Sébastien Dauguet
Université Rennes 2
« To render enslavement as a personal experience, language must get out of the way. » (xiii)
A l’origine de l’écriture de Beloved, Toni Morrison se réfère à son désir singulier de lutter contre l’amnésie nationale1 et de lever le voile sur ce qu’avait pu être la réalité de l’esclavage aux Etats-Unis2. Certes, le silence de la tradition blanche n’avait pas empêché que des autobiographies d’esclaves voient le jour. Néanmoins, le dessein de leurs auteurs s’avérait ambigu puisqu’ils étaient contraints de manœuvrer avec la demande d’un lectorat à majorité blanc et de faire montre d’une certaine valeur morale et intellectuelle. Rejetant tout faux semblant, Toni Morrison a pris, à l’inverse, le parti de donner à lire en son intégralité le malaise au cœur d’une Histoire faite de violence et de haine. Alors qu’elle participe à l’élaboration d’un ouvrage destiné à célébrer la mémoire afro-américaine, elle découvre un fait divers rapporté par les journaux du XIXe siècle mais finalement repoussé dans les marges de l’Histoire, un infanticide commis par une esclave, Margaret Garner, qui refusait l’idée que ses enfants partagent son sort3. Face à la tentation d’un discours figé, Toni Morrison décide d’explorer dans son nouveau roman la parole étouffée : celle d’une mère qui a préféré interrompre le fil d’une forme de transmission établie en mettant à mort sa fille destinée à la condition d’esclave ainsi que celle de l’enfant assassinée qui revient d’entre les morts pour exiger une explication face à l’indicible. Alors que tous les codes de conduite déclarent la mère coupable, l’écriture rend vertigineux le silence du passage à l’acte. Les personnages extraient cependant les mots nécessaires pour logiciser la conjoncture du drame. Dès lors, le roman pose aussi la question essentielle qui concerne la sortie de l’âge de la tradition et du Père intraitable qu’est le maître : une forme de modernité libératrice est-elle possible qui s’appuierait sur la crainte de toute forme de transmission sans pour autant en éteindre la profonde nécessité ? Beloved devient ainsi un roman d’une vérité insoupçonnable, qui vise le passage dans le lien social d’un savoir sur la fragilité subjective et oppose à la loi établie l’émergence de voix alternatives.
Face à une culture dont l’Histoire s’inscrit à partir d’une référence au Rêve, et qui par conséquent tait le traumatisme, comment écrire la perte vécue par l’une de ses minorités, comment transmettre l’horreur de l’esclavage ? Certains critiques ont tenté de démontrer comment Toni Morrison prend appui sur divers récits de revenants, non pas tant en répétant certains scénarios communs de la littérature blanche qu’en tirant son inspiration des mythes africains4. Toni Morrison refuse en effet que son écriture soit comparée à l’écriture dominante et combat toute tentative de saisir la filiation littéraire de son œuvre5. Elle s’oppose notamment à ce que son roman soit comparé aux tragédies grecques car Sethe, la mère infanticide, n’aurait guère de similarités avec Médée : « Margaret Garner didn’t do what Medea did and kill her children because of some guy. It was for me this classic example of a person determined to be responsible »6. Pour Toni Morrison, son inspiration provient exclusivement de l’héritage oral de sa communauté :
I […] blend the acceptance of the supernatural and a profound rootedness in the real world at the same time with neither taking precedence over the other. It is indicative of the cosmology, the way in which Black people looked at the world. We are a very practical people, very down-to-earth, even shrewd people. But within that practicality we also accepted what I suppose could be called superstition and magic, which is another way of knowing things. [...] And some of those things were “discredited knowledge” that Black people had; discredited only because Black people were discredited. [...] That kind of knowledge has a very strong place in my work.7
La fille qui revient d’entre les morts pour recréer un lien avec sa mère serait donc issue de l’imaginaire afro-américain. D’autres échos de cette culture parsèment le texte, en particulier la scène au cours de laquelle Sethe communique par-delà la mort avec Baby Suggs dans la Clairière (112).
Pour dépasser la contradiction et éviter le seul recours à la notion de fantastique, une partie de la critique a suggéré des liens avec le réalisme magique8. Au thème de l’infanticide, Toni Morrison répond par le surnaturel, voile supposé qui viendrait recouvrir la béance au cœur de Sethe qui renvoie à la faute des esclavagistes. L’enfant mort fait retour dans la réalité de la diégèse sous la forme d’un fantôme qui hante la demeure de sa famille, puis d’une figure apparemment humaine des années plus tard. La figure du revenant a des affinités avec le réalisme magique et dénoncerait la prétention de la culture majoritaire à la seule raison valable9. L’unité de l’irrationnel et du rationnel, du corps et de l’esprit, est visée et non leur dissociation. La subversion par le texte de la culture hégémonique a cependant ses limites. Comme le démontre Claude Le Fustec, le roman touche finalement à un impossible de la relation fusionnelle entre la jeune femme revenue du royaume des morts et sa mère10. La référence au réalisme magique ne peut venir à bout de l’énigme à laquelle la civilisation américaine confronte la communauté noire. Le genre littéraire, s’il interroge toute idéologie normative, n’inscrit pas la spécificité de la situation afro-américaine à lui seul. S’y référer sans retenue peut par ailleurs contribuer à masquer ce que l’écrivaine noue de la culture afro-américaine à des références plus générales issues de la littérature des Etats-Unis.
Le poids du fantastique mais aussi du gothique sont indéniables sur le roman dans son ensemble. Derrière les excès propres à schoolteacher ou la maison hantée du roman qui succède au « doux foyer » (« Sweet Home ») de la plantation, il est légitime d’entrevoir des références à certains romans anglais du XVIIIe siècle, d’Horace Walpole à Ann Radcliffe, qui ont marqué l’imaginaire américain. A cet égard, la nouvelle d’Edgar Allan Poe, « The Fall of the House of Usher11 », anticipait le thème de la demeure qui s’effondre, menant à leur perte les derniers membres d’une famille décadente. La maison hantée sur laquelle s’ouvre Beloved est habitée par des personnages issus de l’esclavage qui ne parviennent pas à s’accorder avec l’esprit de leur nation. Elle est de fait la figuration d’une Amérique bouleversée par ses propres contradictions, héritière fragile d’une tradition européenne avec laquelle elle a tenté de rompre. Beloved se situe à l’heure où la déclaration d’émancipation est proclamée : le pays est en pleine mutation et interroge la capacité de son peuple à intégrer une population noire auparavant soumise. Au fantastique et au gothique s’ajoute la marque du tragique : le destin de Sethe, hantée par sa fille, risque toujours de basculer vers le pire, en réponse à la gravité de son acte originel. Mais au-delà du recours à des modalités d’écriture héritées parfois du Vieux Continent, parfois du Nouveau Monde, mais aussi élaborées à partir de l’imaginaire afro-américain, Toni Morrison fait le choix de mettre à nu un élément irrationnel hors texte qui bouscule les articulations entre les signifiants. L’écriture tire sa consistance non pas tant d’une référence générique que d’un réel insupportable, celui de la dette de Sethe impossible à combler qui suggère la folie de l’esclavage.
