme de la fiction, les romanciers indiens investissent le rôle de passeurs de culture. Ces nouveaux initiés diffusent un imaginaire fécond, porteur d'un mode d'être réinventé et évolutif.
Alexie, Sherman. Reservation Blues. 1995. Minerva Paperback. Londres : Minerva, 1996.
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Bhabha, Homi. The Location of Culture. 1994. Routledge classics. Oxon : Routledge, 2004.
Boas, Franz. The Mind of Primitive Man. 1916. New York : Ulan Press, 2012.
Durand, Gilbert. Introduction à la mythodologie : mythes et société. Albin Michel Spiritualités. Paris : Albin Michel, 1996.
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Gunn Allen, Paula. Spider Woman's Granddaughters. Boston : Beacon Press, 1989.
Lévi-Strauss, Claude. Le Totémisme aujourd'hui. 1962. Mythes et religions. Paris : PUF, 2002.
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Warren, William. History of the Ojibways. Vol. 5. Minnesota Historical Collections. Saint Paul : 1885.
1 J. G. Frazer, Totemism and Exogamy.
2 F. Boas, The Mind of Primitive Man.
3 A. Goldenweiser, « Totemism, an Analytical Study ».
4 P. Gunn Allen, Spider Woman's Granddaugthers, 7.
5 M. Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes, 95.
6 Ibid., 101.
7 W. Warren, History of the Ojibways, 43.
8 G. Bachelard, L'Eau et les rêves, 60.
9 G. Vizenor, ed. Narrative Chance: Postmodern Discourse on Native American Indian Literature, 121.
10 H. Bhabha, The Location of Culture, 28.
11 Expression empruntée à G. Durand, Introduction à la mythodologie : mythes et société, 84.
12 C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui, 175.
13 G. Durand, op. cit., 137.
14 Ibid., 118.