Françoise Kral
Paris Ouest Nanterre
Qu’elle soit le fait d’écrivains ayant eux-mêmes connu l’immigration volontaire ou le déplacement forcé, ou qu’elle raconte de seconde main l’expérience migratoire, la littérature diasporique1 est hantée par la perte et l’oubli. Placée sous le sceau de la discontinuité et du « trait d’union » (« hyphenation ») selon l’expression de Vijay Mishra, (1996), elle décrit des êtres partagés entre deux lieux, deux cultures et souvent, deux langues. En tentant de résoudre l’émiettement2 de ces vies dont la trajectoire est faite de lignes brisées dans un « narrative of gathering’ selon l’expression de Homi Bhabha3 (1990), ces textes portent la marque d’un double mouvement d’enfouissement et de résurgence.
Souvent nostalgique, la quête textuelle de la terre perdue, de ses lieux, de ses sons, et surtout de sa langue ne se limite pas à une archéologie du passé4 qui permettrait d’exhumer une histoire enfouie et préservée presque intacte dans la mémoire des immigrants, mais fait surgir des lieux travaillés par l’imagination, façonnés par le désir de renouer avec le passé et réécrits à la lumière des espoirs déçus, des rancœurs et frustrations de ceux qui n’ont pas su trouver ailleurs la terre promise. De ceci il résulte des chez-soi imaginaires recréés à distance comme les décrit Salman Rushdie dans Imaginary Homelands (1991) :
It may be that writers in my position, exiles or emigrants or expatriates, are haunted by some sense of loss, some urge to reclaim, to look back, even at the risk of being mutated into pillars of salt. But if we do look back, we must also do so in the knowledge – which gives rise to profound uncertainties – that our physical alienation from India almost inevitably means that we will not be capable of reclaiming precisely the thing that was lost; that we will, in short, create fictions, not actual cities or villages, but invisible ones, imaginary homelands, Indias of the mind. Writing my book in North London, looking out through my window on to a city scene totally unlike the ones I was imagining on to paper, I was constantly plagued by this problem, until I felt obliged to face it in the text, to make clear that in spite of my original and I suppose somewhat Proustian ambition to unlock the gates of lost time so that the past reappeared as it actually had been, unaffected by the distortions of my memory, so that my India was just that : ‘my’ India, a version and no more than one version of all the hundreds of millions of possible versions. I tried to make it as imaginatively true as I could, but imaginative truth is simultaneously honourable and suspect, and I knew that my India may only have been one to which I (who am no longer what I was, and who by quitting Bombay never became what perhaps I was meant to be) was, let us say, willing to admit I belonged. This is why I made my narrator, Saleem, suspect in his narration; his mistakes are the mistakes of a fallible Memory compounded by quirks of character and circumstance, and his vision is fragmentary. It may be that when the Indian writer who writes from outside India tries to reflect on that world, he is obliged to deal in broken mirrors, some of whose fragments have been irretrievably lost.’ (Rushdie 1991; 10)
Cet ancrage dans un réel retravaillé par le prisme de la perception et façonné par le travail de mémoire, interroge les catégories de « homeland » et de « hostcountry » ; de façon plus large, il montre les limites de toute opposition entre un passé souvent idéalisé et le présent, entre culture d’origine et culture d’adoption, entre langue première et langue d’adoption.
Le cas de la langue première, appelée par convention langue maternelle, est particulièrement intéressant et permet de réfléchir aux implications mais aussi aux limites de l’enracinement dans une culture dite culture d’origine, liée à une histoire donnée, et qui servirait de terreau à une identité personnelle fermement chevillée à une identité nationale elle aussi unique. C’est ainsi que l’expérience diasporique telle qu’elle est décrite dans la littérature diasporique invite non seulement à questionner la trop parfaite mais aussi illusoire continuité entre un lieu, sa culture, sa langue, l’identité nationale et l’identité personnelle. A ce titre, elle constitue un domaine d’investigation particulièrement fécond pour réfléchir au rapport entre identité et altérité mais aussi à la renégociation de ces deux pôles à l’aube du vingt-et-unième siècle, dans un contexte de migrations accrues, de transnationalisme et de bouleversement des cadres nationaux qui servaient traditionnellement de cadre à la définition de l’identité nationale, et a fortiori, de cadre à la définition de l’identité personnelle.
