La question « pourquoi ? » ou l'impossible récit dans American Pastoral de Philip Roth

Sophie Naveau

 

  1. De quoi traite American Pastoral (1997), premier volet de la trilogie américaine de Philip Roth ? Ce récit commence à la première personne du singulier. De ce choix énonciatif procède le point de vue du narrateur écrivain Nathan Zuckerman. Cependant, dès la page 89, l'histoire de Seymour Levov, racontée à la troisième personne du singulier par Nathan Zuckerman, envahit l'espace narratif.

  1. Ben Railton considère que ce passage d'un point de vue à un autre, établit une division radicale : « Roth's bifurcation of perspective […] effected at a single moment and dividing his novel into two distinct sections1 » Or cette rupture ne correspond pas à une articulation claire dans la mise en page du texte.

  2. Par conséquent, si la rupture est effective, les deux perspectives se trouvent mêlées, signalant à quel point le Seymour Levov dont il va être question est bien le produit de l'imagination de Nathan Zuckerman. Pourtant Seymour Levov est également présenté comme un personnage qui a réellement existé. Nathan Zuckerman décrit d'ailleurs son travail d'écriture comme « a realistic chronicle » (AP, 89).

  3. Sachant que ce récit où se mêlent la voix de Nathan Zuckerman et celle de ses personnages est lui-même écrit par l'auteur Philip Roth, la mise en abyme et la question des voix risque de perdre le lecteur, qui ne sait plus toujours qui parle.

  4. Est-ce la voix de Nathan Zuckerman qui se fait entendre à travers celle de Seymour Levov ou bien celle de Seymour Levov à travers celle de Nathan Zuckerman ? Dans la mesure où l'articulation entre ces deux voix est le fait d'une troisième instance, savoir qui parle est loin d'être évident, et s'il y a une intention d'un vouloir-dire, elle paraît difficile à situer dans ce savant maillage des voix. Comment trouver la signification de ce roman à partir de la présupposition d'une telle intention ? Est-ce la stratégie adéquate pour lire American Pastoral ?

L'énigmatique mystère de la filiation et de la transmission

  1. Comme dans À la rechercher du temps perdu de Marcel Proust, dans American Pastoral, le narrateur raconte ce qui l'a poussé à devenir l'auteur de son propre roman.

  2. Dans l'ouvrage de Philip Roth, une scène s'apparente au « bal des têtes », événement phare du Temps retrouvé. Située au deuxième chapitre d'American Pastoral, elle est nommée : « a senior prom » (AP, 46). Nathan Zuckerman rencontre, lors de ce « bal des têtes », tout comme Marcel, l'élément déclencheur qui le pousse à écrire le livre que le lecteur est en train de lire. Cette inspiration retrouvée justifie a posteriori l'incipit du roman, qui s'ouvre sur une description magistrale de Seymour Levov, alias « The Swede » (AP, 3). Car la figure du Suédois inspire le roman en train de s'écrire.

  3. Nathan Zuckerman commence par mettre en exergue l'écart entre lui-même et le héros de son enfance qui ne connaît ni l'échec, ni la souffrance d'être soi. Pour Nathan Zuckerman, un homme comme « the Swede » ne peut avoir aucune raison de se plaindre, ni d'être malheureux. Seymour Levov, ancien athlète, est un homme d'affaires couronné de succès. C'est un homme parfait à la vie parfaite qui a épousé une femme parfaite, Dawn Dwyer, Miss New Jersey 1949.

  4. Alors si Nathan Zuckerman parle de Seymour Levov et de son admiration pour ce dernier, c'est parce qu'il a découvert que cet homme à qui tout sourit n'est pas étranger à la misère ni aux faiblesses de l'espèce humaine. Le miroir qui renvoyait à Seymour et à Dawn Levov l'image d'un couple parfait, se brise à la première bombe posée par leur fille dans la petite ville de Old Rimrock, New Jersey.

  5. Est-ce à dire que la littérature ne peut traiter que de la souffrance ? C'est en tout cas le thème de prédilection de Nathan Zuckerman :« Heroic suffering. That was my specialty2. » affirme-t-il dans I Married a Communist (1998), second volet de la trilogie américaine dont fait partie American Pastoral.

  6. Nathan Zuckerman écrit pour tenter de reconstruire le récit susceptible d'expliquer la descente aux enfers du Suédois, alors même qu'il ne possède aucune information tangible à cet égard. Il le dit lui-même. Le peu d'informations dont il dispose sur cette tragédie, il le doit au frère de Seymour, Jerry Levov. Et ce dernier ne lui a pas laissé grand-chose à se mettre sous la dent, seulement quelques faits : « That was as far as we got, as much of an earful as I was to hear from Jerry — anything more I wanted to know, I'd have to make up » (AP, 74).

  7. Cette citation est à mettre en relation avec la scène de gloutonnerie qui succède du point de vue de l'histoire3 à la rencontre du narrateur avec Jerry Levov, alors qu'elle la précède du point de vue narratif4. Le lecteur comprend donc rétrospectivement ce qui pousse Nathan Zuckerman à se gaver de sucreries — « rapidly devouring mouthful after mouthful of these crumbs » (AP, 47) —, lorsqu'il rentre chez lui après la quarante-cinquième réunion des anciens élèves à laquelle il vient d'assister.

  8. Il est resté sur sa faim. À travers Jerry Levov la figure mystérieuse de Seymour Levov a piqué la curiosité de Nathan Zuckerman. À partir de cette perspective, « mouthful » résonne avec « earful ». Les paroles de Jerry n'ont pas satisfait l'appétit de savoir de Nathan : « as much of an earful » crée un manque, ce n'est pas assez. L'auteur tente de compenser ce manque par la gourmandise : « mouthful after mouthful ».

