(Uncle) Vanya de Howard Barker : le personnage dé-joué

Marie Caroline

Paris 8

 

    1. « [C]an an intervention by one artist in the territory of another be anything but a raid, an assault, a seizure of aspects of one cultural moment by the temper of another ? » s’interroge Howard Barker à propos d’(Uncle) Vanya (19961) dans « Murders and Conversations: The Classic Text and a Contemporary Writer » (157), plaçant ainsi sa ré-écriture de la pièce d’Anton Tchékhov2 sous le signe de la destruction. Le titre même de la pièce annonce sa posture critique vis-à-vis de la notion de personnage. Certes, à l’instar du dramaturge russe, Howard Barker place le personnage éponyme au centre de sa ré-écriture, mais c’est pour mieux l’interroger : mis entre parenthèses, il se trouve comme désarticulé.

    1. Dans La Défiguration, Évelyne Grossman voit dans la question du personnage l’un des enjeux majeurs de l’écriture moderne travaillée par le besoin « d’inventer une forme, un style qui figure-défigure l’informe, une écriture dont l’incessant mouvement ne fixe pas mais maintient ouverte l’oscillation3 » (114) :

face à la normopathie contemporaine, ce cache-misère d’une inavouable dépression, face à ce narcissisme grégaire socialement gratifié où chacun se reconnaît dans le regard admiratif qu’un autre semblable lui jette pour qu’il le lui renvoie, comment inventer les formes plastiques, plurielles d’une résistance à l’image  ? Comment se déprendre des formes pétrifiées de l’identitaire  ? Comment inventer à chaque instant les figures mouvantes de la représentation de soi et de l’autre sans y perdre toute identité  ? (114)

    1. (Uncle) Vanya constitue un lieu de théorisation de la notion de personnage particulièrement pertinent en ce qu’il se place doublement sous le signe de la distance. D’abord, le phénomène de distanciation entre monde représenté et monde réel qui définit tout spectacle fait, dans la pièce de Barker, l’objet d’une mise en exergue métathéâtrale. Dès la note liminaire, le dramaturge britannique inscrit la pièce de Tchékhov hors du champ théâtral. L’Oncle Vanya du dramaturge russe est successivement qualifié de « danse macabre » et de chant funèbre (« funerary chant » 292), ce qui l’inscrit dans les domaines de la musique et du pictural ; dénier à l’œuvre source le statut de pièce dramatique permet à Howard Barker de présenter son entreprise de ré-écriture comme une recherche du dramatique et du théâtral, d’articuler réflexion sur la notion de personnage et exploration de la théâtralité, articulation constitutive d’une poétique spectaculaire, selon Robert Abirached :

Ce qu’elle [la démarche théâtrale] donne à voir n’est jamais adéquat à son modèle, et cette inadéquation même avive la compréhension de la réalité signifiée. Il faut donc en conclure que la distance au monde est constitutive du personnage théâtral, bien qu’elle puisse varier selon les esthétiques, dont l’évolution va de pair avec les transformations de la culture et de la sensibilité collective des spectateurs4.

    1. Ensuite, l’intertextualité qui caractérise la modalité spécifique d’écriture qu’est la reprise inscrit (Uncle) Vanya dans une historicité forcément critique. Les « Notes » présentent l’Oncle Vanya de la pièce de Tchékhov comme une personnalité, voire une personne, cassée (« broken soul », « broken will » 292) qu’il convient de réparer physiquement (« cleansed of a bad blood » 292-93), de sauver moralement (« rescuing Vanya » 292) et de libérer psychologiquement (« his actions liberated from the sterile calculations of the pleasure-principle » 293). La métaphore médicale joue de la confusion entre personne et personnage; d'ailleurs, à la fin du premier acte, le navire de Chekhov fait naufrage, si bien que la figure du dramaturge rejoint sur scène, au second acte, les personnages de sa pièce: Anton Tchékhov, auteur historique d'Uncle Vanya devient la figure du dramaturge, Chekhov, dans la pièce de Barker. Assimilant corps et texte, c'est la figure de Chekhov qui incarne les défauts que Howard Barker reproche à la pièce du dramaturge russe (« disease », « fatal », « infection », « dying », « kill us », « exhaustion », « agony » 333), invitant le spectateur à entendre les termes « personne » et « personnage » comme des notions critiques, des mots concepts faisant partie intégrante de la recherche d’une poétique du personnage qui est aussi une exploration de la théâtralité. La mission de sauvetage est présentée comme intrinsèquement théâtrale dans les « Notes on the Necessity for a Version of Chekhov’s Uncle Vanya » que Barker place en exergue de sa pièce puisque, en dernière instance, le but est de sauver, de purger, selon le principe de la catharsis aristotélicienne, le public : « It is necessary for our own spiritual health to know Vanya need not be Vanya. » (292) La ré-écriture se greffe néanmoins sur un trait embryonnaire constitutif du personnage source : « I remade Vanya because I loved his anger, which Chekhov allows to dissipate in toxic resentment » (292), la colère constituant le point de rencontre entre le moment historique de l’écriture de la pièce d’Anton Tchékhov et le « temper » contemporain de sa ré-écriture (Barker « Murder » ; 157). Cette « toxicité » propre au personnage source est attribuée à un défaut de vie (« a funerary chant for unlived life », c’est moi qui souligne 292), si bien que le Vanya de Tchékhov faisant l’objet d’une dés-écriture (« dissipate »), la ré-écriture équivaudrait à une dé-désécriture.