Beloved est un roman iconoclaste parce qu’il porte en son cœur la marque de plusieurs traditions tout en échappant à toutes les classifications. Un réel hors-sens le domine, explicité par la notation en exergue du roman : « Sixty Million and more… ». Suivant le commentaire de Toni Morrison12, la critique pointe généralement qu’il s’agit d’une référence à toutes les victimes du commerce triangulaire qui n’ont pas survécu au Passage du Milieu13, lesquelles sont symbolisées par la figure de Beloved, victime de l’infanticide (248-256). La référence insiste sur ce qui sépare la communauté afro-américaine de ses racines. L’expression « and more » insinue l’excès au-delà du chiffrable et évoque la dette qu’ont contractée à leur insu les survivants. Le texte est dès lors autant hommage à ceux qui sont morts pendant la traversée qu’à ceux qui ont survécu. Tard dans le roman, Beloved évoque les suicides qui avaient cours sur les navires : « they push my own man through they do not push the woman with my face through she goes in they do not push her she goes in » (250). Sethe, quant à elle, témoigne aussi de l’impensable qui l’a conduite à tenter de tuer ses enfants sur le territoire américain : « […] worse than that – far worse – was what Baby Suggs died of, what Ella knew, what Stamp saw and what made Paul D tremble » (295). Toni Morrison exhibe la tache qui, bien que refoulée, souille l’Histoire américaine. Au-début du roman, nombreux sont les personnages qui fuient la maison hantée ou plongent dans le désespoir (3 et 4). Chacun souhaiterait que le meurtre de Beloved ne soit pas évoqué, qu’il reste oublié derrière un discours révisionniste mais l’auteure suit une autre direction.
Beloved, cette fille massacrée avant de revenir d’entre les morts, dont l’appellation même soutient la charpente de tout le roman, est la dépositaire d’un héritage qui cherche en vain à se transmettre. A la fois condamnée et pourtant de retour, elle présentifie dans le corps du texte la parole désirée mais aussi empêchée, interdite. Elle incarne l’inquiétante étrangeté qui remet en cause le parcours des autres personnages. Son apparition sous une forme humaine est annoncée par des roses en voie de putréfaction qu’observent Paul D, Sethe et Denver alors qu’ils se rendent à une foire (57). Une rupture textuelle symbolisée par un changement de chapitre avertit du surgissement de la jeune femme dans la diégèse : « A fully dressed woman walked out of the water » (60). Son aspect joyeux détonne et apparaît paradoxalement menaçant. Progressivement, le texte nous dévoile les traits étonnants qui caractérisent la protagoniste. Sa peau semble inhumaine (60-61). De même, sa voix rauque surprend (62). Quant à son regard, autre objet pulsionnel, il est digne de celui d’une morte (66). Chaque geste de Beloved devient métaphore de l’horreur de l’esclavage. Elle semble par exemple pouvoir se décomposer à l’égal des victimes des maîtres blancs (157-158). Et, ailleurs, quand Denver croit qu’elle a tenté d’étouffer sa mère, Beloved compare le mal éprouvé à celui des esclaves (119). Beloved est un autre nom pour dire l’énigme, de la vie et de la mort, du visible et de l’invisible, du sens et du réel mais aussi de ce qui cherche à se dire sur le mode de l’insupportable et ne se formule qu’en des termes imparfaits, incomplets, incompréhensibles. Victime de la culture de l’esclavage, elle se fait, à l’image du roman lui-même, la détentrice d’un savoir sur l'infamie que porte la tradition et qui exige d’être transmis, le support d’un nécessaire changement de paradigme à la fois dans la littérature et dans l’Histoire.
L’intrigue de Beloved est structurée autour de nombreuses analepses qui évoquent l’époque où les protagonistes étaient encore des esclaves. Cette époque a vu se succéder deux maîtres, l’un, Garner, apparemment affable, le second, schoolteacher, absolument monstrueux. L’appellation de la plantation, « Sweet Home », aurait-elle dû être modifiée quand schoolteacher se l’est appropriée ? La narration se refuse à tout simplisme et place l’accent autrement. Sethe indique par exemple comment la mémoire modifie les souvenirs. Même quand elle décrit le temps de schoolteacher, elle se rappelle la splendeur des arbres de la plantation plutôt que les enfants qui y étaient pendus (7). D’autre part, nombre de détails indiquent que Sethe minimise les souffrances dont elle est l’objet sous Garner. Aucune cérémonie n’est par exemple organisée quand elle se marie avec Halle (31) et, si Mrs Garner lui offre des boucles d’oreille pour marquer l’occasion, elle doit se fabriquer une robe de mariée à partir de morceaux de tissu dérobés (70-71). Les conditions de vie de Sethe sont telles que sa capacité à se satisfaire du moindre soupçon de bonheur invite à l’admiration, notamment quand sont narrés ses premiers ébats avec Halle, dans un champ de maïs, quasiment sous les yeux de tous (31-33).
Certes, la violence qu’introduit schoolteacher dans la relation du maître à son esclave est indéniable (11). Tout semble éloigner cet homme de son prédécesseur (259). Orienté par un discours à prétention scientifique, il tente par exemple de définir leur degré d’humanité à partir des hypothèses des phrénologues (226). Toutefois, il ne s’agirait pas d’ignorer que les racines du mal remontent à Garner. L’attitude de ce dernier n’est pas aussi pure qu’il le prétend. S’il insiste auprès des autres maîtres qu’il considère ses esclaves comme des hommes, le texte démontre qu’il s’agit surtout d’un moyen de se mettre en valeur (12). Baby Suggs, libérée grâce au travail supplémentaire effectué par son fils pointe la faille dans la logique de Garner :
“Did I let Hale buy you or not?”