  9. Nathan Zuckerman avale avec avidité les six « rugelach » (AP, 47) qu'il rapporte avec lui de la fête, parce qu'il espère éprouver, à l'instar de Marcel, « une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à [lui] rendre la mort indifférente »5 qui dissiperait « the apprehensiveness of death » (AP, 47). Il découvre alors que l'effet de la petite madeleine n'est pas reproductible à loisir : « greedily I ate, gluttonously, refusing to curtail for a moment this wolfish intake of saturated fat but, in the end, having nothing like Marcel's luck » (AP, 47). Nathan Zuckerman ne trouve pas la paix à laquelle il aspire après avoir dévoré les « rugelach ».

  10. Le désir de savoir impossible à satisfaire est déplacé sous forme de pulsion orale. Une pulsion se substitue à une autre. Ce déplacement vise à écarter l'angoisse de la mort et son cortège de questions sur le sens de la vie. Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? Pourquoi la vieillesse ? Pourquoi vivre si la vie est promise à la mort ?

  11. Cette substitution échoue. La menace de la finitude de l'existence humaine n'est pas dissipée et les « rugelach » ne satisfont pas l'appétit de savoir de l'auteur, qui pour apaiser sa curiosité dévorante n'a d'autre choix que d'inventer le savoir qui lui manque.

  12. À ces questions existentielles auxquelles il est impossible de répondre, le narrateur Nathan Zuckerman en substitue une autre, celle de savoir comment le gentil et innocent géant Seymour Levov a pu donner naissance à la monstrueuse Merry Levov : « It was beyond understanding […] how he and Dawn could have been the source of it all » (AP, 238). Que la voix soit celle de Nathan Zuckerman ou celle du Suédois, la même question « pourquoi ? » hante le texte. Dans cette relation filiale entre Seymour et Merry Levov, quelque chose manque dans la chaîne causale pour pouvoir comprendre.

  13. L'articulation entre cause et conséquence échappe. S'il faut le même degré de réalité dans la cause et dans l'effet, alors les causes de la monstruosité de Merry Levov ne peuvent se trouver que dans ses antécédents. Il ne peut y avoir dans l'enfant que ce que les parents y ont mis. Or, de Seymour et Dawn Levov à Merry Levov, un pas est franchi qui défie toutes les lois de la logique. Si les parents sont punis, en accord avec la logique, c'est qu'ils ont commis une erreur à un moment donné. S'il y a eu une erreur, de quelle nature est-elle ? C'est à cette énigme que décide de se confronter le narrateur Nathan Zuckerman.

  14. L'effort pour trouver la réponse à cette question est présenté à la source comme étant un travail objectif, une enquête historique (AP, 74-77). Le réalisme — « a realistic chronicle » (AP, 89) — est démontré par la nécessité de changer les noms propres pour dissimuler l'anonymat des personnages évoqués : « to alter names and disguise the most glaring marks of identification » (AP, 74).

  15. Parallèlement, du point de vue du récit, les frontières entre réalité et fiction sont interrogées, car s'il s'agit d'une chronique réaliste, elle n'en est pas moins portée par le verbe « rêver » : « I dreamed a realistic chronicle » (AP, 89), « [t]o the honeysweet strains of “Dream” » (AP, 89). Le titre de la chanson renforce l'importance de la place laissée à l'imagination. Le paradoxe s'affirme du point de vue du personnage Nathan Zuckerman. Il ne le nie pas, il s'agit d'un mélange entre rêve et réalité, puisque ce qu'il manque, il faut l'inventer : « to make up » (AP, 74).

  16. Dès lors la question de la limite entre fiction et réalité est posée :

But whether that meant I'd imagined an outright fantastical creature, lacking entirely the unique substantiality of the real thing; whether that meant my conception of the Swede was any more fallacious than the conception held by Jerry (which he wasn't likely to see as in any way fallacious); the Swede and his family came to life in me any less truthfully than in his brother — well, who knows? Who can know? (AP, 76-77)

  1. Le narrateur oppose « outright fantastical » et « the unique substantiality of the real thing », tout en laissant une place à d'autres versions possibles permettant d'expliquer ce qui est advenu dans la chaîne de filiation entre Seymour Levov et Merry Levov. Il se fait une idée de la vérité, tout en ayant bien à l'esprit que c'est une vérité parmi d'autres. Chaque récit a sa valeur de vérité. Par conséquent, personne n'est en droit de les départager.

  1. Cette idée en rejoint une autre évoquée dans le premier chapitre du roman. Dans la vie, il est impossible de ne pas se tromper sur les autres : « The fact remains that getting people right is not what living is all about anyway. It's getting them wrong that is living, getting them wrong and wrong and wrong and then, on careful reconsideration, getting them wrong again. That's how we know we are alive: we're wrong. » (AP, 35) Le principe du rapport à l'autre est la fiction et la mélecture : « the whole thing is really a dazzling illusion empty of all perception, an astonishing farce of misperception » (AP, 35). Pour comprendre les mystères de l'existence humaine, à défaut de savoir, il reste la fiction.

  2. Telle est l'idée défendue par Philip Roth lui-même lorsqu'il parle du rôle de la fiction : « We are writing fictitious versions of our lives all the time, contradictory but mutually entangling stories that, however subtly or grossly falsified, constitute our hold on reality and are the closest thing we have to truth. »6 En d'autres termes, la mélecture n'affecte pas seulement la relation à l'autre, elle affecte aussi la relation à soi. Et cette mélecture est le principe même de la vie. La fiction provoque des effets de vérité, en un sens de la vérité qui se rapproche de celui de la littérature pour le héros de La recherche du temps perdu, selon lequel : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature7. »

  3. L'erreur serait dès lors de continuer à penser en termes de vrai et de faux, sans prendre en compte le fait qu'il existe une forme de vérité propre à la narration : « the best thing would be to forget being right or wrong about people and just go along for the ride » (AP, 35). Ce lâcher-prise n'en est pas pour autant facile : « if you can do that — well, lucky you » (AP, 35). Apprendre à sortir de cette dichotomie est une tâche ardue car elle détermine toute la pensée du sens commun.

