Karima Thomas
IUT d'Angers
Si l’assimilation du concept de « personnage » à la catégorie de personne a toujours tenté les lecteurs du roman réaliste, cette tendance prend encore plus d’ampleur dans le fait divers. Ce récit prétend dépeindre des personnes et des vies puisqu'il représente des phénomènes réels et vérifiables. Or c’est sa gestion narrative qui lui confère un semblant de vérité. Cependant, comme cet article tentera de le démontrer, cette gestion minimaliste favorise la création de l’altérité du personnage1.
« The Fall River Axe Murder » est une nouvelle de l'écrivain britannique Angela Carter inspirée de l’histoire du crime commis par Lizzie Borden à Fall River, Massachusetts en 1892 et qui a fait l’objet de nombreux récits dans les journaux de l’époque. Soucieuse de démarquer sa nouvelle des systèmes de représentation dans le fait divers, Carter tente de mettre à nu la construction narrative et discursive au cœur de la représentation des personnages. Le narrateur de « The Fall River Axe Murder » adopte deux mouvements opposés : le premier s’inscrit dans le cadre de l’écriture d’un fait divers alors que le deuxième tente de renverser les stratégies narratives et épistémiques que cette forme narrative déploie pour donner à ces énoncés force de vérité.
Alors que la gestion narrative du fait divers construit un personnage marginal, la gestion narrative d’un récit marqué par un discours féministe produit un personnage en conflit avec le patriarcat. Les options narratives et discursives de l’un et de l’autre sont au cœur de la métamorphose de la personne en un personnage. Si, d’après Philippe Hamon le personnage est une fonction romanesque, notre lecture de l’œuvre de Carter en général et de « The Fall River Axe Murders » en particulier nous révèle qu’outre sa fonction romanesque et esthétique, le personnage peut aussi devenir une fonction discursive et politique. Les paroles énoncées par le personnage ou autour de lui véhiculent un système de pensée et une axiologie qui évoluent tout le long du roman. Les actions du personnage sont également déterminées par ces deux dominantes. La gestion narrative (ellipse, amplification et création d’isotopies narratives et cohésions romanesques) et énonciative (le choix d’un énonciateur qui exprime une subjectivité féminine) est saturée d’indices qui favorisent une lecture féministe de l’histoire de Lizzie.
La résurgence ostentatoire de l’instance narrative et le dédoublement des niveaux énonciatifs et discursifs installe le personnage dans une zone nébuleuse et invite le lecteur à percevoir que ce dernier, tout comme le récit qui le représente, relève d’un système de signes et non pas d’un système de faits. En effet, Carter met en place un récit où s’entrecoupent l’historique et le légendaire et où elle multiplie les registres (savant, familier), les horizons romanesques (fantastique, féerique, journalistique), et les discours. C’est ainsi qu’elle investit son personnage d’une forme d’arborescence qui défie la tentation de le rapprocher d’une personne.
Certains passages de « Fall River » imitent la poétique référentielle du fait divers. Dès l’incipit, le narrateur situe l’histoire dans son contexte spatio-temporel: « […] early in the morning of the fourth of August, 1892, in Fall River, Massachusetts2 » (300), précise le narrateur. Ensuite, dans un passage métanarratif, il feint d’écrire un récit virtuel dont les paramètres narratifs et épistémiques se rapprochent de ceux du fait divers. Il déclare :
The other old man is some kind of kin of Borden's. He doesn't belong here; he is visiting, passing through, he is a chance bystander, he is irrelevant.
Write him out of the script.
Even though his presence in the doomed house is historically unimpeachable, the colouring of this domestic apocalypse must be crude and the design profoundly simplified for the maximum emblematic effect.
Write John Vinnicum Morse out of the script. (302)
La citation met en filigrane l’un des principes fondamentaux qu’un récit de fait divers adopterait afin de produire un effet de réel, notamment, le principe de simplicité.
Tout d’abord, d’un point de vue informationnel, le principe de simplicité pourrait être assimilé au principe de l’immanence. Selon ce principe, l’événement relaté dans un fait divers signifie sans qu’on ait recours à un contexte. Barthes explique que le principe de l’immanence sous-entend que le fait divers est une : « […] information totale, ou plus ou moins immanente ; il contient en soi tout son savoir: point besoin de connaître rien du monde pour comprendre un fait divers; il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même3. » Ceci implique que le fait divers est un événement unique, privé qui ne renvoie pas à une réalité politique, culturelle ou autre. C’est dans ce cadre que nous comprenons le projet du narrateur dans le passage sus cité d’exclure tout ce qui ne relève pas du crime lui-même. Cette exclusion est un indice de l’effacement d’autres éléments que l’écriture minimaliste du fait divers ne peut intégrer dans sa gestion informationnelle des faits. Lu sous cet angle, le crime de Lizzie rapporté dans un fait divers serait dépouillé de son ancrage dans l’histoire d’une Amérique capitaliste, puritaine et patriarcale. Privé de cette réalité, le crime de Lizzie devient une histoire singulière, et son auteur serait une criminelle ou une folle. La simplicité informationnelle contribue d'emblée à la marginalisation de Lizzie et à la création du personnage / de la persona, de la criminelle.
Sur le plan narratif, le principe de simplicité revient à l’élimination des contours de l’instance narrative et à l’effacement de l’écart entre le temps de l’histoire et le temps de la narration. Ainsi, contrairement à la majeure partie du récit où l’instance narrative est mise en avant avec une ostentation déroutante, les passages que nous considérons comme appartenant au récit virtuel du fait divers visent à estomper la réalité du récit comme énoncé par un « je » énonciateur adressé à un «tu» énonciataire. Dès l’incipit, « one old man and his wife sleep in the house on Second Street », le narrateur tente de montrer que l’histoire se raconte d’elle-même sans la médiation d’une subjectivité quelconque. Ce faisant, le récit se présente comme une « expérience réelle » plutôt qu'une «expérimentation textuelle ». La réalité de la page écrite laisse la place à un semblant de vraisemblance4. Dans ce contexte le personnage est enfermé dans une représentation considérée comme véridique.
Cette représentation se fait encore plus imposante grâce à l’élimination de la distance entre le temps de l’histoire et le temps de la narration. Dans les énoncés que nous avons signalés comme empreints d’un fait divers, le narrateur utilise le présent de l’indicatif bien qu’il décrive une action antérieure. Ceci suggère la proximité de l’événement. Le temps de l’histoire et le temps de la narration se recouvrent et amènent une illusion de simultanéité des faits et du récit, voire d’une présence des faits dans le récit. Ceci crée chez le lecteur l’illusion d’être en présence des faits propres, et d’avoir à faire aux personnes et non pas aux personnages.
