Elsa Sacisick
Université Paris 8 Vincennes
Postcolonial, postmoderne, voire postféministe comme l’a proposé Frédéric Regard2, Salman Rushdie se place à la croisée de tous les « post » (suffixe qui nous lance d'emblée dans une thématique de l’excès) tout en refusant énergiquement d’être défini par ces catégories3. Son écriture renvoie immanquablement à un au-delà du cadre et déborde les étiquettes. Et si le romancier ne peut laisser insensible, s’il éblouit ou agace le lecteur, le désoriente à coup sûr, c’est précisément parce qu’il s’inscrit dans une esthétique de l’excès. Il enchante ou submerge ce dernier par le flot de phrases, la prolifération d’histoires, et par la virtuosité de la langue qui l'ensorcelle. Le roman rushdien semble ainsi avoir fait sienne cette remarque de T. Samoyault : « un roman est un roman à condition d’être plus qu’un roman, jusqu’à en exténuer le lecteur4. »
L’excès, bien que par nature impossible à circonscrire, se module dans les romans de Rushdie sous différentes formes et peut s’entendre à la fois dans une acception quantitative et spatiale. Quantitative, dans le sens où tout est régi par une dynamique de pluralité et de prolifération. Le langage de l’excès est celui de la démesure, de l’exubérant, de l’exagération, de l’exacerbé. Sous sa forme quantitative, l’excès concerne plus particulièrement la syntaxe, la narration et les personnages qui jouent de l’hypertrophie et de l’hyperbole. Spatiale, parce que l’excès s’entend dans ses romans comme une dynamique. L’excès met en mouvement, l’excès est mouvement. Il est ainsi opératoire dans toutes les occurrences de sortie ou de déport présentes dans chaque roman (l’exotisme, l’exil, la métamorphose et la métaphore) et induit une sortie hors de la mesure, un mouvement vers des territoires hors normes. Il prend la forme du déplacement, mais aussi, à travers la transgression, la forme de la déviation, de la déviance, voire du délire. L’excès est en ce sens étroitement lié à la migration, thème crucial dans l’œuvre comme dans la vie de Rushdie qui, comme ses personnages, ne cesse de s’éloigner de l’Inde, les premiers romans relatant la migration des personnages de l’Inde vers le Pakistan (Midnight's Children, Shame) puis vers l’Angleterre (The Satanic Verses) et vers les Etats Unis (Fury) ou l’Europe (The Enchantress of Florence)5.
Ces deux faces de l’excès, pluralité et démesure ou déplacement, guideront donc l’analyse qui se portera dans un premier temps sur les formes de l’excès, par une étude de la prolifération qui marque l’univers diégétique et façonne l’écriture. Elle portera dans un deuxième temps sur la fonction profonde de l’excès qui en proposant une excursion dans des territoires au-delà de la norme, grouillant de monstres et d’aberrations tant physiques que linguistiques, instaure une autre manière d’appréhender la langue et la réalité ainsi qu’une relation particulière à la mimesis. A ce titre, il nous a semblé plus juste pour l’analyse qui suit de nous référer en particulier aux premiers romans de Rushdie, jusqu’à The Satanic Verses, car, nous le verrons plus loin, l’excès change de tonalité dans les romans postérieurs à la fatwa.
Si l’œuvre de Rushdie entre naturellement dans le champ de l’excès, c’est d’abord en raison des effets de démultiplication et de la profusion qui règne à tous les niveaux, diégétiques comme stylistiques : innombrables personnages, pléthore de récits entremêlés, phrases au flux intarissable dans des romans-fleuves.
La dynamique de prolifération est par exemple opératoire du point de vue du traitement de l’espace soumis à une sorte de « logic of the jungle » (MC 361), pour reprendre les termes du narrateur de Midnight's Children à propos de la forêt des Sunderbans. Ce lieu grouillant qui ne cesse de se dilater : « all through the night […] the jungle had continued to grow » (MC 362), est à l’image de tous les espaces rushdiens (le Pakistan dans Midnight's Children, la région de « Q » et la maison « Nishapur » dans Shame ou encore Londres dans The Satanic Verses) qui sont en expansion et fondamentalement mutants, à l’instar des migrants qui les traversent6.
En parallèle, la prolifération touche également les personnages qui obéissent à la même logique plurielle et métamorphique. Ces derniers sont dotés d’une infinité de personnalités. Saleem dans Midnight's Children, affecté d’une inflation du « moi », qui intègre de surcroît l’histoire du pays, en est l’exemple le plus excessif : « I am the sum total of everything that went before me[…] . I am everyone everything whose being-in-the-world was affected by mine[…] each “I” everyone of the now six-hundred-million plus us, contains a similar multitude » (MC 383)7. De plus, la figure omniprésente du double vient renforcer cette tyrannie du multiple. Les personnages principaux sont en effet toujours pris dans des couples gémellaires antithétiques, des sortes de « two-headed monsters ». (MC 125)8
Mais c'est avant tout le corps qui porte les marques de l'excès avec des personnages qui assument une pluralité de formes et sont affectés de « métamorphosite aigüe » ou de « transmogrifications » grotesques9, terme qui fait justement référence étymologiquement à la migration. Tout se passe comme si, en perdant la fixité dans l’espace, le migrant avait aussi perdu la fixité de la forme et se faisait protéiforme, tels Sufiya dans Shame qui se transforme en panthère, ou Saladin, transformé en bouc, ou encore les immigrés de SV cachés dans l’hôpital : « men and women who were partially plants or giant insects, or […] built partly of brick or stone. […] men with rhinoceros horns » (SV 171).
A ce titre, la figure de l’hybride trône au centre de la toile tissée par l’excès dans le sens où elle répond à la fois à l’exigence de pluralité (de par sa nature composite) et à celle de transgression puisqu’elle dépasse les catégories établies pour ouvrir sur la rencontre de l’incompatible. L’étymologie grecque du terme, qui a été associée à celle de « hubris », induit l’idée de violence et d’une arrogance démesurée, et l’inscrit bien dans le champ de l’excès.
Gigantesque, énorme, extraordinaire, le corps est excessif parce qu’il dépasse la norme. Les personnages sont caractérisés par un excès de chair, par un phénomène qui pourrait être qualifié de « surenchair ». Sous l’emprise d’une dynamique de dilatation, ils gonflent de manière monstrueuse, comme Omar et Good News dans Shame (où l’élargissement du corps est lié à celui de la ville de Karachi),10 ou Amina et Saleem dans Midnight's Children : « I expanded almost visibly, enlarging day by day » (MC 124), sans oublier Hind dans The Satanic Verses et Gibreel qui devient énorme dans la réalité mais aussi dans ses rêves. La dynamique d’expansion corporelle se manifeste en outre dans les romans par toutes sortes de boursouflures et d'hypertrophies, comme, entre autres, le nez exceptionnel de Saleem ou les oreilles de son fils dans Midnight's Children, la poussée des cornes de Saladin ou la pousse invraisemblable des poils de l’Imam dans The Satanic Verses.