  4. Ces réflexions mettent en garde le lecteur. La vérité de American Pastoral n'est pas dans un quelconque rapport avec les personnages réels dont il est question. La vérité ne loge pas dans une comparaison avec la chose. La validité de l'histoire n'est pas à évaluer par rapport aux faits, à ce qui s'appelle la réalité. La vérité est dans le récit lui-même, dans l'interrogation qu'il contient sur le rôle de la fiction, sur le rapport entre le rôle de la fiction et le désir de savoir.

  5. Dans American Pastoral ce désir de savoir joue avec les limites de l'indiscrétion, du voyeurisme. Le narrateur s'introduit au cœur de l'esprit de Seymour Levov et en fantasme les pensées les plus intimes.

  1. Le corrélat de cet excès de la libido sciendi est celui d'une douleur insurmontable, la douleur de ne pas savoir, qui est la principale souffrance représentée dans ce roman, soulignée par les italiques de l'auteur : « Why are things the way they are ? The question to which there is no answer, and up till then he was so blessed he didn't even know the question existed. » (AP, 87) L'angoisse de ne pas savoir est elle-même liée à la question du mal. Il faut une expérience-limite du mal existentiel8, pour se trouver saisi par cette question ultime : pourquoi le mal ? Pour y répondre, Nathan Zuckerman est mis en scène, dans l'effort qu'il poursuit afin de produire une fiction propre à satisfaire sa curiosité concernant les malheurs familiaux de Seymour Levov. Tout commence chez soi rappelle à Seymour Levov son ancienne maîtresse, Sheila Salzman : « We all have homes. That's where everything always goes wrong. » (AP, 378)

La démultiplication des récits

  1. Le récit d'American Pastoral vise à éclairer l'histoire : il s'agit de savoir qui est « the Swede », en espérant ainsi comprendre pourquoi sa fille a commis des actes terroristes9, ce qui serait le sens ultime du texte. Nathan Zuckerman est intrigué par la question de savoir qui est Seymour Levov. Pour le savoir, il construit ce personnage à travers les interrogations de ce dernier sur l'identité de sa propre fille, Merry Levov. En refermant American Pastoral, quelle interprétation peut permettre au lecteur d'en découvrir le sens ?

  2. Les signifiants qui déterminent le Suédois incarnent l'idéologie américaine : « factory », « ball field » et la famille « I'm with you, I'm with the baby » (AP, 315), dit-il à Dawn. Être un Américain est tout le sens qu'il demande à la vie : « That's what being an American is — isn't it? […] We own a piece of America, Dawn. I couldn't be happier if I tried. » (AP, 315)

  3. Cette expression en dit long. Seymour Levov, sans même essayer d'être heureux est déjà heureux. Il n'a pas besoin d'essayer, parce qu'il a la chance de son côté. Il a un physique d'athlète, il n'est pas identifié physiquement à sa propre communauté, d'où son surnom « The Swede. » (AP, 3) Il peut se faire passer pour un membre de la communauté dominante aux États-Unis, celle des WASP — White Anglo-Saxon Protestant. Il en porte le masque : « the steep-jawed, insentient Viking mask of this blue-eyed blond born into our tribe as Seymour Irving Levov » (AP, 3).

  4. Il s'identifie lui-même à l'une des figures mythiques de l'imaginaire américain : Johnny Appleseed (AP, 316). Dawn est Dawn Appleseed (AP, 316). Merry est Merry Appleseed (AP, 316). L'histoire de Johnny Appleseed est une histoire écrite par personne, qui appartient à tous, l'histoire d'un héros américain qui n'est ni un Juif, ni un catholique irlandais, ni un protestant. Il est à l'instar de Seymour Levov, « just a happy American » (AP, 316).

  5. La chance du Suédois est d'être né avec un physique qui lui donne, croit-il, la possibilité de traverser les limites entre les communautés, de les rendre poreuses. Tout comme le héros de The Human Stain, dernier volet de la trilogie américaine, Coleman Silk, qui passe de la communauté afro-américaine à la communauté juive. Cependant tous deux, selon les termes employés dans Beloved, le roman de Toni Morrison, s'aperçoivent d'une même difficulté : « Claiming yourself [is] one thing; claiming ownership of that freed self [is] another10. »

  6. Si l'identité n'est qu'un masque, jouer avec les masques, ainsi que le rappellent Jerry et Lou Levov, ne se fait pas sans coût, le coût d'« une livre de chair11 », qui prend ici la forme d'une enfant, Merry Levov, chair de la chair de Seymour Levov. L'oubli de la tradition est aussi hubris. Et à trop vouloir être américain, Seymour Levov devient le héros d'une tragédie grecque. C'est pourquoi Seymour Levov et Dawn Dwyer Levov, punis par les dieux, donnent naissance à un monstre, Merry Levov.

  7. Quand la loi de la lignée n'est pas respectée, les Érynies ne sont pas loin. Seymour Levov, hanté par ses propres pensées, rappelle la figure d'Oreste poursuivi par les Érynies à la fin des Choéphores d'Eschyle. Seymour Levov vit un enfer :« a gruesome inner life of tyrannical obsessions, stifled inclinations, superstitious expectations, horrible imaginings, fantasy conversations, unanswerable questions. Sleeplessness and self-castigation night after night. Enormous loneliness » (AP, 173).