En quoi la résurgence d’un passé enfoui, d’une appartenance à une culture première, constitue-t-elle potentiellement une catégorie intéressante, et quel intérêt peut bien avoir l’idée d’un déterminisme affectif et culturel qui semble aller à l’encontre de toute aspiration cosmopolite ? Dans cet article, je propose de réfléchir à ces questions en les mettant en regard avec le contexte actuel et en cernant l’intérêt épistémologique et éthique que peut avoir la réaffirmation d’un socle personnel, affectif et que la langue maternelle incarnerait.
Dans la mesure où elle incarne l’attachement presque viscéral à un socle familial, affectif et culturel donné, la langue maternelle peut être perçue comme le lieu privilégié d’une résurgence de l’affect, des particularités d’un individu, et de ce qui dans une vision essentialiste constitue son essence. Aussi, dans un passage souvent cité d’Etrangers à nous-mêmes, Julia Kristeva décrit-elle le retour inévitable de la détermination linguistique d’un individu dont la vraie langue reste toujours selon elle la langue maternelle. Quel que soit le temps qu’aura duré son exil linguistique, le polyglotte ne pourra se déprendre entièrement de sa langue maternelle. Cette dernière le quittera parfois de façon temporaire sans pour autant le déserter totalement, faisant de lui un polyglotte imparfait, réduit au silence, car empêché d’être vraiment lui-même dans une autre langue, y compris dans celle de son pays d’adoption. En le quittant peu à peu, la langue maternelle laisse un vide irremplaçable, un gouffre de signifiant que le polyglotte ne saurait combler dans sa langue d’adoption.
Ne pas parler sa langue maternelle. Habiter des sonorités, des logiques coupées de la mémoire nocturne du corps, du sommeil aigre-doux de l’enfance. Porter en soi comme un caveau secret, ou comme un enfant handicapé – chéri et inutile – ce langage d’autrefois qui se fane sans jamais vous quitter. Vous vous perfectionnez dans un autre instrument, comme on s’exprime avec l’algèbre ou le violon. Vous pouvez devenir virtuose avec ce nouvel artifice qui vous procure d’ailleurs un nouveau corps, tout aussi artificiel, sublimé – certains disent sublime. (…) Mais l’illusion se déchire lorsque vous vous entendez, à l’occasion d’un enregistrement par exemple, et que la mélodie de votre voix vous revient bizarre, de nulle part, plus proche du bredouillis d’antan que du code d’aujourd’hui. (Kristeva 1988 ; 32)
Inscrite au plus profond du polyglotte, fermement chevillée à son corps par le biais de la voix, empreinte à jamais de ses sonorités, la langue maternelle fait résurgence malgré le polyglotte; elle qui a son origine dans « la mémoire nocturne du corps » est de l’ordre de l’inconscient linguistique de l’individu.
L’idée d’une proximité étouffante de la langue maternelle et d’un déterminisme affectif qu’elle ferait peser sur l’individu est un des motifs dominants du roman diasporique contemporain. Dans The Namesake de Jhumpa Lahiri, un des personnages, Moushumi, fait le choix d’une troisième langue, le français, afin d’échapper au déterminisme que font peser sur elle l’anglais et la langue que ses parents, immigrés la première génération, parlent encore à la maison :
At her parents’ insistence, she’d majored in chemistry, for they were hopeful she would follow in her father’s footsteps. Without telling them, she’d pursued a double major in French. Immersing herself in a third language, a third culture, had been her refuge – she approached French, unlike things American or Indian, without guilt, or misgiving, or expectation of any kind. It was easier to turn her back on the two countries that could claim her in favour of one that had no claim whatsoever. (Lahiri 2003; 204)
Contrairement aux deux autres langues, le français, précisément parce qu’il ne représente rien pour elle et est libre de tout lien affectif, représente un espace neutre favorable à l’invention d’une identité personnelle originale. Quant au roman Brick Lane de Monica Ali, il met en scène le fantasme d’une langue libératrice, une langue seconde qui, précisément parce qu’elle n’est pas la langue première, fournirait à l’individu un espace de liberté. De façon paradoxale d’ailleurs, cette langue se trouve être l’anglais, qui n’est plus vue comme la langue de la colonisation, comme cela est souvent le cas dans la littérature postcoloniale, mais comme un instrument linguistique neutre qui permettrait à l’immigrant, et surtout aux femmes, d’échapper au diktat d’une société patriarcale.5 En mettant en scène le fantasme de la langue libératrice, une sorte de step-sister tongue, qui vient s’ajouter aux catégories de langue maternelle, de langue paternelle et de stepmother tongue6 (Skinner 1998), ces deux romans mettent en évidence les modalités de l’enfouissement de l’affect diasporique sous une nouvelle strate culturelle et de l’amnésie volontaire facilitée par la discontinuité linguistique qu’implique l’expérience migratoire.