 

    1. La ré-écriture implique une prise de distance critique par rapport à un personnage source, et donc la mise en question de la nature même du personnage et des présupposés indiscutés qui la définissent couramment tels la fixité de son caractère et la délimitation de sa psychologie qui tendent à confondre personnage et personne. Cette problématique distinction entre personnage et personne parcourt tout l’art moderne, selon Évelyne Grossman, qui avance que, depuis Hitchcock nous nous trouvons :

devant un personnage dont on résiste même à l’appeler personnage — Bergman l’appelait « persona » —, et à propos duquel on se dit que même la notion de corps n’est plus tout à fait adéquate au vu, tantôt du débordement d’organicité qui excède ou ruine son identité, tantôt de son évidement. C’est pourquoi il faudrait parvenir à penser le personnage en terme de figuration : comment il est une présence — même incertaine — qui s’arrache sur le fond d’une puissance terrifiante de décomposition pour pouvoir prendre forme5.

    1. (Uncle) Vanya peut se lire comme la problématisation de cet arrachement d’une présence théorisée comme « self », comme le souligne la répétition de ce terme selon la dynamique qu’insuffle la répétition de ce terme dans les « Notes » : la pièce du dramaturge russe est présentée comme l’écriture de l’impossibilité à devenir soi-même (« [Chekhov] innoculates us against the desire to become ourselves » 293), ce qui amène les personnages à renoncer à devenir quelqu’un (« the apotheosis of self-denial »), logique contre laquelle s’inscrit la ré-écriture de Barker, « his will of self-creation triumphant over guilt » (293). Entre psychologie (« guilt ») et métathéâtralité (« self-creation »), ce « self » se pense comme tension entre personne — « Pain invades the little territory of self. The shrinking territory of self », geint Serebryakov (298) — et personnage — « your hard won self », dit Helena au second acte 330 —, qui est aussi une tension entre le « petit territoire » figé du corps et de la psychologie et le lieu mouvant et agonistique du langage où le « self » se gagne. Ce non-lieu du langage, c’est le lieu double du théâtre, comme l’exprime Vanya à la fin du premier acte :

VANYA : Here

SEREBRYAKHOV : Meaningless

                                   Mobility

VANYA : And only here can we be free (pause) You must look without wanting. You must see without trying.

MARYIA : But it exists, therefore…

VANYA It is a mirror on which you will discover only more of yourself. Self and more self. This self you must attend to and not attempt to evade by flight. (317-18)

    1. Le lieu où une confrontation libératrice est possible avec le self, c’est l’ici (« here », « only here ») du théâtre, miroir qui met à distance le monde réel et ses passions.

    1. Le self se construit dans une double distanciation : mise à distance du réel dans l’image en miroir du monde que le théâtre reflète et mise à distance du territoire de l’autre dans la révolte qui oppose l’individu au groupe, comme le suggèrent les « Notes » : « Can the individual not burst the barriers of class and repudiate decay? » (292) Aussi faut-il voir dans Vanya un point nodal de la catastrophe, notion clé de la conception barkerienne du théâtre, en ce qu’il opère un renversement des idées reçues, produit de la subversion, de la discontinuité.

    1. Il opère d’abord un renversement catastrophique par rapport à un modèle source pré-existant puisque la liste des dramatis personae, intitulée « CHARACTERS », mentionne « VANYA: An undefeated man » (294), le présentant d’entrée de jeu au moyen du préfixe privatif « un ». Le personnage se conçoit comme la désécriture d’un modèle dont les traits définitoires (ici le fait qu’il est « defeated », mis en échec par la vie) ne sont ni abolis ni niés mais, au contraire, demeurent perceptibles sous forme de traces, de présupposés qu’il convient de contredire, de démentir — le Vanya nouveau, ce personnage « [made] anew » comme le présente Barker dans les « Notes » (293), relèvant moins de la négation que du négatif au sens photographique du terme.

    1. Vanya fonctionne ensuite comme producteur de discontinuité au sein même du dialogue dramatique. Au début de la première scène de l’acte premier, il est rejoint sur scène par Astrov dont les blocs de discours d’un écologisme consensuel constituent autant de repoussoirs au contre-dire de Vanya qui, au fil du texte, se trouve associé à une série de particules privatives : ici, « de » — « [é]lément du latin, dis-, qui indique l’éloignement (déplacer), la séparation (décaféiné), la privation (décalcifier), l’action contraire (décommander, défaire démonter) » précise le Robert (2008) — l’inscrit dans un rapport conflictuel avec le discours convenu des autres personnages. Vanya s’oppose par trois fois au discours d’Astrov : « I detest » (296), avant de le défaire tout à fait par un phénomène de répétition qui est aussi une double mise à distance qui le vide de toute force : « I detest your futile and transparent attempts to suffocate my hatred in what you call love what you call compassion what you call what you call your absurd maternal and anodyne endearments what you call what you call (The music begins). » (296, c’est moi qui souligne) La locution « what you call » met à distance les propos que Vanya cite ; reprise en boucle, elle ne renvoie plus qu’à elle-même comme vouloir-dire, et donc au langage comme convention figée, à la langue comme morte, avant d’être étouffée par la musique.