  8. Pour les dieux grecs ou le Dieu de l'Ancien Testament, la faute est la même : le non respect des Anciens. La figure du père est là pour rappeler le péché originel. Lou Levov affirme en effet que ne pas obéir à la loi divine implique d'en payer le prix : « when God above tells you not to do something, you damn well don't do it — that's what. Do it and you pay the piper. Do it and you will suffer from it for the rest of your days » (AP, 360). Or Merry Levov n'a pas été élevée dans le respect de la tradition.

  9. Jerry Levov, le frère de Seymour dénonce lui aussi le rêve américain de son frère : « Out there with Miss America, […] playing at being Wasps. […] Genteel and innocent. But that costs, too, Seymour. […] That Wasp bullshit! » (AP, 280).

  10. La structure même du roman semble reprendre à son compte l'interprétation de Lou et de Jerry Levov par le biais d'une référence directe au mythe biblique de la chute et du péché originel. Les trois parties du roman sont en effet : « Paradise Remembered », « The Fall » et « Paradise Lost ».

  11. Les pressions familiales et religieuses sont parmi les thèmes de prédilection de Philip Roth : « family and religion as coercive forces have been a recurrent subject in my fiction12 », dit-il lui-même. Cependant, la question de la faute est loin d'être le fin mot de l'histoire.

  12. Le destin du Suédois rappelle également les malheurs de Job (AP, 9). Seymour Levov est comparé à Job par l'intermédiaire d'une autre figure de la littérature américaine Roy Tucker, héros de The Kid from Tomkinsville, écrit par John R. Tunis, un livre qui aurait pu avoir pour titre : « The Lamb from Tomkinsville, even The Lamb from Tomkinsville Led to the Slaughter » (AP, 8), selon l'avis de Nathan Zuckerman.

  13. Le texte d'American Pastoral finit d'ailleurs sur cette interrogation, affirmation d'innocence indissociable du sentiment de l'absurdité face à l'existence humaine : « And what is wrong with their life? What on earth is less reprehensible than the life of the Levovs? » (AP, 423) De quoi sont-ils punis ? Au nom de quoi ? Job ou le Suédois se sentent trahis par le père qui n'a pas ménagé ses largesses envers eux : « Alors que Dieu, dès mon enfance, m'a élevé comme un père, / guidé depuis le sein maternel13 ! » Le théâtre de l'absurde fait rage dans le champ de la vie humaine. Dieu sait-il vraiment ce qu'il fait ?

  14. Cependant Seymour Levov s'est laissé aller à donner à sa fille un baiser interdit14. Serait-ce là l'erreur fondamentale à l'origine de la folie meurtrière de Merry ? Cette scène du baiser est la première qui vient à l'esprit du narrateur, Nathan Zuckerman. Elle initie le travail de son imagination, comme si tout devait découler de cette scène15.

  15. Seymour Levov reste convaincu que ce baiser n'est rien mais il a embrassé sa fille sur la bouche, ce qui est une transgression. Cette transgression est celle pour laquelle il doit payer. Cette thèse est confortée par la description de Merry bébé et par le regard érotique imputé à son père par le truchement de la voix narrative de Nathan Zuckerman (AP, 270-272). Le narrateur impotent et impuissant, sans enfants, se complaît dans la description érotique du corps et du sexe féminin d'un bébé sous le regard où s'immisce le soupçon du désir incestueux de son père.

  16. Par son acte transgressif, Seymour Levov rompt l'ordre symbolique et met en danger sa fille. Il trahit son rôle de père, forçant Merry à se confronter à l'abject, par un acte qui en actualise l'existence en elle et en lui. En effet, écrit Julia Kristeva dans Pouvoirs de l'horreur, « [c]e n'est […] pas l'absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles16 ». Est-ce pour cela que Merry se constitue elle-même ensuite comme un objet abject à travers son rapport à la nourriture, qu'elle soit trop grosse (AP, 99-100) ou bien trop maigre — « hanging of those bones there was nothing » (AP, 239) ?

  17. Ces états extrêmes de son corps seraient la trace d'une désubjectivation liée à sa répugnance à l'égard d'elle-même, allant dans le sens de cette affirmation de Giorgio Agamben, inspiré par Walter Benjamin : « [l]'homme qui éprouve de la répugnance se reconnaît dans une altérité inassumable — autrement dit, il se subjective dans une absolue désubjectivation17 ». Pour Merry il s'agirait de prendre sur elle la faute d'une complicité abjecte, de ce qu'il y a d'abject dans leur désir, ce que son père refuse de savoir de lui-même, et qu'il aurait dû empêcher de laisser s'exprimer.

  18. La création du personnage de Rita Cohen semble avoir pour fonction de matérialiser la présence d'un tel désir incestueux du côté de Merry. Cependant l'existence du personnage de Rita Cohen reste douteuse jusqu'à la fin. Par conséquent la question se pose de savoir s'il ne s'agit pas seulement d'un fantasme de Seymour Levov. Existe-t-elle vraiment ou bien est-elle un signe indiquant chez Seymour Levov la présence d'un désir incestueux refoulé et d'un délire de persécution ? Rita Cohen prétend connaître Merry et sa lettre amène Seymour Levov à retrouver sa fille (AP, 175-176). Pourtant Merry nie avoir connaissance d'un tel personnage (AP, 253). Qui est Rita Cohen ? Le mystère reste entier.

  19. Rita Cohen n'en est pas moins clairement un double érotisé de Merry. Lorsqu'elle apparaît encore à Seymour Levov sous les traits d'une gentille petite fille (AP, 117-132), Seymour Levov ne la voit qu'à travers les souvenirs qu'il a de sa fille. Puis pendant la scène à l'hôtel (AP, 142-147), Rita Cohen quitte son innocence d'emprunt pour révéler son agressivité sexuelle, et elle imite le bégaiement de Merry, s'adressant à Seymour Levov en l'appelant « D-d-d-dad » (AP, 143), « D-d-d-daddy » (AP, 144) ou « Dad » (AP, 144).