Le corps est ainsi systématiquement sur-représenté (de même qu’il est « sur-expressif » dans Shame avec l’exemple de Sufiya qui s’embrase littéralement lorsqu’elle se met en colère). La prégnance du corps est renforcée par une insistance frappante sur les déversements organiques, faisant autant cas des excrétions que des sécrétions corporelles. Tout y est, des urines, de la matière fécale jusqu’à la morve dans Midnight's Children focalisé autour du nez de Saleem appelé « snotface » (MC 9), en passant par l’hémorragie formidable de Gibreel qui saigne pendant sept jours dans The Satanic Verses, ou le personnage de Good News qui ne cesse d’accoucher de triplés et de quadruplés dans Shame. Les personnages monstrueux et le rapport à la matérialité du corps évoquent déjà, nous y reviendrons, le réalisme grotesque dont parle Bakhtine.
Il y a véritablement une poussée de la matière dans les romans, à tel point que même le langage semble prendre corps lorsque les expressions figurées deviennent littérales. Dans The Satanic Verses, au moment même où il est fait cocu, Saladin voit des cornes lui pousser. Dans Midnight's Children, l’exclamation d’Ahmed lorsqu’il apprend que l’Etat a gelé ses actions : « the bastards have shoved my balls in an ice-bucket » (MC 135) prend effet sur son corps.11 Quant au rouge de la honte dans Shame, il se lit sur le corps en feu de Sufiya. Ainsi le langage devient concret et s’inscrit dans la réalité substantielle. Il semble que Rushdie joue à outrance de la valeur performative du langage et permette par là-même à la réalité verbale de devenir une réalité matérielle. Les personnages de Midnight's Children comme ceux de The Satanic Verses sont soumis au « terrible power of metaphor » (SV 15). Ce rapport du corps au langage, où les mots deviennent des maux, est également souligné par Lacan : « Le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images corporelles qui captivent le sujet ; ils peuvent engrosser le sujet12. »
Or la « surenchair » du corps se rejoue au niveau de l’écriture marquée par la surenchère stylistique. Cette même dynamique proliférante, manifestation « quantitative » de l’excès, s’inscrit à même le texte. La narration comme la syntaxe obéissent à la logique d’excroissance qui caractérise les personnages.
« the narrative constantly throws up new stories […] it “teems”13 »
En effet, le schéma narratif est marqué par la multiplicité et l’enchevêtrement. D’une part le schéma temporel présente une démultiplication des temps, le récit est diffracté dans les innombrables analepses et prolepses que certains narrateurs feignent de ne pas contrôler, dans Midnight's Children et Shame en particulier. L’ancrage de la narration dans le temps est instable, à l’instar de la conception de l’espace. A maintes reprises, le narrateur de Shame feint par exemple de ne pas contrôler les glissements temporels: « Sufiya would lie in bed […] she fried in that very room of her husband’s birth, beside that bed of snakes and Paradise […] a plague on this disobedient Time! I command this death scene back into the wings at once: shazam! » (S 22-23).
D’autre part, la ligne narrative ne cesse de diverger, bifurquer, s’étoiler en une multiplicité de récits. Rushdie pratique sans retenue l’art de la digression et donne naissance à des excroissances narratives. Chaque récit en cache toujours d’autres dans ses replis selon un système d’imbrication de récits secondaires dans le récit principal qui donne lieu à une narration exponentielle. Ainsi, dans Midnight's Children, le récit annexe de « The tragedy of Mutasim the Handsome », décrit comme : « a subplot in our story » (MC 395), est enchâssé dans le récit du succès de Jamila devenue chanteuse, un récit lui-même inséré dans les aventures de Saleem au Pakistan, le tout étant emboîté dans la narration au présent. Le narrateur de Midnight's Children avoue cette propension à « broder » des histoires : « there are so many stories to tell, too many, such an excess of intertwined lives events miracles places rumours […] I have been a swallower of lives» (9). Sous l’emprise d’une certaine mégalomanie, il voudrait tout inclure dans son récit et se place au centre d’un univers centrifuge : « Saleem had been so determined to absorb the world… » (425) tout en en faisant une caractéristique indienne : « is this an Indian disease this urge to encapsulate the whole of reality? » (MC 75). Plus que tous les autres narrateurs, il ne peut se limiter à son propre récit, il ne cesse de sortir du cadre et de faire des excursions dans l’histoire des autres personnages, tout comme il fait des incursions dans leur esprit par télépathie, et des détours par l’histoire de l’Inde.
L’auteur met lui-même à jour cet emballement narratif à propos de la genèse de Midnight's Children lorsqu’il explique comment il est passé de un à mille-et-un enfants de minuit : « Originally, I thought there would only be one child. Foolish me! […] And then at some point I thought I’d better have two children, partly because the book has a kind of dualism ». Il explique ensuite qu’il lui est apparu impossible de se limiter à deux enfants nés en même temps dans un pays où la démographie est si élevée : « I then had to perform a kind of form of insanity. I had to sit down with a calculator and demographic charts […] and eventually I discovered a figure of somewhere around 1,00014 ». La richesse des intrigues secondaires est d’ailleurs telle que certains récits digressifs germeront jusqu’à devenir des nouvelles à part entière publiées dans des revues. Certains détails de Midnight's Children (la campagne de vasectomie du gouvernement et l’image de « The free Radio ») ont par exemple donné naissance à la nouvelle : « The Free Radio », publiée dans The Atlantic Monthly15. Ainsi les romans obéissent à cette loi énoncée par le narrateur de Shame : « all stories are haunted by the ghosts of the stories they might have been » (S 116)16.
L’excès du point de vue narratif réside donc dans cette logique inclusive et additive qui travaille également le texte à l’échelle de la phrase.
« The fœtus was fully formed […] What had been […] no bigger than a full stop had expanded into a comma, a word, a sentence, a paragraph, a chapter » (MC 100).
De même que chaque roman ploie sous la profusion vertigineuse de récits avec lesquels le narrateur jongle habilement, de même la syntaxe obéit à un processus d’imbrication et de surcharge jusqu’au débordement qui finit d’étourdir le lecteur. En effet, la phrase rushdienne est portée par une expansion indéfinie et déferle parfois sur plusieurs pages.17 A ce titre, la description de la naissance extraordinaire du fils de Saleem dans Midnight's Children, est très représentative de cet excès qui nourrit la syntaxe comme l’univers diégétique. Non seulement l’accouchement dure-t-il treize jours, mais il tient en une seule phrase qui s’étire sur 3 pages (417 à 419). Cet extrait est emblématique de l’écriture de l’excès chez Rushdie car il a recours aux deux stratégies stylistiques qui contribuent à faire proliférer la phrase : la ponctuation et la subordination. Malgré la multiplicité des points de suspension et d’exclamation sur ces trois pages, pas un seul point final ne vient interrompre le discours. Le lecteur est donc emporté dans une suite de propositions coordonnées ou subordonnées qui se succèdent à un rythme de plus en plus soutenu qui accroît l’intensité de la lecture. Sans point, la phrase est sans pause, elle se déverse sans répit, mimant syntaxiquement la perte des eaux de la femme en plein travail, et le lecteur, par mimétisme, ne peut la lire à haute voix sans lui aussi perdre son souffle et ressentir les syncopes respiratoires.