    1. Vanya se fait le révélateur des clichés du discours des autres personnages, ressassés et impersonnels (le « you » de « what you call » fait-il référence à Astrov ou à l’ensemble des écologistes naïfs ?), de l’hypocrisie d’un autre sommé de tomber le masque (« is impotence admit it admit it why don’t you » 296). Surtout, en refusant de laisser le dialogue se dérouler heureusement6, Vanya le déjoue, il l’interrompt pour en démonter le mécanisme, le met en échec : « I can’t talk to you, Vanya, I really cannot talk » (296), se plaint Astrov.

    1. Cet entêtement à rendre le dialogue malheureux ne sert pas simplement la mise en avant du personnage qui serait principal par rapport à des personnages qui seraient secondaires, à mettre le lecteur ou le spectateur du côté de Vanya, à créer par exemple une identification qui nous pousserait à souhaiter qu’il ait le dessus sur ses rivaux et gagne les faveurs d’Helena, bref, à faire du personnage une personne (aimable). Il sert surtout à construire le personnage de Vanya comme force discursive critique. Après qu’il a brutalement déclaré son amour à Helena, il se voit répondre : « I must tell you that I am not interested in you in that regard, so please… » (297) : saisissant au bond la balle discursive, il reprend en écho le pudique euphémisme d’Helena en un va-et-vient critique : « In this regard / In that regard / In this regard / In that regard » (297) : Vanya déjoue le pouvoir mortifère des lieux communs derrière lesquels se dissimulent les autres personnages, réduits au statut de figures (rhétoriques). Ainsi, la remarque de Maryia lorsqu’elle tance Vanya : « Oh, do stop offending everyone, it is so pitiful — » (302), autorise une double lecture : Maryia porte un jugement moral sur ce qu’elle identifie comme une tendance psychologique caractéristique de Vanya, mais au niveau de l’économie de la pièce, au niveau poétique, cette observation confirme sa fonction maïeutique. La notion de personnage serait donc liée chez Barker au concept de vérité, mais il s’agit moins de la vérité psychologique du personnage (renvoyant à une vie intérieure réelle) que de sa vérité discursive, renvoyant à une incessante remise en question de la capacité du langage à déjouer sa propre tendance à la pétrification, représentée par les discours des autres personnages, composés de bribes qui ne leur appartiennent pas en propre et s’avèrent donc impropres à exprimer ce qui serait la vérité, l’intériorité, de leur personne.

    1. Le discours de Vanya lui-même fait l’objet d’une réflexion critique qui instaure une distance entre le personnage et son dire, le rend étranger à sa réplique. Il questionne inlassablement la pertinence du vocabulaire qu’il emploie ; ainsi, lorsqu’il se lance dans son entreprise de séduction d’Helena :

VANYA: Because I love you.

HELENA: Love…!

VANYA: Yes, love. Love, yes. Love. Love. Why not love? That is the thing I mean, the word is certainly adequate, and though I dislike you I most cogently affirm love is what I mean and love is what I intend and no other synonym will suffice neither lust nor desire. (297)

    1. L’affirmation de la justesse du substantif choisi par les figures emphatiques de l’anadiplose et de la conduplication se trouve renforcée par l’exclusion négative (« neither … nor ») de synonymes impropres. Ce qui permet à Vanya d’occuper cette fonction particulière, c’est qu’il parle depuis le dedans/dehors du discours. « You are insane » (300), lui lance Serebryakov, qui le qualifie ensuite de « fou » (301)7, et Vanya d’acquiescer : « Yes », puis : « Possibly. » Lorsqu’il exige qu’Helena ôte ses vêtements, Astrov intervient : « She will do no such thing you are out of your — » (305) Personnage du contraire (« insane »), Vanya est moins une entité négative qu’hors norme ; peu importe où il n’est pas (« out of your — »), il importe avant tout qu’il soit à la fois « in(sane) » et « out of » : ce lieu impossible de l’identité/altérité, de l’inclusion/exclusion, c’est le discours comme espace théâtral du dedans/dehors.

 

    1. Non seulement le personnage produit de la discontinuité, mais il est à concevoir, à l’image de la graphie même du titre, en termes de discontinuité. (Uncle) Vanya invite à reformuler la problématique du personnage : non plus comment le dire, mais comment le dé-dire, comment il se dé-dit, non plus comment le nommer, mais comment le dé-nommer, comment il se dé-nomme.

    1. Le discours s'engendre ? selon un double mouvement de sélection du mot juste et de rejet des vocables impropres qui participe de la poétique de la pièce de Barker, entre dire/dédire et ré-écriture/désécriture, poétique qui se noue visiblement autour des noms propres. Marche oscillant entre terrain conquis et terre étrangère, le nom, comme lieu d’identité du personnage, apparaît essentiellement agnostique. Vanya refuse d’être appelé « Jean » (298, 305, 307, 318) par sa mère : « No, that’s French » (305) car être dit, c’est être dé-dit, trahi, rendu étranger à soi-même, amputé, comme le suggèrent l’image de la castration qu’utilise Vanya aussitôt après le meurtre de Serebryakov lorsqu’il exige qu’on l’appelle Ivan : « Ivan. (Pause). The word uncle castrated me. I forbid the word » (305), et l’assimilation du diminutif affectueux à une mutilation pouvant entraîner la mort :

[…] Vanya is diminutive.