Enfin, sur le plan linguistique, le principe de la simplicité sous-entend un langage sans détour. D’ailleurs, le narrateur dans le passage sus cité insiste que le langage doit être « crude » : point de lyrisme ou de langage poétique afin de conserver l’illusion de réel produite par un langage dénotatif. Celui-ci feint signifier le réel au lieu de le représenter et par conséquent, il produit une illusion de présence des faits dans le récit. Cette illusion est également causée par une conjonction délibérée entre faits et récits que le narrateur de ce récit virtuel exprime en faisant part de son intention d’éliminer l’oncle de son récit. « Write John Vennicum Morse out of the script », dit-il, comme s’il s’agissait de la personne physique de John Vennicum Morse et non pas de son nom5. La conjonction du signe et du signifiant a pour effet d’invoquer la présence d’un acteur appartenant à un système de faits dans un récit, qui est un système de signes. Ce faisant, le récit permet le glissement d’un système de signes à un système de faits, une pratique qui pourrait conférer au récit plus de crédibilité. Pierre Bourdieu soulève ce problème lorsqu’il écrit que la phrase accompagnant une image et qui se lit « c’est un officier nordiste » devrait être remplacée par « c’est une image d’un cheval et d’un officier6 ». On touche ici au principe même du langage comme coercition, violence perpétrée sur le réel pour l’engloutir et s’y substituer. La défaillance / violence du langage dénotatif jette un discrédit supplémentaire sur l’illusion de présence à laquelle aspire le fait divers en général et sur la représentation qu’il fait des personnes en particulier.
La conjonction d’un système de faits d’une part et d’un système de signes de l’autre apparaît dans le libellé même du fait divers. Barthes dans « La Structure du fait divers » et Frank Evrard dans Fait divers et littérature soulignent que le concept de « fait divers » prête à confusion en raison de sa double signification. Le même signe désigne, d’une part, un événement inclassable dans les rubriques à thème, comme politique, culture, sport ; d’autre part, le texte qui raconte cet événement7.
Cette conjonction entre le récit et son sujet, les deux étant désignés par la même expression, évoque la confluence entre système sémiologique et système de faits dont témoigne le mythe, défini par Barthes comme une parole qui fonctionne par l’effacement de sa nature en tant que construction verbale et discursive. À l’image du mythe, le fait divers met en place un processus à partir duquel la dénotation devient identification, il transforme ainsi les signes en leurs signifiants et, efface par la même opération l’histoire de leur construction narrative et discursive. En abolissant la distance qui sépare le récit des événements, le fait divers virtuel que le narrateur feint d’écrire au sujet de Lizzie prétend signifier ses sujets et non pas les désigner. En d’autre termes, il prétend livrer aux lecteurs la personne Lizzie et non pas la construction narrative, le personnage, de Lizzie Borden.
Dans cette ébauche de récit dont les prémisses sont celles du fait divers, Lizzie est d’ores et déjà représentée comme hors-la-loi, une exception à la norme. Inscrire son histoire dans la rubrique du fait divers, une rubrique qui traite des sujets inclassables dans les rubriques conventionnelles, signifie d’emblée sa marginalité et de là son altérité. Il s’avère alors que la taxinomie même du récit ébauche la construction sémantique de ce sujet comme hors-normes. Le genre narratif, fait divers, coule la personne dans un rôle type, celui du hors-la-loi, tout comme le roman gothique fait du revenant son personnage archétype. Il est possible alors d’avancer que le personnage est tributaire du genre narratif qui le met en scène. Les pensées, les dires et les faits d’un personnage dépendent du cadre autorisé par ce genre narratif. Si Lizzie dans ce récit ne peut exprimer ses pensées ni livrer son moi intérieur c’est parce que ceci serait en contradiction avec le programme minimaliste du fait divers, un programme qui sous couvert de simplicité linguistique, informationnelle et narrative crée une illusion de proximité et un effet de réel qui figent la personne en un archétype.
Afin de déjouer un effet de réel qui contribue à mettre en place un «effet personne», Carter tente de renverser les stratégies narratives et épistémiques qui créent une illusion de proximité.
Plusieurs stratégies sont mises en œuvre pour déconstruire les fondements épistémiques et narratifs de l’effet de réel et partant de l’effet personne.
Dans son étude du personnage du roman réaliste, Philippe Hamon explique que la photographie réduit la distance entre le lecteur voyeur et l’événement ou son auteur. Il ajoute que la photographie « se constitue en “effet de réel” donnant l’illusion d’une proximité par un simulacre qui rend concrète la présence des individus8 ». La photographie participe de l’illusion de rendre présent l’objet qu’elle représente.
Le narrateur de « The Fall River Axe Murder » consacre une longue digression argumentative à la valeur référentielle et informative d’une photographie de Lizzie (314-315). La photo qui est censée représenter la personne le plus fidèlement possible s’avère le lieu de la construction de la persona et du personnage plutôt qu’une réflexion fidèle de la personne. Plusieurs exemples se succèdent en direction d’un énonciataire implicite pour le convaincre qu’un support aussi clair qu’une photographie susciterait une infinité de significations en fonction du lieu où se situe le sujet de la perception, de celui où se trouve l’objet de la perception ou encore du centre de focalisation.
Tout d’abord, le lieu où la photographie est exposée peut déterminer la façon dont son sujet est perçu. Parlant de la photographie de Lizzie, le narrateur dit :
If you were sorting through a box of old photographs in a junk shop and came across this particular sepia, faded face above the choked collars of the 1890’s, you might murmur when you saw her ‘oh what big eyes you have!’ as Red Riding Hood said to the wolf (315).
Découverte dans une brocante, la photographie révèle un personnage sortant d’un temps immémorial et non pas le référent historique Lizzie Borden. Dans ce lieu où s’exhibent les vestiges du temps passé, la photo devient un référent des temps révolus, en l’occurrence le loup garou dont le masque est porté par Lizzie Borden. La personne est doublée voire effacée au profit d’un personnage, création subjective de l’imagination d’un énonciataire sujet de la perception, interpellé par le narrateur : « you ». Celui-ci incarne le rôle d’une subjectivité indispensable à la construction de la signification. L’appel répété à cet énonciataire « you » sous-entend aussi que la signification se construit à l’extérieur du signe/la photo. Ceci est un rappel implicite du travail cognitif qui revêt de sens un signe à priori vide.
En effet, cette même photographie de Lizzie révèlerait un personnage différent selon le lieu où se situerait le sujet de la perception. Ce lieu est chargé historiquement par l’ignorance ou la connaissance préalable du crime de Lizzie. C’est à partir de ce lieu que se forge la signification que le sujet de la perception accorde à cette photographie. Si l’histoire du meurtre lui est inconnue, le regard de Lizzie sur cette photographie peut être perçu comme celui d’une fanatique religieuse : « a fanatic’s eyes if you knew nothing about her » (314-315). Et voila que le sujet de la perception perçoit un masque différent se poser sur le visage de Lizzie Borden. Et le narrateur de s’interroger: « […] for hers is not, in itself, a striking face […] don’t we all conceal somewhere photographs of ourselves that make us look like crazed assassins? » (315). La question rhétorique signifie les doutes du narrateur quant à la valeur informative et référentielle d’une photo. D’ailleurs la phrase en apposition «la photo en elle-même» sous-entend que celle-ci en tant que signe peut signifier en soi ou en conjonction avec d’autres éléments extérieurs.