Dans chaque roman, Rushdie explore le spectre de la ponctuation qui s’étend de l’absence (de point final ou de tout signe) à la saturation de signes (tirets, virgules, points-virgules, majuscules) afin de faire croître l’énoncé.18 Tandis que le manque de ponctuation permet à la phrase de s’épancher sans fin, la prolifération des signes est aussi, selon Jacques Dürrenmatt, un signe « de l’inachevé et de l’irrésolution »,19 et la marque d’auteurs « pour lesquels la pensée et l’écriture ne sont que lave en fusion qui s’écoule et s’infiltre sans que l’on puisse déterminer l’origine ni la fin ».20 Il ajoute à propos du foisonnement des signes de ponctuation: « c’est une manière frénétique de recréer un langage du délire, qui comme délié de toute signification, à construire à la façon de l’interjection, signifierait par la masse, la chair verbale seules et de parvenir ainsi à transcrire autant qu’à produire une émotion brutale, effrayante, sublime21. » La remarque de Claude Demanuelli sur les fonctions de la ponctuation se révèle également très pertinente pour l’étude de Rushdie :
[De] dénotative, en ce qu’elle […] clarifie le sens et l’ordonnancement des idées […] et joue donc son plein rôle de désambiguïsation, la ponctuation devient connotative, expression d’un « excès de signifié », de ce ‘non-parlé’ qui dort dans la parole et se donne à lire comme ambiguïté.22
En parallèle, l’auteur crée une phrase d’une grande complexité grâce à un système d’imbrication hypotaxique. Dans Midnight's Children, dans la même scène de l’accouchement, la phrase absorbe un nombre absurde de propositions subordonnées et indépendantes. Ces propositions enchâssées les unes dans les autres créent une phrase démesurément longue, la tension augmente avec cet énoncé sans fin ou sans délivrance (au sens littéral et au sens médical), si bien que la phrase finit par accoucher de la proposition principale tant attendue par le lecteur : « a child was born » au moment même où Parvati accouche de l’enfant. Il y a en outre dans cette phrase imbrication de l'Histoire (la proclamation de l'état d'urgence) dans l'histoire de Saleem23. L’auteur joue avec l’élasticité de la phrase, il l’étire en lui faisant absorber des propositions qui font figure d’excroissances. Par une sorte de greffe chirurgicale sur le corps du texte, il pratique des incisions dans le tissu de la phrase avec les tirets, pour y ajouter sans fin des subordonnées, des commentaires, des incises.
Le fragment suivant de The Satanic Verses, prélevé dans une phrase qui prolifère sur deux pages, témoigne de ce labyrinthe complexe de propositions enchevêtrées propre à Rushdie:
not knowing any of this, failing to comprehend that the Gibreel at whom he was looking, and believed he saw, Gibreel, the embodiment of all the good fortune that the Fury-haunted Chamcha signally lacked, was as much the creature of his fancy, as much a fiction, as his invented-resented Allie, that classic drop-dead blonde or femme fatale conjured up by his envious, tormented, Orestian imagination (429).
Tous ces procédés syntaxiques comme narratifs, reposant sur l’ajout (il faudrait encore analyser les structures anaphoriques et allitératives)24 et l’imbrication, signent la fébrilité et la pulsion de la parole rushdienne. L’excès se manifeste donc dans l’écriture de Rushdie dans ces stratégies de prolifération « inflationniste » qui mènent à la notion de démesure. L’énoncé rushdien, à l’image du corps, se fait souvent monstrueux et s’appréhende sur le mode de la boursouflure, de l’enflure, du débordement25.
« I have found this off-centring necessary » (S 29)
Or la notion de débordement, au cœur de la notion d’excès, ouvre un autre champ d’analyse et renvoie à l’autre acception, spatiale cette fois, de l’excès. En effet, la démesure implique une sortie hors de la mesure, et le débordement une fuite hors des frontières qui contiennent. S’établit alors un glissement de sens du débord au déport.
Dans ses romans, Rushdie n’a cesse de faire bouger les lignes et les normes, de les franchir pour mieux les transgresser. Le titre de son dernier recueil d’essais, Step Across this Line, résonne en ce sens comme un véritable manifeste esthétique. L’excès au coeur de son oeuvre a pour fonction première de mettre en mouvement, d’impulser une sortie hors des limites, d’opérer un décentrement vers un autre système, une « dysposition », pour reprendre un terme de F. Regard qui la définit comme « osciller entre l’un et l’autre, être les deux à la fois, se déborder26 », ou encore comme « une incursion déterritorialisante […] une ouverture de l’espace27. » C’est d’ailleurs sur cette injonction que Rushdie termine son essai « Imaginary Homelands » : « Open the universe a little more » (21). C’est bien l’excès qui est nommé dans la « dysposition », tel que nous l’entendons dans son acception spatiale, en tant qu’il délocalise vers un lieu hors norme et qu’il implique un mouvement infini. L’analyse de Frédéric Regard à propos de l’écriture « postféministe » repose justement sur ces deux notions constitutives de l’excès, la pluralité et le mouvement, et inclut Rushdie dans le corpus : « pas de vérité, pas de même, pas de un, mais toujours la danse, l’espacement, la déterritorialisation. Si bien que des écrivains hommes, postcoloniaux surtout, auraient pu avoir leur place ici (Salman Rushdie notamment)28. »
C’est effectivement cette position décentrée et plurielle ou papillonnante, ce déplacement tout puissant que Rushdie pratique dans ses romans à travers l’excès et qu’il revendique comme la condition de l’homme contemporain : « this new permeable post-frontier is the distinguishing feature of our times[…] This is the dance of history in our age: slow slow, quick quick, back and forth and from side to side, we step across these fixed and shifting lines » (Step Across This Line 425). Rushdie n’a de cesse d’ouvrir l’espace, de nier les frontières. L’excès lui permet à la fois de sortir du binarisme, (l’opposition binaire Est/Ouest, colon/colonisé, homme/animal, réel/imaginaire) et d’explorer des territoires inconnus à la recherche du nouveau. Le migrant et l’hybride fondamentalement définis par le déplacement perpétuel dans l’espace et des frontières, incarnent alors l’excès : « Migrants may well become mutants but it is out of such hybridization that newness can emerge » (Imaginary Homelands 220)29. Cette question, récurrente et explicite : « How does newness come into the world? » (SV 8, 272), irrigue toute son œuvre, qu’il s’agisse de l’avènement d’un nouvel homme « migrant », de la nouvelle réalité des migrants, de la langue ou de la forme romanesque.