  20. Cette possibilité d'un désir incestueux est confortée par l'orthophoniste, Sheila Salzman, qui évoque ses propres hypothèses concernant l'état de Merry. Elle commence par une évocation discrète : « I thought something had happened at home. » (AP, 374) Puis elle développe son hypothèse18. Le désarroi de la jeune fille amène chez Sheila Salzman une forme de dénégation « I couldn't imagine », déjouée par les points de suspension qui suivent. Quel est ce soupçon d'un crime qu'elle laisse planer sur la figure du Suédois ?

  21. Seymour Levov ne relève pas l'accusation implicite. Pourtant Sheila Salzman la reprend : « I just thought something terrible had happened at home. » (AP, 376) Mais Seymour Levov ne réagit qu'à la quatrième allusion de Sheila Salzman : « “I just thought that something very bad must have gone on at home.” “That it was my fault.” “I didn't think that. We all have homes. That's where everything always goes wrong.” » (AP, 378) Sheila Salzman demeure évasive. Pour éviter une confrontation directe, elle impute la responsabilité de la souffrance de Merry à la structure familiale, à travers le symbole de la maison. Seymour ne serait pas en tort, ce serait la structure du foyer elle-même qui serait responsable de tout.

  22. Il est vrai que Seymour Levov, bien que rongé par la culpabilité, n'est jamais prêt à accepter sa propre responsabilité, ni à se remettre réellement en question. C'est pourquoi une autre interprétation lui est tout aussi insupportable, celle que fait le psychiatre. Pour ce dernier, Merry a fait un choix : « a choice she made, a way of being special that she had chosen and then locked into when she realized how well it worked » (AP, 95). Les raisons de ce choix sont les suivantes : « her parental good fortune was just too much for Merry » (AP, 96), donc « she chose to stigmatize herself with a severe stutter, thereby manipulating everyone from a point of seeming weakness » (AP, 96). Grâce à cette stratégie, Merry mobilise toute l'attention sur d'elle. Son environnement est trop contraignant : « a highly pressured perfectionist family where they tend to place an unrealistically high value on her every utterance » (AP, 97). Dès lors, étant incapable d'atteindre à la perfection qu'elle croit exigée d'elle, afin de contourner cette exigence impossible, Merry Levov devient l'incarnation de l'imperfection.

  23. Seymour Levov se trouve face à un hiéroglyphe indéchiffrable : « The Swede did not understand how it was going to help the child to make her feel responsible for something she simply could not do, and so he went to see the man. And by the time he left he wanted to kill him. » (AP, 95). Comment peut-on parler de choix pour Merry, alors qu'elle ne peut pas faire autrement ? Cette interprétation du psychiatre met à jour la violence insoupçonnée jusque là de Seymour Levov. L'idée de responsabilité déchaîne ses pulsions agressives.

  24. Être responsable signifie pour lui une forme de prise en charge matérielle et morale, gagner de l'argent, être un bon père et un bon époux. Il sait prendre sur lui, assumer aveuglément ses charges et ses devoirs, sans pour autant vouloir s'interroger vraiment sur la question de la responsabilité. Par rapport à la question du Mal qui se pose pour lui à partir du destin de sa fille, il ne peut se percevoir lui-même que dans le cadre de l'alternative évoquée plus haut, celle à laquelle président les divinités : coupable ou innocent. Mais la question de la responsabilité, au sens de la part que chacun prend dans ce qui lui arrive, celle qui ferait de lui un être humain, plutôt qu'un ange ou une bête.  Cette question il ne peut pas s'en saisir.

  25. Derrière la torture provoquée par le désir de comprendre, se dissimule en réalité un refus de savoir fondamental. Face à ce refus de savoir, la meilleure défense, c'est l'attaque : « Superior bastard. Cold, heartless bastard. Stupid bastard. That's the worst of it — the stupidity. And all of it is because he looks the way he looks and I look the way I look and Dawn looks the way she looks and… » (AP, 97). Le gentil et responsable Seymour Levov va jusqu'au fantasme de meurtre, ce sur quoi le texte insiste : « he most wanted to murder the psychiatrist » (AP, 98). Comme à chaque fois qu'il est confronté à l'incompréhensible, Seymour Levov s'en remet à la théorie du complot. Le psychiatre ne tient un tel discours que parce qu'il est lui-même plein de ressentiment, il se venge : « He hates me, thought the Swede. It's all because of the way I look. Hates me because of the way Dawn looks. He's obsessed with our looks. That's why he hates us — we're not short and ugly like him! » (AP, 96)

  26. Pour Seymour Levov, personne ne comprend rien à rien, car la chose est claire, Merry est possédée. Merry est une victime :

Nothing anybody said meant anything or, in the end, made any sense. The psychiatrist didn't help, the speech therapist's strategies didn't help, the stuttering diary didn't help, he didn't help, Dawn didn't help, not even the light, crisp enunciation of Audrey Hepburn made the slightest dent. She was simply in the hands of something she could not get out of. (AP, 99)

  1. Tout comme lui-même est une victime. Seymour Levov s'en remet pour cela au contexte historique. Dès le début de sa carrière héroïque, Seymour Levov est présenté comme un instrument de l'histoire — « an instrument of history » (AP, 5). Il est celui qui subit. Il se soumet au rêve américain qu'il n'a pas choisi d'incarner mais que son physique de Suédois le force à embrasser. Il porte les espoirs et les aspirations de sa communauté et finit par ne plus s'appartenir à lui-même. Puis il porte le poids de la déchéance de ce même rêve américain : la bombe posée par sa fille, la disparition de cette dernière, la trahison de sa femme.