Cependant, si l’histoire du meurtre est connue du sujet de la perception, la même photographie revêt alors une signification différente. Le narrateur affirme:
[…] surviving photographs of Lizzie Borden show a face it is difficult to look at as if you knew nothing about her; coming events cast their shadow across her face, or else you see the shadows these events have cast (314).
La multiplication d’exemples fonctionne comme outil de démonstration d’une théorie que le narrateur tient à transmettre au lecteur quant à la valeur informative d’une photographie. La valeur argumentative de cette digression se dégage non seulement du dépliement méthodologique de ces différents exemples, mais aussi de la sollicitation répétée de l’attention de l’énonciataire: dans chacun de ces exemples, l’énonciataire est considéré comme l’agent de l’action et la source du constat. Il se dégage de ce travail que le référent historique Lizzie Borden se dérobe à l’appréhension du lecteur qui, comme le spectateur de la photo, n’a accès qu’a une pléthore de constructions sémantiques afférant aux masques / persona de Lizzie, masques confectionnés grâce à la compétence encyclopédique de celui qui l’observe9.
Par ailleurs, le narrateur explique que la connaissance préalable du sujet de la photographie légitime un éventail de significations allant dans le sens de cette connaissance. Ni l’objet de la perception ni son sujet ne sont autonomes. Ils sont tous les deux conditionnés par l’histoire. Le narrateur exprime cette idée de la façon suivante :
As soon as the face has a name, once you recognize her, when you know who she is and what it is she did, the face becomes as if one possessed, and now it haunts you, you look at it again and again, it secretes mystery. This woman, with her jaw of a concentration-camp attendant and such eyes ... (315)
Ces exemples révèlent que l’image de criminelle renvoyée par le visage de Lizzie ne provient pas du support photographique mais est associée à l’identité mythique d’un criminel, identité qui découle de l’encyclopédie universelle de l’observateur, et qui dresse du criminel le portrait d’un être possédé ou d’un bourreau semblable à un gardien impitoyable dans un camp de concentration (et voila encore un autre masque que le sujet de la perception voit sur le visage de Lizzie ou plutôt par le biais duquel il perçoit Lizzie). Barthes a étudié les éléments sur lesquels repose l’idée de "ressemblance" d’une photographie à la personne et a conclu que pour qu’une photographie soit perçue comme ressemblante à une identité, il fallait procéder à une association avec le mythe / l’identité de la personne figurant sur la photo. La personne sur la photo est ressemblante si elle est conforme à nos attentes10. Le savoir que la photo pourrait révéler lui est donc extrinsèque. L’objet de la perception n’a pas de sens en dehors du sujet qui l’appréhende. Ceci nous permettra de conclure que la cruauté lue sur le visage de Lizzie n’est pas inhérente à la personne et encore moins à sa photo, mais à l’identité mythique à laquelle le sujet qui perçoit cette photographie l’associe, identité d’un parricide dans ce cas précis. Par conséquent, la valeur informationnelle et référentielle d’un support des plus stables, notamment la photographie, est remise en question, et partant l’effet personne qu’elle est censée apporté au fait divers.
En outre, l’accent mis sur le dédoublement de la signification de la photographie rappelle que sa fonction centrale est de référer à un « ça-a-été11 » et non pas de le représenter. Autrement dit, tout ce que la photographie de Lizzie peut faire est d’attester l’existence matérielle de Lizzie. Quant à la signification qu’elle exprime, elle se dessine à partir de la lecture faite par le sujet de la perception, lecture informée par la compétence encyclopédique, voire universelle de ce dernier. Barthes stipule que « […] d’un point de vue phénoménologique, dans la photographie, le pouvoir d’authentification prime sur le pouvoir de représentation12 ». Dans cette perspective, nous constatons que tout ce que la photographie de Lizzie peut dire est que Lizzie était là; comment elle était, voire qui elle était est un ajout proposé par celui qui regarde la photographie. En effet, sa signification n’est qu’une construction sémantique tributaire, en partie, du sujet de la perception. Christine Berni, commentant la digression consacrée à la photographie dans « Fall River », déclare que ce passage :
demonstrates how we make sense of artefacts and produce history by drawing upon a catalogue of received knowledge: historical accounts, fairy tales, legends, sensationalistic journalism and fiction. The passage tells us there’s no understanding of new information without prior ideological conditioning/positioning. The self-reflexivity of Carter’s fiction asks that history, at the very last, acknowledge its own biases, admit to and interrogate the systems of belief upon which it rests13.
De ce fait, il s’avère que la photographie signifie non pas par fidélité au référent qu’elle est censée dénoter, mais en symbiose avec les informations connues sur la personne qu’elle présente. La signification de la photographie se révèle être réfractée à travers une grille de significations préalablement établies. Dans l’ensemble des exemples cités, le narrateur souligne que le sujet de la perception ne perçoit le visage de Lizzie que sous un masque: le masque du loup, le masque du fanatique religieux, le masque de la criminelle et le masque du bourreau des camps de concentration. En insistant sur la médiation obligée dans le travail de perception, médiation dont le masque est une métonymie, le narrateur semble avancer que la perception n’est pas autonome. Par conséquent, le sujet sous l’objectif de la caméra, sous le regard de l’observateur, sous la plume de l’auteur n’est que l’autre de la personne, le témoin de sa métamorphose en une construction sémantique.
La rupture du schéma chronologique, le dédoublement narratif et énonciatif, et la densité intertextuelle sont autant de stratégies utilisées par l’auteur pour rompre l’effet de réel et l’effet personne. Le récit et ses acteurs se dévoileront comme des constructions sémantiques au service d’un programme romanesque et esthétique.
Alors que le fait divers crée un effet personne en inscrivant les actions dans un schéma chronologique, Carter met en exergue la transformation de la personne en un personnage en superposant au schéma chronologique un schéma circulaire et partant, doublant la dimension historique par une dimension mythologique. L’objectif de l’auteur est de mettre en exergue la dimension fictionnelle dans la construction du personnage même si celui-ci est censé représenter un référent historique.