“Yes, sir, you did,” she said, thinking, But you got my boy and I’m all broke down. You be renting him out to pay for me way after I’m gone to Glory. (172)
Garner est en fait un maître dont l’emprise est telle que toute vie est inconcevable après lui (259). Le règne de Garner sur Sweet Home ne suffit donc pas à mettre un terme à l’esclavage et schoolteacher peut tout à fait lui succéder malgré les larmes incertaines de Mrs Garner (268). L’inhumanité n’est pas la prérogative des « mauvais » maîtres : le « bon » maître s’évertue déjà à écraser le désir de ses esclaves pour faire fructifier ses avoirs. Quel que soit son maître, l’esclave perd jusqu’à son pouvoir sur son nom. Paul A Garner, Paul D Garner ou Paul F Garner sont réduits à être des copies les uns des autres, avec pour seul patronyme celui de leur maître. Quant à Sixo, son nom n’est plus qu’un chiffre, presqu’un matricule. L’inégalité foncière qui caractérise les relations maître-esclaves est seulement plus perceptible avec le « mauvais » maître car il ne laisse aucune marge dont pourraient profiter ses « inférieurs » à son insu. Au fond, il est possible de soutenir que l’ordre établi par schoolteacher surgit comme la vérité de l’emprise de Garner, et en tant que tel, il pointe le soupçon porté à la Loi du maître, à la Loi du Père.
Paul D, décrit comme le dernier des hommes de Sweet Home (7, 86 et 147), dresse un bilan de ce que fut le destin de ses pairs (147). Contre son gré, il remet en cause le traitement de Garner (260). Sous schoolteacher, il subit l’épreuve du mors et se découvre une figure masculine factice (82-86). Sa langue est douloureuse, et le désir de cracher lancinant, d’où la folie qui surgit dans son regard (84). Paul D invente certes un moyen de retirer la folie de son être mais la violence d’un tel acte est sans doute pire que la déraison. Un coq, « Mister », se tient par ailleurs en position de puissance face à lui et le contemple avec mépris (86). Plus tard, l’humanité de Paul est de nouveau mise à l’épreuve. A Alfred, en Géorgie, alors qu’il est condamné à des travaux forcés, il est relié par des chaînes à d’autres prisonniers (125). Certains matins, il doit pratiquer une fellation au maître, ce qui donne le ton de toutes les violences qu’il affronte ensuite (125-133). Redécouvrant la réalité qui l’entoure, Paul D enferme ses émotions dans la boîte de métal qui lui fait office de cœur (86). L’ironie point quand il songe à la notion d’« homme » dont faisait usage Garner (148). Les seules figures masculines qui semblent conserver un pouvoir sont les figures masculines blanches, toutes emplies de haine à l’image de schoolteacher. Mais même elles doivent sans cesse démontrer leur puissance phallique, en volant le lait de Sethe, par exemple (19-20), ou en marquant son corps d’un arbre ensanglanté (20). La situation de schoolteacher est étroitement dépendante du désir de Mrs Garner même s’il semble le manipuler (232) et il doit finalement reconnaître son échec face à Sethe quand celle-ci « détériore » sa marchandise, à savoir ses esclaves potentiels (175-176).
Le temps du Père contient donc sa propre limite. Une question revient pour les esclaves de Garner et schoolteacher : qu’est-ce qu’être un homme ? Du temps de Garner, ils se sentaient supérieurs parce qu’ils se croyaient capables de contenir leurs pulsions (12). Dégagée de la perspective du maître, la réalité est moins exemplaire puisqu’ils copulent avec des vaches (13). L’esclavage détruit les figures masculines une à une. Halle semble être la seule figure capable de résister au poids de la pression du maître. Sethe le choisit comme partenaire pour cette raison. Toutefois, les premières impressions sur cet homme sont progressivement minées par le texte. Halle est davantage un fils ou un frère qu’un mari ou un amant (27 et 30) et il est finalement brisé lorsqu’il est témoin du viol de Sethe (81). Halle ne brille en réalité dans le reste du texte que par son absence, injustifiable aux yeux de Sethe (82). Quant à Paul D, il espère confier à Sethe qu’il n’est pas un homme (151) mais ne peut que lui demander si elle accepterait d’être enceinte de lui, masquant ainsi qu’il la trompe avec Beloved. Des années après l’abolition de l’esclavage, Paul D est encore marqué par ses expériences passées. A la remarque de Sethe « You looking good » (8), il répond : « Devil’s confusion. He lets me look good long as I feel bad » (8), ce à quoi le texte ajoute : « He looked at her and the word “bad” took on another meaning » (8). Tout au long de son parcours, Paul D confie n’avoir été reconnaissant qu’envers une femme, qui l’a nourri et accueilli chez elle (154). Avec Sethe, il semble recréer une famille, mais il découvre qu’il n’en est pas la tête (155-156). Il n’est plus l’amant qu’il croyait être et lorsqu’il couche avec Sethe, ses performances ne ressemblent en rien à celles de Halle (24-33). A la joie des retrouvailles entre Sethe et Paul D succède la déception : « But maybe a man was nothing but a man, which is what Baby Suggs always said » (26). L’arrivée de Beloved dans le cercle familial renforce le détachement des personnages. Progressivement, Paul D est conduit à coucher hors du lit de Sethe et à passer de pièce en pièce au fil des nuits (134-136). Aux yeux de Paul D, Sixo définit le mieux ce qu’est un homme (26). Mais c’est au péril de sa propre vie que celui-ci parvient à se hisser au-delà de sa condition. Il défie certes le maître en chantant (266), en riant ou en criant le nom de son fils à venir (258, 267 et 270), mais il le fait sur le bûcher qui le consume. Les personnages sont au bout du compte plutôt convaincus que l’homme n’existe plus. Dans un tel paysage, aucune issue n’est-elle envisageable ? Le roman évoque un autre ancien esclave qui, lui, a décidé de se renommer Stamp Paid, comme pour indiquer qu’il a largement payé sa dette auprès de ses maîtres (218 et 274-275). Tout l’enjeu du texte tourne autour de la possibilité pour chaque personnage de s’approprier ou de se réapproprier son désir, lorsqu’il échappe à son maître par exemple ou tout simplement lorsqu’il tente de retrouver sa dignité face à lui.