À ce propos, si Rushdie s’empare avec délectation de ce genre, c’est aussi parce qu’il est par nature excessif comme le remarque Thiphaine Samoyault : « le roman est la forme informe de l’excès, la débauche du langage », « le roman excède la forme30 » mais aussi Marthe Robert :
Avec cette liberté du conquérant dont la seule loi est l’expansion indéfinie, le roman qui a aboli les castes anciennes littéraires, s’approprie toutes les formes d’expression […] Genre révolutionnaire et bourgeois, démocrate animé d’un esprit totalitaire qui le porte à briser frontières et enclaves, le roman est libre jusqu’à l’arbitraire31.
Le roman est incontestablement un genre de l’excès dans le sens où il repose sur la pluralité et intègre tous les autres genres, mais aussi parce qu’il repose sur un débordement généralisé. La définition de Rushdie se coule sans peine dans ce discours critique : « the most freakish, hybrid and metamorphic of forms, the novel » (Imaginary Homelands, 425).
Ce travail de l’excès en tant que délocalisation est particulièrement pertinent à un niveau esthétique. En effet, en mettant la langue en mouvement et en déplaçant les frontières qui séparent la réalité de l’imaginaire, Rushdie propose une autre manière d’appréhender la langue et la mimesis. L’excès s’appréhende donc comme l’exploration de territoires invisibles, mouvants et non cartographiables : le reste et l’imaginaire dans les romans.
Le romancier, de par sa position « d’étranger », se place en position d’excès et d’extériorité par rapport à la langue anglaise, ce qui lui permet d’en transgresser le cadre et de la faire dévier. Au cours de sa défense de la littérature indienne écrite en anglais, il insistait d’ailleurs sur le lien entre exploration et excès : « this is a young literature. It is still pushing out the frontiers of the possible32. »
En effet, en premier lieu, Rushdie soumet la langue anglaise, à l’instar de ses personnages, à la « translation », jeu de mot qui repose sur le double sens de déplacement géographique et traduction linguistique : « I am a translated man. I have been borne-across » (S 23-24).33 Il faudrait encore analyser le second jeu de mots sur « borne-across » qui renforce le lien entre migration et naissance en signifiant à la fois que le migrant a été « transporté » dans l’espace » et qu’il est « né dans le passage ». La langue anglaise, à l’image du corps des migrants, devient malléable et est soumise dans un premier temps à des déplacements, et dans un deuxième temps à des distorsions.
L’excès se manifeste donc d’une part dans ce déplacement de la langue anglaise vers d’autres langues. Plutôt que de procéder à un déracinement de la langue, il procède à une multiplication des points d’enracinement. La langue de Rushdie est propulsée hors du cadre britannique et puise dans le malayalam (avec les agglutinations de mots), l’ourdou (avec l’expression : « wiggling her famous bazooms » (SV 108)), mais intègre aussi des mots français ou allemands comme par exemple : « employing managment skills à la god » (SV 92), « the mutability of everything, das Ich » (SV 288). L’humour de Rushdie, qui travaille la langue dans ces innombrables jeux de mots, tels « djinns and tonics » (MC 201), renforce le sentiment d’euphorie du langage et offre au lecteur le plaisir du texte tel qu’il est défini par Barthes : « Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse34. » La langue de Saladin glisse vers l’hindi : « those long discarded vowels and consonants began to leak out of his mouth » (49), « Saladin […] found his speech unaccountably metamorphosed into the Bombay lilt he had so diligently unmade. “Achha, means what?” […] “Okay bibi” » (SV 34). La métaphore du glissement se superpose alors à celle du débordement : « your Angrez accent wrapped around you like a flag, and don’t think it’s so perfect, it slips, baba, like a false moustache » (SV 53 ; c’est moi qui souligne) et de la distortion : « maybe his tongue was twisting again, sending his accent East along with the rest of him » (SV 514 ; c’est moi qui souligne). Cette dernière image devient emblématique du traitement de la langue anglaise par Rushdie qui lui fait précisément subir des glissements mais aussi des torsions.
En effet, dans un deuxième temps, Rushdie fait sortir la langue de la norme et la déforme par hybridation comme en témoignent ses nombreux néologismes : « omniaudient ears » (MC 425), « whirligig » (MC 18), « half-and-halfer » (MC 18), « so much huffery and puffery to push out only this mouse? » (S 89)35. De surcroît, la récurrence du bégaiement, qui peut s’entendre comme un emballement de la langue, un excès de syllabes, renforce le travail de torsion de la langue anglaise : l’élocution de Sisodia dans The Satanic Verses devient presque emblématique de l’anglo-indien de Rushdie, une langue qui fait naître de nouveaux sens et devient source inépuisable de jeux de mots ironiques sur des thématiques ciblées: « the Ché Ché Chambers of horrors » (343), « the trouble with the Engenglish is that their hiss hiss history […] etc. etc. etera » (343). Le bégaiement offre alors un surplus de sens, un « double entendre » : « what lie lie line are you in ? » (SV 512)36, ou « religious fafaith, which encodes the highest ass ass aspirations » (SV 518) « and gogo God is the creature of evil» (SV 518).
La remarque de Deleuze et Guattari sur les écrivains anglophones est très pertinente dans une analyse de l’excès comme sortie ou mouvement : « ils font fuir la langue, ils la font filer sur une ligne de sorcière, et ne cessent de la mettre en déséquilibre, de la faire bifurquer37. » Dans les romans de Rushdie, sous l’emprise d’une dynamique rhizomatique, la langue effectivement « fait bulbe. Elle évolue par tiges et flux souterrains […] elle se déplace par taches d’huile38. » Elle prolifère vers de nouveaux sens et de nouvelles formes et fuit au sens positif où l’entend Deleuze dans Dialogues : « Fuir ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite […] C’est aussi bien faire fuir […] quelque chose, faire fuir un système, comme on crève un tuyau […] La littérature anglaise et américaine ne cesse de présenter ces ruptures, ces personnages qui créent leur ligne de fuite, qui créent par ligne de fuite39. » Il y aurait ainsi dans l’écriture de l’excès chez Rushdie, qui joue sur une croissance exponentielle et chaotique, quelque chose du rhizome qui « n’a pas de commencement, pas de fin mais toujours un milieu par lequel il pousse et déborde40. » Les excroissances linguistiques, qui produisent également un effet de saturation par agglutination, en sont une autre illustration : « getoutofitsillyoldmoo, itsthesoddingbeach » (SV134), « roundandroundandroundandroundand » (MC 190), « hear-no-see-no-speak-no-evil positions » (S 37), « I swearonmymother’shead » (MC 236) ou « what chews-at-bones-beneath-the-skin » (MC 255, 281 et 294).