Et si le rapport à langue maternelle était plus complexe, si la dichotomie entre la langue première en tant que langue de l’affect, et la langue seconde, neutre et libératrice, était plus complexe et plus instable que cela ? C’est à ce type de questionnement et à cette mise en cause de la dichotomie langue première/langue seconde que nous invite Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine lorsqu’il énonce la proposition suivante : « Je n’ai qu’une seule langue, ce n’est pas la mienne. » (13) Cette phrase décrit toute l’ambiguïté de l’enracinement d’un individu dans une culture d’origine. Cet enracinement dans une culture d’origine et dans une langue première qui a vocation à rester langue primaire — langue primaire mais aussi langue de l’affect — va de pair avec une conscience de l’existence d’autres langues dans lesquelles d’autres individus sont eux-mêmes enracinés.
Derrida pose d’emblée l’attachement presque viscéral à la langue maternelle :
Je suis monolingue. Mon monolinguisme demeure, et je l’appelle ma demeure, et je le ressens comme tel, j’y reste et je l’habite. Il m’habite. Le monolinguisme dans lequel je respire, même, c’est pour moi l’élément. Non pas un élément naturel, non pas la transparence de l’éther mais un milieu absolu. Indépassable, incontestable : je ne peux pas le récuser qu’en attestant son omniprésence en moi. Il m’aura de tout temps précédé. C’est moi. (Derrida 1996 ; 13-14)
Or si Derrida pose comme un invariant le déterminisme (linguistique et culturel) que fait peser sur nous notre langue maternelle, il nuance sa position en affirmant que si je ne parle qu’une seule langue, cette langue n’est pas ma langue, je ne la possède pas comme un bien. Je parle à travers elle et à partir d’un lieu quelque peu extérieur, aux marges de cette langue :
Car c’est au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte que, depuis toujours, à demeure je me demande si on peut aimer, jouir, prier, crever de douleur ou crever tout court dans une autre langue ou sans en rien dire à personne, sans parler même. (Derrida 1996 ; 2)
La position de Derrida permet de penser le rapport à la langue sans pour autant accepter l’idée d’un déterminisme qui serait exercé par la langue maternelle. La langue maternelle, celle dans laquelle l’individu est forcé de s’exprimer avant que de pouvoir parler n’importe quelle autre langue, n’est pas la sienne; il ne la possède pas. D’où, selon Derrida, la nécessité d’une mythologie coloniale destinée à convaincre le colonisé mais aussi le colon du fait qu’il « a » cette langue. La langue maternelle ne saurait faire résurgence en nous happant totalement; elle demeure en nous, nous hante sans pour autant se confondre avec nous. Il n’y a donc pas de congruence parfaite entre ma langue et moi en tant que locuteur, ce qui permet d’une part d’écarter le recoupement parfait entre langue et individu, mais aussi d’interroger et de défaire la continuité langue/nation/individu héritée de la définition traditionnelle de l’état nation, et donc de repenser l’identité individuelle mais aussi l’identité nationale sur un mode différent, plus proche de l’identité rhizomatique telle que la conçoivent Deleuze et Guattari (1980).