  1. Seymour et Dawn Levov appartiennent à une époque où les États-Unis, après les deux guerres mondiales, apparaissaient comme les sauveurs de l'humanité. Les images d'Épinal du mythe américain séduisent Seymour Levov : la conquête de l'ouest « rather like some frontiersman of old » (AP, 310) ou la période coloniale, « Colonial old America » (AP, 280). C'est oublier que le substrat de ces clichés est fait de crimes et de guerres. À l'époque de Merry Levov, les revendications des minorités révèlent le visage sordide des mythes et des légendes à l'américaine. C'est aussi l'époque de la guerre du Vietnam, sous la présidence de Lyndon Jonhson. C'est pourquoi Merry est en colère, « angry about the war » (AP, 105). À cette époque-là, comment ne pas se détester en tant que porteur de la nationalité américaine, qui renvoie non plus à l'image d'un peuple sauveur mais à celle d'un pays oppresseur ?

  2. À moins que les médias ne soient responsables du traumatisme d'une enfant exposée à la retransmission en direct de moines bouddhistes en train de s'immoler par le feu (AP, 152-159) ? Cette hypothèse semble satisfaire Seymour Levov : « he is sure he has unearthed the reason for what happened » (AP, 152).

  3. Cette possibilité est traitée avec ironie. Aucun rapport concret n'est décelable entre l'acte des moines bouddhistes et « what galvanized into expression, in 1968, a newly hatched vehemence against capitalist America's imperialist involvement in a peasant war of national liberation » (AP, 157). En outre, la façon dont la confrontation entre Merry et ces moines bouddhistes devient pour Seymour Levov une obsession, tant il veut se convaincre que la cause est bien là, montre le vide qui se dissimule derrière cet effort de se convaincre : « and yet her father spent days and nights trying to convince himself that no other explanation existed, that nothing else sufficiently awful had ever happened to her, nothing causal even remotely large enough or shocking enough to explain how his daughter could be the bomber » (AP, 157).

  4. La multiplication des récits susceptibles d'interpréter le déchaînement de violence causé par Merry Levov est vertigineuse. Tous ces récits visent à échapper à la question de la responsabilité, sans pour autant parvenir à dissiper les affres de la culpabilité. Seymour Levov a même recours à une interprétation digne du fantastique, celui des contes de fées ou d'un monde dans lequel les philtres magiques existeraient :

And then it was too late: like some innocent in a fairy story who has been tricked into drinking the noxious potion, the grasshopper child who used to scramble delightedly up and down the furniture and across every available lap in her black leotard all at once shot up, broke out, grew stout — she thickened across the back and the neck, stopped brushing her teeth and combing her hair; she ate almost nothing she was served at home but at school and out alone ate virtually all the time, cheeseburgers with French fries, pizza, BLTs, fried onion rings, vanilla milk shakes, root beer floats, ice cream with fudge sauce, and cake of any kind, so that almost overnight she became large, a large, loping, slovenly sixteen-year-old, nearly six feet tall, nicknamed by her schoolmates Ho Chi Levov. (AP, 99-100)

  1. Le masque du conte de fées dissimule ici une autre référence littéraire, La Métamorphose de Franz Kafka. Que ce soit pour Gregor Samsa ou pour Merry Levov, aucune explication ne permet de justifier la métamorphose, on ne peut que la constater.

  1. Au milieu de toutes ces possibilités d'interprétation du Mal à l'œuvre dans l'existence de la famille Levov, impossible de s'y retrouver. Quel récit s'impose par rapport aux autres ? Que veut dire ce roman sur les raisons du Mal et de la violence ?

L'interprétation disqualifiée

  1. Alors qu'aux oreilles de Seymour Levov sonne le glas de la fin du mythe américain, les vieilles histoires n'ont plus bonne presse : « Of old. Stories of old. There were no longer stories of old. There was nothing. » (AP, 236) Restent alors valides l'interprétation du psychiatre ou l'éventualité du trauma lié à la vision de moines bouddhistes en train de s'immoler par le feu. Cependant, ainsi que cela a été montré plus haut, aucun lien avéré entre telle ou telle interprétation et les bombes posées par Merry n'est mis en évidence. Pour ce qui est du baiser donné à Merry par son père, la même difficulté se manifeste : « Could that have done it? Could anything have done it? Could nothing have done it? » (AP, 174)

  2. À partir de la mise en évidence de ce « that » — un baiser transgressif — si convaincant pour la raison, présenté pour jouer le rôle de l'élément manquant, afin de faire le lien entre l'histoire de Merry, ses antécédents et son engagement dans le terrorisme, une équivalence est établie entre « anything » et « nothing ». En réalité, toutes les hypothèses aussi bien qu'aucune hypothèse, cela revient au même. Les actes de Merry dépassent à tel point l'entendement que rien, au niveau de la logique, ne semble en mesure d'occuper la fonction du chaînon manquant.

  3. Jacques Lacan souligne cette difficulté de la détermination subjective en la renvoyant à « cette insondable décision de l'être19 », une formulation qui admet la présence d'un mystère inhérent à la question de la causalité psychique. Le savoir ne peut que manquer à cette place où se présuppose la responsabilité inconsciente.

  4. C'est de ne pas savoir expliquer à Seymour Levov ce caractère inconscient du choix dont il parle que le psychiatre se montre aussi bête que Seymour Levov, lorsque ce dernier accuse le thérapeute d'être jaloux de sa beauté et de celle de sa femme — ce par quoi Seymour Levov donne raison à Jerry Levov qui l'accuse de n'avoir pas d'autres valeurs que l'apparence et le décorum20. Mais on peut noter que l'interprétation du psychiatre ne donne pas plus de place à la parole de Merry que les autres interprétations à la disposition du Suédois.