Enfin Rushdie transgresse les règles de la grammaire et propose une véritable distorsion de la langue avec les exemples de re-catégorisation de mots : les adjectifs ou les noms deviennent des verbes : « the train yellowed and browned its way » (MC 443), « hungry unslept exhausted […] they row » (MC 358 ; c’est moi qui souligne), « his travelled eyes » (MC 11), les adjectifs deviennent des adverbes « greenly-blackly she sails into my cell » (437), « her secrets are leaking saltily out of her eyes » (MC 105), et les verbes des noms : « the angeling of Babar » (MC 132). Les mots migrent d’une catégorie grammaticale à une autre, excèdent le cadre de la grammaticalité qui devient instable. C’est donc aussi dans l’invention d’une nouvelle grammaire que se marque l’esthétique de l’excès.
La langue de Rushdie effectue des excursions dans le territoire de l’agrammaticalité, vers ce que Jean-Jacques Lecercle définit comme « le reste » : « le reste, c’est les opérations de la grammaire poussées à l’excès41 » et « le reste c’est la langue qui parle : elle suit son propre rythme, sa propre cohérence partielle, elle prolifère de façon apparemment chaotique et parfois violente42 ». Rushdie pousse effectivement la langue dans ses retranchements, la soumet à un processus de germination active et infinie. Il utilise sa position liminale par rapport à la langue pour en explorer les à-côtés, pour basculer de l’autre côté du langage, vers le reste, territoire de l’excès par excellence, terre vierge et infinie où rien n’est figé et où naissent les créations les plus folles. L’excès de Rushdie se manifeste alors dans ce déplacement de la langue vers « Lalangue » que Jean-Jacques Lecercle définit en ces termes : « cet impossible à dire, ce que la constitution de la langue, avec son système de règles, exclut et ce qui fait retour43 ». Il ajoute encore : « lalangue dans sa relation à la langue se trouve en position d’excès et de manque » et « la carte de lalangue est celle des points de poésie où le manque est comblé, où il devient excès, et où l’impossible à dire est proféré44 ». Dans ses romans, Rushdie fait dévier ou dérailler la langue hors de la norme, il la fait ainsi littéralement « délirer » (terme qui étymologiquement implique de « sortir du sillon »), pour reprendre l’image de Deleuze à propos de Proust dans Critique et clinique45.
« in which an overdose of reality gave birth to a miasmic longing for flight into the safety of dreams » (MC 360)
Enfin, cette notion de délire nous amène à analyser le déplacement et la déviation propres à l’excès dans un dernier domaine : celui du traitement de la réalité. L’excès se manifeste dans le déplacement caractéristique du réel vers l’imaginaire. À travers ces innombrables excursions dans ce lieu par essence mouvant et instable, c’est le rapport au réel lui-même qui est soumis au régime de l’excès. En effet, du fait de la constante distorsion de la notion de réalité, sans cesse teintée d’irréel, Rushdie fait bouger la ligne et propose à nouveau une incursion dans un autre système, celui de l’irrationnel, et une sortie hors de la norme réaliste.
Ses romans, qualifiés de « réalistes magiques », sont des récits fabuleux traversés par des logiques impossibles. Ils proposent des univers irrigués par l’imaginaire, où le rêve et le merveilleux transgressent les frontières du réel : « all my life I’ve only had to turn a corner to tumble into yet another new and fabulously transmogrified world » (MC 257), remarque Saleem. Les événements incroyables et les scènes oniriques sont pléthoriques : la scène de la prolifération des papillons, de l’ouverture de la mer ou la métamorphose de Saladin en bouc dans The Satanic Verses, la transformation de Sufyia en panthère et son embrasement dans Shame et tous les chapitres situés au Pakistan dans Midnight's Children qui décrivent la confusion grandissante et la déréalisation du réel. Dans les Sunderbans comme à Karachi « nothing was real, nothing certain » (MC 340), « Karchiites had only the slipperiest of grasps on reality. And were therefore willing to turn to their leaders for advice on what was real and what was not » (MC 308). Ainsi Rushdie instaure en quelque sorte un « réel augmenté ». La notion de réalité est tellement brouillée que le passage entre rêve et réalité s’effectue dans tous les sens, selon une infiltration généralisée qui tire parfois vers la folie46. Tandis que la réalité monstrueuse et cauchemardesque de Saladin pénètre dans les rêves des londoniens : « he began to appear to the locals in their dreams […] they all dreamed him » (285), le même rêve reflue et fuit dans le réel pour devenir réalité à leurs yeux : « everyone, black brown white, had started thinking of the dream figure as real, as a being who had crossed the frontier evading the normal controls » (288).
Il se crée dans ses romans à la fois un enchevêtrement et une oscillation entre réel et imaginaire, un déplacement à l’oblique du réel : « My story, my fictional country exists, like myself, at a slight angle from reality » (S 29). Un tel décalage renvoie encore à cette notion de « dysposition », qui est le propre de l’excès chez Rushdie, mais aussi le propre du migrant :
Sometimes we feel we straddle two cultures, […] that we fall between two stools. But however ambiguous and shifting this ground may be, it is not an infertile territory for a writer to occupy. If literature is in part the business of finding new angles at which to enter reality then […] our long geographical perspective, may provide us such angles47.
La « dysposition » du migrant est précisément ce qui lui permet ainsi de redéfinir la réalité, devenue hybride dans le déplacement, et faisant abstraction de la réalité « rationnelle » et réaliste :
[This] is what the triple disruption of reality teaches migrants: that reality is an artefact, that it does not exist until it is made […] and that it can also, of course, be unmade (Imaginary Homelands 280).
L’imaginaire débridé dont font preuve ses romans représente aussi une prise de position sur le travail de la représentation et détermine la position de l’auteur sur la scène du roman contemporain postmoderne. Si Patricia Waugh définit la spécificité du roman postmoderne sur ce point : « the novel functions through the problematization rather than the destruction of the concept of reality48 », la remarque de Saleem s’inscrit dans le même champ :
Reality is a question of perspective; the further you get from the past, the most concrete and plausible it seems — but as you approach the present it seems more and more incredible. Suppose yourself in a large cinema […] the stars’ faces dissolve into dancing grain […] the illusion dissolve —- or rather it becomes clear that the illusion itself is reality. (MC 165)
À l’ère postmoderne, la notion de réalité est effectivement devenue problématique. Tandis que la science (en particulier la théorie quantique) révèle l’instabilité de la réalité et annonce que notre perception en est totalement faussée, la philosophie insiste sur l’impossibilité de dire le réel dans une société gouvernée par le simulacre et la rupture entre le monde et les signes. Les écrits de Lyotard ou de Baudrillard insistent sur le fait que, dans la société contemporaine, les signes prolifèrent et gangrènent pour s’épuiser49. Baudrillard parle d’une obésité du corps « mais aussi [de l’] obésité secondaire […] des systèmes actuels qui s’engrossent tellement d’informations dont ils n’accouchent jamais, caractéristique de la modernité opérationnelle […] dans l’inutilité la plus totale » et qui mettent en place « une potentialité monstrueuse dont il n’est plus de représentation possible50 ». Ils ne renvoient plus à la réalité mais tournent sur eux-mêmes, à vide. Ils errent, coupés du réel. De même, la fiction semble ne pouvoir renvoyer à la réalité mais au simulacre. Ainsi la réalité devient en quelque sorte impossible à dire et le langage de la littérature postmoderne assume pleinement cette condition que Michel Foucault décrit dans Les Mots et les choses : « l’écriture et les choses ne se ressemblent pas […] les mots viennent de se refermer sur leur nature de signes […] Le langage y rompt sa vieille parenté avec les choses pour entrer dans cette souveraineté solitaire » (62).