Que l’on présuppose un primat de la langue maternelle, qu’on la conçoive comme fermement chevillée au corps du sujet diasporique, fermement ancrée en lui comme dans le cas de Kristeva ou dans un rapport plus lâche et plus complexe à l’individu comme c’est le cas chez Derrida, cette dernière reste le socle privilégié de l’identité personnelle, sinon de l’identité nationale, et à ce titre, elle est vouée à faire résurgence malgré la discontinuité qu’implique l’expérience diasporique. Elle serait alors du domaine du naturel refoulé par rapport à l’hybridation linguistique qui incarnerait la marque du registre de l’altérité, comme si le rapport à l’autre linguistique venait pétrir la langue, la travailler de l’intérieur, en en modifiant profondément les représentations et les idiosyncrasies.
Dans l’introduction, j’ai évoqué le fait que la résurgence pourrait constituer une catégorie intéressante qui permettrait de repenser non seulement l’identité mais aussi le rapport à autrui à l’aube du vingt-et-unième siècle. Or cette idée ne va pas de soi et demande quelques éclaircissements. En effet, l’idée d’un paramètre identitaire fermement ancré dans un individu et qui ressurgirait avec force dans une sorte de retour du refoulé linguistique a quelque chose d’inquiétant, de trop naturel et de bien peu culturel, de déterministe, et de peu propice à l’articulation d’un rapport à autrui. En effet, ce retour du naturel risque d’impliquer une conception de l’identité racine plutôt que rhizome, selon les catégories de Deleuze et Guattari, une identité qui fonctionnerait sur le registre de la réduplication du même et menacerait le rapport à l’autre, alors que le défi est précisément « not to keep identity as bounded but to keep the options open », selon l’expression de Zygmunt Bauman.
C’est en ce sens que la résurgence et ce qu’elle implique peut avoir un intérêt dans le contexte actuel. En effet, une des spécificités de notre époque est la multiplication des flux migratoires et du transnationalisme, qui coïncide avec un recul de la nation, de son rôle politique et social. Affaiblie par la montée du transnationalisme et de phénomènes économiques et politiques transnationaux, cette dernière a du mal à fonctionner comme elle le faisait par le passé et à protéger les individus qui la composent.
Une des conséquences de ce phénomène est la standardisation des pratiques culturelles mais aussi des langues qui menace à plus ou moins long terme les identités locales, si l’on en croit des théoriciens comme Mignolo, ou des linguistes comme Hagège qui s’est penché sur la mort des langues. Si l’échéance à laquelle cette standardisation aura lieu fait encore l’objet de controverses, son caractère inéluctable à plus ou moins long terme fait quant à lui l’objet d’un consensus. C’est dans ce contexte que la résurgence de cultures locales et de langues locales dont la vitalité se réaffirmerait malgré la vague de standardisation générée par le développement de ce qu’Edouard Glissant appelle « l’anglo-americain de base » a son intérêt. En effet, on peut aussi penser que les langues en tant que telles sont menacées, mais aussi que la langue comme assise d’une culture, comme porteuse d’une histoire et teintée de pratiques locales est elle aussi menacée. C’est notamment ce que soutient Glissant lorsqu’il écrit que :
La défense de la langue est irrémédiable parce que c’est par cette défense qu’on s’oppose à la standardisation, standardisation qui proviendrait par exemple d’une universalisation de l’anglo-américain de base. Je dis que si jamais cette standardisation s’établissait au monde, ce n’est pas seulement la langue française ou la langue italienne ou la langue créole que cela menacerait, mais d’abord la langue anglaise, parce que la langue anglaise cesserait d’être une langue avec ses obscurités, ses faiblesses, ses triomphes, ses élans, ses vigueurs, ses reculs et ses diversités, elle cesserait d’être la langue du paysan, la langue de l’écrivain, la langue de l’homme du port, etc. Tout cela disparaîtrait, la langue cesserait d’être vivante et deviendrait une espèce de code international, un espéranto. Si la langue anglaise était ma langue, je serais inquiet de l’universalisation et de la standardisation de l’anglo-américain. (Glissant 1987 ; 42)
Glissant, mais aussi Lecercle dans Une Philosophie marxiste du langage soutiennent que ce problème n’est pas simplement le problème d’une disparition de certaines langues au profit de l’anglais, langue de la mondialisation, mais un problème plus large et plus profond d’instrumentalisation des langues en général et de développement d’une conception de la langue comme instrument. Lecercle donne l’exemple du numéro spécial du Sun paru au moment de la guerre en Irak et qui titrait « Chirac est un ver », une traduction plus qu’imparfaite du titre anglais « Chirac is a worm ». Cette traduction montre non seulement une méconnaissance de la langue française mais surtout une méconnaissance de ce qu’est une langue, de la façon dont elle fonctionne avec ses idiosyncrasies et son rapport privilégié à une histoire, à un vécu et à une vision du monde qui lui sont propres.