Tout le long du récit, Lizzie Borden le référent historique est inséré dans une comptine, dans un conte de fées et bien d’autres genres anhistoriques. L’histoire de Lizzie Borden dans « The Fall River Axe Murder » déroge à la répartition conventionnelle d’une histoire en début, milieu et fin. Ainsi, le début de l’histoire du crime est répété à deux reprises, mettant ainsi en suspens la suite des événements. Une première référence au crime annonce: « On this morning, when, after breakfast and the performance of a few household duties, Lizzie Borden will murder her parents, she will, on rising, don a simple cotton frock… » (300-301). Une deuxième référence au crime affirme :
[…] she will heat up a flat-iron on a stove and press handkerchiefs with the heated iron until it is time for her to go down to the cellar woodpile to collect the hatchet with which our imagination - ‘Lizzie Borden with an Axe’- always equips her... (301).
Le narrateur tente par deux fois de relater le début de l’histoire du crime mais il déjoue l’attente du lecteur en suspendant la suite chronologique de l’histoire, interrompant de manière ostentatoire la linéarité narrative. De surcroît, le récit de « Fall River » se referme avec un retour au début de l’histoire : « the brink of beginning » (317). Le retour incessant au début de l’histoire tisse un récit circulaire dont la forme rappelle celle des formes narratives anhistoriques vouées elles aussi à la répétition. D’ailleurs, les actions de Lizzie ne sont pas relatées par le biais du prétérit historique mais à travers le modal « will » qui qui connote une action caractéristique.
La temporalité déçue s’exprime aussi par les analepses. Cette stratégie est installée dès la comptine qui ouvre le récit et met en abîme l’histoire que le narrateur est amené à dévoiler ultérieurement. Le narrateur de « Fall River » rend explicite l’écart entre personne et personnage en dévoilant l’écart entre le temps de l’histoire et celui du récit et par conséquent l’écart entre la réalité et sa représentation.
L’effet de réel se trouve également pulvérisé par le recours à la métatextualité qui permet de dévoiler le rôle de l’énonciateur dans la construction du sens et la représentation du personnage. Par exemple, décrivant l’opinion de Mrs Borden au sujet des transes de sa belle fille, le narrateur précise: « However, the possibility of a poltergeist occurs to Mrs Borden, although she doesn’t know the word » (306). Le mot « poltergeist » est un ajout du narrateur pour donner forme à un phénomène que la belle-mère ne saurait désigner. Cette révélation est une forme de métalepse qui a pour effet de subvertir la structure close du récit en exposant l’enchevêtrement de différents niveaux et registres narratifs. Ce faisant, elle rend explicite l’imbrication du niveau diégétique et du niveau extradiégétique, brisant ainsi une frontière que Genette appelle une « frontière mouvante mais sacrée entre deux modes; celui où l’on raconte et celui que l’on raconte14 ». D’autre part, cet énoncé révèle un écart entre deux registres: le registre savant du narrateur et le registre familier de la belle-mère. Il se révèle alors que l’adéquation entre la narration et son objet n’est pas immédiate, elle est le fruit des systèmes sémantiques auxquels le narrateur fait appel pour construire le récit. Par conséquent, le personnage de Lizzie n’est autre que le produit d’un ensemble de savoirs scientifiques et linguistiques élaborés par le narrateur pour donner une forme à une entité qui serait par ailleurs insaisissable.
Le désordre informationnel généré par les écarts méta-textuels et chronologiques sape l’effet de réel et partant l’effet personne. Inscrire Lizzie dans un tissu de références intertextuelles confirme son statut de construction sémantique. Tout d’abord, le narrateur se représente Lizzie par un détour par l’imaginaire collectif, dont l’une des représentations sémantiques est la comptine « Lizzie Borden with an Axe ». D’ailleurs, le fait que la nouvelle s’ouvre par la comptine dévoile d’emblée que la représentation est soumise à d’autres logiques que celle de la vraisemblance.
Lizzie Borden with an axe
Gave her father forty whacks
When she saw what she had done
She gave her mother forty one. (300)
Dans cette forme, le pacte lyrique, rend le souci pour les rimes, le rythme et la simplicité des couplets plus important que l’intérêt pour les faits que Lizzie a accomplis. Cette dimension poétique que l’illusion référentielle interdit au nom de l’objectivité est au cœur-même de la représentation. En la situant au seuil de la nouvelle, Carter souligne la dimension poétique dans toute représentation. De ce fait, le personnage, étant d’une part l’objet de l’imaginaire collectif et d’autre part l’objet d’une poétique, s’avère à mille lieues du référent historique.
Par ailleurs, faire appel à une comptine pour représenter Lizzie illustre un décrochage temporel du réel et sabote l’effet d’anthropomorphisation que le fait divers aurait mis en avant. La forme narrative de la comptine est aux antipodes du principe de linéarité caractéristique des récits historiques. Par conséquent, le sujet même de la représentation ne relève plus du domaine de l’historique mais du domaine du mythe véhiculé par la comptine. En juxtaposant dans le même espace deux gestions narratives appartenant à deux genres différents, Carter révèle son projet d’établir une sorte de parallèle implicite entre le fait divers et une forme narrative folklorique. D’après ce parallèle, l’un comme l’autre se trouve déconnecté de l’histoire et se rapproche des mythes. Dans la comptine aussi bien que dans le fait divers, le référent historique Lizzie Borden a vêtit une dimension mythique puisque l’histoire de sa construction verbale et discursive est gommée.
Carter creuse ce décrochage temporel en adoptant un programme citationnel qui associe son personnage aux contes de fées. Philip Hamon dans Le Personnel du roman écrit que « la citation est donc ici, essentiellement, ponctuation du personnage, un procédé de situation syntagmatique du personnage dans une temporalité qui lui est propre15 ». Ceci signifie que les citations sont des indices de l’ancrage temporel du personnage. Vu sous cet angle, les allusions aux contes de fées « Look at the sleeping beauty! » (309), ou encore «if mother had lived, everything would have been so different» (310) situent Lizzie dans le temps immémorial et nébuleux des contes. Le dédoublement de niveaux de références sape la lisibilité du personnage et rend explicite l’enchevêtrement obligé dans toute construction narrative d’une dimension imaginaire. D’ailleurs, en multipliant les emprunts aux genres anhistoriques, Carter insinue que la dimension de l’imaginaire est prédominante dans la construction du personnage.
D’autres bribes de récits, empruntées aux contes de fées, soulignent le projet de Carter de compromettre la lisibilité du personnage en lui donnant une forme d’arborescence, arborescence aux antipodes de la tentation de l’effet d’anthropomorphisme / l’effet personne. Parfois, Lizzie est comparée au loup-garou, « At those times, those irremediable times, she could have raised her muzzle to some aching moon and howled » (315) ou au Petit Chaperon Rouge « Oh what big eyes you have » (315) ou encore à l’une des femmes de Barbe-Bleue occupant « the rooms locked like in a Bluebeard castle » (314). Toutes ces références engendrent dans le récit une duplicité ludique, une sorte d’interférence de séries appartenant à des niveaux habituellement distincts : à côté des références aux faits vérifiables liés à l’histoire de Lizzie, Carter juxtapose des références appartenant à un ordre phénoménologique différent, comme si les deux relevaient de la même sphère. Outre l’effet de décalage entre l’historique et l’anhistorique, ces interférences de séries montrent la façon dont un sujet est privé de sa dimension historique par le biais des figures et du langage de la représentation anhistorique.