Quand la transmission par le Père vacille ou s’interrompt, quels pouvoirs conserve la langue reçue ? N’est-il plus possible d’inventer un devenir pour contrer le réel qui envahit l’imaginaire sans devenir complice de l’insoutenable ? L’infanticide est-il la seule « issue » concevable ? L’arrivée au 124 de Paul D au début du roman remet en cause l’équilibre sur lequel repose la demeure. Il a compris que dans la tentation du matriarcat se logeait une difficulté. Il interroge la place du masculin dans la vie de Sethe : « No man? You here by yourself? » (11) et réintroduit une référence au père au cours d’un échange avec son autre fille, Denver : « Got her daddy’s sweet face » (15). Conscient d’injecter du nouveau pour l’adolescente, il exige que Sethe la laisse tranquille : « Leave her be […] I’m a stranger to her » (17). Il sait à quel point Denver a des raisons de se sentir en difficulté : « Leave off, Sethe. It’s hard for a young girl living in a haunted house. That can’t be easy » (17). Il insiste sur son statut d’homme d’expérience pour faire entendre sa position : « Think, Sethe. I’m a grown man with nothing new left to see or do and I’m telling you it ain’t easy. Maybe you ought to move » (17). Il évoque le tiers qui peut venir faire limite pour les personnages : « Who owns this house? » (17). Il offre une autre vie possible pour Sethe, quand il propose qu’ils aillent à une foire locale (55-56), et ne cède pas quant à sa position face à Denver (50 et 52-56). Il rejette les arguments de Sethe qui tente d’entretenir une relation fusionnelle avec sa fille (54). Selon lui, Sethe n’a pas à choisir entre Paul D et sa fille. Elle doit plutôt créer un espace pour lui : « I thought – well, I thought you could – there was some place for me » (54). Plus profondément, Paul D conduit le fantôme du 124 à quitter les lieux (21-23), laissant place à un silence inhabituel pour Denver (22). Reste que les figures masculines de la modernité ne sont pas aussi puissantes qu’en d’autres temps. Beloved revient parmi les vivants sous forme humaine quelques jours plus tard (60). Et si Paul D est le premier à se sentir malade à force de voir la jeune femme consommer uniquement des produits sucrés (66) ou à douter de ses intentions (67), il est finalement conduit à se retrancher sur lui-même et à disparaître du 124 (194-195).
Les figures masculines, traditionnellement séparatrices, ne parviennent donc plus à éponger tout du réel qui fait retour. La langue elle-même en ressort attaquée. Dès le début du roman, le chaos de la maison met au jour l’impasse d’une mémoire qui ne peut fonctionner que sur le mode du « pas tout »14, selon l’expression de Jacques Lacan. Paul D, se remémorant l’époque où il vécut sous le joug de Garner, admet par exemple qu’il a sans aucun doute embelli la figure de son maître, qu’il ne pouvait croire en l’horreur à laquelle il serait confronté (147-148). La langue des personnages s’évertue de fait à traquer ce qui résiste à la mémoire. A l’image du pur paradoxe qu’incarne Beloved pour eux, l’événement gardé en mémoire s’avère à la fois « tropmatisme » et « troumatisme »15. Il possède en effet deux versants : l’un convoque l’attention tandis que l’autre défie toute tentative d’emprise. Sethe précise, par exemple, comment absence et excès de mémoire ne cessent de se conjuguer pour elle (6). Alors qu’elle nettoie ses jambes salies par de la sève de camomille, un souvenir semble surgir de nulle part : l’image impossible à refouler de « Sweet Home » et le spectacle de garçons pendus dans des arbres de toute splendeur (7). Quel détail est à l’origine de la résurgence de la scène, « The plash of water, the sight of her shoes and stockings awry on the path where she had flung them, or Here Boy lapping in the puddle near her feet [...] » (7), le personnage ne saurait le dire, mais l’effet est bien là. Sethe développe sa théorie du souvenir. Selon elle, il est toujours à portée du sujet. Il le regarde, l’attend :
I was talking about time. It’s so hard for me to believe in it. Some things go. Pass on. Some things just stay. I used to think it was my rememory. You know. Some things you forget. Other things you never do. But it’s not. Places, places are still there. If a house burns down, it’s gone, but the place – the picture of it – stays, and not just in my rememory, but out there, in the world. What I remember is a picture floating around out there outside my head. I mean, even if I don’t think it, even if I die, the picture of what I did, or knew, or saw is still out there. Right in the place where it happened. (43)
Sethe précise que Sweet Home ne disparaîtra donc jamais, ni pour elle, ni pour sa fille : « Where I was before I came here, that place is real. It’s never going away. Even if the whole farm – every tree and grass blade of it dies » (43). Comment envisager l’avenir quand le passé ne cesse de ressurgir pour submerger l’être : « To Sethe, the future was a matter of keeping the past at bay » (51) ?
Face à l’inassimilable, le texte, par conséquent, ne peut témoigner de l’horreur de l’Institution Particulière sans le filtre des perspectives brisées de ses personnages. Il ne s’agit pas pour Toni Morrison d’offrir au lecteur une position confortable mais plutôt de le conduire à cerner un au-delà de la représentation dont les personnages ne parviennent pas à s’extraire. L’épisode du viol de Sethe est présenté de deux points de vue : celui de Sethe (19-20) mais aussi celui de Halle tel que le rapporte Paul D (81-82). C’est cette seconde perspective qui apparaît intolérable pour Sethe. Comment Halle a-t-il pu être témoin du viol et ne rien faire hormis plonger son visage dans du beurre ? L’esprit se retire comme pour contourner l’impossible : « Nothing happened, and she was grateful for that. Usually she could see the picture right away of what she heard. But she could not picture what Paul D said. Nothing came to mind. Carefully, carefully, she passed on to a reasonable question » (82). La tentation de l’oubli ou de la méconnaissance est grande pour Sethe, qui aurait préféré suivre Halle dans la folie que de devoir débrouiller les fils de son passé :
And how sweet that would have been: the two of them back in the milk shed, squatting by the churn, smashing cold, lumpy butter into their faces with not a care in the world. Feeling it slippery, stick – rubbing it in their hair, watching it squeeze through their fingers. What a relief to stop it right there. Close. Shut. Squeeze the butter. (82-83)
Mais l’échange avec Paul D ne permet pas une telle voie. Après avoir entendu la chute de son époux, Sethe devra l’écouter lui parler du mors que lui-même avait dans la bouche alors qu’il contemplait Halle. Rien ne vient voiler les épreuves endurées, malgré les répétitions. Après avoir dénoncé ceux qui l’ont violée, Sethe a été battue violemment malgré sa grossesse. La jeune femme blanche qu’elle rencontrera pendant sa fuite, Amy Denver, comparera les cicatrices à un arbre (93-94). Mais une telle métaphore est de peu de poids. Dans les bras de Paul D, Sethe retrouve son amertume face à ce qui est le moins acceptable pour elle : que les hommes de la plantation lui aient pris son lait (19-20).