Pourtant, si l’anglo-américain de base, selon l’appellation de Glissant, gagne du terrain, et si cette avancée quasi-inéluctable va de pair avec la propagation d’une langue parlée en grande majorité par des locuteurs non-natifs, et ce pour des raisons professionnelles, on constate que l’anglais est de plus en plus déconnecté de ce qu’il était au départ, à savoir la langue d’un peuple. Cette évolution n’est pas la seule que connaisse l’anglais. Il y a un autre anglais, celui des anciennes colonies certes, mais aussi celui des populations diasporiques, qui fonctionne de manière très différente. En effet, tandis que l’anglais, langue de l’entreprise et des multinationales, fonctionne selon un principe bien spécifique de standardisation, d’homogénéisation, de désopacification qui vise à faciliter la communication, l’anglais diasporique quant à lui connaît un développement différent. Bien plus qu’un vecteur de sens, il est la langue refuge de ces populations diasporiques, porteur de nouvelles représentations, celles que l’immigrant emporte avec lui jusque dans le pays d’accueil. Il n’est plus uniquement la langue du colonialisme mais potentiellement un outil de réinvention et d’émancipation qui permet à l’immigré de se faire une place dans la société du pays d’adoption, un outil chargé d’affect et sur lequel l’immigré projette ses propres représentations. C’est en cela qu’il y a fort à parier que dans les années à venir, l’anglais diasporique sera le lieu d’un développement linguistique et d’un enrichissement considérable car il sera le lieu où des cultures étrangères feront résurgence, tandis que l’anglais instrument connaîtra quant à lui un appauvrissement certain. C’est aussi pour cette raison que la créolisation telle que la décrit Glissant ne serait pas limitée aux Antilles mais servirait de paradigme aux mouvements d’échanges et à la pollinisation encyclopédique qui a lieu à chaque fois que l’anglais, au lieu de faire violence et d’affecter les cultures locales et leurs langues, se trouve lui-même affecté par des apports linguistiques en provenance d’autres cultures.
La créolisation qui se fait dans la Néo-Amérique, et la créolisation qui gagne les autres Amériques, est la même qui opère dans le monde entier (…). Le monde entier se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant au travers de heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit utopiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles. (Glissant 1987 ; 15)
L’autre conséquence de ce phénomène est la redéfinition de la notion de langue vivante, par opposition à une langue morte à laquelle le contexte actuel nous invite. En effet, l’évolution que connaît aujourd’hui l’anglais, et en particulier l’anglais diasporique, cette hybridation qui l’enrichit de nouveaux termes, de nouvelles images et de nouvelles structures, la rend vivante et dynamique. Nous sommes bien loin de l’opposition que faisaient certains penseurs du XIXème siècle comme Fichte entre une langue vivante, en tant que langue pure et non bâtardisée, et une langue morte, c’est-à-dire hybride et retravaillée par des apports extérieurs. Selon cette définition, l’anglais serait au premier rang des langues mortes à l’heure actuelle.
Parmi les enjeux majeurs de la survie du socle culturel premier, celui du pays d’origine, et dont la langue première constitue le terreau privilégié se situe la question éthique. En effet, on peut s’interroger sur les conséquences à long terme du déracinement du sujet diasporique et surtout du fait que ce déracinement n’est pas toujours suivi d’un réenracinement dans un autre tissu social comme par exemple celui du pays d’adoption. Qu’advient-il de l’individu, de l’être social qu’était cet immigrant ? Parvient-il à se réinventer une place, un rôle dans la communauté d’adoption, à y transposer ses valeurs et à y trouver ses marques ?