No more diminutives, or endearments, abbreviations or

Things to hang yourself on

Ivan is the name. (305)

    1. Le nom de Vanya se trouve d’ailleurs allongé au cours de la pièce dans les prises de parole des autres personnages, comme pour signifier l’affinité mimétique entre le nom et la personne, comme si étirer le nom revenait à conférer à celui qui le porte plus d’existence : l’amoureuse Helena roucoule : « I adore you, Ivan Petrovich — » (312), le craintif Telyeghin obtempère : « Yes! Yes, of course, Ivan Petrovich ! » (313), de même que Marina (340) et Sonya, exigeant de son oncle qu’il se livre à la police pour le meurtre de son père, tempête : « Iv – an! / Iv – an Voi – nit – sky! » (310). Vanya reconquiert l’entièreté de son nom dans la ré-écriture barkerienne qui donne à entendre la croissance du personnage par l’accroissement du nombre de syllabes le désignant, le phénomène de greffe étant même rendu visible par l’ajout de tirets cadratins au cœur de son prénom ; mais cette greffe est aussi une mutilation, qui disloque ce qu’elle allonge. Le nom est un dire que l’autre dé-dit, comme le confirme le personnage d’Helena : « No one says my name properly — » (309). La quête récurrente du nom juste participe moins d’une poétique de la « désidentité » telle que la définit Évelyne Grossman8 que d’une poétique de la dé-nomination qui met moins l’accent sur la multiplicité des identités (dire plus de noms, en quelque sorte) que sur la justesse du nom (Ivan plutôt que Vanya) mais aussi de son dire (« say[… the] name properly »).

    1. La poétique de la dé-nomination s’articule à une éthique du bien dire, mais également à une éthique catastrophique qui bouscule la frontière entre l’humain et l’inhumain. Lorsque, au second acte, la figure du dramaturge russe déclare : « I am human after all! » (331), ce n’est que pour expliquer qu’il est sensible à la flatterie, Maryia venant de le qualifier de « dieu ». En revanche, le personnage de Vanya renverse la hiérarchie commune des valeurs : « It is possible I am not human. I was comic and now I am inhuman. The comic, the pathetic, the impotence, made me loveable, but underneath I was not human. And nor is anyone. Underneath. Human. Tell Chekhov! » (309) Le comique et l’amabilité supposés conférer au personnage d'Anton Tchékhov une humanité, valeurs connotées positivement, sont rabaissées au rang de mensonge, de surface trompeuse masquant, « underneath », un manque, un défaut (« not human »), tandis que l’inhumanité qui caractérise le personnage de Barker s’affirme comme valeur positive, malgré son préfixe privatif (« inhuman »), cette négativité exprimant au plus juste la vérité du monde de référence : « nor is anyone. Underneath. Human. » En requalifiant « human », synonyme dans la pièce d'Anton Tchékhov d’une gentillesse de nature vaguement morale, Vanya lui confère une valeur ontologique et affirme qu’il se veut un devenir-inhumain, un devenir-artifice, bref, un devenir-personnage, pour paraphraser la formule de Gilles Deleuze, une dynamique qu’active la faille que le discours creuse entre le psychologique et le poétique.

    1. Le nom constitue le point de théorisation du personnage en tant qu’il est un devenir conçu comme processus d’affirmation/négation. La dé-nomination est éminemment problématique dans la pièce de Howard Barker, comme le souligne la formule programmatique lancée comme un défi dans les « Notes » : « Vanya need not be Vanya » (292) et reprise par le personnage dans la pièce : « I’m not Vanya » (319) : qu’est-ce qu’un nom par définition étranger à lui-même, sinon un trouble qui n’a de lieu que discursif  ? « Vanya need not be Vanya » affirme aussi que le devenir-personnage se pense contre le statisme de la personne comme être.

    1. Le devenir-personnage comme recherche poétique proprement théâtrale au cœur d’(Uncle) Vanya déborde le discours des personnages, les dialogues, pour informer l’ensemble de l’écriture de la pièce. La première didascalie décrit ainsi l’ouverture de la pièce : « A MAN appears. » (295) L’article indéfini et l’anonymat du nom commun se conjuguent pour dire une identité générique et rendre présent non un personnage mais une potentialité à construire. Le verbe « appears » où l’on attendrait « enters », formule didascalique conventionnelle d’ailleurs utilisée pour indiquer l’entrée d’Astrov (295) puis d’Helena (297), que les didascalies désignent par leur nom, fait tendre le personnage vers le fantomatique : la didascalie crée une tension entre une présence spectrale qui dessine une absence — tension définitoire de la représentation théâtrale mais qui se double ici de quelque chose comme la trace du Vanya de Tchékhov qui viendrait hanter la scène de la pièce de Barker — et une présence qui serait comme une naissance, le personnage s’inaugurant à son entrée en scène, s’affirmant comme la promesse d’une complexification. Cette « apparition » mettrait en tension deux types de présence, l’une orientée vers le passé d’un personnage-trace, l’autre vers le futur d’un personnage en devenir.