  5. En d'autres termes, si certains paramètres dans la vie de Merry Levov peuvent donner des pistes quant au malaise qui l'habite, le passage de ce malaise aux attentats meurtriers reste indéchiffrable. C'est pourquoi Seymour Levov n'y comprend rien :

His ideas that things are connected. But there is no connection. How we lived and what she did? Where she was raised and what she did? It's as disconnected as everything else — it's all a part of the same mess! […] Causes, clear answers, who there is to blame. Reasons. But there are no reasons. She is obliged to be as she is. We all are. Reasons are in books. Could how we lived as a family ever have come back as this bizarre horror? It couldn't. It hasn't. Jerry tries to rationalize it but you can't. This is all about something else, something he knows absolutely nothing about. No one does. It is not rational. It is chaos. It is chaos from start to finish. (AP, 281)

  1. Contrairement à ce qui se passe dans la logique chère à Descartes, les antécédents de Merry Levov ne déterminent en aucune manière le fait qu'elle décide de poser des bombes. Quelque chose échappe au récit de la transmission.

  1. Bien que placé sous le signe d'un chiffre à haute valeur symbolique — trois grandes parties divisées en trois sous-parties — le texte ne suit ni un ordre chronologique strict, ni un ordre logique. Du point de vue de la forme, le chronos n'est pas plus fiable que le logos dans American Pastoral.

  2. Par exemple, après le récit de la rencontre entre Seymour Levov et Rita Cohen, le texte revient sur lui-même tel un disque rayé : « Five years pass. » (AP, 147), « Five years pass, five years searching for an explanation » (AP, 152), « Five years pass. » (AP, 157), « And this is just a part of what is meant by “Five years pass.” » (AP, 167). Le récit n'avance pas. Il tourne sur lui-même en suivant les pensées de Seymour Levov au cours des années passées : souvenirs qui brassent différents moments de sa vie, de la vie de Merry et de la vie de Dawn.

  3. Les deux derniers chapitres de cette deuxième partie ont pour point de départ la révélation du lieu où se trouve Merry Levov, devenue jaïniste et qui s'appelle désormais Mary Stoltz. Suite à cette découverte, un événement décisif se produit : la rencontre entre Merry et son père. Cette rencontre n'occupe que quelques pages, mais son récit est encombré par les pensées et les souvenirs de Seymour Levov.

  4. De même, la dernière partie raconte un dîner qui dure cent quatre-vingt-cinq pages. Là encore, ce sont les souvenirs et les pensées de Seymour Levov et non l'avancée du récit qui occupent la narration. Le roman semble de ce fait avancer au rythme d'un bégaiement. Entre deux temps dans l'avancée du récit s'immisce un autre temps, celui d'un délai, d'une hésitation.

  5. Le début et la fin du roman eux-mêmes sont difficiles à situer. Alors que la fin correspond  avec le retour de Merry Levov et la mort de son grand-père, cet événement n'est en réalité qu'un trompe-l'œil (AP, 421). Difficile aussi de dire à quel moment commence véritablement le roman écrit par Nathan Zuckerman. Faut-il le faire coïncider avec le livre American Pastoral ou bien ce livre est-il le rêve du roman de Nathan Zuckerman ?

  6. Texte de jouissance, le roman de Philip Roth l'est donc assurément. Le texte met le lecteur « en état de perte21 ». Il le « déconforte (peut-être jusqu'à un certain ennui) »22 et « met en crise son rapport au langage23 ». Difficile dès lors de faire émerger l'intention d'un vouloir-dire à l'œuvre dans American Pastoral. L'instance d'énonciation est problématique, difficile de savoir qui parle. De plus, la forme du texte est trompeuse. Elle se dessine comme un jeu constant de constructions et de déconstructions d'effets de sens.

  7. Mais la mise en évidence d'un sens ne serait-elle pas un hommage rendu au génie par la médiocrité, ainsi que le souligne Susan Sontag — « the compliment that mediocrity pays to genius24 »? Susan Sontag préfère souligner l'importance d'une prise de conscience première. La question du sens et du pourquoi n'est pas pertinente : « the merits of these works certainly lies elsewhere than in their “meanings”25 ».

  8. Alors que l'interprétation manque la rencontre avec l'œuvre au nom du sens qui lui est attribué, Susan Sontag préconise une plus grande attention à la forme dans l'art26, car « to recover our senses. We must learn to see more, to hear more, to feel more. »27 Susan Sontag redéfinit ainsi la fonction de la critique de l'œuvre d'art qui doit être : « to show how it is what it is, even that is is what it is, rather than to show what it means28 ». Une érotique en lieu et place d'une herméneutique serait pour Susan Sontag la solution pour lever l'oppression interprétative29.

  9. Une érotique d'American Pastoral serait alors une érotique de la phrase-affect. La narration, comme marquée par un bégaiement, qui peine à avancer, se constitue comme une longue phrase-affect, selon le sens donné à ce terme par Jean-François Lyotard. La phrase-affect est du côté de la « phônè30 » ou de la voix « supposée inarticulée31 ».

  10. Jean-François Lyotard explique que l'effet de la phrase-affect est de « suspendre ou [d']interrompre les enchaînements32 » conformes aux règles présupposées par le discours. Ainsi la phrase-affect « fait injure aux règles des genres de discours33 ». La rencontre entre phônè et logos est impossible. En effet, « [l]a phônè et le logos ne peuvent que se rencontrer, et non s'enchaîner34 ». Dans American Pastoral, le discours dans son ordre logique ou chronologique est court-circuité par la voix. Ce court-circuitage révèle l'articulation logique impossible de l'être vivant à sa parole. Il dévoile la béance qui sépare l'être parlant de sa propre parole et insiste sur le caractère mystérieux du fait d'être doué de parole.

  11. Cette lecture des effets du roman de Philip Roth n'implique pas la référence à l'intention d'un vouloir-dire. Elle implique plutôt la prise en compte du fait qu'un écrit, une parole, un acte recèlent pour leur auteur même un élément de surprise non mesurable, ainsi que le souligne Frank Kermode : « Artists have always known that there was an element of luck in good work […] and that they rarely knew what they meant till they'd seen what they said35 ».