Ces dernières années, un nouveau type de romans diasporiques, les global narratives, a commencé à mettre en scène un nouveau type de personnages; délaissant les immigrants classiques au centre des romans diasporiques plus traditionnels, ils dépeignent des global characters qui loin d’être nostalgiques et traumatisés par l’expérience migratoire sont à l’aise dans plusieurs contextes. Résidant dans plusieurs pays à la fois et vivant plus souvent entre deux lieux que fermement ancrés dans un contexte national donné, ces personnages représentent un nouveau mode de rapport au monde mais aussi au local. C’est notamment le cas de certains romans de Salman Rushdie et notamment de Fury.
Un des problèmes soulevés par ces textes est la disparition progressive de ce qui faisait la spécificité de ces immigrants, leur attachement à un tissu social donné et à des valeurs. Une des questions que cela pose est la suivante : si l’expérience diasporique peut être libératrice, ne court-elle pas le risque de favoriser l’apparition d’un nouveau groupe de migrants, des migrants de courte durée, constamment entre deux lieux et dont le problème ne serait pas tant la difficulté à s’intégrer que l’absence de toute attache véritable, de tout ancrage profond dans une culture donnée. Et qu’arriverait-il si ce « troisième lieu » comme l’appelle Bhabha devenait un espace de liberté sans bornes mais aussi un « non lieu » social, où tout serait possible y compris le désinvestissement total et la déresponsabilisation de l’individu ?
C’est à ce type de questionnement que nous invite le passage relatant l’altercation entre Malik Solanka et le chauffeur de taxi dans le roman Fury. Outre la créativité du passage en matière d’insultes et l’extrême vitalité du dialogue qui suit, ce passage a pour intérêt de mettre en scène le dédoublement de personnalité et la véritable schizophrénie qui guette l’immigrant, incarné ici par le chauffeur de taxi. Ce dernier est capable d’être poli et respectueux dans une langue, le ourdou, langue à laquelle il reste attaché et dans laquelle les mots gardent un sens profond, et de se laisser au discours raciste le plus extrême dans l’autre, l’anglais, la langue dans laquelle il vit et travaille mais qui n’est pas devenue la langue de l’affect et du ressenti.
Le passage met en scène la situation de totale impunité dans laquelle peut se retrouver le sujet diasporique lorsqu’il s’exprime dans sa langue maternelle dans un contexte où personne d’autre ne la parle. La langue maternelle se retrouve ainsi déconnectée de son contexte habituel de locuteurs capables de la comprendre. Elle devient alors une zone de libre échanges linguistiques où les mots sont déconnectés de leur réception et donc de leur impact sur le récepteur, où ils tournent à vide et cessent d’être signifiants.
Islam will cleanse this street of godless motherfucker bad drivers,’ the taxi driver screamed at a rival motorist. ‘Islam will purify this whole city of Jew pimp assholes like you and your roadhog of a Jew wife too.’ All the way up Tenth Avenue the curses continued. ‘Infidel fucker of your underage sister, the inferno of Allah awaits you and your unholy wreck of a motorcar as well.’ ‘Unclean offspring of a shit-eating pig, try that again and the victorious jihad will crush your balls in its unforgiving fist.’ Malik Solanka, listening in to the explosive, village-accented Urdu, was briefly distracted from his inner turmoil by the driver’s venom. ALI MANJU said the card. Manju meant beloved. (…) In between curses, he spoke to his mother’s brother on the radio — ‘yes Uncle. Yes, courteously, always, Uncle, trust me. Yes, best Policy—’ and also asked Solanka sheepishly for directions. (...)
‘Sahib, if you heard it, then it must be so. But Sir, you see, I am not aware.’ Solanka lost patience, turned to go. ‘It doesn’t matter,’ he said. (…) As he walked off along Broadway, Beloved Ali shouted after him, needily asking him to be understood. (…) ‘It means nothing, Sahib. Me, I don’t even go to the Mosque. God bless America, okay ? It’s just words.’ ‘Yes, and words are not deeds, Solanka allowed, moving off fretfully. Though words can become deeds. If said in the right place and at the right time, they can move mountains and change the world. Also, Uh-huh, not knowing what you’re doing – separating deeds from the words that define them – was apparently becoming an acceptable excuse. To say ‘I didn’t mean it’ was to erase meaning from your misdeeds, at least in the opinion of the Beloved Alis of the World.’ (Rushdie 2001 ; 65-67)
Or les mots ne cessent jamais d’être signifiants et de faire sens, comme le rappelle Solanka (‘words can become deeds’), une phrase dans laquelle on entend toute la gravité de la voix de Rushdie après la fatwa.