Certains romans de Martin Amis, Ian Mc Ewan, Will Self ou Graham Swift témoignent de cet épuisement de la représentation qui se traduit par exemple par la thématique du vide, de l’absurde, par une certaine violence, ou par l’aspect cauchemardesque de la réalité51. Catherine Bernard analyse les figures de la destruction (souvent présentée sous une forme nucléaire) et la dynamique entropique qui perle dans les romans des années 80 et 90, comme les signes de cet épuisement :
the demotivation of representation, the increasing insubstantiality of contemporary reality, and the prevalence of simulacra that disarm any ambition of representation […] Reality and selfhood prove equally exhausted […] desperately “awaiting form”52.
Pourtant, si Rushdie s’inscrit dans l’esthétique postmoderne, il problématise néanmoins d’une autre manière le rapport à la réalité. Certes, tous les signes de l’épuisement affleurent dans ses romans. L’impossibilité de dire le réel, explicite dans The Satanic Verses : « it is becoming impossible to describe the world » (SV 459), se manifeste encore dans les multiples accidents de la parole, depuis le mutisme qui frappe plusieurs personnages de Midnight's Children et Shame, le conteur de Haroun and The Sea of Stories, jusqu’au bégaiement qui atteint les personnages de The Satanic Verses53. Le trope du trou qui traverse Midnight's Children, Shame, The Satanic Verses54, la récurrence de la folie et de l’effacement des personnages frappés d’invisibilité ou affectés par un devenir fantôme y contribuent également55. Cependant le romancier choisit aussi d’attaquer la réalité par le détour d’univers excessivement fantasques, par le biais de la fabulation. Rushdie fait alors de l’excès une véritable stratégie face à la crise de la représentation qui hante le roman postmoderne.
L’esthétique de l’excès peut à ce titre se concevoir dans tous ses romans comme une manière de conjurer le vide. Plutôt que de regarder et de se laisser happer par le trou béant qui sépare le monde de sa représentation et les mots des choses, Rushdie met en place une dynamique de remplissage par l’excès de mots, de récits, de chair, d’imaginaire et de violence. Il écrit d’ailleur : « I write, in part, to fill up that emptied God-chamber » (Imaginary Homelands 377), et conçoit même la littérature comme une forme éminemment laïque qui devrait tenir ce rôle : « it is the art most likely to fill our god-shaped holes » (Imaginary Homelands 424).
En d’autres termes, si dans le contexte postmoderne la notion de réalité reste irrémédiablement une illusion, Rushdie choisit d’assumer la position chimérique comme point de départ. Il se détache de toute velléité référentielle, pour soumettre la représentation à la pression de l’imaginaire, à la dynamique fabulatrice. De cette façon, l’univers chimérique est doté d’une charge positive au lieu de n’être qu’un résidu de réel. Patricia Waugh conçoit d’ailleurs cette loi de l’excès d’imaginaire comme une réaction typique de certains romanciers de cette période :
Writers in the eighties were more inclined to see as a virtue what had previously been cause for apocalyptic gloom: the end of what Luckacs had seen as the representative typicality of the novel, the rise of the grotesque and eccentric, the break up of universal representation into culturally differentiated styles and voices ; the construction of cosmologies which defy known laws of space and time ; the carnivalesque which disturbs ontological and elemental categorization56.
Loin de montrer l’insubstantialité de la réalité Rushdie représente le monde qui l’entoure par le détour de l’imaginaire et de la matière, de la substance. En effet, en même temps qu’il excède les limites du réalisme et du vraisemblable, il oeuvre pour un excédent de réel, à travers la prégnance du corps grotesque et la plongée dans la réalité concrète et organique. Si bien qu’il se place en position d’excès par rapport au réel, « at a slight angle from reality » (S 29) : il est soit au-delà de la réalité, dans espace extra-ordinaire, sur-réaliste, soit en-deçà, ancré dans une réalité prosaïque et hyper-matérielle. Cette prégnance du corps matériel et hors norme qui ramène vers le bas et le concret (la terre, le corps), ainsi que les personnages exubérants (dotés de dons surhumains par exemple) renvoie au réalisme grotesque de Rabelais fondé justement sur l’excès puisqu’il le définit comme un « principe matériel grandissant, indestructible, surabondant, principe éternellement riant, détrônant et rénovant57 ». La présence du grotesque répond à une logique positive de l’excès et s’entend comme une expansion revitalisante. Les premiers romans rushdiens relèvent bien du réalisme grotesque hérité de la Renaissance et de la culture comique populaire tels que décrits par Bakhtine :
[Il] s’oppose à tout isolement et confinement en soi-même [il est] magnifique, exagéré, infini. Cette exagération revêt un caractère positif, affirmatif […] dans le réalisme grotesque le principe corporel et matériel est présenté sous son aspect universel de fête […] joyeux et bienfaisant58.
En contrepoint, les romans de Rushdie publiés à partir des années 90, (The Ground Beneath her Feet ou Fury), semblent justement avoir perdu une partie de ce réenchantement et de cette vitalité positive59. Ils présentent un aspect résolument plus sombre comme s’ils se soumettaient à la puissance du vide, comme s’ils étaient plus nettement marqués par les notions de faillite de la représentation et par l’« omnipotence and — presence » (SV 10) du simulacre. Dans ce sens, Madelena Gonzalez propose une lecture des oeuvres « post-fatwa » de Rushdie, en soulignant à la fois leur caractère plus discontinu, leur pessimisme grandissant et l’apparition de la banalité, ennemi tout puissant de l’excès. La tendance de Rushdie à s’auto-parodier (on a reproché à Rushdie de « faire du Rushdie » dans Fury), ses derniers romans qualifiés de « self-devouring texts60 » parce qu’ils « tournent à vide », contribuent à faire entrer l’auteur au coeur de cette tendance à l’épuisement. M. Gonzalez conclut d’ailleurs que la poétique de la fiction post-fatwa a perdu son exubérance et que l’excès s’est aplani : « [it] has been perfected lately into an aesthetics of transgression where rule-breaking and excess have become the norm61 ». En parallèle, la dégradation de ce « disease of optimism » (MC 299) propre à Midnight's Children s’accompagne bien dans les romans postérieurs à The Satanic Verses d’une dégradation du pouvoir du merveilleux62. Rushdie lui-même explique qu’il a commencé à prendre ses distances avec l’aspect magique au cœur même de The Satanic Verses et que cette tendance va s’accentuer par la suite :
The Satanic Verses […] is a novel that begins in a pyrotechnic high-surrealist vein and moves towards a much more emotional, inner writing. That was a direction I wanted to move in anyway, so without doubt, the next novel will not have cloven hooves or magic noses63.