La densité intertextuelle, le dédoublement narratif et énonciatif, et la circularité sont autant de stratégies narratives et énonciatives qui sapent l’effet de réel et par conséquent l’effet personne. Il ressort de ces stratégies que le personnage relève moins de la catégorie de personne que de la notion de « fonction » romanesque définie par Philippe Hamon dans sa typologie du personnel du roman. Il est l’œuvre d’options narratives et énonciatives qui s’inscrivent dans un projet esthétique particulier. Si le projet esthétique du récit réaliste et du fait divers met en avant la proximité voire la similitude entre personne et personnage, le projet esthétique et romanesque développé dans « The Fall River Axe Murders » appelle à constater le statut du personnage comme une construction sémantique tributaire d’un programme romanesque. Cette fonction se double d’une fonction discursive puisqu’en dévoilant la nature du personnage en tant que construction sémantique on attire l’attention sur les différents discours qui contribuent à cette construction. D’ailleurs Carter, qui a toujours proclamé le rôle politique de l’art, sature sa représentation de Lizzie Borden par un discours féministe encodé dans la gestion narrative et informationnelle du récit.
Dans L’Effet personnage, Vincent Jouve souligne que la lecture est orientée par « le montage textuel16 ». La gestion narrative et informationnelle encode une axiologie et une vision du personnage que le lecteur ne peut pas ignorer faute de faire une fausse lecture. Et Jouve de préciser
La vision d’un personnage ne peut être brouillée par la variabilité des lecteurs. Tout sujet, lorsqu’il aborde une œuvre, joue le rôle qui lui est réservé. Si le lecteur empirique refuse de se confondre avec le lecteur d’attente, il y a non respect des règles du jeu, et la lecture est faussée. On pourrait à la limite parler de « mauvais lecteurs » comme on parle de « mauvais joueurs17 ».
Cette perception du personnage permet de souligner le potentiel de cette entité romanesque à véhiculer des indices de lecture préalablement encodés. Dans le cas de Lizzie Borden, il est difficile de passer outre ces indices tellement ils saturent le récit et reflètent les orientations féministes de l’auteur. Ces indices sont tellement bien orchestrés que le personnage vient à assumer une fonction politique.
Le lecteur est amené à voir se construire à travers le référent historique Lizzie Borden une fonction politique, celle de dénoncer les conséquences d’un système patriarcal. La gestion narrative (ellipse, amplification et création d’isotopies narratives et cohésions romanesques) et énonciative (le choix d’un énonciateur qui exprime une subjectivité féminine) est saturée d’indices qui favorisent une lecture féministe de l’histoire de Lizzie qui est à son tour investie d’une charge politique proéminente.
La gestion narrative et informative dans « The Fall River Axe Murders » présente Lizzie Borden comme une victime d’un système patriarcal. En effet, tous les détails permettant de caractériser Lizzie, notamment ceux qui décrivent ses habits, son habitat et les habitants de sa ville, concourent à dénoncer l’oppression dont le personnage est victime. Derrière cette cohésion informationnelle, le lecteur est tenté de voir une subjectivité féministe déléguée à la narration.
Tout d’abord, l’insistance particulière sur les habitudes vestimentaires des femmes de la bourgeoisie implique une certaine familiarité avec la sphère domestique, sphère qui fut longtemps le lieu de la femme. C’est pour cette raison qu’on peut dire que la voix narrative est celle d’une femme. Car, qui d'autre qu'une femme saurait signifier l’encombrement et l’étouffement que cet accoutrement implique. Certes, plusieurs auteurs masculin ont décrit les femmes, leurs habits et leurs activités avec autant de détails que l'aurait fait une femme, mais la perspective adoptée par le narrateur de « Fall River » est différente.
[...] she will on rising, don a simple cotton frock – but, under that, went a long, starched cotton petticoat; another short, starched cotton petticoat; long drawers; woollen stockings; a chemise; and a whalebone corset that took her viscera in a stern hand and squeezed them very tightly. She also strapped a heavy linen napkin between her legs because she was menstruating. (300-301)
En effet, le regard porté sur la femme n'est pas celui d'un voyeuriste qui jouit de la femme comme d'un spectacle, mais d'un regard qui va au delà de l'apparence. La structure même de cet énoncé le confirme : le tiret introduit une interruption de la description des vêtements visibles, ensuite la conjonction « but », en expirmant la contradiction, suggère l'introduction d'un autre axe d'intérêt, notamment la révélation de ce que le voyeur ne constate pas : l'encombrement et l'étouffement que ce code vestimentaire impose18.
Le lecteur de récits réalistes serait tenté de voir dans ce fragment l’illustration d’une fonction référentielle assurée par le foisonnement de détails, apparemment inutiles19. Cependant la structure du récit nous invite à aller au-delà de la fonction référentielle. La description est construite autour d’une cascade de fragments descriptifs courts, et parfois répétitifs, suggérant l’essoufflement voire l’irritation de l’énonciateur provoquée par la complexité de ce code vestimentaire et le mal-être qu’il suscite. L’énonciateur est donc conscient des effets désagréables de ces habits et s’identifie avec ceux qui les subissent, c’est au moins ce que suggère la structure de son énoncé.
D’autres détails illustrent l’oppression subie par Lizzie. Son habitat est décrit comme un château de Barbe Blue avec des portes ouvrant sur d’autres portes « a house of locked doors that opened only into other rooms with other locked doors » (304). Les habitants de Fall River sont des puritains rigoureux qui se réjouissent du respect des codes les plus contraignants: « […] descendants of the industrious, self mortifying saints, […] they garrotte themselves with neckties, too, they believe it is so virtuous to be uncomfortable. » (300)20 Même la chaleur estivale participe de cette atmosphère d’oppression : « the weather clings like low fever you cannot shake off». La description des habits, des habitants et des habitats n’a pas pour objet de créer une épaisseur référentielle. Le fait que l’habit, l’habitant et l’habitat convergent de manière explicite pour véhiculer l’idée d’oppression laisse penser que les outils de caractérisation sont autant d’indices d’une conscience féministe encodée dans le récit, une conscience qui présente le système patriarcal et puritain comme véritable responsable du crime de Lizzie. Si les outils de la caractérisation sont au service d’un discours féministe, le personnage est une fonction à part entière de ce discours.