La douleur du ressouvenir prend cependant une dimension plus cruelle quand il s’agit du cœur même sur lequel se fonde le récit : l’infanticide commis par Sethe. Nombre de tours et de détours sont nécessaires avant que l’événement ne fasse effraction dans le tissu narratif. Dès les premières pages, le lecteur apprend que le 124 est hanté par un enfant mort avant d’avoir un nom (3-5). Le texte dévoile aussi très vite que cet enfant a eu la gorge coupée et que son sang a souillé les mains de Sethe (6). Il est possible de repérer la culpabilité qui tiraille Sethe très tôt, notamment quand elle témoigne de son refus de se souvenir de son passé (6). Pourtant, sa responsabilité, au-delà de son emprisonnement (50), n’est révélée que plus tard, au travers des mots d’un camarade de Denver (123). Plus tard, le texte semble mener à une évocation de l’infanticide, mais une ellipse interrompt le fil de la narration pour aborder finalement la libération de Baby Suggs (159-164). Le chapitre suivant, relaté par un narrateur omniscient, décrit l’arrivée de schoolmaster près du 124, puis l’infanticide et l’arrestation qui a suivi (174-178). Mais aucune formulation n’est assez juste pour dire avec objectivité l’impossible à concevoir. A ce chapitre succèdent la stupeur et l’incrédulité de Paul D quand Stamp Paid lui montre un article de journal accusant Sethe : « That ain’t her mouth » (181), puis les digressions auxquelles a recours la meurtrière au fil d’une irréalisable tentative d’aveu (187-195). Paul D refusera d’entendre l’insoutenable. Il quitte le foyer de Sethe, sans aucun but devant lui (195). La mémoire approche le point limite au bord duquel la raison s’effondre : il est symbolisé par l’infanticide, lui-même conséquence de la logique esclavagiste. Les mots pointent les frontières qui circonscrivent la logique des personnages. Sethe tente de justifier son acte en précisant que la mort est préférable à la servitude et que son raisonnement n’est qu’amour : « I stopped schoolteacher […] I took and put my babies where they’d be safe » (193). Paul D dénonce sa conception de l’amour et compare sa partenaire à un animal à quatre pattes (194). L’infanticide n’est un acte d’amour que dans une logique esclavagiste où la possibilité de l’amour est niée. Le meurtre signe un refus de soutenir les formes de transmission établies mais il indique la difficulté à envisager le retour d’une parole qui redonne sens à l’existence. L’impasse, de l’ordre de l’indicible, pointe les enjeux de la modernité : le refus impératif de toute loi qui ignore les sujets, le risque d’un engluement dans une jouissance certes distincte mais tout aussi indépassable.
Les personnages de Beloved ont chacun leur stratégie pour introduire du désir là où il est étouffé. Quel que soit leur moyen, ils confient leur volonté de dépasser la fragmentation dont ils sont les victimes, à l’image de Sixo (321) ou de Denver sous le regard de Beloved (139). Généralement, c’est au féminin que tentent de s’adresser les personnages quand ils cherchent l’apaisement que ne leur permet pas le poids du discours du maître. A partir des mots de femmes, ils peuvent se fabriquer un vêtement dont ils s’enveloppent. Denver, par exemple, fabrique un mythe autour des faits rapportés par sa mère sur sa naissance. Celle qui aide Sethe à accoucher est une jeune femme, Amy Denver, qui traverse le pays pour se rendre à Boston. La narration est ambiguë concernant cette figure et met en tension des éléments positifs et des éléments plus incertains (90). L’impertinence d’Amy, la fille blanche, surgit à maints endroits. Elle interpelle par exemple Sethe, « You ain’t got no business walking round these hills, miss » (92), use de formules brutales pour évoquer le sort de Sethe, « Your back? Gal, you a mess » (93), ou, plus loin, « You ain’t dead yet Lu? Lu? » (97). Au-delà de son recours à l’impertinence comme mode de défense, le personnage suggère une méfiance à l’égard du maternel qui prendra son sens dans la suite du roman. Ceci n’empêche pas le soin que prend Amy à diminuer la souffrance de Sethe. Elle s’occupe du dos de l’esclave (94), lui chante aussi une chanson que lui a apprise sa mère (95-96). Lorsque Sethe accouche (98-99), après une perte des eaux qui relève du burlesque (98), les personnages se fondent dans la nature et la scène touche au féerique :
On a riverbank in the cool of the summer evening two women struggled under a shower of silvery blue. They never expected to see each other again in this world and at the moment couldn’t care less. But there on a summer night surrounded by bluefern they did something together appropriately and well. (99)
Le texte se fait néanmoins bientôt presqu’ironique, et l’on songe à une chute du sublime au ridicule, mais les événements ne vont pas encore dans le sens d’une tragédie : « A pateroller passing would have sniggered to see two throw-away people, two lawless outlaws – a slave and a barefoot whitewoman with unpinned hair – wrapping a ten-minute-old baby in the rags they wore. But no pateroller came and no preacher » (99-100). Les personnages s’appliquent à voiler la référence au régime du maternel mais ils pressentent qu’il peut les envahir sans que rien ne les y prépare.
A la différence d’Amy, Sethe n’use pas du second degré pour interroger les limites de son être de femme. Sethe se veut une femme pleine, forte (10), ce que confirme Denver (14). La posture de Sethe est radicale. Elle est capable de fuir la plantation et d’accoucher dans les pires conditions. Elle ne revendique pas sa féminité, elle insiste sur son rôle de mère :
Anybody could smell me long before he saw me. And when he saw me he’d see the drops of it on the front of my dress. Nothing I could do about that. All I knew was I had to get my milk to my baby girl. Nobody was going to nurse her like me. [...] The milk would be there and I would be there with it. (19)
Sethe conçoit à certaines heures la précarité de ce rôle (28). Néanmoins, il s’agit de la seule identification qui tienne pour elle quand elle est confrontée à l’excès de la loi du maître. En l’absence d’un homme qui pourrait faire limite à l’horreur, Halle, l’infanticide est la seule solution à laquelle elle peut songer pour se protéger de schoolteacher. Par l’acte meurtrier, la mère réintègre littéralement sa progéniture. Elle substitue la jouissance maternelle à la loi du Père inique. Mais la solution, si elle ne fait pas l’objet d’un jugement moral, résiste-t-elle à toute épreuve ? Le roman dévoile en réalité comment la renonciation à la parole du Père intraitable peut pousser au surgissement d’une pulsion qui n’a rien à lui envier en matière de folie. La violence maternelle se manifeste quand la confrontation à l’insoutenable est impossible, quand le sujet ne parvient pas à élaborer une solution par les mots. Elle suggère l’absence d’issue pour le sujet, confirme par voie de conséquence l’ignominie que contient l’emprise du maître tout en suggérant que le discours du Père était conçu comme la dernière défense, illusoire, contre une autre forme de jouissance illimitée.