Lorsque Solanka parle à Ali en Ourdu, il sort la langue maternelle du contexte artificiel dans lequel elle est tombée et la réinscrit dans un contexte où elle fait de nouveau sens. En d’autres termes, il restaure une situation de communication normale en palliant au décrochage dans la chaîne des locuteurs.
Sujet émetteur (Langue 1) – Message (Langue 1) –
Récepteur (Langue 2)
Sujet émetteur (Langue 1) – Message (Langue 1) – Récepteur (Langue 1)
La situation décrite par Rushdie met en évidence la schizophrénie du migrant qui fonctionne dans deux systèmes signifiants à la fois et qui, certes, joue de son bilinguisme jusqu’au moment où il se retrouve pris au piège de la liberté d’expression que semble lui conférer à tort le pays d’adoption. Cette question éthique est posée de façon plus large par les homecoming narratives, ces récits où l’expérience diasporique se solde par un retour au pays natal. En effet, des écrivains comme Abdulrazak Gurnah dans Admiring Silence ou plus récemment Kiran Desai dans The Inheritance of Loss mettent en scène des personnages qui après avoir goûté avec plus ou moins de succès à la nouvelle liberté de l’immigrant, sont rattrapés par le besoin de rester fidèle à ce qu’ils étaient avant le départ du pays natal.
De façon plus large, le roman diasporique contemporain nous invite à nous interroger non seulement sur la redéfinition de la dichotomie langue première / langue seconde, mais également à la réassignation de nouveaux rôles pour ces deux langues, la langue première devenant souvent la langue dans laquelle l’immigrant pense, sent, se rappelle, souffre et parfois meurt, et la langue d’adoption qui parfois n’est rien d’autre que la langue dans laquelle il travaille.
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1 La grande diversité de l’expérience diasporique et l’hétérogénéité du genre appellent quelques précisions méthodologiques. Les études diasporiques sont un champ d’études en plein essor depuis une vingtaine d’années et leur développement répond à l’émergence d’un nouveau type de littérature anglophone difficile à répertorier, car aux confins du mainstream et du postcolonial. Or le terme diasporique continue de poser problème. Deux définitions et derrière elles deux clans continuent de s’opposer : d’une part, les partisans d’une utilisation restreinte et rigoureuse du terme (Safran) et de l’autre, ceux qui prônent un emploi plus large et presque métaphorique du terme, incluant ainsi une grande diversité d’expériences diasporiques allant de l’exile forcé et permanent à l’expérience migratoire librement entreprise et parfois pour une coutre durée (Homi Bhabha, Paul Gilroy, Stuart Hall).
2 L’idée d’émiettement est contenue dans l’étymologie même du terme diaspora, du grec « speirein »’ : éparpiller.
3 L’idée d’un récit du rassemblement vient du critique Homi K Bhabha : « I have lived at a time of the scattering of the people that in other times and other places, in the nations of others, becomes a time of gathering. Gathering of exiles and émigrés and refugees, gathering on the edge of ‘foreign’ culture; gathering at the frontiers; gatherings in the ghettos or cafés of city centres; gathering in the half-life, half light of foreign tongues, or in the uncanny fluency of another’s language; gathering the signs of approval and acceptance, degrees, discourses, disciplines; gathering the memories of underdevelopment, of other worlds lived retroactively; gathering the past in a ritual of revival; gathering the present. » (Bhabha 2006 (1990) ; 291)
4 L’image d’un travail archéologique est dérivée de celle du fossile utilisée par le critique Vijay Mishra qui définit l’écriture diasporique comme « a fossilized fragment of an original nation that seeks renewal through a ‘refossilization’ of itself » (Mishra in Nelson 1992 ; 4).
5 Dans ce roman, l’héroïne s’imagine que le personnage de Karim bégaie uniquement en Bengali et non en anglais. Elle projette sur l’anglais ce fantasme que l’anglais est une langue libératrice qui permet d’échapper au déterminisme familial et social.
6 John Skinner utilise le terme « stepmother tongue » pour décrire le rapport d’amour/haine des populations colonisées à la langue anglaise, langue du colonialisme.