Le discours féministe encodé dans la construction sémantique du personnage de Lizzie se lit dans la gestion narrative de son histoire. Carter inverse la gestion narrative adoptée par le fait divers: elle met en avant le personnage et son histoire et relègue les détails du crime au second plan. Ainsi, la première référence au meurtre se présente sous forme d’incise dans une phrase consacrée à la description des vêtements de Lizzie :
On this morning, when, after breakfast and the performance of a few household duties, Lizzie Borden will murder her parents, she will, on rising, don a simple cotton frock – but under that went a long, starched cotton petticoat; another short, starched cotton petticoat; long drawers, woollen stockings; a chemise and a whalebone corset that took her viscera in a stern hand, and squeezed them very tightly. (300-301)
La subordonnée qui n’a pas d’autonomie grammaticale sous-entend que l’information qu’elle apporte est secondaire et presque sans importance. L’information concernant le meurtre devient une parenthèse marginale comparée à l’atmosphère d’enfermement suggérée par la description du corset à baleines tenant les entrailles de Lizzie dans une main de fer. Le déséquilibre entre la référence laconique voire elliptique au crime et la prolixité déployée pour décrire les habits de Lizzie est un indice du projet d’inscrire le personnage dans un contexte qui la représente comme victime.
En effet, tout comme le fait divers, le récit de Carter transforme la personne Lizzie Borden en un personnage en l’inscrivant dans un cadre narratif et discursif qui lui confère un nouveau sens. Cependant, chaque récit est tributaire d’un discours différent qui informe le personnage. Alors que la gestion minimaliste du fait divers montre Lizzie comme une hors la loi et son acte comme une aberration, le récit de « The Fall River Axe Murder » inscrit le personnage de Lizzie dans un discours féministe qui la présente comme victime d’un système menaçant et présente son crime comme un acte de révolte contre l’oppresseur. C’est à cet effet que les références au meurtre sont marginalisées et que l’accent du récit est déplacé vers une description minutieuse des activités éprouvantes que Lizzie est contrainte d’accomplir :
In all these clothes, out of sorts and nauseous as she was, in this dementing heat, her belly in a vice, she will heat up a flat-iron on a stove and press handkerchiefs with the heated iron until it is time for her to go down to the cellar woodpile to collect the hatchet with which our imagination – ‘Lizzie Borden with an Axe’ – always equips her […] (301)
Tout d’abord, l’allusion au crime se trouve atténuée par son insertion dans la liste des tâches ménagères accomplies par Lizzie. Ensuite, l’horreur du crime est estompée en ce qu’il est désigné à l’aide d’un détour par l’imagination et la comptine. L’image du crime sanguinaire, des corps dévastés et des crânes écrasés, que n’aurait pas manqué de raconter un fait divers, est ainsi distanciée. L’ampleur de l’événement que la presse à sensation aurait mise en relief est cernée et déplacée du centre du récit au profit d’un intérêt porté à la représentation de la vie quotidienne d’une femme dans la société puritaine du dix-neuvième siècle.
Il est évident que la gestion narrative dans «Fall River» est motivée par un discours et une axiologie organisatrice autre que ceux du fait divers. Si le narrateur préfère suspendre la référence au crime, ou y faire allusion de façon laconique ou par un détour qui atténue sa gravité, c’est qu’il considère que cette information a une importance secondaire au regard des informations liées à la vie quotidienne de Lizzie. À travers l’organisation du récit, Carter transforme la structure narrative en une stratégie d’argumentation et le personnage en un alibi d’un discours féministe. D’ailleurs les unités sémantiques qui jalonnent le récit convergent pour représenter Lizzie comme une femme qui tantôt se révolte contre le pouvoir du père et tantôt interroge son identité en tant que femme.
« Fall River » attribue à Lizzie des actions que d’autres récits auraient éliminées ou considérées comme inutiles ou comme preuves de folie ou d’excentricité. Ces même actions sont restituées dans « Fall River » comme signaux de révolte contre le père. Les trances de somnambule de Lizzie, désignées comme « […] “peculiar spells” as the idiom of the place and time called odd lapses of behaviour… » (311), revêtent une nouvelle signification dans le récit de Carter. D’ailleurs, une gestion romanesque bien orchestrée révèle que les cibles de la transe de Lizzie sont le lit du père et son coffre, représentants métonymiques de son pouvoir sexuel et économique. Ceci confère à ces transes une signification symbolique. Le fait que la troisième cible de la transe de Lizzie soit la cuisine confirme cette portée symbolique, car la cuisine représente le lieu de l’emprisonnement et de l’asservissement symboliques de la femme21. L’évocation de cet épisode confirme le projet de Carter d’investir Lizzie d’une dimension politique en la présentant comme une femme se révoltant contre les lieux et les outils de son asservissement.
Le récit est ponctué de références signifiant le dilemme existentiel de Lizzie. Par exemple, un langage sexiste est sciemment utilisé par le narrateur afin de définir le statut de la femme dans le patriarcat. Rappelant que les appellations possibles d’une femme dépendent de son rapport à l’homme, le narrateur déclare : « “Girls” is, of course, a courtesy term. Emma is well into her forties, Lizzie in her thirties, but they did not marry and so live in their father’s house in a fictive, protracted childhood » (304, nous soulignons). L’énoncé, bien qu’adoptant les modalités de l’argumentation logique, est entièrement dépourvu de toute logique. L’ironie du narrateur à l’égard de cette définition se fait alors sentir. Le narrateur, tout en feignant d’assumer cette dénomination, expose par son ironie la politique sexuelle qui détermine le statut de la femme. Ainsi, selon lui, la femme tire son identité de son rapport de dépendance au père en tant que fille ou au mari en tant qu’épouse. Elle est sous l’emprise d’une identité dédoublée, celle d’un être-pour-soi et celle d’un être-pour-l’autre. Cette idée constitue une continuité sémantique significative qui parcourt le récit.
Plusieurs passages et situations mettent l’accent sur le dédoublement de Lizzie dans la maison du père à tel point que ce thème devient une dominante sémantique de la nouvelle. C’est ainsi que le récit montre Lizzie se regardant dans un miroir et se parlant comme si elle s’adressait à une autre personne :
There is a mirror on the dresser in which she sometimes looks at those times when time snaps in two and then she sees herself with blind clairvoyant eyes, as though she were another person.
Ce passage met en scène la désagrégation psychique de Lizzie qui s’adresse à elle-même en utilisant la troisième personne. Le narrateur recourt à la focalisation interne pour développer chez le lecteur une certaine sympathie à l’égard de Lizzie. Selon Jouve, cette stratégie pousse le lecteur à effectuer une « identification lectorale primaire» avec le narrateur qui lui impose son point de vue et l’oblige à « entrer dans son jeu22. » Dans ce cas particulier, le jeu consiste à percevoir Lizzie comme proie à une crise identitaire propre aux femmes.