Si Fury reste ancré dans l’irrationnel, la part « magique » s’amenuise néanmoins et le réalisme référentiel y est plus prononcé.
L’excès transpire dans les différentes manifestations de la violence, et s’annonce dès le titre de son roman Fury, mais la violence était dejà présente en germe dans les premiers romans et laissait poindre les interrogations sur la capacité du carnavalesque à réenchanter le monde. Qu’il s’agisse de la violence infligée au corps (avec les multiples images de démembrement dans Midnight's Children en particulier), à la narration (dislocation temporelle et schizophrénie énonciative dans The Satanic Verses), des nombreux cas de démence ou encore du fracas de la langue, les romans sont effectivement presque toujours sous l’emprise de mécanismes de fureur qui se déchaînent dans l’excipit, comme si ceux-ci explosaient sous la pression de l’énergie accumulée au cours du récit, ou se consumaient par excès d’énergie. Gibreel, en pleine crise délirante devient un être gigantesque qui surplombe la ville qu’il voit s’écrouler. « He was hovering over London now! — Haha, they couldn’t touch him now, the devils rushing upon him […] Seek and destroy: that was all » (SV 352-53). Midnight's Children se referme sur l’éclatement du corps de Saleem qui craque et se dissémine dans une dynamique « nucléaire » : « cracking now, fission of Saleem, I am the bomb in Bombay, watch me explode, bones splitting […] a broken creature spilling pieces of itself » (463)64. C’est dans les dernières pages de Shame, avec l’explosion apocalyptique qui engloutit tous les personnages restés vivants dans le feu et le néant que la violence est la plus spectaculaire.
Pourtant, dans ses premiers romans, la menace du vide et de l’épuisement se manifeste moins dans une sensation d’abattement que dans un regain et un surcroît d’énergie. C’est peut-être ce qui détermine la spécificité des premiers romans de Rushdie, fondés sur un excès « positif », une mimésis délirante, oscillant entre un trop plein et un trop peu de réel. Ils fonctionnent en effet littéralement sur le mode de la flamboyance, portés par une dynamique incendiaire, ils ne se consument pas mais s’embrasent à la fin dans un véritable feu d’artifice. Les manifestations d’explosion ne sont pas les signes d’un dernier sursaut avant l’épuisement, elles indiquent moins une dynamique entropique qu’une décharge libératrice et une célébration énergique du pouvoir de l’excès. Ainsi ces romans ne se referment pas sur le triomphe du vide mais laissent le lecteur avec une sensation de trop-plein, de fougue, de vitalité jubilatoire.
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1 S. Rushdie, Imaginary Homelands, 277.
2 F. Regard, L'Écriture féminine en Angleterre : expériences pratiques, lectures critiques, 191.
3 Voir par exemple dans S. Rushdie, Imaginary Homelands l’article : « Commonwealth Literature Doesn’t Exist ».
4 T. Samoyault, Excès du roman, 7.
5 Les références aux œuvres suivantes seront désormais présentées sous leur forme abrégée : Midnight's Children : MC, The Satanic Verses : SV et Shame : S.
6 « [He] saw that far from having shrunk, [the house] had grown so vast that it held within its walls every place in which he had ever been » (S 275) ; « that subterranean world in which the laws of space and time had ceased to operate[…] . though he did not have any idea of the true shape of that most protean and chameleon of cities, he grew convinced that it kept changing shape » (SV 201).
7 Le même processus caractérise Saladin dans The Satanic Verses : « many old, rejected selves, many alternative Saladins […] which had split off from himself as he made his various life choices, but which had apparently continued to exist, perhaps in parallel universes of the quantum theory » (SV 523).
8 Saleem (le bien) et Shiva (le mal) dans Midnight's Children, Saladin (Satan) et Gibreel (l’archange) qui souffre d’un dédoublement de personnalité dans The Satanic Verses.
9 Voir SV, 282 et 34 ; MC, 257.
10 « Good News had expanded yet again, she was so big that she looked as if she had swallowed a whale » (S 226), et « Karachi had become fat […] people could no longer recognize the slender girlish town of their youth in this obese […] metropolis. The great fleshy folds of its endless expansion […] there erupted like boils, the gaudily painted beach houses » (S 118 ; c’est moi qui souligne).
11 L’expression se traduit par le gel immédiat et physique de ses parties privées : « after the State froze my father's assets, my mother began to feel them growing colder and colder […] after that […] she could no longer bear to stretch out her hand and touch because his little cubes of ice had become too frigid to hold » (MC 136).
12 J. Lacan, Les Écrits, 301.
13 S. Rushdie, Imaginary Homelands, 16.
14 S. Rushdie, « Midnight’s Children and Shame by Salman Rushdie », 5.
15 « The Free Radio » The Atlantic Monthly June 1983 (75-77). La nouvelle sera ensuite publiée dans East West en 1994. Les liens sont évidents avec le personnage de Saleem qui a « une radio dans la tête » et subit lui aussi la stérilisation. Les termes « All-India Radio », « the free Radio » et le personnage de la Veuve, appelée « the thief’s widow » dans la nouvelle, sont communs aux deux récits.
16 Pareillement, Haroun and The Sea of Stories semble être déjà là, en germe, dans cette page de Midnight's Children où le silence est imposé aux enfants avec le mot « chup » et avec une image inquiétante : « silence, too, has an echo, hollower and longer-lasting than the reverberation of any sound- and with an emphatic “chup” she would […] command our tongues to be still » (MC 151).
17 Pour les phrases de plus d’une page voir par exemple S 80 avec la description des 18 châles en une phrase de quatre pages, SV 243, 425-426, 427, 429, 463, Midnight's Children pour la retranscription d’une pensée télépathique, sorte de « stream of consciousness » démultiplié (MC 170-171, 342-43) ou l’avant-dernière phrase du roman (MC 462-63).
18 Pour l’absence de signe voir par exemple Midnight's Children : « Children torn in Widow hands which rolling rolling halves of children roll them into little balls the walls are green the night is black. And the Monkey and I […] cowering crawling wide high walls green fading into black there is no roof and Widow’s hand comes onebyone the children scream and mmff and little balls and hand and scream and mmff and splashing stains of black » (MC 208). Pour la saturation voir par exemple : « Gibreel, for all his stage-name and performances; and in spite of born-again slogans, new beginnings, metamorphoses; — has wished to remain, to a large degree, continuous » (SV 427).