    1. Au cours d’une représentation, le personnage de Vanya est incarné par un acteur qui, seul en scène, nomme « Unc – le / Van – ya (Pause) / Unc – le / Van – ya (Pause) / Van – ya (Pause) » (295). La circularité du propos comme en roue libre fait du personnage une ellipse : qui nomme-t-il, lui-même ou un autre ? La lecture produit comparable ambiguïté : certes, les didascalies au début du premier acte précisent que c’est « VANYA » qui prend la parole mais rien ne rend explicite la relation identitaire qui unit « A MAN » et ce « VANYA » : l’homme qui apparaît est-il celui parle ? Vanya se met-il à parler lorsqu’un autre apparaît  ? Cet « Unc – le / Van – ya » est-il baptisé ou débaptisé comme le suggèrent le tiret cadratin et la typographie qui isole chaque élément sur une ligne et désarticulent son prénom, lui tirent la peau et la déforment ? « Van – ya » se dit étranger à lui-même dans le texte comme sur la scène. Comment ne pas entendre l’écho du préfixe « un » qui définit le personnage dans la liste des « CHARACTERS » (« undefeated » 294) dans cette disparition du statut d’oncle : « un – quel », jeu de mots interrogeant en miroir la personne comme unité (« un ») et le personnage comme désécriture (« un », « in »). Le personnage est une forme langagière souple, une pâte à modeler, un matériau sonore brisé (« broken soul » « broken will » 292, mais broken name aussi) qui se décompose/recompose, ces deux notions ne s’entendant pas en terme de perte ou de gain, mais bien plutôt comme négociation permanente entre la forme et l’informe, comme instabilité tenue entre nommer et dé-nommer, dire et dé-dire.

    1. Cette désarticulation du nom, qui est aussi le titre, structure l’ensemble de la pièce : le nom, dé-dit par le personnage lui-même au premier acte, est remembré par la figure de Chekhov au second : « Uncle / Uncle (Pause) / Uncle Vanya! » (326) La figure de l’auteur répète ces lignes deux fois (326 ; 328) avant de  dissocier le statut familial : « Uncle / Uncle / You are in luck » (328) du nom : « Vanya of you I am particularly fond », réaffirmant, mais comme problème, l’identité source du personnage. Au troisième acte, alors que Vanya tente de se suicider d’un coup de revolver, « [(t]he other characters instantaneously chant in unison.) / ALL : Unc – le / Unc – le / Unc – le / Van – ya » (340) : la pièce met en œuvre une poétique de la nomination / dé-nomination qui construit la notion de personnage comme perpétuellement mise en danger dans la mesure où elle se dé-dit à chaque fois qu’elle se dit. Comme son discours, le personnage est en instance de surgissement/disparition. Le nom se répète pour créer une forme de circularité qui aussitôt se contredit : le personnage est-il Oncle, est-il Vanya ? est-il possible de délier les deux noms ? Vanya peut-il se libérer des réseaux relationnels auxquels il s’intègre sans se désintégrer ? La personne une, chimérique, s’abolit dans le devenir-personnage comme champ sans cesse repensé, un dire/dé-dire qui renvoie en miroir « self-creation » (293) et creation of self et ne saurait se concevoir hors de la force performative de la voix du théâtre.

    1. À la fin du premier acte, la vieille servante, Maryia, cherche à dire à Vanya à quel point elle le trouve mauvais, mais son discours déborde ses intentions communicationnelles pour dire que Vanya est un personnage autotélique : « Ivan / I think you are / Ivan / As you call yourself / I think you are » (318) : le qualificatif absent de son énoncé fait tourner le discours en rond, d’« Ivan » à « you are » ; peu importe qu’elle ne parvienne pas à dire ce qu’il est, peu importe peut-être même ce qu’il est — c’est Vanya qui complète « Implacably unkind and heartless man… » (318) —, l’important c’est qu’il est ce qui se nomme (« you call yourself »).

 

    1. En refusant les liens sociaux et sociables du nom et du surnom qui sont autant de chaînes aliénantes, comme le suggère la métaphore du nom comme corde pour se pendre (« Things to hang yourself on » 305), Vanya fait du langage le lieu de l’affirmation d’une identité langagière librement choisie par un personnage autotélique. En revendiquant son nom de baptême, en exigeant d’être appelé Ivan plutôt que Vanya, il ne se crée pas ex nihilo mais revient à une identité première perdue. Plus que l’affirmation d’une identité (sociale, psychologique), ce retour à l’origine se veut réactivation des possibles d’une vie en devenir : « My name is Ivan. That is how my father christened me. In that christening was hope, which every abbreviation chewed to dust… » (307). L’abréviation affectueuse, dans un fonctionnement proche du cratylisme, réduirait d’autant la marge de manœuvre du personnage. Refusant de se laisser confiner à ce que E. M. Forster appelait dans Aspects of the Novel (1927) un flat character, personnage plat et voué à la répétition du même, Vanya s’inaugure comme round character, personnage en devenir, doté d’un futur. Pour ce faire, il lui faut déjouer la détermination par son auteur, le fictionnel Chekhov, qui le condamne à la platitude du flat character : « Ivan who is fundamentally inert » (331), de même que le personnage d’Helena dont il souligne le caractère artificiel et prédéterminé : « Helena, you are the best thing ever made. » (332)