Carter porte un intérêt particulier à ce dédoublement aliénant qui est illustré par la prolifération de scènes au miroir dans la nouvelle. Selon la psychanalyse lacanienne, ce dédoublement est le destin de tout sujet. Lacan soutient que l’aliénation est une caractéristique indispensable à la formation du moi lorsqu’il affirme que « l’inconscient est le discours de l’Autre23 ». Par conséquent, le sujet est contraint à une aliénation symbolique à cause de l’Autre. La rencontre avec l’Autre est conflictuelle. Et, parce que le moi et l’Autre ne peuvent coexister, Philippe Julien constate que « le rapport imaginaire et duel est d’exclusion: ou moi ou l’autre ; ou je tue l’autre pour briser cette image insupportable, ou il me tue en me ravissant à moi-même24. » C’est ce ravissement de l’identité féminine par l’Autre que la nouvelle s’efforce d’exprimer en mettant l’accent sur le dédoublement du sujet Lizzie devant son miroir.
À la lumière de ces constats, nous pensons que le dialogue entre Lizzie et son reflet dans le miroir sert à dévoiler son histoire de femme prise sous le regard de l’autre. Dans « The Fall River », Carter décrit ce dédoublement de la façon suivante :
At other times, she watches herself doing her hair and trying her clothes on. The distorting mirror reflects her with the queasy fidelity of water. She puts on dresses and then she takes them off. She looks at herself in her corset. She pats her hair. She measures herself with the tape-measure. She pulls the measure tight. She pats her hair. She tries on a hat, a little hat, a chic little straw toque. She punctures it with a hatpin. She pulls the veil down. She pulls it up. She takes the hat off. She drives the hatpin into it with a strength she did not know she possessed.
Time goes by and nothing happens.
She traces the outlines of her face with an uncertain hand as if she were thinking of unfastening the bandages on her soul but it isn’t time to do that, yet: she isn’t ready to be seen, yet. (315)
La succession de costumes et de poses devant le miroir dépeint l’identité féminine comme un rôle à jouer. Les signes d’approbation et de désapprobation suggèrent qu’a priori il y aurait un autre vers lequel Lizzie se tourne pour se définir. Les pauses et les mouvements consistant à s’habiller et à se déshabiller devant son miroir sont emblématiques du prototype identitaire auquel elle tente de se conformer, notamment celui de la « femme séductrice ».
Cependant, la fragmentation et le style paratactique qui marquent cette description expriment un émoi qui se confirme par la référence à la violence avec laquelle Lizzie enfonce l’épingle dans son chapeau. Il est possible que cette nervosité provienne des remords qu’elle éprouve après s’être laissée tenter par ces rôles qui l’aliènent de son moi-pour-soi, pour l’enfermer davantage dans un moi-pour-autrui. D’ailleurs, la dernière phrase exprime son désir de déchirer le masque de la femme qu’elle est contrainte de porter et révèle le rapport conflictuel que Lizzie éprouve vis-à-vis de cette image qu’elle est amenée à assumer. Il est évident, comme le prouvent les détails et la structure paratactique du passage, que la perspective narrative tient à investir Lizzie d'une histoire, celle d'une crise identitaire liée à ce dédoublement aliénant de l’identité de la femme.
La prolifération des références aux miroirs déformants dans la maison Borden, détails que le fait divers n’aurait pas mentionnés, est dans le droit fil du projet sémantique visant à représenter Lizzie comme le symbole de l’aliénation féminine. Un premier miroir est décrit en ces termes : « A frameless square of mirror reflects in corrugated waves a cracked, dusty soap dish … » (303). La chambre de Lizzie contient « [a] dresser with another distorting mirror; no mirror in this house doesn’t take your face and twist it » (303). Un troisième miroir est décrit comme suit : « the distorting mirror reflects her with the queasy fidelity of water » (315). Le fait que ces miroirs soient tous déformants reflète le dessein de Carter de montrer la mutilation subie par l’identité féminine sous l’emprise de l’Autre. La répétition des références aux miroirs déformants montre ceux-ci comme une menace qui hante le personnage tout comme ils hantent le récit. Ce faisant, Carter présente Lizzie comme une rebelle contre une force (l’Autre symbolisé par le miroir) qui l’aliène et la menace d’une annihilation symbolique.
La réitération de certaines informations et l’ellipse d’autres et la parodie d’un lexique sexiste permettent au narrateur de présenter le crime de Lizzie comme la révolte d’une femme contre un système qui menace de la dépouiller de son identité propre. Par conséquent, le crime en lui-même devient simplement le noyau autour duquel Carter tisse l’histoire à partir de sa perception de femme. Ce faisant, elle nous donne un aperçu de la construction narrative du personnage, qui cesse d’être un référent historique pour se révéler comme une fonction politique tributaire du discours qui l’informe/ lui donne forme. Le statut du personnage en tant que fonction politique ne doit pas nous étonner d’autant plus que Carter n’a jamais nié le rôle politique que l’art doit assumer.
Loin de tout projet d’authentification véhiculé par une épaisseur référentielle ou un effet de réel qui présente le personnage comme une personne, Carter opte pour une densité intertextuelle, des variations narratives et énonciatives, et une sélection de dominantes sémantiques qui tantôt brouillent la lisibilité du personnage, tantôt attirent l’attention du lecteur sur l’encodage discursif qui sature le récit. Dans un cadre bien structuré, le personnage devient une fonction discursive puisque ses actions, ses pensées et la façon dont il est décrit font état d'une dominante sémantique allant de pair avec le discours féministe défendu par l’auteur dans ses écrits. Certes la gestion narrative et informationnelle transforme le personnage en une fonction politique, mais ceci ne fait pas du texte cartérien un tract de propagande idéologique. L'effet d'ironie et d'excès produit par les stratégies narratives rappellent constamment le lecteur à la réalité du texte en tant que page écrite et de « l'expérience » représentée en tant qu'expérimentation textuelle.
Barthes, Roland. Essais critiques. Paris : Seuil, 1964.
Barthes, Roland. La Chambre claire : notes sur la photographie. Paris : Seuil, 1980.
De Beauvoir, Simone. Le Deuxième sexe : les faits et les mythes. Paris : Gallimard, 1949.
Berni, Christine. « Taking an Axe to History: The Historical Lizzie Borden and Postmodern Historiography of Angela Carter ». CLIO 27.1 (1997) .
Bourdieu, Pierre. Sur la télévision. Paris : Raison d’Agir, 1996.
Carter, Angela. Burning Your Boat: Collected Short Stories. Londres : Vintage, 1995.
Carter, Angela. Shaking a Leg: Collected Journalism and Writings. Uglow, Jenny, dir. Londres : Vintage, 1998.
Carter, Angela. Vénus Noire. Trad. Isabelle D. Philippe. Paris : Christian Bourgeois, 2000.
Eco, Umberto. Lector in fabula : le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris : Grasset, 1985.
Evrard, Frank. Fait divers et littérature. Paris : Nathan, 1997.