Le maternel prend à nouveau une place essentielle quand Beloved fait retour au 124 et apparaît justement comme une impasse à surmonter. Déjà, alors qu’elle n’est que l’ombre d’un revenant, Sethe insiste sur la puissance de l’amour qu’elle porte pour sa fille. Elle seule pourrait l’apaiser :
“Maybe she don’t want to understand,” said Denver.
“Maybe. But if she’d only come, I could make it clear to her.” (5)
Dès la première rencontre avec Beloved, la vessie de Sethe est pleine au point qu’elle doit se soulager derrière la maison (61). L’épisode est relié à la question de la maternité : « Not since she was a baby girl, being cared for by the eight-year-old girl who pointed out her mother to her, had she had an emergency that unmanageable » (61), et plus loin : « Like a horse, she thought, but as it went on and on she thought, No, more like flooding the boat when Denver was born » (61). Beloved se comporte comme une enfant. La pulsion orale est mise en jeu : « She gnawed a cane stick to flax and kept the strings in her mouth long after the syrup had been sucked away » (66). Sethe devient un sucre pour Beloved, « Rainwater held on to pine needles for dear life and Beloved could not take her eyes off Sethe. Stooping to shake the damper, or snapping sticks for kindlin, Sethe was licked, tasted, eaten by Beloved’s eyes » (68), ses histoires passées nourrissent la jeune femme, « Where your diamonds? […] Tell me […] Tell me your diamonds » (69), ou, plus loin, « You woman she never fix up your hair? » (72). La métaphore nourricière est l’essence même de la relation : « It became a way to feed her » (69). Sethe retire du plaisir du fait de raconter ces histoires douloureuses et se trouve confrontée aux souvenirs d’une époque qui a précédé la séparation entre la mère et la fille (111).
A une logique gouvernée par le principe de plaisir succède rapidement un lien de jouissance. Alors que Sethe se rend à la Clairière pour communiquer avec Baby Suggs par-delà la mort, elle sent la pression de mains qui ne sont pas celles de Baby Suggs (113-116). Sont-elles celles de Beloved, ainsi que le suggère Denver (119) ? Oubliant l’épisode, Sethe invite ses filles à patiner sur la glace en sa compagnie, munies de patins désassortis (204-206). L’harmonie semble régner en cet instant : les trois femmes qui se tiennent la main rappellent et remplacent les ombres de Paul D, Denver et Sethe au retour de la foire en début de roman (59). Cependant, le lien qui unit Sethe et ses filles les exclut d’une société qui ne les comprend pas (202-203). Selon Sethe, sa vie est à l’intérieur de sa demeure (215). Elle ne considère plus qu’elle doit se justifier auprès de quiconque de l’infanticide qu’elle a commis (216). Une suite de monologues des trois femmes démontre qu’elles entretiennent maintenant une relation fusionnelle, en particulier Sethe et Beloved. A l’énoncé de Sethe, « She come back to me, my daughter, and she is mine » (241), répond directement celui de Beloved, « I am Beloved and she is mine » (248). Denver perçoit progressivement le danger qui découle d’une telle relation. En effet, Sethe, qui a perdu son emploi, se sacrifie pour Beloved (281). En outre, les intentions de Beloved ne paraissent pas innocentes (285). Denver en tire la conclusion qu’un tiers est nécessaire pour sauver la situation (286).
Là où l’arrivée au 124 de Paul D au début du roman remet en cause seulement en apparence l’équilibre sur lequel repose la demeure, avant d’être exclu de nouveau, il faudra la maturation d’une jeune femme, Denver, pour modifier l’état des choses. Elle, qui a bu le sang de sa sœur (242 et 247), comprend que le danger ne provient pas tant de sa mère que du retour de Beloved (286). Avec le temps, elle décide de faire un pas de côté en appelant à l’aide (288), répétant ainsi le trajet qu’elle faisait pour se rendre à l’école, enfant (119-120). En dépit de ses réticences premières, la communauté vient la soutenir et ainsi faire trou dans la logique de Sethe. Face aux femmes de son village, puis à l’arrivée de Mr Bodwin venu employer Denver, elle lâche la main de Beloved et tente de tuer l’homme blanc, oubliant qu’il s’agit d’un abolitionniste (308-309). La scène est cathartique : Ella empêche Sethe de commettre un meurtre et Beloved quitte le 124, retournant parmi les eaux (315). La disparition de Beloved, conséquence du lien créé par la communauté, apparaît comme l’acte d’amour que son nom rend possible : elle offre la possibilité à Sethe de reconstruire sa vie avec un ancien esclave qui n’est pas le père de ses enfants. Le départ de la revenante permet de faire bord à l’angoisse au creux du désir et d’ouvrir à une nouvelle voie, celle d’un amour dont ne serait pas dégagée la part d’étrangeté qui en est autant le signe que le garde-fou. Le malaise ne se répète plus à l’identique, Sethe peut désormais faire œuvre de vie à partir d’un savoir insu d’elle-même sur la castration symbolique que sa condition d’esclave ne lui avait pas permis de percevoir (322). Par voie de conséquence, Toni Morrison ouvre à un travail de réconciliation avec l’incurable qui gît au cœur de l’humain, rendant possible un effort de transmission tout à fait singulier.