19 J. Dürrenmatt, Bien coupé, mal cousu, 108.
20 Ibid.
21 Ibid., 46.
22 C. Demanuelli, Points de repère, 108.
23 L’imbrication va en effet plus loin encore si l’on rappelle que le narrateur propose une phrase en accordéon, dans laquelle deux faces et deux récits s’intercalent : l’accouchement de Parvati et celui, politique, d’Indira Gandhi qui proclame l’état d’urgence : « elsewhere the Prime Minister was giving birth to a child of her own » (et le double sens du mot « emergency » à la fois politique et en référence à la naissance littérale, est ici exploité). Le lien est encore renforcé par le jeu de mot sur « emergency » puisque la naissance effective d‘Adam, en anglais the « emergence » coïncide avec « the state of emergency ». Il y a imbrication syntaxique de l’Histoire dans l’histoire de Saleem.
24 Voir les anaphores de « while » dans la scène de l’accouchement, renforcées par les rythmes ternaires (« yes yes yes », « push push push » et « coming coming coming coming ») ou le système de leitmotiv qui traverse le roman, comme celui du trou dans le drap, ou de la panthère dans Shame.
25 Le lien entre le corps et la phrase est scellé par Saleem lorsqu’il décrit la croissance de son propre embryon : « The fœtus was fully formed […] What had been […] no bigger than a full stop had expanded into a comma, a word, a sentence, a paragraph, a chapter » (MC 100).
26 F. Regard, L’Écriture féminine, 72.
27 Ibid., 72.
28 Ibid., 191.
29 Voir aussi sa remarque « I formed the idea that the act of migration was to turn people somehow into things, into people who had been translated, who had […] entered the condition of metaphor, and that their instinctive way of looking at the world was in that more metaphorical, imagistic manner ». (« Fictions are Lies that Tell the Truth: S. Rushdie and G. Grass in Conversation », 15).
30 T. Samoyault. Excès du roman, 8 et 7.
31 M. Robert, Roman des origines et origines du roman, 14.
32 S. Rushdie, Introduction à The Vintage Book to Indian Writing: 1947-1997, xiv.
33 Voir aussi S 87 et SV 205, 249.
34 R. Barthes, Le Plaisir du texte, 10.
35 Voir aussi : « sperectomy: the draining-out of hope » (MC 437), la création du nom « Peccavistan » (S 88), ou de « smashation » (SV 12), « nosey » (16, 18), « holey » (10).
36 Voir aussi : « and gogo God is the creature of evil» (SV 518), « hard for momodern gaga girl » (SV 515) ou « For moomoo movies also TV and economics have Delhi Delhi deliterious effects » (519).
37 G. Deleuze, Critique et clinique, 138.
38 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, 14.
39 G. Deleuze, Dialogues, 47.
40 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, 31. Ce phénomène fonctionne également, on l’a vu, au niveau de la syntaxe et de la narration.
41 J.-J. Lecercle, La Violence du langage, 67.
42 Ibid., 6.
43 Ibid., 12. Il s’assimile à « l’équivalent linguistique de l’inconscient freudien, exclu ou refoulé par les règles de grammaire mais faisant retour dans le mot d’esprit, le lapsus, le trope poétique », (Ibid., 29).
44 Ibid., 45 et 48.
45 Voir G. Deleuze, Critique et clinique, 9.
46 La folie de Gibreel et Hind dans SV, de Bilquis et Omar dans S.
47 S. Rushdie, Imaginary Homelands, 15. Il insiste dans The Satanic Verses sur cette position intermédiaire et cette vision « stéréoscopique ».
48 P. Waugh, Metafiction, 40.
49 Voir à ce sujet La Condition postmoderne de J.-F. Lyotard, ou Les Stratégies fatales de Baudrillard qui fonde toute son analyse sur l’excès. Ce dernier met en regard l’hypertélie des formations cancéreuses et la prolifération (de signes, d’information etc..) dans la société : « le passage de la croissance à l’excroissance, de la finalité à l’hypertélie, des équilibres organiques aux métastases cancéreuses » Les stratégies fatales p38.
50 J. Baudrillard, Les Stratégies fatales, 40-41.
51 Les personnages de Waterland par exemple sont immergés dans ce sentiment de vide : « it’s oblivion he’d like to forget, it’s that sense of dizzy void he can’t get away from. He could do without this feeling of nothing ». (G. Swift, Waterland. 193).
52 C. Bernard, « A Certain Hermeneutic Slant: Sublime and Allegories in Contemporary English Fiction », 166. Elle inclut également dans son étude de « l’épuisement de la culture » (166) certains romans de Peter Acroyd, D.M Thomas, William Golding.
53 Saleem devient mutique lorsqu’il devient amnésique, comme son fils, la grand mère qui fait vœu de silence, le chanteur Willy Winkie qui perd la voix. Dans Shame Sufiya est muette.
54 L’image du trou dans le drap traverse Midnight's Children, depuis le grand-père qui voit sa femme par un trou (25, 68), à Jamila et le trou dans son voile (MC 321), en passant par le trou dans la boîte de Lifafa Das, et celui dans le panier à linge d’où Saleem voit sa mère nue. Voir aussi les trous dans la narration : « there are fadings and gaps, it will be necessary to improvise on occasion » (MC 384) ou dans les personages eux-même : « he resolved never to kiss earth for any god […] this decision, however, made a hole in him, a vacancy in a vital inner chamber » (MC 10) .
55 La description de la maison Nishapur dans Shame se coule dans une esthétique de l’épuisement : « that third world that was neither material nor spiritual, but a sort of concentrated decrepitude made up of the decomposing remnants of two more familiar types of cosmos […] the lingering fading miasmas of discarded ideas and forgotten dreams » (S 30).
56 Ibid., 184.
57 Ibid., 33.
58 M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, 28. À l’inverse, selon Bakhtine, le réalisme grotesque moderne est réducteur, associé au ridicule, il rabaisse « mais ce rabaissement a un caractère purement négatif, privé d’ambivalence régénératrice », (Ibid., 30).
59 Déjà, en 1987, Rushdie revient sur la fin de Midnight's Children qu’il qualifie de « absurdly, romantically optimistic » (Imaginary Homelands, p 33).
60 M. Gonzalez, Fiction After the Fatwa, 29.
61 Ibid., 51.
62 Haroun and the Sea of Stories tient une place à part dans cette évolution, mais, s’il témoigne d’une explosion des formes de l’imaginaire, il reste néanmoins une forme codifiée : le conte, c’est-à-dire un récit qui se pose d’emblée à l’écart de la question de la mimesis.
63 B. Morrison « An Interview with Salman Rushdie », 137.
64 Le thème de l’explosion marque également The Moor’s Last Sigh : « we were both bombers and the bombs » (372), Fury et Shalimar the Clown.