    1. Au second acte, après la fusion avec Vanya, le personnage d’Helena rend explicite le lien entre ré-écriture et réactivation des futurs possibles : « I was nothing and now I am at least a possibility of something » (329), et Vanya, qui échoue à se suicider, en fait son essence même : être un personnage c’est avoir un futur : « Some necessity attached to my continued existence, it was not pure fear, I promise you but it entails — » (340), puis « The highest responsibility towards — me — my own potential obviously — but also — » (341). Cette conquête d’un devenir par Vanya est doublement tragique : d’abord, elle voue le personnage à un indicible futur, à une chaîne de conséquences que seul peut matérialiser le tiret cadratin, le presque blanc typographique, le presque silence (« it entails — » ; « also — ») ; ensuite, il faut la comprendre non comme un rejet des conventions littéraires qui président au destin du personnage, mais au contraire comme une réaffirmation de ces conventions ou, pour le dire autrement, Vanya, tel que le récrit la pièce d’Howard Barker, n’advient qu’en faisant pleinement corps avec son devenir-personnage. La rotondité revendiquée de Vanya (« round character ») n’est pas faite de chair, mais affirme au contraire sa nature artificielle, métathéâtrale. Justifiant la défiguration de sa victime, Vanya explique : « The face, yes, I obliterated it, I think because it was in his face the genius lay, I also had a face from which my character peered, this way and that, as if from curtained windows and afraid to walk the street, whereas he walked out of his face like an industrialist, an emperor, a bridegroom! » (307) Si Vanya oppose l’être tridimensionnel de Serebryakov (« he walked out of his face ») à sa propre existence dans un monde bidimensionnel (« this way and that ») qui ne va pas sans évoquer le dispositif scopique (« peered ») d’une scène à l’italienne (« curtained windows »), cette opposition ne s’organise pas en une hiérarchie claire (du type trois dimensions valent mieux que deux) mais est le lieu d’une tension irrésolue, poétique. Cette description du personnage comme visage d’où un character observe à la dérobée s’accorde avec l’étymologie du terme tel que la reprend Robert Abirached : « Les Anglais ont retenu le grec latinisé character, après avoir longtemps conservé comme l’Europe érudite le latin persona, bientôt naturalisé en Allemagne : ce qui veut dire gravure et masque, qui, tous deux, suggèrent implicitement le relief et le visage absents qu’ils sont prêts à susciter ou à accueillir9. » Vanya aspirerait-il à tomber le masque du character, à se débarrasser de ses oripeaux de personnage pour se glisser dans la peau d’une existence qui serait naturelle  ? La poétique de la pièce suggère au contraire que l’essence même de Vanya est ce devenir-personnage théâtral, c’est-à-dire artificiel, qui habite un lieu qui n’a justement rien à voir avec le monde matérialiste que décrit Sonya (304-05, 308-09), mais est le lieu double de la transfiguration : « I declare it to be. A god. (Pause)  A god which brings you to the very rim of the world and shows you — for those with eyes to see — such an expanse of clear, translucent light. It is transfiguration. » (316) À la défiguration de Serebryakov, Vanya oppose sa propre transfiguration, inscrite dans un lieu théâtral, espace de monstration (« for those with eyes to see ») et limite (« the very rim of the world »).

    1. Le devenir-personnage est un parcours qui s’inscrit dans un espace scopique et spectaculaire, une traversée du désert, une rencontre avec soi comme autre, la « transfiguration » épiphanique ayant valeur de vérité : « And in the wilderness I came to myself. I met myself. Between such wanting and such failing was — (pause) Truth… » (316)  Comment définir cette vérité à laquelle accède Vanya dans la ré-écriture de la pièce de Tchékhov par Barker ? Comme un mensonge, justement, ou plutôt comme cet entre-deux qui définit le théâtre, l’artifice :

HELENA: […] I am artificial, Ivan! Are your?

VANYA: Yes. (Pause)

HELENA: Thank God.

VANYA: I am the creation of my own will, Helena. And possibly entirely false. And yet this falseness is — (322)

    1. Le théâtre est le lieu de la possible coexistence du vrai/faux, le lieu de l’imposture — « you impostor » (331), lance Chekhov à Vanya — qui n’est ni une aporie ni une contradiction mais l’utopique et précieuse mise en tension contrôlée de deux pôles, un non-dit (encore un tiret cadratin) qui en dit long. Il transporte le personnage (« I came to myself ») à la limite (« the very rim ») d’un monde dont la clarté, la transparence tautologique (« clear, translucent light ») oscille entre révélation et anéantissement.

    1. Devenir soi-même (ce self dont la dynamique organise l’ensemble de la pièce), c’est devenir personnage (artifice théâtral), mais ce devenir-personnage est moins une accession à la plénitude qu’un évidement, un devenir-personne que caractérisent des vocables négatifs, (« failing », wanting ») : être, c’est se jouer (« I am artificial »), mais surtout se dé-jouer jusqu’à n’être plus même un personnage, seulement un devenir, à l’image de Vanya se déversant dans Helena : « I inhabited Helena I was the skin under her skin I was the tenant of her brain and backbone » (316). La figure de Chekhov exprime un fantasme de fluidité du personnage comparable au second acte : « One day I hoped I would reach out and tell myself, pour myself like a liquid from a jug into the void of another, all, entire, to the last drop, how I struggled with this dream to pour myself into another man! A woman! To be drained… » (333-34). Le personnage dé-jouerait les limites de son incarnation le temps d’une représentation, se jouant de la coquille qu’est le corps de l’acteur, il se ferait liquide ou — il semblerait que dans le discours de Chekhov les termes soient synonymes — discours (« tell myself, pour myself »). Le personnage serait avant tout un devenir en ce qu’il habiterait le corps labile du langage. Notons que ce devenir est voué à continuer d’advenir, à résister à la pétrification de l’incarnation, car le fluide langage qui le constitue ne fusionne jamais totalement avec l’enveloppe du personnage qui demeure étranger à lui-même ; c’est ce que suggèrent les images du feuilletage d’épidermes (« I was the skin under her skin ») et du personnage de passage, locataire (« the tenant of her brain »). Devenir personne, c’est dé-jouer le principe même de déterminisme ; c’est, pour le personnage de Chekhov, devenir peut-être un homme, peut-être une femme, peut-être un homme-femme (« to pour myself into another man ! A woman! »), c’est-à-dire ni vraiment un homme ni vraiment une femme, un entre-deux poétique ; c’est encore, pour le personnage de Vanya déborder la limite de la pièce source, déjouer le scénario prévu par Anton Tchékhov : « Chekhov, how he draws a line across the world » (331). La poétique d’(Uncle) Vanya explore sa propre limite, jouant sur la littéralité d’un devenir-personne comme épuisement (« To be drained » ; « to the last drop »), disparition (« You are deteriorating » (337), déclare Helena à Vanya au début du troisième acte), où l’amour (physique) pour Helena vide Vanya de toute vie, dans une métaphore liquide qui reprend le fil de l’analogie entre fluidité et discours (« Rinsing the life out of me… » 338), montrant assez que la poétique du personnage est une poétique du ne-plus-être qui est une autre forme du devenir.