  12. Dans le domaine de la physique quantique, Erwin Schrödinger rappelle que « nous n'observons jamais un objet sans le modifier ou l'affecter par notre propre activité au cours de l'observation »36, « sous le choc de nos méthodes d'interprétation des résultats d'expérience, cette mystérieuse frontière entre le sujet et l'objet s'est effondrée ». La science remet en question des principes qui semblaient intangibles, telle que la distinction entre sujet et objet. Comment dans le domaine de l'art ne pas tenir compte du fait que l'œuvre est elle aussi modifiée par l'acte critique ? De ce point de vue, American Pastoral est une leçon de prudence et de détachement à l'égard de la question du sens.

Œuvres citées

agamben, Giorgio. Ce qu'il reste d'Auschwitz. 1998. Trad. Pierre Alferi. Paris : Payot, 2003.

Barthes, roland. Le Plaisir du texte. Paris : Seuil, 1973.

La Bible de Jérusalem. 1999. Trad. École biblique de Jérusalem. Rome, Paris : Éditions du Cerf, 2007.

Eschyle. L'Orestie. Trad. Paul Mazon. Paris : Folio Classique, 1982.

Genette, Gérard. Figures III. Paris :Seuil, 1972.

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Kermode Frank. « Objects, jokes, and art ». 20th Century Literary Criticism. Éd. David Lodge. Londres : Longman, 1989.

Kristeva, Julia. Pouvoirs de l'horreur. Paris : Points Seuil, 1980.

Lacan, Jacques. Écrits I. 1966. Paris : Points Seuil, 1999.

Lyotard, Jean-François. « L'Inarticulé ou le différend même ». Figures et conflits rhétoriques. Bruxelles : Éditions de l'Université de Bruxelles, 1990.

Lyotard, Jean-François. Lectures d'enfance. Paris : Galilée, 1991.

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Proust, Marcel. Le Temps retrouvé. 1927. Paris : Gallimard, 1992.

Railton, Ben. « “I dreamed a realistic chronicle”: American Literary (Meta-)Realism and the Novelist-Narrator in American Pastoral ». Reading Philip Roth's American Pastoral. Dir. Velichka D. Ivanova. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2011.

Shakespeare, William. The Merchant of Venice. 1623. Londres : The Arden Shakespeare, 1985.

Roth, Philip. American Pastoral. 1997. New York : Vintage Books, 1998.

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Roth, Philip. The Humain Stain. 2000. Londres : Vintage Books, 2005.

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Schrödinger, Erwin. « Science et humanisme ». 1951. Physique quantique et représentation du monde. Trad. Jean Ladrière.  Paris : Seuil, 1992.

Sontag, Susan. « Against Interpretation ». 1966. Ed. David Lodge. 20th Century Literary Criticism. Londres : Longman, 1989.

Tunis, John R. The Kid from Tomkinsville. 1940. Orlando : Harcourt, Inc., 1987.

1 B. Railton, « “I dreamed a realistic chronicle”: American Literary (meta-)realism and the novelist-narrator in American Pastoral, 139

2 P. Roth, I Married a Communist, 25

3 au sens de « signifié ou contenu narratif », Genette, Gérard, Figures III, 72.

4 au sens de ce qui relève du récit en tant qu'il est « le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif », ibid.

5 M. Proust, Le Temps retrouvé, 165.

6 P. Roth, Reading Myself and Others, 161.

7 M. Proust, Ibid., 191.

8 « The cruelty of life. The injustice of it. I could not believe it. » (AP, 9)

9 « What is the grudge? What is the grievance? That was the central mystery: how did Merry get to be who she is? » (AP, 138)

10 T. Morrison, Beloved, 95.

11 « a pound of man's flesh » (Shakespeare, William, The Merchant of Venice, act I, scene III, 30).

12 P. Roth, Reading Myself and Others, 8.

13 Ibid., 864.

14 « just when he had come to understand that the summer romance required some readjusting all around, he lost his vaunted sense of proportion, drew her to him with one arm, and kissed her stammering mouth with the passion that she had been asking him for all month long while knowing only obscurely what she was asking for » (AP, 91).

15 « I dreamed a realistic chronicle. I began gazing into his life — not his life as a god or a demigod in whose triumphs one could exult as a boy but his life as another assailable man — and inexplicably, which is to say lo and behold, I found him in Deal, New Jersey, at the seaside cottage, the summer his daughter was eleven » (AP, 89).

16 J. Kristeva, Pouvoirs de l'horreur, 12.

17 G. Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, 115.

18 « When she first came she was agitated, something had gone wrong, she was just yelling about the war and her family. I thought something terrible had happened at home. Something terrible had happened to her. She wasn't the same, Seymour. Something very wrong had happened to that girl. She was talking as if she hated you so. I couldn't imagine… but sometimes you start believing the worst about people. » (AP, 375)

19 J. Lacan, Écrits I, « Propos sur la causalité psychique », 177.

20 « decorum » (AP, 274).

21 R. Barthes, Le plaisir du texte, 23.

22 Ibid.

23 Ibid.

24 S. Sontag, « Againt Interpretation », 656.

25 Ibid., 657.

26 « more attention to form in art », Ibid., 659.

27 Ibid., 660.

28 Ibid., 660.

29 Ibid.

30 J.-F. Lyotard, Lectures d'enfance, 134.

31 Ibid.

32 J.-F. Lyotard, « L'Inarticulé ou le différend même », 202.

33 Ibid.

34 Ibid., 206.

35 F. Kermode, « Objects, jokes, and art », 666.

36 E. Schrödinger, « Science et humanisme », 70.