Genette, Gérard. Figure : III. Paris : Seuil, 1972.
Hamon, Philippe. Le Personnel du roman. Genève : Librairie Droz, 1998.
Hutcheon, Linda. A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction. Londres : Routledge, 1988.
Jouve, Vincent. L’Effet-personnage dans le roman. Paris : Presses Universitaires de France, 1992.
Julien, Philippe. Pour Lire Jacques Lacan : le retour à Freud. Paris : Seuil, 1995.
1 Barthes affirme que le récit de fait divers, compte tenu de sa taxinomie, plonge ses sujets dans la zone de l’excentricité, du hors-norme, de la différence qui se transformera en altérité. Il souligne ce glissement lorsqu’il précise que « le fait divers […] procéderait d’un classement de l’inclassable, il serait le rebut inorganisé de nouvelles informes, son essence serait privative, il ne commencerait d’exister que là ou le monde cesse d’être nommé, soumis à un catalogue connu (politique, économie, guerre, spectacle, science, etc.); en un mot, il serait une information monstrueuse, analogue à tous les faits exceptionnels ou insignifiants, bref anomiques ». (R. Barthes, Essais critiques, 188).
2 A. Carter, « The Fall River Axe Murders », Burning your Boats. (Les chiffres entre parenthèses renvoient à cette édition pour l'ensemble de l'article).
3 R. Barthes, Essais critiques, 189.
4 En révélant la présence des acteurs de l’instance narrative et l’absence des faits au profit des signes qui les re-présentent, Carter rend explicite le travail de fabrication du récit et crée une ligne de démarcation entre les faits et le récit. À ce propos, Linda Hutcheon écrit: « Historical statements, be they in historiography or realist fiction tend to suppress grammatical references to the discursive situation of the utterance (producer, receiver, context, intent) in their attempt to narrate past events in such a way that the events seem to narrate themselves […] In a post-modern writing of history – and fiction (Midnight’s Children, The White Hotel, Slaughter House, Five) – there is a deliberate contamination of the historical with didactic and situational discursive elements, thereby challenging the implied assumptions of historical statements: objectivity, neutrality, impersonality, and transparency of representation ». (L. Hutcheon, The Politics of Postmodernism, 91-92).
5 La traduction française de la même phrase est « qu’on retire le nom de John Vennicum Morse du scénario ». La conjonction délibérée du signe avec le signifiant que l’auteur du fait divers tend à mettre en place n’est pas respectée par la traductrice car elle semble ne pas s’être aperçue de l’intention de celui-ci d’écrire un récit de fait divers.
6 P. Bourdieu, Sur la télévision, 8.
7 Franck Evrard écrit: « le fait divers n'est pas seulement l'événement lui même mais l'information qui le relate et la rubrique qui le traite » (10).
8 P. Hamon, Le Personnel du roman, 19.
9 Selon Umberto Eco, toute lecture sollicite un certain nombre de compétences qui forment ce qu’il appelle l’encyclopédie du lecteur. Cette encyclopédie se constitue d’une compétence linguistique (dictionnaire de base, règles de co-référence, sélection contextuelle...), d’une compétence idéologique (scénarii communs), d’une compétence littéraire (scénarii intertextuels)... Concernant la compétence encyclopédique, Eco déclare : « D’habitude (j’insiste sur d’«habitude » : une compétence encyclopédique se fonde sur des données culturelles socialement acceptées en raison de leur « constance » statique), on connaît les lions dans trois situations, dans la jungle, au cirque et au zoo. Toutes les autres possibilités sont fortement idiosyncrasiques et se mettent donc hors la norme; quand elles se réalisent, elles lancent un défi à l’encyclopédie et produisent des textes qui fonctionnent comme critique métalinguistique du code. » (U. Eco, Lector in fabula, 17-18).
10 Et Barthes de conclure : « […] au fond, une photo ressemble à n’importe qui, sauf à celui qu’elle représente. Car la ressemblance renvoie à l’identité du sujet, chose dérisoire, purement civile, pénale même, elle le donne « en tant que lui-même », alors que je veux un sujet « tel qu’en lui-même ». (R. Barthes, La Chambre claire, 159).
11 Expression empruntée à Barhes et signifiant « existant » ou « antérieur ».
12 R. Barthes, La Chambre claire, 139.
13 C. Berni, « Taking an Axe to History », 97.
14 G. Genette, Figure : III, 245.
15 P. Hamon, Le Personnel du roman, 42.
16 P. Jouve, L'Effet-personnage, 122.
17 Ibid., 12.
18 Le vocabulaire utilisé pour décrire les vêtements de Lizzie est loin de celui utilisé par D. H. Lawrence par exemple quand il décrit ses héroïnes dans Women in Love. De l’avis de Carter, « D. H. Lawrence personated women through simple externalities of dress; by doing so, [he] managed to pull off one of the greatest con tricks in the history of modern fiction; and revealed a more than womanly, indeed, pathologically fetishistic, obsession with female apparel. » La description proposée par le narrateur de « Fall River » ne peut en aucun cas s’inscrire dans cette représentation fétichiste de la femme. (A. Carter, « Lorenzo, The Closet-Queen », Shaking a Leg, 499-500).
19 L’effet de réel ne peut être l’objectif de Carter qui s’est toujours montré sceptique à l’égard du projet réaliste. Elle explique sa préférence pour les genres narratifs de l’excès par le fait que ceux-ci ne prétendent pas reproduire le réel. Elle dit: « The Gothic tradition in which Poe writes grandly ignores the value systems of our institutions; it deals entirely with the profane. Its great themes are incest and cannibalism. Characters and events are exaggerated beyond reality, to become symbols, ideas, passions. Its style will tend to be ornate, unnatural – and thus operate against the perennial human desire to believe the word as fact. Its only humour is black humour. It retains a singular moral function – that of provoking unease. » (459, nous soulignons)
20 En fait, ce sujet représente la première unité thématique qui ouvre le récit. Le narrateur appelle les habitants de Fall River « [...] the descendants of the industrious, self-mortifying saints who imported the Protestant ethic wholesale into a country [...] they think it so virtuous to be uncomfortable » (300). Le fait que l’étouffement engendré par l’éthique puritaine passe avant le compte rendu de l’histoire de Lizzie Borden prouve qu’il est le vrai crime auquel les faits divers ont fait écran.
21 Dans Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir étudie la théorie de Engels selon laquelle l’oppression de la femme date de son dépouillement du rôle de contributeur dans le travail productif, et de là de la vie économique. La femme était confinée à des tâches ménagères non productives sur l’échelle économique et donc considérées comme insignifiantes. « […] c’est la grande défaite de la femme », dit Engels. (S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe,, 96).
22 P. Jouve, L'Effet-personnage, 124-125.
23 P. Julien, Pour lire Jacques Lacan, 193.
24 Ibid.