A l’encontre d’une partie de la critique16, il ne nous semble donc pas que le retour de Beloved dans le monde des vivants puisse seulement être assimilé à une tentative de régénération. Sa présence risque de confiner à l’horreur parce qu’elle répète les effets ravageurs de la parole du maître et exacerbe la jouissance maternelle. Beloved personnifie le retour du refoulé dans sa dimension de hors sens et en cela entrave dans un premier temps le recours au signifiant. Elle oblige de fait à ce qu’une perte, un deuil, s’inscrive. L’esthétique de l’excès qui accompagne la relation fusionnelle entre Sethe et Beloved se conjugue avec une intuition du vide au fondement du statut du sujet. En effet, les mots seuls peuvent creuser un trou dans le réel. Denver en est consciente, qui affirme : « Denver hated the stories her mother told that did not concern herself, which is why Amy was all she ever asked about. The rest was a gleaming, powerful world made more so by Denver’s absence from it » (74). Pour sa part, Sethe met progressivement des mots sur sa trajectoire grâce à Paul D puis Beloved. Avec Paul D, elle découvre que Halle ne l’a pas tant abandonnée que perdue (82). Elle ne savait pas auparavant que son époux avait été témoin du vol de son lait, dit-elle, et ce simple fait bouleverse ses repères. De biais, tandis que Paul D relate les effets d’un mors dans la bouche (82-86), le lecteur devine que Sethe ne pourra plus concevoir son existence comme si toute figure masculine était par nature en toc (112). Avec Beloved, Sethe est conduite à remonter plus loin dans son passé. Elle se remémore sa mère alors qu’elle travaillait dans les champs des années plus tôt (72). Sethe confie qu’elle a été élevée par une autre femme et qu’elle aurait souhaité partager avec sa mère la marque qui lui avait été faite sous le sein par un maître quelconque (72-73). Puis, après avoir ajouté que sa mère est morte pendue (73), un point de réel insoupçonné refait surface pour Sethe. Jusqu’alors incapable d’imaginer que sa mère ait pu tenter de fuir sans elle (240), Sethe redécouvre ce que sa mère a enduré, qui peut expliquer pourquoi la maternité n’est pas forcément possible pour une femme (74). Plus tard dans le roman, Sethe consent à exprimer ce qu’elle visait lorsqu’elle a commencé à tuer ses enfants : « My plan was to take us all to the other side where my own ma’am is » (240). L’abandon de sa mère est si insupportable pour elle qu’elle tente de la rejoindre quand l’occasion se présente.
Beloved permet donc la nomination de l’innommable au-delà de sa position vengeresse. Elle n’est pas seulement le réel qui fait horreur, elle devient l’opérateur qui facilite pour chaque personnage l’accès au réel qui insiste. Elle tire sa valeur de la capacité des personnages à se réinscrire autrement dans le langage, à percevoir que l’Autre ne sait pas à leur place. Quand elle est seule face à Paul D, elle a deux exigences : « You have to touch me. On the inside part. And you have to call me my name » (137). Paul D la nomme d’abord « Beloved », mais cela ne suffit pas. Un changement s'opère seulement quand, pénétrant le corps de Beloved, il se met à hurler de toute sa chair (138). La boîte en métal dans laquelle il enfermait ses émotions explose. Il ne peut plus faire semblant d’être l’homme qu’il n’était pas. Son départ du 124 le conduit à tester les limites du sens pour accueillir autrement le passé de Sethe (312). Beloved permet donc aux autres personnages de se nommer parce qu’elle met en péril son propre nom, sa valeur positivée. Au cours de monologues fragmentés, elle se décrit comme le symbole du Middle Passage (248-256). Son discours, d’une grande poésie, se tient au bord du trou. Le signifiant semble se déchaîner pour serrer une béance. Sethe n’a-t-elle pas répété l’abandon de sa mère en la tuant, elle (252 et 253) ? Le trou autour duquel tourne la langue désigne l’impossible à dire ainsi que l’absence de récits qui puissent faire date sur les racines de l’Histoire afro-américaine. Beloved tire cependant enseignement de ses propres agissements. Elle évite finalement de reproduire la logique maternelle qui conditionne Sethe. Elle repart avec l’apparence d’une femme enceinte. C’est le signifiant de la maternité, du trop plein, qu’elle emporte avec elle. En quittant les lieux avec ce signifiant, Beloved laisse les autres personnages en prise avec leur questionnement subjectif. Elle fait surgir la valeur de la communauté qui fait trou dans une relation maternelle univoque. Si la communauté qui va à la rencontre de Sethe est composée de femmes, il s’ensuit que la loi du Père est maintenant décomplétée. Le manque n’en devient pas moins prédominant désormais au 124 (319).
L’évolution permise par Beloved, soutenue par Denver, conduit nombre de personnages à complexifier leur raisonnement. Ainsi, Denver découvre que des Blancs seraient susceptibles de l’aider, ou encore Lady Jones, Paul D ou le garçon qui lui avait annoncé la culpabilité de sa mère (286). Par le biais de Lady Jones, une mulâtre, elle apprend que l’univers ne se divise pas simplement entre les Blancs et les Noirs (291). Denver obtient du travail chez Mr Bodwin, « the bleached nigger » (306) selon ses ennemis, mais perçoit les stéréotypes auxquels il peut s’accrocher encore, au travers d’une figurine sur une étagère :
[…] Denver left, but not before she has seen, sitting on a shelf by the back door, a blackboy’s mouth full of money. His head was thrown back farther than a head could go, his hands were shoved in his pockets. Bulging like moons, two eyes were all the face he had above the gaping red mouth. His hair was a cluster of raised, widely spaced dots made of nail heads. And he was on his knees. His mouth, wide as a cup, held the coins needed for a delivery, or some other small service, but could just as well have held buttons, pins or crab-apple jelly. Painted across the pedestal he knelt on were the words “At Yo Service.” (300)
Denver change aussi de regard sur Paul D et est capable de dialoguer avec lui au terme du roman (314). Elle n’a plus besoin de coller au mythe qu’elle avait construit autour de sa naissance avec Amy. Paul D interroge aussi ses préjugés alors qu’il revient vers Sethe. Il se rappelle ses années d’errance et de servitude (315-316), pour finalement exprimer une lueur d’espoir quant aux nouvelles conditions de vie des Noirs qui peuvent enfin être payés (317-318). Au fond, il peut concevoir maintenant que « tout le monde est fou17 », au moins un peu, même Sethe (313). Il peut donc maintenant se rendre auprès de celle qu’il aime pour lui proposer une vie faite de lendemains (322). Un autre personnage modifie ses positions au cours du roman, Ella, qui consent à aider d’une part Paul D quand Stamp Paid lui indique qu’il ignorait tout de l’histoire de Sethe tandis qu’il vivait avec elle (221), d’autre part Sethe quand elle découvre que l’existence de la meurtrière est empoisonnée par une revenante (302).