    1. Finalement, le devenir-personne est un devenir-objet, figure théâtrale ultime de l’altérité :

VANYA : […] Nanny, I should be dead. I failed, presumably because —

MARINA : I’ll hold it for you —

VANYA : I sensed — presumably, I sensed —

MARINA : Falling apart, this thing —

VANYA : Some necessity attached to my continued existence, it was not pure fear, I promise you but it entails — (340)

    1. Vanya vient d’échouer à se tuer d’un coup de revolver, objet qu’il tient encore à la main et dont Marina tente de s’emparer ; le contexte ne suffit pourtant pas à lever les ambiguïtés du dialogue : qu’est-ce qui s’effrite, le revolver, la famille, le dialogue, la fable, voire la pièce qui échappe totalement au scénario d’Anton Tchékhov  ? C’est sans doute aussi un peu le personnage de Vanya qui, ayant justement déjoué le destin que lui réservait le dramaturge russe, sombre dans l’indétermination qui caractérise la chose (« this thing ») : le devenir/s’abolir est un devenir-aboli, un devenir-presque-rien, reste, à l’image de la présentation des personnages au début du troisième acte : « The other characters are sprawled lifelessly around the stage like the remnants of a party. » (336) C’est de cette poétique que relève la présence sur scène de personnages morts-vivants, ou plus précisément morts-présents, tels Serebryakov, « with a hood, or bandaged face » (308), et plus explicitement Astrov (« returns as corpse, like SERBRYAKOV » 322).

    1. En dernière instance, le personnage de Vanya se coule dans les tirets qui entrecoupent ses paroles chiasmiques (« I sensed — presumably, I sensed — »), pour devenir ce silence dont la pièce fait le lieu même de sa poétique. Lorsque l’adjectif « catastrophic » apparaît dans une didascalie — « VANYA: Also — (He stops suddenly.) / Where am I going? (A catastrophic silence.) / Where am I. (341) » — il ne fournit aucune indication de mise en scène à l’attention du metteur en scène ou des acteurs mais participe de la poétique de la pièce, une poétique du silence et de l’évidement. La reprise tronquée de la question que pose Vanya crée une tension entre dire et dé-dire mais également entre mobilité (be going) et immobilité (be), entre faire et être, oscillation utopique qui construit la présence sur scène du personnage de Vanya comme une déjà-presque-absence.

    1. Les sorties de scène des personnages sont majoritairement signalées par les conventionnels « She goes out » et « He goes out » mais certaines variations participent de la poétique de la pièce. Le personnage d’Astrov oscille entre décision et indécision : « Astrov enters. He hesitates in the doorway » (318) ; « ASTROV stands up, and turns to go, as if with a decision. Spontaneously, SONYA takes him round the neck, forcing him back on his heels »  (319), tout comme la figure du dramaturge, dont les didascalies décrivent les déplacements scéniques en terme de contradiction : « CHEKHOV walks around, stops » (326) ; « CHEKHOV walks up and down » (327). Filant la métaphore du discours comme corps liquide, les mouvements des personnages sont tout de fluidité, vagues, ils tiennent du va-et-vient de la mer : « CHEKHOV waves a hand dismissively » (332) ; Helena « wanders out towards the sea » (316) ; Maryia et Vanya dérivent : « She drifts out. » (321) ; « VANYA drifts out. Pause » (304) ; « He drifts out again » (302). Vanya vacille, entre présence et absence : « He stands, swaying for an inordinate length of time, then goes out » (303), deux répliques après avoir annoncé : « I’m going out ». La pièce se clôt sur sa disparition de la scène : « VANYA does not return » tandis que les autres personnages « proceed with their lives » (341). Cette poétique de la présence/absence, qui est aussi une dynamique du scène/hors-scène, est mise en place dès l’ouverture de la pièce par les sons de la guitare qui proviennent de la coulisse et qui fait l’objet d’interruptions à répétition de la part de Vanya.