La monstruosité de Beloved n’est donc pas vaine une fois que les personnages ont la possibilité de mettre des mots sur le réel en jeu pour eux. Répondant au pas de côté de sa sœur Denver, elle quitte les terres du 124, mais les dernières pages du livre nous précisent qu’elle n’est pas sans avoir laissé une trace derrière elle, une trace si subtile qu’elle est à la fois présente et absente, conservée dans les mémoires et oubliée (323-324). Le signifiant ne permet-il pas la libération de l’esprit une fois que la jouissance a été circonscrite ? Beloved indiquait plus tôt que son être était comparable à un lieu équivoque, la demeure du 124 ou bien la lumière que filtrent les planches au-dessus d’elle :
Beloved smiles, “I don’t want that place. This is the place I am.” She sits down on the pallet and, laughing, lies back looking at the cracklights above. [...]
“Look,” she points to the sunlit cracks. [...]
Beloved drops her hand. “I’m like this.” (146)
Haïe ou aimée, Beloved est cet être paradoxal qui met au jour puis emporte avec elle les contradictions des autres personnages. Ainsi que l’explicite la note en exergue du roman, elle figure celle qui, comme le réel de l’esclavage, ne pouvait être acceptée qu’une fois nommée de la plus juste des façons :
I will call them my people,
which were not my people;
and her beloved,
which was not beloved.
ROMANS 9:25
Le texte convoque dès lors un autre questionnement, quant aux trouvailles langagières de chacun des personnages quand, prenant appui sur la malléabilité du symbolique, ils parviennent à inscrire un savoir sur la perte. Le temps de l’imposture du Père, et donc du maître, a atteint son terme mais l’effort d’invention n’en est pas moins nécessaire pour proposer d’autres formes de transmission qui puissent orienter le vivant.
Schoolteacher écrit avec l’encre fabriquée par une esclave, Sethe, tandis que Denver se réapproprie les signifiants de l’Amérique blanche au sein des cours de Lady Jones. Toni Morrison, elle, traverse les différentes facettes du signifiant pour témoigner des conditions selon lesquelles un effort de transmission est encore possible une fois dénoncée l’horreur de l’esclavage permise par l’ignominie du Père. Elle mène de fait la littérature de son pays au bord de la rupture et dévoile la charpente qui gouverne l’effort de significantisation de l’impossible. Pour autant, elle ne cède pas aux sirènes de la jouissance maternelle qui risquent de prendre le pas sur le désir de nommer. Toni Morrison explore les conditions d’un infanticide mais dévoile aussi l’impasse de toute solution immédiate qui obture l’énigme du réel. La voix adolescente et féminine de Denver, qui soutient puis enraye la confrontation entre Sethe et sa fille revenue d’entre les morts, serait-elle le modèle d’un discours à soutenir dans les temps à venir : une forme d’entre-deux qui refuse dans un même temps la parole parfois totalitaire du Père et la jouissance à la fois illimitée et énigmatique de la mère qui en est le contrepoint ? La proposition, mise au travail jusque dans les derniers méandres de l’écriture, fut un choc dans l’Histoire littéraire du dernier siècle, expliquant en partie le succès du roman et les prix que Toni Morrison a reçus à sa suite. Au terme de Beloved, Toni Morrison n’offre pourtant aucune conclusion rassurante mais ouvre plutôt sur l’ambiguïté au cœur même de l’acte de transmission. « It was not a story to pass on » (323 et 324), nous indique-t-elle avant de transposer sa phrase au présent : « This is not a story to pass on » (324). Tout le travail du lecteur, sa responsabilité même, est d’ouvrir les écarts de la langue pour faire entendre l’équivoque en leur cœur, permettre que jamais les mots transmis ne se figent au risque de détruire le vivant.
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1 Bonnie Angelo, « The Pain of Being Black: An Interview with Toni Morrison » (1989), in Danille Taylor-Guthrie (ed.), 256-257.
2 Toni Morrison, « The Site of Memory », in Carolyn C. Denard (ed.), 70.
3 A ce sujet, voir l’article intitulé « A Visit to the Slave Mother Who Killed her Child », in Carl Plasa (ed.), 39-41.
4 Voir, par exemple, Jill Matus, 113-114.
5 Voir Marilyn Sanders Mobley, « A Different Remembering: Memory, History and Meaning in Toni Morrison’s Beloved », cité in Carl Plasa (ed.), 50.
6 Paul Gilroy, « Living Memory: A Meeting with Toni Morrison », in Paul Gilroy, Small Acts: Thoughts on the Politics of Black Cultures, Londres : Serpent’s Tail, 1993, 175-182, cité in Carl Plasa (ed.), 36.
7 Toni Morrison, « Rootedness: The Ancestor as Foundation », in Mari Evans (ed.), Black Women Writers (1950-1980): A Critical Evaluation, New York : Doubleday, 1984, 342, cité in Carl Plasa (ed.), 57.
8 Voir, par exemple, Claude Le Fustec, « Le Réalisme magique dans Beloved ou l’écriture de l’unité », in Geneviève Fabre et Claudine Raynaud (dir.), 101-108 et « Le Réalisme magique : vers un nouvel imaginaire de l’autre ? ».
9 Ibid.
10 Voir Claude Le Fustec, Crise et régénération : La Quête d’unité dans la fiction de Toni Cade Bambara et Toni Morrison, 330-340 et « “Never break them in two. Never put one over the other. Eve is Mary’s mother. Mary is the daughter of Eve”: Toni Morrison’s Womanist Gospel of Self ».
11 Edgar Allan Poe, « The Fall of the House of Usher », in Selected Tales, 49-65.
12 Voir, par exemple, Bonnie Angelo, 257.
13 Voir, par exemple, Annie-Paule Mielle de Prinsac, 38.
14 Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX : Encore (1972-1973).
15 Nous reprenons les néologismes de Jacques Lacan cités par Philippe Lacadée in Le Malentendu de l’enfant : Des enseignements psychanalytiques de la clinique avec les enfants, 59 et 186.
16 Voir Claude Le Fustec, Crise et régénération : La Quête d’unité dans la fiction de Toni Cade Bambara et Toni Morrison.
17 La formule de Jacques Lacan a été reprise par Jacques-Alain Miller comme intitulé de son séminaire de 2007-2008 (inédit).