 

    1. Mouvement et discours se confondent en un rythme qui est aussi une poétique du devenir-silence. Les notations didascaliques multiplient les formules indiquant une interruption du discours : « A void » (310) ; « A profound silence » (337) : « Time passes. » (341) Comment les comprendre comme de véritables indications de mise en voix ? Quelle différence pratique pour la diction de l’acteur entre le tiret qui étire le texte et l’indication parenthétique d’une hésitation : « — No, we must stand alone with Death, look at it and say — say — (He hesitates) »  (320) ? Quelle distinction pragmatique entre le tiret cadratin, les points de suspension et la notation didascalique indiquant une pause : « Acci — dent …! (Pause) » (321) ? Ces didascalies ne relèvent-elles pas plutôt d’une poétique qui fouille l’envers du dire, le dé-dire, d’une écriture vouée, selon Gilles Deleuze à l’imperceptible : « L'écriture est inséparable du devenir: en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou végétal, on devient-molécule jusqu'à devenir-imperceptible10 » ? Au théâtre, ce devenir-imperceptible fonde la réflexion sur la notion de personnage, tension perpétuelle entre le verbe et la chair et que la critique contemporaine cherche à penser :

Accord, raccord : le personnage joue son rapport au monde sur le mode d’une déliaison, une impossibilité de l’habiter, d’une concorde. Il suffit d’un personnage sur terre — quelle que soit son incarnation — effondré, debout, une course dans la nuit, une voix dans le désert… — pour fonder une figuration. Celle-ci, peu ou prou, s’arrache, se dégage de l’informe. Dépense d’énergie, travail, effort, tension, toujours un geste fait que s’affirme, s’invente le personnage — et même contre : soi-même, l’autre, le monde. Le personnage n’est pas le héraut d’un dialogue (terreur du scénario), il est d’abord un corps, c’est-à-dire une façon d’être, d’essayer d’être. Il tient d’une énigme : comment se poser dès lors qu’il n’y a pas de place11?

    1. (Uncle) Vanya explore cette énigme, cherchant à faire du verbe la place même où le personnage peut devenir, entre dire et dé-dire, jouer et dé-jouer.

Œuvres citées

Abirached, Robert. La Crise du personnage dans le théâtre moderne. Tel. Paris : Gallimard, 1994.

Austin, John L. How to do Things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955. 1962. Oxford : Clarendon Press, 1965.

Barker, Howard. Uncle Vanya. Collected Plays: Volume Two. London : Calder, 1993.

Barker, Howard. « Murders and Conversations: The Classic Text and a Contemporary Writer ». Arguments for a Theatre. 1989. Manchester : Manchester University Press, 1993. 155-57.

Breschand, Jean. « Envoi ». Le Paradoxe du personnage. Andé (Centre culturel de rencontre) : Moulin d'Andé-CÉCI ; Marseille : Images en manœuvre, 2004. 7-10.

Deleuze, Gilles. Critique et clinique. Paris : Minuit, 1993.

Deleuze, Gilles et Félix Guattari. Qu’est-ce que la philosophie  ? 1991. Paris : Minuit, 2005.

Elam, Keir. The Semiotics of Theatre and Drama. 1980. New Accents. London : Routledge, 1994.

Grice, H. P. « Logic and Conversation ». 1967. Syntax and Semantics: 3: Speech Acts. Cole, Peter, and Jerry L. Morgan, dir. New York : Academic Press, 1975. 41-58

Grossman, Évelyne. La Défiguration : Artaud — Beckett — Michaux. Paris : Éditions de Minuit, 2004.

1 Écrite en 1991, la pièce fut créée par la Wrestling School en 1996 à l'Almeida Theatre, à Londres, avant d'être montée, à Copenhague, Limoges et Riga.

2 Pour plus de clarté, je distinguerai le dramaturge historique Anton Tchékhov du personnage de la pièce de Howard Barker, Chekhov.

3 E. Grossman, La Défiguration, 114.

4 R. Abichared, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, 21.

5 E. Grossman, op. cit., 15.

6 J’emprunte le terme « unhappy » à la « doctrine of the Infelicities » de J. L. Austin (How to Do Things with Words, 14). Je fais cependant avant tout référence au fait que Vanya fait fi du « cooperative principle » dont H. P. Grice fait la condition nécessaire pour une authentique interaction linguistique : « Our talk exchanges do not normally consist of a succession of disconnected remarks, and would not be rational if they did. They are, characteristically, to some degree at least, cooperative efforts; and each participant recognizes in them, to some extent, a common purpose or set of purposes, or at least a mutually accepted direction. » (H. P. Grice, « Logic and Conversation », 45). Pour une discussion des implications des travaux d’Austin et de Grice pour une théorie de la théâtralité, voir K. Elam,  The Semiotic of Theatre and Drama, 135-191.

7 Il serait possible de rapprocher Vanya du personnage « antipathique », de « l’idiot » : « L’idiot, c’est le penseur privé par opposition au professeur public (le scolastique) : le professeur ne cesse de renvoyer à des concepts enseignés (l’homme-animal raisonnable), tandis que le penseur privé forme un concept avec des forces innées que chacun possède en droit pour son compte (je pense). Voilà un type très étrange de personnage, celui qui veut penser et qui pense par lui-même, par la “lumière naturelle”. L’idiot est un personnage conceptuel. » (G. Deleuze, et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, 60).

8 « [L]’identité y devient désidentité. Il s’agit à la fois de défaire l’identification narcissique à une forme qu’on immobilise, une image-mirage statufiée (mon père, ma mère, cet autre en face de moi qui me ressemble, cet homme/femme que j’incarne) et d’inventer des figures plurielles, provisoires, d’une identité en mouvement, des identités. À la fois une et plus d’une. » (E. Grossman, op. cit., 114).

9 R. Abichared, op. cit., 10.

10 G. Deleuze, Critique et clinique, 11.

11 J. Breschand, « Envoi », Le Paradoxe du personnage, 7.